Les enfants naissent-ils poètes?

Janvier 1960

 Une de nos correspondantes suisses, après avoir lu «Les enfants poètes», nous écrit:
« Une poétesse de l'enfance m'a affirmé, l'autre jour, que tous les enfants naissent poètes. Que pensez-vous de cette affirmation ? Si celle — ci se justifie, je vous avoue qu'elle m'a étonné. Est-ce uniquement la faute des éducateurs ?
Si le sens pratique est latent, en eux, comment l'éveiller et le développer ?
En tant que pédagogue, quelle importance attribuez-vous à un éveil et à un développement du sens poétique chez les enfants ? Est-ce une nécessité pour son bien moral, un apport appréciable pour son éducation et pour sa manière d'envisager la vie plus tard ? »

 

Nous avons transmis cette lettre à M, Combet, professeur, membre de notre Comité de Rédaction, qui a bien voulu faire la réponse ci-dessous :
 
Est-il vrai que tous les enfants naissent poètes ? Je répondrais volontiers par l'affirmative, mais pour nuancer aussitôt ma réponse et la préciser ainsi : le jeune enfant (entre deux et six ans) est poète comme il est au monde ; c'est-à-dire que chez lui existence et poésie coïncident. Le monde enfantin est poétique car il est vécu par l'enfant sur un mode imaginaire. Pour l'enfant, les choses ont un visage, un regard, un sourire. Elles recèlent des intentions, bonnes ou mauvaises que l'enfant pressent obscurément. Le fameux animisme enfantin, leitmotiv plus ou moins mal compris de tous les manuels de psychologie est le véritable foyer d'expérience poétique de l'enfant. Il constitue la dimension profonde de la perception enfantine avant toute élaboration de la pensée logique. Spontanément, d'une façon immédiate, irréfléchie, l'enfant éprouve le monde comme un espace plein de présences, un espace hanté. Aussi son adhésion à des mythes tels que ceux du Père Noël, du Croquemitaine, des sorcières, des fées et des gnomes est-elle entière. Le surnaturel est plus naturel à l'enfant que le monde objectif. Mais il s'agit là de l'enfant d'âge préscolaire.
Tout change en effet avec l'entrée à l'école. L'école accélère par la répétition d'exercices ad hoc, le processus de rationalisation de l'expérience enfantine du monde. Déjà ce processus s'amorce au sein de la famille par le contact avec les adultes. Il se systématise et s'amplifie à l'école. L'enseignement primaire est presque exclusivement axé sur l'acquisition de la pensée logique au détriment de l'épanouissement naturel du sentiment et de l'imagination : ce qui prouve à quel point les adultes, organisateurs de cet enseignement, perçoivent l'enfant à leur image. Le vice de l'école traditionnelle c'est d'imposer à l'enfant une vision objective (adulte) du monde avant que l'enfant ait mûri sa propre enfance. Déjà Rousseau constatait avec perspicacité combien les éducateurs de son temps allaient trop vite dans leur tâche. Que dirait-il aujourd'hui ! L'enseignement épuise littéralement l'enfant, le prive de ses ressources naturelles, extirpe de son cœur et de son esprit les racines les plus profondes de l'expérience esthétique, poétique. Seuls les individus les plus forts résistent non sans perte à cette contrainte adulte. Saturne, nous le voyons bien, continue à brimer et à dévorer sa progéniture. (La psychanalyse trouverait son mot à dire sur le sens de cet avertissement de l'enfant par le Pater Omnipotens.)
C'est donc dans ce climat que doit être repensée la question de la poésie enfantine.
Les enfants nous arrivent à l'école primaire plus ou moins marqués et déformés par les influences du milieu humain où ils sont immergés. Ces influences forment comme une gangue que nous aurons à assouplir et à dissoudre patiemment, avec doigté, pour retrouver, sous-jacent, le foyer des expériences poétiques passées. Foyer presque éteint, mais prêt à s'aviver de nouveau pour peu que nous le favorisions. Dans la perspective de l'Ecole Moderne, je pense que la tâche de l'éducateur doit consister essentiellement à libérer l'enfant, à le ramener vers son propre centre pour qu'il devienne capable peu à peu de tenir les rênes de son propre destin. Et ce n'est pas là une attitude réactionnaire ; ce n'est pas donner dans l'infantilisme, dans la mièvre dévotion des Saints Innocents. Toute la question est de savoir si nous devons présenter à la société, à la communauté humaine, des êtres équilibrés, épanouis ou, au contraire, des produits hâtifs et sans saveur, conditionnés, selon les cas, à n'être que des corps sans âme ou des intelligences désincarnées. Je crois que la valorisation de l'expérience esthétique de l'enfant préconisée par l'Ecole Moderne se situe parfaitement dans le complexe de problèmes et de préoccupations que pose la santé mentale des jeunes. L'école traditionnelle, en refusant d'envisager l'enfant dans sa totalité, et en cultivant jusqu'à l'hypertrophie sa vie intellectuelle, favorise les déséquilibres mentaux. La réhabilitation de l'imagination créatrice et la promotion de l'art enfantin par l'Ecole Moderne offrent au contraire de sérieuses promesses quant à l'épanouissement de l'enfant, à base d'équilibre affectif.
Je ne prétends pas avoir épuisé le problème dans cette simple réponse. Je ne suis même pas certain d'avoir touché à l'essentiel. La poésie enfantine est pour moi une question ouverte et d'une brûlante actualité. Je pense revenir sur ce sujet à mainte reprise dans Techniques de Vie.
Ce serait cependant une grande joie pour moi si, sans avoir résolu vos propres problèmes, je vous avais au moins confirmé dans le sens de votre propre quête.
COMBET.
Il est un point qu'il me paraît important de considérer. Je ne pense pas que la poésie soit ennemie de la Technique, surtout s'il s'agit d'une technique naturelle. La contemplation du monde, sans être contemporaine de sa prise de possession et de son exploitation, ne les interdit pas forcément, surtout chez l'enfant qui demeure essentiellement ouvert sur un avenir de conquêtes.