Techniques de vie n°4
L'Education du Travail
Je ne dirais pas qu'il faut tout passer par « l'est aminé de notre entendement ». Nous avons vu où cette prétention peut nous mener... Il faut tout passer par l'expérience de la vie. Seulement, cette expérience ne peut se poursuivre par des mots, seraient-ils même agencés par le génie subtil d'un Montaigne mais par l'action. Cette action qui est l'essence de notre être, le mobile de notre destinée, c'est ce que nous appelons le travail.
Le travail, c'est l'épreuve par laquelle devient miel le nectar encore impur de la connaissance ; c'est l'effort d'assimilation de l'expérience au processus vital dans toute sa complexité, et pas seulement matérielle, morale, sociale, mais intellectuelle aussi. C'est le deuxième acte de la pièce dont l'école a monté le premier acte ; c'est comme l'achèvement d'une subtile construction.
Jusqu'à ce jour, vous vous êtes appliqués dans vos classes à accumuler les matériaux — hélas ! trop exclusivement intellectuels et verbaux — à les cataloguer, eux et leurs attributs, à les distinguer, à les préciser, à en améliorer la contexture et la présentation. Ce n'est d'ailleurs pas là une besogne inutile car la netteté et la valeur des matériaux sont, elles aussi, déterminantes pour l'équilibre de l'édifice. Seulement, oubliant que l'utilité de ces matériaux n'existe qu'en fonction de l'édifice à élever, vous vous êtes contentés d'amener à pied d'œuvre pierres et sables et chaux, de les offrir, de les imposer à l'architecte et au maçon qui en étaient débordés. L'entassement hétéroclite gênait les abords, rendant difficile la circulation vitale et te travail même de la construction, enlaidissant les perspectives, donnant aux ouvriers cette impression déplorable d'impuissance devant le désordre, jusqu'à les forcer à descendre de leur échaufaudage, à abandonner la construction essentielle pour essayer de déblayer les abords.
Des gens bien intentionnés, sentant vaguement tout ce qu'ont d'irrationnel cette accumulation et ce désordre, se sont offerts pour les liquider. Mais ce qui comptait pour eux, ce n'était pas encore la beauté et l'harmonie de l'édifice, mais le seul placement des matériaux, la réduction de l'engorgement. Ils ont préconisé et imposé des constructions rapides et hâtives, capables d'abriter et d'absorber tant bien que mal la matière première accumulée. Ils ont inventé des échafaudages ingénieux, des armatures audacieuses qui ont permis de monter rapidement la construction, de l'achever, afin qu'elle donne l'illusion au moins de ta perfection. Mais ceux ensuite qui doivent l'habiter souffrent de cette hâte, des malfaçons qu'elle entraîne, des inévitables imperfections qui résultent du désordre : répartition défectueuse des pièces, fragilité des murs, faiblesse du toit qui vibre au moindre vent, que l'orage secoue, que la pluie traverse déjà — escaliers pénibles, services d'eau et de détritus fonctionnant mal, caves et cours encore encombrées par les matériaux inemployés et détériorés. Bref, à tous tes échelons, désordre, déséquilibre, danger, fatigue, perte de puissance.
C'est, hélas ! l'image de la fragile construction que nous préparons pour nos enfants. La technique tout entière est à réordonner. Moins de matériaux d'abord, moins de richesses accumulées sur les chantiers. L'essentiel est que nous puissions, quand nous en avons besoin, prendre un véhicule, charreton ou auto, pour aller, sans perte de temps ni fatigue inutile, nous approvisionner au dépôt le plus proche. Construction moins prétentieuse aussi, que nous monterons à notre rythme, aussi haut que nous le pourrons, en faisant le moins d'appel possible au toc et au clinquant, la beauté devant être comme le couronnement d'un effort intelligemment équilibré ; mais construction solide, confortable, à l'épreuve des éléments, que nous pourrons éventuellement partager avec nos amis et proches ; et construction que nous aurons montée nous-mêmes, dont nous connaîtrons en détail la contexture, dont nous sentirons les faiblesses, qui fera comme partie intégrante de notre être.
Je vous le disais : c'est toute une technique nouvelle de la vie à mettre en chantier. Et ce qui fait la difficulté de notre projet, c'est que nous ne nous contentons pas, comme l'affectent certains critiques partiaux, de tourner le dos à l'instruction, de sous-estimer l'acquisition, comme si le monde n'avait pas marché — dans une bonne ou dans une mauvaise direction — depuis le temps où l'on pouvait fort bien s'accommoder d'une ignorance qui n'excluait ni le bon sens, ni l'équilibre, ni l'humanité. Notre réforme éducative ne doit pas être une régression, une réaction, mais un progrès, une adaptation aux réalités, si décevantes qu'elles soient parfois, de la société actuelle.
