Pourquoi ont-ils abandonné le texte libre?

Janvier 1960

Pourquoi ont-ils abandonné le texte libre ?
par R. UEBERSCHLAG

La technique du texte libre peut être considérée comme généralement connue. Même des journaux pédagogiques de type classique en parlent. Les manuels destinés aux normaliens ou aux remplaçants lui réservent un chapitre, du moins dans les éditions récentes. On peut donc admettre que le nombre d'instituteurs ayant essayé l'introduction du texte libre dans leur classe se chiffre par dizaines de milliers, tant en France qu'à l'Etranger. Le nombre de ceux qui y ont renoncé se compte également par dizaines de milliers. Je me suis demandé, à l'échelon d'une circonscription, à quelles raisons attribuer ce manque de persévérance, ces échecs inexplicables pour ceux qui tirent profit de cette expérience et ne sauraient plus s'en passer.


L'INITIATION

La première explication qui vient à l'esprit porte sur les conditions d'initiation. Nous sommes à peu près tous d'accord pour estimer qu'aucun article, qu'aucun manuel n'est capable de donner le choc psychologique indispensable à celui qui veut pratiquer le texte libre de manière authentique. Nous sommes tous d'accord pour affirmer qu'il n'y a qu'un moyen de comprendre cette technique : c'est d'assister à une démonstration. En effet, ce qu'un article n'arrive pas à rendre sensible, ce sont les rapports entre le maître et les élèves au cours de la lecture des textes et de la mise au point de l'un d'eux. La description de cette atmosphère semble difficile car, comment éviter cette littérature pédagogique naïvement élogieuse qui nous agace ?

Dans ma circonscription, il y a donc eu une dizaine de démonstrations, et plus de 200 maîtres y avaient assisté dans des conditions idéales où. la classe reste une classe et ne devient pas une salle de spectacle.

Il avait été proposé aux maîtres d'en faire l'expérience, non pas une expérience unique, car des élèves habitués aux méthodes traditionnelles sont incapables d'une spontanéité immédiate. J'estime à une centaine le nombre de maîtres qui a fait sur ce plan un essai loyal, il y a de cela trois ans, J'ai fait depuis des passages dans leur classe et je me suis rendu compte que la réussite dans ce domaine dépendait de facteurs beaucoup plus nombreux que ceux que j'avais imaginés en faisant moi-même, comme instituteur de classe de perfectionnement, l'expérience du texte libre.

LA RECONVERSION DE LA MENTALITÉ DE L'INSTITUTEUR
J'avais suivi en été 1947 un stage national chez Freinet à Cannes et, la même année, j'avais participé à une session de l'enfance inadaptée en Suisse, sous la direction d'Alice Descœudrcs. Quelques mois auparavant, j'avais assisté pendant huit jours à des classes à l'école Decroly de Bruxelles. Enfin, à la rentrée d'octobre, j'avais obtenu une classe de perfectionnement annexée à un groupe scolaire. Je jouissais d'une liberté pédagogique totale. Et je me rends compte maintenant que j'avais senti confusément alors qu'il valait mieux avoir la liberté d'initiative dans une classe réputée difficile qu'un groupe d'enfants brillants, assortis de l'hypothèque d'un programme précis et d'un emploi du temps en miettes. Je constate actuellement que neuf instituteurs sur dix conservent la hantise formelle de l'emploi du temps et des programmes (ou plutôt de la version « Leterrier » de ceux-ci).


LA RÉSISTANCE DU MILIEU

Introduire le texte libre dans sa classe est ressenti par beaucoup comme une prise de position, sinon comme une révolte contre la lourde machinerie administrative (créée davantage par les manuels, les articles pédagogiques traditionnels que par les Instructions Officielles qui, par endroits, sont véritablement révolutionnaires).

Autrement dit, l'introduction du texte libre exige une reconversion de la mentalité de l'instituteur qui, avec cette technique, prend des responsabilités pédagogiques. On a un peu de gêne à l'avouer : l'instituteur français, si nettement en pointe sur le plan syndical, est un féroce conservateur sur le plan pédagogique. Sans le savoir, il est nettement solidaire du grand corps de l'Administration. Pédagogiquement, il a des réflexes parfaits de fonctionnaire soucieux d'appliquer des directives ( même en grommelant ), très préoccupé qu'il est de l'opinion et de la notation de ses supérieurs hiérarchiques. Qu'on ne voie pas dans ce jugement une ironie facile ou peut-être même déplaisante, La condition de fonctionnaire zélé ne va pas sans vertus, ni sans mérites, et aboutit à des résultats qui peuvent susciter du respect et même de l'admiration. L'inconvénient, c'est que le fonctionnaire-éducateur est un peu l'un et l'autre, et qu'en perfectionnant l'un de ses rôles, il amoindrit inévitablement l'autre. Le souci d'être totalement fonctionnaire lui interdit les audaces et la liberté de pensée pédagogique qui font les grands éducateurs. Le désir d'être un éducateur intégrai le met continuellement en contradiction avec les impératifs — et les manies — avec lesquels on fait de bons fonctionnaires.

