Apprendre une langue étrangère

Janvier 1981

APPRENDRE UNE LANGUE ETRANGERE

 

Cette année, au stage second degré de Laroquebrou, le groupe des linguistes a encore une fois décidé de vivre une expérience d'apprentissage de langues nouvelles, au lieu de se livrer d'emblée à des discussions de profs sur l'application des méthodes Freinet à l'enseignement des langues. La situation d'apprenant, avec ses angoisses et ses satisfactions, permet de réviser bien des jugements apparemment sans appel. Voilà le compte rendu de notre expérience : méthode et témoignages.

 
 

EXPÉRIENCE D'APPRENTISSAGE DE L'ESPAGNOL

 

 

A. DÉROULEMENT

 

MARIE-FRANCE, MARTINE

Le prof récite une fois :
 

“ Erase una vez un lobito bueno

 

al que maltrataban todos los corderos,

 

y habia también un principe malo,

 

una bruja hermosa, un pirata honrado.

 

Todas estas cosas habia una vez,

 

cuando yo sonaba un mundo al revés.

Il chante une fois ou deux selon les désirs des apprenants.
• Décryptage des mots concrets par un dessin sur le sol au milieu du rond, au fur et à mesure du déroulement chronologique de la chanson.
• Reprise de la chanson par groupe de phrases en s'aidant des dessins. Cela permet l'apprentissage phonétique et la mémorisation des mots concrets, mais le sens de la chanson n'est pas compris par les apprenants.
• La mélodie, rapidement acquise, forme un cadre pour les paroles.
• On répète plusieurs fois les groupes de phrases, en chantant. Phase assez longue qui gêne les uns et plaît aux autres.
• En même temps on efface les dessins dans le désordre.
• Certains éprouvent le besoin de noter ce qu'ils ont compris. D'autres refusent, le dessin suffisait.
• Le prof récite la chanson sur un autre rythme. Chacun écrit sur un grand papier commun par terre une phrase de la chanson, sans trop de difficulté, l'espagnol est une langue phonétique.
• A la demande de la plupart traduction des mots abstraits et du mot clé de la chanson : “ Un mundo al revés”.
• Tout le monde éprouve le besoin de chanter la chanson ensemble avant de se séparer. Prolongement possible : mime de la chanson.
 
B. TÉMOIGNAGES
 

ANNETTE         Les différentes étapes de la compréhension

1. Après la simple audition du texte et des quelques explications orales avec gestes à l'appui, impression de nager totalement dans un flot de paroles où je n'avais rien reconnu.
2. Mise en images : des mots (noms) se sont découpés clairement de l'ensemble du texte entendu. Compréhension partielle de tout ce qui a été visualisé ou a pu être visualisé.
En même temps d'après des explications données sur le dernier vers j'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'un rêve et donc les associations d'adjectifs aux noms déjà reconnus me sont devenues plus claires.
3. Reconnaissance du verbe “maltratar” à cause de l'analogie avec le français.
4. “Erase una vez” : je l'ai compris à partir du moment où on a dit en français que les contes commençaient ainsi en général.
5. “Todas estas cosas” : le fait de l'écrire m'a permis de comprendre.
 
Tout le reste est resté incompris même une fois que le texte se trouvait écrit sous mes yeux. Des mots comme tanbién = aussi. L'adjectif honrado (qualité difficile à mimer). al revés. Pour le verbe sonaba j'avais compris dormir, etc.
Il a donc fallu la traduction pour éclaircir tout à fait mes idées.
 
 

COLETTE         La cancre

J'ai envie d'apprendre l'espagnol, j'aime chanter, ce matin on chante en espagnol, ça tombe bien ! Un magma de sons, gestes, mimiques, dessins, il y a un loup, une sorcière, un pirate... Oui, mais qu'est-ce qu'ils font ensemble ? A côté de moi, des “Ah oui! ”, des “ça y est ! ”, des “J'y suis” et moi ? - je dois être bête - il reste un magma avec un loup...
On répète, je répète. Mais comment on dit “bruja” exactement ? Et là, c'est quoi ça ? Quelle pagaille de sons, de sens dans ma tête de cancre! Me voilà, moi, pétrie d'audio-visuel, à souhaiter une bonne vieille traduction qui me permettrait de rejoindre les autres et de chanter à plein cœur sans chercher le sens des paroles.
Bien sûr, je sais que c'est une expérience, que scolairement mon échec n'aura pas de suites, donc je ne décroche pas, je ne me sens pas agressive, je me raccroche aux commentaires en français. Le prof que je suis rationalise : “ Il faudrait traduire, répéter individuellement.” Mais, quand je fais une grosse bourde bien rigolote et que tout le monde rit, le cancre rit aussi ; mais il rit jaune. S'ils rient une deuxième fois, je deviendrai le cancre qui pleure, le cancre qui dort ou le cancre qui hait.
 
 

DIETLINDE

- J'avais besoin d'être rassurée par une mémorisation suffisante (répéter beaucoup et encore plus !).
- Je suis angoissée quand ça se passe uniquement par oral, j'ai très besoin de m'accrocher à quelque(dessins, écrit. . . ça aurait pu être mimé) .
- Sheila dit un tas de choses, je n'y comprends rien, c'est affreux !
 
