Itinéraire d'un enseignant devenu “Freinet” et qui y a mis le temps

Mars 1982
Témoignage
Itinéraire d'un enseignant
devenu “Freinet” et qui y a mis le temps
 
1. Chronologie de mon évolution psychologique et pédagogique.
 
1.1. Durant mes études, même en Fac, je n'ai jamais vraiment envisagé l'idée d'enseigner un jour. Je vivais au jour le jour, bon an mal an, en sachant bien que mes études de Lettres classiques me mèneraient inéluctablement vers l'enseignement (si j'arrivais au bout). Un de mes professeurs, je m'en souviens, nous avait dit : l'enseignement ne fonctionne pas suivant le principe des vases communicants, avec le vase plein (le prof) qui remplit le vase vide (l'élève). Ce qui m'avait frappé, car ça allait contre ma vague idée toute faite sur l'enseignement. Mais je sais bien que je n'avais pas alors compris ce qu'il voulait dire ; ce qu'il fallait mettre à la place de cette idée toute faite.
 
1.2. J'ai ensuite fait mon service militaire... où j'ai “enseigné” :
- le maniement des armes et autres connaissances militaires aux appelés du contingent,
- la littérature française à des élèves-officiers étrangers, à Saint-Cyr-Coetquidan, tout cela avec un certain mauvais esprit, mais sans remettre en question mon rôle d'enseignant.
 
1.3. J'ai ensuite enseigné pendant environ quatre ans, de façon très classique et sans problèmes personnels vis-à-vis de ce que je faisais. Je me rappelle qu'une fois, un collègue plus âgé m'a dit qu'il était content que j'aie son fils en classe, parce que lui (le collègue) et moi avions “la même conception de notre métier”. J'ai été plutôt étonné de sa remarque, car je ne voyais pas quelle autre conception de notre métier on pouvait avoir. Pour moi, il n'y avait que deux catégories d'enseignants : ceux qui faisaient leur travail plutôt sérieusement, et ceux qui s'en foutaient. J'étais plutôt content (sans plus) d'être rangé dans la première de ces deux catégories.
 
1.4. Malgré tout, et insensiblement, je commençais à trouver mon travail monotone et quelque peu ennuyeux, pour moi et pour mes élèves. Je prenais (un peu) conscience du nombre d'années qu'il me restait à accomplir dans ce métier et dans ces conditions. Et cette perspective me décourageait plutôt. Je commençais à me demander si on ne pouvait pas le rendre plus intéressant, pour les élèves comme pour le prof.
 
1.5. Un jour, en lisant Le Monde, je suis tombé sur un article où l'on parlait de la pédagogie Freinet. Cela m'a intéressé.
Comme il y avait une adresse (je crois que c'était à Cannes), j'ai écrit. On m'a envoyé de la documentation. Je crois me rappeler l'avoir parcourue. Mais il n'y a pas eu de retombées sur ma pédagogie.
C'est aussi, je crois, l'époque où j'ai  “piqué” dans mon établissement des numéros des “Cahiers pédagogiques” que personne ne lisait. Je le signale parce que ça montre mon état de semi-inquiétude ; je crois en avoir vaguement parcouru quelques-uns ; vaguement seulement. Je les ai encore dans mes dossiers. Mais je ne les ai toujours pas vraiment lus. Peut-être les lirai-je un jour ?
 
1.6. Pendant les vacances d'été (était-ce l'été qui a suivi ?), j'ai décidé de participer à un stage I.C.E.M. C'était un stage départemental (Tarn et Garonne, au lycée technique de Montauban), choisi pour raisons de proximité géographique ; stage majoritairement 1er degré.
Là, j'ai peu appris de “recettes” directement utilisables dans mes classes, sauf auprès de Roger Favry qui je crois était le seul du stage à enseigner le français dans le second degré.
Mais j'y ai pris conscience {j'en ai fait publiquement la remarque, car c'était pour moi une découverte fondamentale. Elle a été considérée par les autres participants comme une évidence, donc une banalité : eux étaient des “anciens” du mouvement Freinet) j'ai pris conscience de ce que l'I.C.E.M., ce n'était pas seulement des recettes pédagogiques, mais que c'était toute une pédagogie, avec une dimension “politique”. Au fond, un choix de société.
Ce fut vraiment ma grande découverte : ce n'était pas cela que j'étais venu chercher.
 
1.7. Suivirent plusieurs années de bricolage personnel (un peu de correspondance scolaire ; un tableau de libre affichage en classe ; participation des élèves à la vie, à l'organisation de la classe ; introduction des textes libres, prise de distance vis-à-vis des programmes). S'y ajoutaient quelques contacts par lettres avec des camarades du mouvement (peu). Et, chaque été, j'ai participé à un stage qui me regonflait les accus : stages I.C.E.M., dont plusieurs stages sud-ouest, et aussi un stage C.R.A.P. ; je cherchais dans plusieurs directions. Je me sentais “sympathisant I.C.E.M.”, mais (en jugeant avec du recul)
je venais dans chaque stage CHERCHER quelque chose pour moi ; jamais avec l'idée de m'impliquer dans le stage, ni dans le mouvement.
 