L'enfant a besoin de connaître, de savoir ; il questionne sans cesse sur l'ordonnance et les mystères de la nature, et aussi sur les merveilles étonnantes de la machine et de la science. Ce désir participe de sa permanente soif de puissance et de conquête. L'enfant recherche la connaissance comme l'abeille le nectar ; mais les matériaux de cette connaissance, je vous l'ai dit, ne doivent pas rester nectar ; ils doivent passer automatiquement au service de la construction intime qui les transformera en miel. Ils ne seront pas prématurément fixés dans un statisme qui est vieillesse, déchéance et mort ; ils ne seront pas le tas de briques qui s'accumule en désordre dans la cour mais entreront immédiatement dans te circuit dynamique de la vie individuelle et sociale.
Votre école, vous vous en rendez compte, a été trop exclusivement l'entrepôt où on réceptionne les marchandises, où on les catalogue, où on les classe plus ou moins logiquement. Mais les dépôts, vous le savez, peuvent être pleins à craquer et le monde mourir cependant de consomption s'il n'existe pas entre ces dépôts et tes entreprises pour lesquelles ils ont été créés, ce torrent de vie, cet appel constructif qui permettent aux uns et aux autres de jouer un rôle efficace.
Nous préparerons techniquement une école où l'on Construise, où l'on édifie, non par l'étude seule, mais par le travail seul créateur et, à défaut, par certains jeux qui en sont les substituts les plus proches. Là est désormais la tâche essentielle de la pédagogie : créer l'atmosphère de travail, et, en même temps, prévoir et mettre au point tes techniques qui rendent ce travail accessible aux enfants, productif et formatif. L'enfant aura besoin alors de matériaux, de connaissances. Nous mettrons à sa disposition les entrepôts logiquement ordonnés où il pourra aller les chercher, au moment même où il en sentira la nécessité. Et vous verrez alors s'il poussera à la roue de son charreton, avec une joie et un enthousiasme que vous ne lui connaissez point hors le jeu, un enthousiasme et une joie qui dépassent en intensité et en virtualités de vie ceux que suscitent les jeux. Et vous verrez s'il chargera son véhicule, s'il portera des brassées étonnantes, crispant ses muscles jusqu'à la limite pour parvenir au but !
Extrait du livre L'Education du Travail, de C. FREINET, qui vient de paraître aux Ed. Delachaux et Niestlé, Paris. Prix : 1.500 fr.)
A la recherche de techniques de vie
A la recherche de techniques de vie
par C. FREINET
Notre Congrès d'Avignon nous a donné l'occasion, pour la première fois dans l'histoire de notre mouvement, de discuter quelques-uns des problèmes majeurs de notre pédagogie sous le signe de Techniques de Vie, avec la participation, à côté des instituteurs, d'Inspecteurs d'Académie et d'Inspecteurs Primaires, de professeurs des diverses disciplines, de psychologues, d'éducateurs de maisons d'enfants, de médecins, d'étudiants, de psychiatres, des parents, de diverses professions, d'élèves fréquentant nos Ecoles Modernes.
Un premier but était, de ce fait, atteint : le problème éducatif était enfin posé dans sa réalité complexe. II n'a certes pas été étudié dans sa totalité, tellement il est vaste, divers et profond ; mais nous avons du moins marqué, par notre conjonction, qu'il ne suffit pas de mener, plus ou moins scientifiquement, un certain nombre de recherches partielles qui peuvent apparaître comme justes tant qu'elles sont isolées de leur contexte vital, mais qui ne prennent leur sens et leur portée que lorsqu'elles sont confrontées dans leur réalité individuelle et sociale.
Au point où nous en sommes de l'évolution scientifique, psychologique, technique et sociale, l'enseignement du premier degré ne peut plus solutionner par lui-même les problèmes qui se posent à lui. Le second degré est peut-être plus dépendant encore que les autres degrés d'enseignement, de toutes les réalités ambiantes parce qu'il est tout à la fois un rendez-vous et une charnière ; l'enseignement supérieur a besoin d'être repensé dans le sens d'une culture non scolastique ; l'enseignement professionnel et technique ne préparerait que de dangereux robots s'il ne se préoccupait pas intensément de la formation humaine ; le social et la politique sont, de leur côté, plus que jamais imprégnés de psychologie et d'éducation.
