Peindre au quotidien

Avril 2004

 


CréAtions 111 - L'atelier de peinture - publié en mars-avril 2004

Point de vue de Michel Carlin

 

Point de vue de Michel Carlin

 

J'affirme que l'on ne peint pas de la même manière si la veille on a lu les différents textes du Picasso érotique ou le Paul Cézanne d'Eugenio d'Ors, à moins d'avoir regardé un match de boxe à la télévision ou bien visionné une cassette vidéo sur le retable d'Issenheim de Mathias Grünewald. On ne peint pas non plus de la même façon lorsque le matin aux informations, on apprend que la “ busherie ” a commencé en Irak, on ne peint plus de la même façon quelques Jours après en découvrant que les cadavres sont dévorés par des chiens affamés. Alors on ne peut plus peindre comme avant.
Et pourtant, c'est ainsi que l'histoire de la peinture se fait et continue à exister, en charriant ses “ morceaux de bravoure ” (1) et ses scories.
J'ai vu de nombreuses expositions et beaucoup de toiles de peintres mais il en est une qui, plus que les autres, a réussi à m’émouvoir profondément au point d'être restée gravée a tout jamais dans ma mémoire. Il s'agit d'une peinture pas très grande (0,56 x 0,46 cm), juste ébauchée, de Géricault en 1818/1819, ayant pour titre “ Dos de nègre ”, une étude préparatoire pour la célèbre peinture du Radeau de la méduse. Il est impensable de voir comment Géricault, sur si peu de surface, a su arracher à Michel-Ange un incroyable morceau de peinture.
Un jour, l'image du Dos de nègre est arrivée jusqu'à moi en apparaissant vivant sur l'écran de la télévision. Je m'en souviens, c'était le dos du boxeur Tyson face à… J'ai oublié le nom de l'adversaire. J'avais là, en face de moi, dans l'écran de lumière bleue le même dos qu'avait peint Géricault presque deux cents ans avant. J'étais fasciné par cette musculature en mouvement, par ces veines gonflées par l'effort. J'ai voulu savoir comment cela fonctionnait. J'ai ouvert des livres d'anatomie et je me suis mis à dessiner quotidiennement toutes les parties du corps en partant de leur squelette. Sans cesse, je me suis répété la phrase de mon ami, le peintre Jean Villeri: “ Il ne faut pas peindre !es plumes du coq mais son sang ”.
La veille du 20 mars, je lisais L'éloge de l'infini de Philippe Sollers. Dans le chapitre réservé à Cézanne, il décrivait la peinture du
Jeune homme à la tête de mort (1895/1898). L'image de cette peinture revenait subitement dans ma mémoire, nette et précise. Au matin, j'apprenais avec consternation le début de la guerre en Irak. Mon premier réflexe, dans mon atelier, a été de peindre une tête de mort signée du 20 mars 2003. J'allais, à partir de ce jour, peindre avec la couleur du sable de Ninive. J'ai empâté. sur des supports de différentes dimensions des corps de déesses-mères sumériennes : Ningal, Ishara, Aruru, Ishtar, Inanna, Nintu... Je les ai couchés comme cette déesse énigmatique du lIIème siècle avant Jésus-Christ de 16 cm sur 9 cm. Elle repose sur son bras gauche qui est cassé, la main droite posée sur sa cuisse droite. Ses yeux étaient originairement incrustés de pierres précieuses, et ses cheveux rapportés. Elle se trouvait au musée de Bagdad… qu'est-elle devenue aujourd'hui ?
Lorsque j'avais vingt ans, je faisais des tableaux pour une peinture dont je n'avais pas réellement conscience. Toute ma vie, j'ai peint, me semble t-il le même tableau. Peut-être était-ce les différentes études pour le grand et ultime tableau ? A mon âge, il me faut trouver, car je n'ai plus le temps de tout recommencer. Il me faut donc chercher pour aboutir. J'ai essayé d'arracher quelques repères à la peinture en m'imprégnant des détails de ce bon dieu de plafond de la Sixtine, de tourner autour de la Suzanne (2) du Tintoret, d'interroger Ingres, Delacroix, Géricault et aussi les Bacon, Picasso, Baselitz... Mais chaque fois, je me suis retrouvé dans mon atelier, solitaire, tentant d'approfondir ma propre peinture : celle où l'on oublie les références de l'histoire de l'art pour se plonger à fond dans notre “ espèce de réalité ”. Peindre les images aperçues ou entr'aperçues, des images volées, des corps aimés, des corps désirés mais aussi des corps des ténèbres et tous ceux inscrits dans la mémoire.
Tant qu'une peinture portera les traces d'une cicatrice laissée par notre civilisation, elle restera éternellement dans l'histoire de la peinture.
Si peindre aujourd'hui est un acte conservateur et réactionnaire, comme certains le prétendent, je prétends bien au contraire : peindre aujourd'hui est un acte où l'on prend des risques extrêmes, plastiquement, intellectuellement, économiquement et politiquement dans une société où nous vivons au quotidien.

(1) Le Radeau de la Méduse de Géricault, 1819 - Guernica de Picasso, 1930
(2) Suzanne et les vieillards, 1556/1558. Musée de Vienne.

 

Œuvres de Michel Carlin à la Galerie Entre-temps

Œuvres  de Michel Carlin à la Galerie Bogéna

Exposition de 2001

Exposition de 2007

Bibliographie sur Michel Carlin

 

  

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Michel Carlin, peintre