La méthode expérimentale et scientifique en pédagogie

Novembre 1945

Les éducateurs qui acceptent aujourd'hui de s'essayer à la rénovation de leur enseignement feraient bien de relire Cl. Bernard et de méditer sur la méthode scientifique qu'il recommande. Car, dans aucune corporation peut-être, on n'en est aussi éloigné que dans l’enseignement. Et dans aucune autre, sans doute, on ne s'en croit si près !
Cette méthode scientifique, l'instituteur devrait la pratiquer en permanence à même les procédés d'enseignement et les techniques, anciennes ou nouvelles, qu'il passerait sans cesse au crible de l'expérience. Mais de l'expérience loyale, de celle qui ne craint pas d'aller jusqu'au bout du chemin même et surtout si ce chemin tourne le dos à toutes les habitudes traditionnelles ou familières.
Hélas ! nous savons bien que le conservatisme anti-scientifique est un travers facile de la nature humaine et que ceux qui le secouent sont toujours les mal venus, que la société se défend contre leur action jusques et y compris par la violence. Mais les instituteurs qui sont, de par leur fonction, les éveilleurs de l'esprit, ne doivent pas craindre d'être ces remueurs d'idées, ces briseurs d'habitudes, ces violenteurs de tradition, ces importuns qui dérangent les adultes soigneusement installés et réclament obstinément la part vitale d'une enfance sacrifiée.
Cette méthode scientifique est au centre même de tout notre travail; elle est l'élément essentiel de la révolution pédagogique que nous avons opérée; elle est notre force et notre étoile dans la lutte permanente que nous avons à mener.
Que nous impose-t-elle ?
De ne jamais accepter comme définitives les croyances les mieux établies, celles surtout qu'on nous dit parfois consacrées par une longue tradition, et de ne pas craindre de repasser au crible de l'expérience permanente les connaissances ou les méthodes qui s'offrent à notre activité.
Et le mieux encore pour ne pas se fourvoyer dans une telle opération, pour éviter de la pousser jusqu'à l'attitude négative et destructive du sceptique, c'est de ne point la pratiquer seul, de rechercher la critique et le contrôle des travailleurs qui sont attelés a Ie même tâche. Et quand même le contrôle et l'expérience sembleront s'être prononcés, n'en tenez le résultat que comme relatif, sujet à révision, à modifications, à aménagements, selon les milieux et les temps.
Vous croyiez que la technique des manuels, des devoirs et des leçons était la seule possible dans les classes populaires où elle restait le dernier mot, et le plus sûr, de la pédagogie.
Nous vous appelons â reconsidérer loyalement cette croyance, à examiner le rendement de cette technique, à établir un bilan dont le passif aujourd'hui écrase visiblement un actif aléatoire, à étudier les techniques nouvelles qu'on vous propose. Et vous concilierez certainement avec nous à la nécessité de ce changement que nous opérons à une allure aujourd'hui accélérée.
On vous avait prouvé, on avait établi... scientifiquement !... que l'enfant est paresseux, partisan du moindre effort et sensible au seul attrait du gain ou du jeu, et que votre comportement pédagogique doit être réglé en conséquence.
Et si cela était totalement faux! Si l'inverse était justement la réalité ? Si l'enfant, dans les conditions normales affectionnait avant tout le travail avec toute la gamme bénéfique des qualités que cela suppose.
Sans parti-pris, ne devons-nous pas éclaircir ce point majeur dont la conception nouvelle risque de bouleverser heureusement tout notre comportement pédagogique ?
On nous a enseigné à baser tout notre effort Éducatif sur un processus faussement intellectuel qui a fait faillite. il faudra bleu scruter les voies possibles pour sortir de l'ornière et construire enfin sur du réel et du tangible.
On vous avait dit que vous déviez être le maître qui impose son autorité et n'admet point les critiques ni les discussions qui peuvent compromettre un ascendant hypothétique ! Et la vie a aujourd'hui irrémédiablement sapé cette attitude. Le maître nouveau devra puiser ailleurs les éléments de sa ­discipline et de son prestige.
Les solutions, direz-vous !