Les événements récents ont montré que, malgré la puissance diabolique des machines et des mécaniques contemporaines, il reste au cœur de l'homme trop de besoins encore insatisfaits, peut-être plus insatisfaits que jamais, et que cette insatisfaction est en mesure de susciter des réactions devant lesquelles les forces les plus spectaculaires doivent, à la longue, s'incliner : le scientisme a fait faillite, même si on lui doit le machinisme contemporain. C'est ce que démontre William Whyte dans un livre : L'homme de l'organisation (trad. Yves Rivière) (1) dont nous rendons compte d'autre part.
Le problème du devenir de l'Homme, et donc de la préparation à ce devenir, est tout entier à reprendre. C'est toute une mécanique à reconsidérer. Il ne suffit plus que nous étudiions séparément chacun à notre stade, les pièces de cette mécanique. II nous faut surtout trouver, ou retrouver, entretenir et renforcer le moteur, ou les moteurs qui le mettront en action, car c'est dans cette action seule que se rodent et se précisent des éléments qui ne signifient rien et n'ont de valeur qu'en fonction de la Vie.
Nous reconnaissons bien volontiers qu'une telle technique de travail n'est pas reposante, au sens où on l'entend communément. Pas plus que dans nos classes où il est certes plus simple de faire copier des textes et réciter des résumés que de se lancer dans des recherches et des créations qui ne peuvent se faire, comme toutes les recherches, que par tâtonnement expérimental. Nous risquons d'entrouvrir bien des portes que nous n'aurons pas toujours le temps de franchir et nos études ne seront pas toujours menées comme nous le voudrions à leur terme scientifique. Peut-être. Mais l'essentiel n'est-il pas que nous puissions avancer dans la science de l'homme, en évitant les erreurs ou les impasses où une fausse science nous a trop souvent engagés.
Nous touchons là à un des aspects du problème que nous trouvons sans cesse au carrefour de nos études : ce sont les Techniques de Vie qu'il nous faut revoir et aménager. Il nous faut rétablir l'unité dans notre culture et ne pas aborder le problème scolaire des acquisitions, de l'intelligence et de la science sous un angle qui n'a jamais cours dans notre propre vie.
Et nous rejoignons alors notre processus de tâtonnement expérimental tel que nous l'avons défini dans notre livre Essai de psychologie sensible appliquée à l'Education (2). Ce tâtonnement n'est nullement, comme on pourrait le croire, une création théorique de notre esprit non conformiste. Il est la technique habituelle, générale et de toujours, des divers aspects de notre comportement.
Qu'il s'agisse de la maîtrise des premiers mouvements du nouveau-né, de l'apprentissage de la marche du langage, de la bicyclette, de la pratique du paysan, du mécanicien ou du médecin, c'est toujours de tâtonnement expérimental qu'il s'agit.
Ce n'est qu'à l'Ecole qu'on croit pouvoir pratiquer autrement, par la méthode soi-disant scientifique. On nous a persuadés que les processus habituels étaient imprécis et inopérants parce qu'ils engageaient tout à la fois l'ensemble des problèmes tandis que l'analyse et la synthèse instituaient une sorte de travail intellectuel à la chaîne, dont l'économie était incontestable. Si nous avons acquis parfaitement l'élément A, puis l'élément B, la conjonction de ces éléments doit donner, sans inutile tâtonnement, le résultat BA.
La chose est peut-être exacte en mécanique, mais il a bien fallu se rendre à l'évidence : pour les acquisitions humaines, les éléments de vie ne se combinent pas ainsi automatiquement mais sont déterminants des réactions individuelles et de milieu, subtiles et diverses, qui faussent nos prévisions mécanistes.
Mais, du fait de leur répétition et de leur généralisation dans le milieu scolaire, ces processus scolastiques d'acquisition troublent profondément tous nos comportements vitaux pour devenir à leur tour des techniques de vie qui n'ont malheureusement pas les assises profondes, la sûreté et la sécurité de nos techniques de vie naturelles. Il en résulte d'une part de nombreuses erreurs de comportement que l'individu n'est pas en mesure d'affronter par ses propres moyens de défense et, d'autre part, une sorte de dualisme de techniques de vie qui désorganise et trouble les personnalités,
A cause justement de cet affaiblissement des réactions de défense de l'organisme physiologique et mental, les échecs sont douloureusement ressentis comme destructeurs et compromettent parfois définitivement les réactions vitales, jusqu'au désarroi et à la névrose. Tandis que, selon la méthode naturelle de tâtonnement expérimental, les échecs ne sont guère qu'une phase de notre action. Ils n'empêchent pas la vie de continuer et de s'épanouir dans d'autres directions. Les chutes et les blessures n'ont jamais empêché aucun enfant d'apprendre à marcher normalement dans les meilleurs délais, alors que bien des blocages scolaires sont, hélas ! irrémédiables et définitifs.
