La philosophie au musée

Octobre 1981
Second cycle             La “ Philosophie” au Musée
 
Comment parler de l'art avec des élèves de terminale, autrement qu'entre les quatre murs d'une salle de classe ? De 1975 à 1981, la chronologie d'un parcours : autant de moments différents qui tentent successivement d'ébaucher une réponse à cette question.
 
Et si on allait au musée ?
 
1975, c'est ma première année d'enseignement : une bonne année, la classe de terminale A de 18 élèves (!) créée au dernier moment. Après quoi, logés dans un préfabriqué, nous y serons un peu oubliés. Alors, parfois, on improvise. Un jour, cette demande : “et si on allait au musée ?” Il suffit de traverser la rue, et c'est l'aventure.
Le musée ? On découvrira un “lieu” où se mouvoir et parler autrement, où voir, toucher, bouger enfin ! Et puis ces infantes de Vélasquez qui ornent tous les manuels, elles ont subi un bien curieux traitement de la part de ces peintres espagnols contemporains (Equipo cronica) qui exposent actuellement: représentées en poupées russes, ou encore trouées de balles, ensanglantées de taches violentes. . . Mais alors, c'est quoi au juste la peinture ?.. Et le musée, il n'est pas là pour “Conserver” les grandes œuvres ?.. Je me promets de revenir !
 
Vous avez dit : de l'art ?
 
1976 : Je suis de retour avec une nouvelle classe, mais pas en tourisme de fin d'année scolaire. Ange Perez, chargé de l'animation socio-culturelle nous reçoit.
 
Cette fois, on part d'un diaporama réalisé à partir d'œuvres contemporaines, avant-gardistes, exposées récemment, sur une musique de Xenakis (Orient-Occident). De l'image de Cartier-Bresson “Solitude à la terrasse d'un café” à la représentation d'un écouteur téléphonique rouge sur coussin de mœlleux skaï noir, la succession est provocatrice. Elle sera vécue comme une agression, une déchirure.
 
Chacun sera touché par ces images repoussantes et attirantes. Ici, installés en cercle sur des fauteuils-tube-vert pomme, on peut en parler. On s'autorise à réagir, à refuser même : “On se fout de nous !”. On osera aussi finalement s'y reconnaître. Ainsi, “hors des murs de l'école”, quelque chose peut se dire au sujet de la violence, celle qui nous est faite, celle aussi qui est en nous, mais secrète, interdite. Trouve là son expression, ce qui ne peut pas se dire, justement (à l'école entre autres).
 
Et si on se mettait à faire quelque chose ?
 
1978 : Ma question. Comment ne pas réduire cette expérience à un simple échange verbal ? Le musée n'est pas seulement le moyen d'exprimer des tensions dont l'école barre toute parole. Ainsi, aller plus loin, ce sera mettre les élèves en situation de créer eux-mêmes. Ange Perez met à leur disposition des diapos d'œuvres. A eux d'en faire un montage, un texte lisible pour d'autres. On travaille vite, par groupe d'une dizaine. On aura le temps de voir quatre ou cinq productions intéressantes, de demander à l'un ou l'autre ce qu'il a voulu dire par le choix des images, leur succession, la musique choisie.
 
C'est une expérience au plan de l'émotion, du regard, de l'échange dans le groupe. “II s'est passé quelque chose”. Ange Perez sera accueilli dans la classe trois semaines après sur la demande des élèves, et l'échange pourra se poursuivre “dans les murs”.
 
Expérience intérieure
 
1981 : Je suis donc de retour au musée, avec cette fois ma classe de terminale A du lycée d'Aire-sur-Adour . Beaucoup n'ont jamais franchi les portes d'un musée. Mes deux collègues d'histoire et d'espagnol accueillent très bien mon initiative mais avec une interrogation : comment sera ressenti l'art moderne par des élèves d'un milieu essentiellement rural, qui en classe justement, ont manifesté peu d'intérêt pour la présentation du tableau de Picasso "Guernica” ? A la limite du sujet ! Cette fois donc, l'idée est de travailler sur les œuvres mêmes du musée. Trois groupes se constituent, avec en main une grille de recherche qui a été proposée : découvrir deux tableaux qui s'opposent ou se ressemblent par les couleurs, la forme, le sujet. Dans mon groupe, je m'aperçois que ce sont des œuvres contemporaines qui sont tout de suite, spontanément repérées... Le travail de recherche (deux heures le matin) donnera lieu à un bilan l'après-midi :
 
Trois tableaux seront successivement explorés, dans une progression au plan à la fois plastique (affinement de la perception) et émotif (exploration de l'imaginaire libéré) .
 