UN HÉRITAGE ENCOMBRANT
Mais il n'y a pas seulement le malaise que l'on éprouve à se singulariser et le désagrément d'être mal compris de son entourage, de passer pour un original quand ce n'est pas pour un ambitieux. Chaque maître entre dans la carrière avec un héritage encombrant : le souvenir de sa propre vie scolaire. Ces méthodes, ces procédés dont il fait lucidement le procès, dont il découvre la routine, ce sont pourtant eux qui ont fait de lui l'instituteur qu'il est actuellement, Il lui arrive même de se demander si les exercices fastidieux auxquels il s'est soumis, ne sont pas après tout nécessaires, voire bénéfiques. Il ne lui vient pas à l'idée que sa réussite personnelle ne peut ni cacher, ni excuser les échecs de tant d'autres, et que ce qui fait !a valeur des méthodes, ce n'est pas la sévère sélection qu'elle provoque, mais la multiplicité des réussites qu'elle occasionne.

Les instituteurs ont été en majorité de bons élèves, parfaitement adaptés aux épreuves conventionnelles de la dictée d'examen, des problèmes de concours et des longs résumés à réciter par cœur. Comment pourraient-ils rejeter ces valeurs sûres auxquelles s'attachent tant de souvenirs, d'efforts et d'éloges ?

RYTHMES ET STRUCTURES
A son bureau, comme à une tour de contrôle, il fait avancer, chronomètre en main, les disciplines comme des wagons : le quart d'heure de morale, la demi-heure de lecture, le quart d'heure pour l'explication du problème, la demi-heure pour sa résolution et le quart d'heure pour sa correction. Il lui arrive de pester parfois contre les inévitables embouteillages, mais il tient à ce rythme qui est aussi repos et sécurité. Lorsque l'on accepte, par contre, de partir de l'actualité ou des intérêts de l'enfant, on est menacé d'être débordé, on doit faire preuve d'à-propos et inventer sur le champ un rythme d'activités efficaces, limitées et adaptées aussi bien aux enfants qu'aux sujets.

L'emploi du temps perd alors de sa rigidité, mais il ne se dissout pas. C'est ce pas que beaucoup de bons maîtres hésitent à franchir. Ils s'imaginent que l'Ecole Moderne, c'est l'improvisation continue, alors que l'emploi du temps d'une de nos classes est à l'horaire traditionnel ce que le costume sur mesure est à ¡a confection.

A l'incapacité de trouver pour sa classe un rythme propre se joint une raideur dans l'interprétation des Programmes Officiels. La répartition annuelle proposée par des manuels pédagogiques se présente comme un damier dont il faut parcourir toutes les cases. L'année scolaire se divise ainsi en mois, puis en semaines et enfin en séances, et chacun reste accroché à l'illusion que l'addition de toutes ces séances procure tin savoir stable et développe l'intelligence. Cette façon de structurer le travail de l'année scolaire procure un sentiment de sécurité. Elle semble tellement logique et cartésienne que les échecs qu'elle provoque ne sauraient provenir d'elle, mais de la mauvaise volonté des enfants, de leur dissipation, du mauvais recrutement, etc. Cette ventilation artificielle des connaissances qui étale sur neuf mois des notions (les différents pronoms, les différents types de problèmes, les différentes mesures, etc.) qu'il est si facile de traiter en quelques séances, puis de reprendre continuellement, a des conséquences catastrophiques. Elle freine maladroitement l'évolution intellectuelle de nos enfants. Or, le bon maître de classe traditionnelle recule devant l'initiative que demande la confection d'un plan de travail annuel. Il se refuse à croire que les intérêts des enfants soient assez vastes et assez sérieux pour aborder d'une autre manière les notions imposées officiellement.

LA CULTURE AU RABAIS
La lecture des manuels finit par convaincre l'instituteur que l'idéal serait d'être soi-même dans chaque matière, une sorte de manuel vivant. La perfection du métier s'atteindrait si, sur chaque sujet, l'instituteur se sentait capable de donner une opinion concise et convaincue. Cela n'est pas impossible, à condition de limiter le champ des connaissances et d'écarter ce trouble-fête qu'est la question d'enfant.

On devine tout de suite la stupidité d'une pareille position (à laquelle nous devons d'ailleurs la nuance péjorative du mot primaire). Ce n'est pas l'ignorance qui est honteuse, mais l'incapacité de chercher un renseignement, et surtout la répugnance à s'instruire. N'est-il pas regrettable que, de tous les apprentissages, celui que donne l'école soit le seul où l'apprenti ne voit pas travailler son maître ? Est-il si difficile d'imaginer la force de séduction de l'exemple en ce domaine ? Quand nos élèves verront-ils enfin partout un maître chercher un renseignement dans un dictionnaire, un atlas ou une encyclopédie, un maître préparant un exposé, tapant une lettre à la machine ?

L'Ecole Moderne nous apporte, autant qu'aux élèves, un nouveau type d'existence et transforme le métier d'instituteur en une quête constante de l'information, de l'exactitude et de la vérité. Mais cette nouvelle forme de vie, si elle est une libération, est loin d'être reposante. Elle nourrit l'inquiétude, la prise de conscience des responsabilités. Le simple fait d'introduire le texte libre dans sa classe, et de pousser sa logique jusqu'au bout, exige donc une reconversion complète de la mentalité de l'instituteur. Sans doute trouvera-t-il pour s'y refuser des justifications plus banales : le milieu scolaire, l'hostilité d'un directeur ou d'un inspecteur, et ces excuses souvent sincères ressemblent au phénomène inconscient de censure que l'on trouve dans le rêve : il est difficile, sans se détruire soi-même, de s'avouer qu'on préfère une reposante médiocrité aux risques du combat quotidien pour une vie plus pleine.