Il nous faut revenir aux seules techniques de vie valables, entretenir, à l'Ecole et dans notre vie, la confiance, l'élan, le dynamisme. Les erreurs ne sont que l'accident de la route, la pierre contre laquelle on bute, le parapet qu'on évite, l'arbre tombé qu'on déplace ou qu'on contourne, mais la marche continue, stimulée même par les difficultés surmontées ou dépassées.
C'est ce comportement non scientiste, non scolastique qui nous vaut, pour notre vie scolaire, familiale et sociale, une philosophie de confiance et de sécurité, dans la création et l'expérience au service de notre devenir d'hommes.
C'est ce changement de processus de formation et d'éducation que synthétise le titre même de notre revue : Techniques de Vie. Car c'est bien cela : il nous faut retrouver, dans tous les domaines, de nouvelles techniques de vie, qui sont tout simplement les techniques naturelles qu'il nous reste à adapter à la complexité du monde contemporain.
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Contrairement à ce qu'on pourrait croire, nous sommes là en plein dans notre pédagogie.
Si nous parvenons à redonner aux éducateurs ce sentiment de sécurité qui leur est indispensable en leur montrant, en leur démontrant que nous ne leur présentons point des théories plus ou moins aventureuses mais au contraire une technique de vie de tous les jours, qui reste inscrite dans leurs gestes familiers et dans leur comportement ; s'ils acquièrent ainsi l'assurance que, par ce processus, les résultats attendus de l'Ecole seront immanquablement atteints — peut-être cependant pas au même rythme — ; s'ils parviennent à identifier leur action à celle de la maman qui apprend à son enfant à parler et à marcher ; si donc ils prennent conscience de l'inutilité et des dangers de la scolastique qui est exactement à l'opposé de nos techniques de vie, alors nous les entraînerons plus facilement à une pédagogie qui, fondée sur d'autres bases, nécessite évidemment une autre attitude et une nouvelle approche.
Celte technique de vie, c'est ce que nous appelons l'esprit de notre mouvement. Mais un esprit, cela ne s'explique pas, cela ne peut se définir ; cela se sent, et pas toujours. Une technique de vie au contraire, a ses fondements et ses lois que nous lâchons justement de retrouver, de préciser et de mettre en valeur par notre revue.
C'est peut-être parce que nous nous sommes trop contentés jusqu'à ce jour de parier de cet esprit, en mystiques presque, que nous n'avons pas encore définitivement entamé la vieille scolastique. Il nous faut la démanteler pierre à pierre, jusqu'en ses fondements, et en partant si possible de ces fondements à déchausser et à ébranler. C'est la philosophie, cette conception scolastique des processus de vie, qui est toute à revoir. Sur ses ruines nos techniques alors fleuriront.
Je sais que nous apparaissons parfois comme téméraires et prétentieux quand nous affirmons que l'éducation, la psychologie, la pédagogie et même la philosophie ont fait fausse route parce qu'elles sont fondées sur des processus non naturels et erronés. Les scoliastes ont longtemps souri de notre ignorance quand nous osions affirmer que l'enfant peut apprendre à lire et à écrire sans leçons spéciales comme il apprend à parler, que l'individu ne se construit pas en partant des principes mais de l'expérience vitale, quand nous avons lancé comme un défi : plus de manuels scolaires ! plus de leçons ! Si la grammaire était inutile ! Et la partie n'est pas encore totalement gagnée. Elle le sera sous peu parce que nous apportons aujourd'hui la preuve de la possibilité et de l'efficience de ces processus nouveaux naturels. Nos multiples réalisations : texte libre et expression libre, imprimerie, journal scolaire et correspondance, création, coopération sous toutes ses formes sont désormais comme un coin explosif de bon sens placé au cœur même de la scolastique et qui en prépare le lent mais sûr éclatement.
Aujourd'hui, nos collaborateurs du secondaire nous présentent les preuves théoriques de cette reconsidération. C'est : De la pratique à la théorie, de J. J. Vuillet, la Philosophie de l'Ecole moderne, de C. Combet, la Méthode naturelle de lecture à la lumière de Pavlov, de J. Vuillet, Aspects psychologiques des Techniques Freinet, de C. Combet.