 

CHRISTIANE

Aucune difficulté au départ pour reproduire oralement la phrase perçue par audition. Mais, au fur et à mesure que l'on avance dans la chanson, la mémorisation devient difficile, parce que je ne comprends pas le sens de ce que je dis, d'où une frustration lorsque le prof continue d'“avancer" : sentiment de frustration, voire d'agressivité contenue. Le dessin est venu et m'a aidée, mais certains points restent obscurs. “ Un principe malo”, j'avais compris malheureux et non méchant.
La dernière phrase m'a aidée, elle contenait un message important. J'aurais souhaité qu'elle soit expliquée dès le début ainsi que certaines expression abstraites. J'aurais également souhaité que, de temps à autre, on fasse une pause et que le prof s'assure de la compréhension de chacun. Ceux qui avaient fait un peu d'espagnol et le prof avançaient sans se soucier des “ FRUSTRES ”.
 
Il. EXPÉRIENCES D'APPRENTISSAGE D'ALLEMAND PAR DÉBUTANTS
A recaser : Chose              si possible sans
 
A. DÉROULEMENT
1. Démarrage collectif (une quinzaine de participants).
Présentation mutuelle en allemand, à partir de l'exemple donné par prof et élèves ayant quelques rudiments :
 

Ich heisse...                                                        Ich wohne... .

 
 

2. Travail en petits groupes.

Chaque groupe comprend un “animateur” plus avancé que les autres membres. Avec son aide, les “élèves” mettent en commun leurs bribes d'allemand et construisent des énoncés :
- mini-sketch (ich bin krank...) ;
- collage par substitution de mots dans une structure en voie d'acquisition ;
- commentaire d'actions en cours de déroulement: l'animateur corrige et fournit des éléments lexicaux à la demande, en fonction des besoins ressentis.
 
 

3. Mise en commun du travail des trois groupes.

Chaque groupe présente sa production. Certains membres des groupes spectateurs recombinent spontanément des éléments de plusieurs groupes, ce qui donne des énoncés nouveaux. L'arrivée inopinée d'une stagiaire allemande donne lieu à des réemplois authentiques (questions sur son identité, sa nationalité, son travail, etc.).
 
B. DISCUSSION SUR CETTE SÉQUENCE
 

1. Commentaires sur le vécu en petits groupes.

• On est parti de ce qu'on savait ; de ce fait, on s'est senti mieux que la veille en espagnol.
• L'ambition, plus modeste, était rassurante ; de même que les explications données à ceux qui ne comprenaient pas tout.
• On a bien ri ; cela nous a décontractés (plaisir), mais “c'était peu efficace”.
• On reste bloqué sur les ressemblances, souvent trompeuses, avec des mots d'autres langues.
• Certains ont découvert à quel point une séquence en langue étrangère pouvait être épuisante ; pour d'autres, le plaisir a empêché la fatigue.
• Plaisir lié à l'efficacité.
• Le plaisir de la découverte débouche sur le plaisir de la matière pour elle-même.
 
 

2. Commentaire sur la mise en commun du travail des groupes.

• On a bien ri, mais peu compris (mise en commun inefficace pour certains). Pourquoi a-t-on mal compris ?
 
 

3. Comment continuer ?

• Reprendre, demain, la mise en commun en essayant de mieux se comprendre, traduire.
• Expérimenter un travail de groupe plus proche de la situation réelle en classe : présence seulement intermittente du “prof” ; cohabitation des groupes dans une même salle.
 
C.TEMOIGNAGES INDIVIDUELS SUR L'EXPERIENCE
• Plaisir de découvrir quelque chose de nouveau.
• Effort de concentration important dans la phase “in” (acquisition initiale) ; la phase out (production) est difficile, surtout au début.
• J'ai beaucoup apprécié la découverte du rythme de la langue de façon physique (mouvements soulignant l'intonation de “Ich arbeite in der Schule”. Découverte du système “Ich will unter dem Baum arbeiten” le mot clé, “arbeiten” a dû être traduit.
• Peur de ne pas être interrogée par le prof au moment de la mise en commun.
• Agressivité vis-à-vis de ceux qui en savaient plus en allemand et de ceux qui progressaient plus vite. Pas de gêne à l'oral.
 

Marie-France

 
C'était plus facile qu'une situation réelle de classe : petit groupe d'élèves motivés; sensibilisés aux problèmes des langues; groupes animés par collègues et non simplement par un élève un peu plus avancé que les autres. J'avais quelques connaissances parcellaires glanées par-ci par-là.
• Malgré ces avantages, j'ai découvert à quel point une demi-heure de travail en langue étrangère peut être fatigante (mes pauvres élèves !).
• J'ai éprouvé le besoin de saisir des nuances sur lesquelles le prof entendait passer (ex. terminaisons, déclinaisons). C'est sans doute une déformation professionnelle; mais, en classe, une minorité d'élèves aune attitude comparable.
• J'ai éprouvé le besoin de prendre en note, dans une orthographe approximative, des phrases-points de repère (déformation professionnelle ?). En tout cas, ça m'a paru indispensable, compte tenu de ma mauvaise mémoire, pour ne pas repartir à zéro la prochaine fois.
• Il y a conflit entre la fatigue éprouvée et l'importance des notions à acquérir pour arriver à utiliser la langue d'une manière intéressante dans un avenir raisonnablement proche: le découragement et le désintérêt des élèves vient souvent de la lenteur des progrès.
Robert