1.8. Depuis deux ans seulement, je me suis décidé à franchir une étape : je continue, bien sûr, à modifier ma pédagogie en fonction de mes choix, de mes options qui sont devenus plus clairs, plus lucides ; ma pratique quotidienne est toujours un bricolage, modifié par bribes, et avec des “manques” (sa description ne me semble pas avoir sa place ici)...
Mais la nouveauté, c'est que je me suis décidé à casser l'égocentrisme de ma recherche, à m'ouvrir sur les autres qui cherchent eux aussi : je me suis engagé dans l'I.C.E.M. (avec prudence dans l'intensité de mon engagement : c'est mon caractère, j'appréhende de m'engager trop, j'ai peur de me noyer). Donc, j'ai accepté d'assumer quelques tâches dans l'I.C.E.M.
Je me suis aussi engagé (par les hasards de mon affectation) dans une recherche pédagogique plus officielle : le “Travail autonome”, en liaison étroite avec le C.R.D.P. de Bordeaux.
 
Voilà où j'en suis, aujourd'hui.
Entre les étapes 1.3. et 1.8., il s'est écoulé environ quinze ans ; entre les étapes 1.6. et 1.8., environ sept ou huit ans.
 
2. Réflexions, à partir de cette expérience personnelle.
 
2.1. “MOI” et la pédagogie.
J'ai l'impression qu'il existe une harmonie, une logique entre la pédagogie que je pratique, mon engagement dans l'I.C.E.M. et mon engagement avec le C.R.D.P.
Suis-je heureux ? Ce serait beaucoup dire.
Mais ce que je pense profondément, c'est que je ne pourrais plus revenir en arrière ; que ce que je fais actuellement, je continuerais à le faire même si je ne devais plus le faire dans le cadre du C.R.D.P. ou dans celui de l'I.C.E.M. Parce que maintenant, j'ai besoin de cette pédagogie. J'ai découvert une chose: cette pédagogie, je la pratique bien sûr pour mes élèves, en pensant qu'elle est dans leur intérêt; mais je la pratique aussi pour moi, parce que c'est en enseignant ainsi que je me sens bien, à l'aise, en accord avec moi-même.
2.2. Réflexions qui me semblent utiles pour l'I.C.E.M. et pour toute volonté de généralisation d'une réforme pédagogique (ceci dans la mesure où l'on admet que mon évolution personnelle est généralisable - ce qui n'est pas prouvé: que penser de sa lenteur ?).
 
2.2.1. Les étapes décrites en 1.5. et 1.6. sembleraient prouver que :
- une information en vue d'une réforme pédagogique ne “ passera ” que si elle tombe à un moment propice de l'évolution personnelle du pédagogue: j'étais en état de doute, donc en état de réceptivité, donc mûr pour recevoir cette information.
- un mouvement comme l'I.C.E.M. ne doit pas négliger les moyens d'information hors-mouvement : c'est Le Monde (et non L'Educateur, par exemple) qui a été mon occasion de contact avec l'I.C.E.M. L'Educateur, ou La Brèche ne sont lus que par des gens dont l'évolution personnelle est déjà plus avancée que ne l'était la mienne à ce moment-là.
 
2.2.2. L' étape décrite en 1.6. semblerait montrer que ce ne sont pas les écrits, mais le VECU qui a des chances d'accrocher un individu de bonne volont6 (par exemple vivre un stage, ou vivre un groupe départemental).
 
2.2.3. L'étape décrite en 1.7. montrerait, elle, combien les militants de l'I.C.E.M. doivent être patients, persévérants vis-à-vis des nouveaux arrivants : ces derniers ne vont pas tous, par miracle, se mettre à militer dès leur première prise de contact avec le mouvement; la maturation peut être longue ; on peut même avoir l'impression de les avoir “perdus” ; alors que certains vont revenir, un an ou deux ou trois ans après... Ils peuvent aussi, comme je l'ai fait, vivre un certain temps en “parasites” du mouvement, ne recherchant que ce qu'ils vont pouvoir en “tirer” pour eux-mêmes. Il faut les accepter tels quels, même si c'est énervant, ou décourageant pour ceux qui ont l'impression qu'on les suce, qu'ils se crèvent pour des pique-assiette.
 
2.2.4. Ce qui ne ressort guère des étapes ci-dessus décrites, mais qui me semble à dire, c'est l'importance de LIENS pour un néophyte de bonne volonté, liens qui lui permettront de ne pas sombrer, de ne pas se sentir seul à mener son aventure : équipe départementale, cahier de roulement...). Ce que nous avons humoristiquement appelé le “service après vente” des stages.
Voilà. J'ai raconté.
En espérant que la lenteur de mon évolution fera dire à certains : j'y arriverai bien, puisque même lui a fini par y arriver...
En espérant que mes réflexions permettront à notre mouvement de réfléchir et de préciser des points importants pour une politique d'expansion.
En espérant qu'il se trouvera des gens moins allergiques que moi à la chose écrite, et qui auront eu le courage de Iire ceci jusqu'au bout. A ceux-ci, j'exprime mon admiration de connaisseur.
 
Fait à Grandroque, le 22.12.81
M. PILORGET Professeur de Lettres classiques