Au cours de nos réunions d'Avignon nous avons débroussaillé d'autres voies sur lesquelles nous aurons, les uns et les autres, tout à la fois expérimentalement et théoriquement, à poursuivre nos démonstrations.
C'est cela que j'aurais voulu répondre au Congrès à nos collaborateurs qui nous demandaient avec quelque inquiétude : nos articles sont-ils lus ? Sont-ils appréciés ? Devons-nous continuer sur ces lancées ou chercher dans d'autres directions ? Le nombre limité de nos abonnés ne semblerait-il pas faire croire que nous ne répondons pas aux besoins de la masse de nos lecteurs ?
Nos camarades nouveaux venus, les jeunes surtout, ne sont pas ici, ai-je répondu. Ils sont actuellement dans une salle avec nos responsables jeunes qui répondent à leurs questions. Et quelles sont ces questions ? Des questions de technique naturellement : ils veulent savoir comment pratiquer le texte libre, comment composer, imprimer et limographier, comment préparer le plan de travail, comment assurer l'indispensable discipline. Et ils ont raison, car nos techniques seraient sans valeur si elles ne leur permettaient pas de mieux travailler, pratiquement, dans leur classe. Nos réalisations leur ont évidemment donné un premier choc ; un doute est né en eux. C'est un premier pas. Seulement ils pensent trop souvent que nous avons des recettes toutes prêtes et qu'ils peuvent se présenter chez nous comme chez leur pharmacien et nous demander un petit flacon qui leur apportera les remèdes dont ils ont besoin.
C'est évidemment leur formation scolastique pseudo-scientifique qui leur vaut cet état d'esprit. Ils ne sont pas entraînés à se poser et à se reposer les problèmes — ce qui est contraire à l'enseignement scolastique. Ils n'ont pas à tâtonner, à chercher ou à inventer puisque d'autres avant eux ont établi les éléments d'une science qui leur offre les solutions, les seules solutions valables. Si ces solutions ne collent pas à leurs techniques de vie — et c'est courant — ils en sont comme désarçonnés, comme un enfant à qui on aurait appris méthodiquement tous les mouvements de la marche et qui serait incapable de trouver son équilibre dès qu'on le lâcherait dans la vie ; ils sont incapables de chercher par eux-mêmes les processus possibles adaptés à leurs nécessités vitales. On leur a désappris le tâtonnement expérimental que la science dédaigne et repousse.
Et quand nous disons à ces jeunes : cherche, crée avec nous, mets-toi à la besogne, ils ont peur comme l'enfant à qui on a appris le B A BA mais qui n'a pas été entraîné à lire intelligemment. Ils ont la mémoire et l'intelligence gonflées de connaissances, mais ils n'ont pas l'esprit ouvert.
Et c'est pourquoi les foules ne se bousculent pas à nos portes. Elles préfèrent se présenter chez l'apothicaire.
Ce n'est pas que ces éducateurs trouvent nos études trop difficiles. Nos recherches ne sont pas de leur monde, elles ne cadrent pas avec leurs actuelles techniques de vie. Ce n'est pas cela qu'ils veulent. Ils ne comprennent pas nos appels incessants à l'expérimentation et au tâtonnement. Toute la littérature pédagogique ne leur a-t-elle pas enseigné le contraire ?
Cette constatation nous est une raison de plus de nous attaquer aux vraies causes des difficultés que nous rencontrons. Ce ne sont ni le prix de notre matériel, ni même les difficultés de fonctionnement de nos outils qui arrêtent et bloquent sur leurs positions les camarades encore scolastiques : c'est qu'ils ne sont pas d'accord avec nous sur les processus d'acquisition, d'étude, de formation et de discipline que nous préconisons. Notre persuasion notre éloquence ou notre foi se heurtent à ce mur d'opposition et de passivité.
Ce qui veut dire qu'une bonne initiation ne doit pas forcément débuter par l'initiation technique. C'est la nouvelle technique de vie qu'il faut faire sentir et comprendre. Et on risque davantage de la comprendre dans la classe d'un camarade, à même la nouvelle atmosphère du milieu, dans les stages tout entiers imprégnés de cet allant qu'impriment les responsables. Les Congrès sont tout particulièrement aptes à donner ce choc qui incite les participants à douter de leur méthode, à envier les résultats obtenus par nos techniques. L'affectivité, la joie de la création, le naturel de l'effort remuent alors un recoin de vie que l'éducateur avait trop longtemps laissé en friche. Le départ est donné.