Nous manquerions à noire méthode scientifique si nous prétendions vous en apporter de définitives. Nous vous offrons des solutions possibles, que nous avons expérimentées collectivement selon la méthode scientifique, en éliminant, dans l'expérience et par l'expérience, les procédés et le matériel qui se sont révélés comme insuffisants. Nous avons ouvert des pistes qui commencent à être sérieusement éclairées et où vous pouvez vous engager désormais avec la certitude d'un pourcentage réconfortant de réussite et d'efficience.
Mais ne tenez jamais ces pistes et ces lumières comme définitives, ne rétablissez pas les tabous, ne jalonnez pas de routines les voies nouvelles. Ce qui est scandaleux, ce n'est pas que des éducateurs critiquent et cherchent à améliorer les méthodes de Mme Montessori, de Ferrière, de Decroly, de Piaget, de Washburne, de Dollrens ou de Freinet. Le scandale éducatif, c'est qu'il se trouve à nouveau des « fidèles » qui prétendent dresser, à l'endroit même où se sont arrêtés ces éducateurs, des chapelles gardiennes jalouses des nouvelles tables de la loi et des règles magistrales, ce qu'on ne comprenne pas que la pensée de Ferrière, de Piaget, de Washburne, de Dollrens ou Freinet, est essentiellement mouvante, qu'elle n'est pas aujourd'hui ce qu'elle était il y a dix ans, et que dans dix ans, de nouvelles adaptations auront germé. Et que si Decroly ou Montessori revenaient (nous parlons de la Montessori scientifique des années de production et non de l'éducatrice qui s'est suicidée avec le régime mussolinien), ils jetteraient bas nos chapelles comme ils avalent secoué en leur temps las chapelles de leurs réactions.
C'est au nom de cette pratique scientifique pour l'application d'une méthode expérimentale permanente que nous faisons de notre Coopérative une gigantesque Guilde de travail pédagogique, avec ses nombreuses commissions qui scrutent sous tous leurs aspects les problèmes pédagogiques, reconsidèrent sans cesse méthodes et techniques, poursuivent l'adaptation du matériel, consolident les pièces anciennes qui s'avèrent précieuses, créent et construisent partout où céda est nécessaire.
Nous avons notre ligne d’orientation. Nous savons où nous allons ; l'enfant que nous avons su enfin toucher et comprendre, nous guide dans la voie vivante où vous vous engagerez avec nous, pour la rénovation de notre pédagogie populaire.
Je sais quelle sera l'objection majeure de tant de collègues habitués à des méthodes de travail depuis longtemps fixées et précises et qui redoutent — plus pour eux que pour leurs enfants — le mouvant des techiques que nous recommandons.
Que ceux qui ont perdu tout allant, s'assoient prématurément au bord du chemin lorsqu'ils ne peuvent pas aller plus avant. Nous avons, nous aussi, préparé des bornes solides où appuyer leurs doutes. Ils pourront s'y arrêter provisoirement, car ils repartiront.
Ils repartiront au spectacle de tous ceux qui, au contact de nos enseignements et à la lumière de nos découvertes, ont retrouvé eux aussi de nouvelles raisons de vivre, de travailler, de lutter, d'aller de l'avant. ii est faux de croire que, en pédagogie du moins, le statisme soit la relation la plus pratique et la plus favorable. Essayez de piétiner et de garder votre équilibre sur cette planche étroite qui vous sert de passerelle pour franchir le torrent !
Ne vous sera-t-il pas plus commode de traverser sans vous arrêter, en recherchant l'équilibre non dans une immobilité qui vous jetterait dans le précipice, mais dans l'action et la vie,
Si nous ne savons faire mieux, imitons au moins les mamans qui, sous toutes les latitudes, savent si bien, pour élever leurs enfants, se référer aux seules méthodes dynamiques que nous avons trop longtemps méconnues.
Demain, la méthode scientifique et expérimentale animera tout notre enseignement cl les éducateurs se remettront à vivre et à créer. Pour cette tâche éminente, ils ne ménageront plus leur peine et ils en seront, eux aussi, régénérés,
C. FREINET.