1. “Solaire”
 
Description : “la toile est recouverte d'une épaisse couche de pâte de couleur jaune, travaillée en reliefs”.
Réactions : “On dirait du jaune d'œuf écrasé, de la pâte à gâteaux. . . quelle cuisine ! ”.
C'est une plongée au cœur de la matière.
Démarche : Jeu sur les mots sac/air, “pas de limite d'horizon terre-ciel”. “On dirait un soleil englué là-dedans, figé”.
Conclusion : Cette toile est vécue comme la rencontre avec “la couleur considérée comme simple couleur”.
 
2. “Triptyque”
 
Description : “C'est une grande image cosmique en trois morceaux” ; “y est suggéré le mouvement par une courbe ascendante, puis chute de la ligne qui s'était formée”.
Réactions: “vague gigantesque ? . . . glaciation polaire ? . . . incandescence blanche ?.. pic neigeux... ?”
 
Il nous faut entrer dans l'œuvre
 
Démarche : C'est un jeu avec les éléments. Exploration d'une grande image cosmique devant laquelle chacun peut se laisser aller à découvrir quel élément il y retrouve, à dire comment il s'y retrouve. . .
Conclusion : C'est la rencontre de chacun avec “son” élément.
 
3. “Carré bleu”
 
Description : Dans un espace de nuit s'ouvre un carré lumineux. “ La toile est travaillée de signes en relief marquant l'activité du poignet de la brosse qui peignent”.
Réactions 1 : “ C'est loin ou proche ? . . . ça vient vers nous ou ça s'en va ?”
 
Jeu avec l'espace
 
Réactions 2 : “C'est l'avant ou l'après ?.. c'est en deçà... au-delà ?.. naissance... ou mort ?”
Jeu avec le temps, pour une fois réversible ; on s'amuse à le parcourir dans les deux sens.
Conclusion : Il y a franchissement d'une limite. Transgression. On découvre ce qu'on a osé voir !
 
Vous êtes déjà allé au musée ?.. Moi non plus”.
Avant : La séance au musée est préparée par une enquête en ville réalisée par des élèves autour de la question : “ Etes-vous déjà allé au musée ? " - et encore : “Qu'est-ce qu'est pour vous une œuvre d'art ?" - “Quelle place tient l'art dans votre vie ? Est-ce suffisant ? ” - “ Sinon, s'agit-il d'un manque de temps, d'argent, d'informations ? ”
Les résultats : on découvre que pour beaucoup de gens, l'art est en dehors de leur vie, sans qu'ils sachent trop d'où leur vient cette absence de désir .
La séance au musée a lieu comme précédemment, l'innovation est dans ce qui se passe au retour.
 
Après :
Ces questions destinées aux autres à l'origine, n'est-ce pas moi qui pourrais me les poser, C'est donc dans la classe que l'enquête sera reprise sous la forme : “Quelle idée vous faisiez-vous du musée, cette idée a-t-elle changé ? Y avez-vous trouvé, retrouvé quelque chose ? Aimeriez-vous y retourner pour voir quelque chose de précis ? ” Chose entendue : “ Le mot art choquait ! ”,
Prise de conscience : pourquoi je n'étais jamais entré au musée. Ce que l'on avait cru jusque là : que “l'art” n'avait jamais été que par d'autres (les artistes, êtres peu imaginables, en tout cas pas comme nous) et pour d'autres (aimer les œuvres c'est pouvoir s'acheter des tableaux; il faut de l'argent !)... Comme si le plaisir esthétique était réservé à une élite, coupé de la vie, inaccessible à la plupart !
Ma question: comment se réapproprier le musée ? “Sortir des murs, c'est aussi échapper à la laideur”,
Anne THEVENIAUD
 64000 Pau.