Dans la pratique, chacun abordera par le biais qui lui convient la technique nouvelle. Dans leur apprentissage naturel de la marche ou de la langue, les enfants ne suivent pas tous exactement les mêmes chemins. Cela dépend des premières expériences réussies, de la vivacité du sang, de la perméabilité à l'expérience, et d'un certain nombre d'impondérables trop divers pour qu'on puisse en tenter l'analyse. Nos camarades n'aborderont pas tous forcément eux aussi nos techniques par le même biais. Il en est qui s'en saisiront par le côté pratique, d'autres par le côté sensible. Mais il en est aussi qui sont, par nature et par formation, plus intellectuels, qui veulent comprendre d'abord et qui accéderont par cette compréhension à notre pédagogie. Pour ceux-là, notre revue est tout particulièrement indispensable. Elle cristallisera aussi les recherches qui, en France et hors de France, vont se poursuivre pour une reconsidération de nos techniques de vie, y compris naturellement les techniques de vie scolaires.
Ces considérations nous ont valu une intéressante intervention de M. Breuse, délégué officiel du Ministère belge qui a justement pris la parole pour demander qu'on s'intéresse tout particulièrement à la formation des jeunes instituteurs. Lorsqu'ils quittent l'E.N., ils ont, croient-ils, tout appris — le mal, on le voit n'est pas particulier à la France, nous craignons qu'il soit international —, ils sont munis du viatique que constituent les études psychologiques et pédagogiques dont on les a saturés. Ils n'ont plus aucun désir, aucun besoin de faire des expériences. Us sont, de ce fait, imperméables au progrès.
El M. Breuse a constaté que, comme on l'a maintes fois remarqué en France, les suppléants qui ne sont pas passés par l'E.N, sont d'ordinaire plus conscients de leurs insuffisances, donc tout disposés à chercher par eux- mêmes. Ils progresseront par l'expérience.
Et à l'autre bout du monde, Krishnamurti constate aussi : « Les personnes qui n'ont aucun titre universitaire sont souvent les meilleurs maîtres, car elles ne demandent pas mieux que de faire des expériences. » (3) Ceci dit, non pas pour laisser croire que l'Ecole Normale est mutile, mais pour faire comprendre que la préparation des éducateurs y est mal faite, et qu'il faut l'améliorer d'urgence.
Question à discuter, et pour laquelle nous serons très heureux d'avoir la collaboration des directeurs et professeurs d'Ecole Normale.
Les études telles que nous les offrent C. Combet et J. Vuillet sont donc à continuer et à développer avec l'apport si possible de tous les éducateurs conscients des nécessités d'un changement dans les Techniques de Vie.
Ce qui a manqué plutôt à notre revue, ce sont les approches de la pratique. Nos camarades ne se sont pas encore entraînés à nous communiquer leurs difficultés, leurs problèmes, leurs appréhensions et leurs craintes. Seuls Ber¬trand et Le Bohec nous ont apporté en permanence le fruit précieux de leurs réflexions mais le dialogue avec les théoriciens n'est pas vraiment engagé. Nous parlons chacun encore notre langue ; nous discutons chacun de nos problèmes ; nous ne les avons pas encore considérés dans leur inéluctable interdépendance.
Les primaires hésitent à écrire des articles, mais une discussion ne suppose pas forcément de longs développements. Peut-être y aurait-il avantage à lancer plusieurs circuits de cahiers de roulement qui nous apporteraient l'exposé à même la vie de nos problèmes essentiels dont notre revue se ferait ensuite l'écho.
Nos questionnaires nous ont déjà valu dans ce sens une abondante documentation que nous étudierons dans nos prochains numéros.
Nous avons été unanimes à reconnaître que l'accession aux Techniques Freinet suppose la création d'un esprit nouveau, d'un climat non scolastique, l'adoption d'une technique de vie naturelle.
Krishnamurti écrit encore ; « Pour le vrai maître, l'enseignement n'est pas une technique, c'est son mode de vie. »
Nous ne voudrions pas séparer les deux et c'est pourquoi nous nous préoccupons tellement des techniques de travail, mais dans le cadre d'un esprit, d'une technique de vie.
C'est ce passage de la pédagogie traditionnelle à notre pédagogie moderne qui est délicat à comprendre et à réaliser.
La discussion s'est alors engagée sur la question de savoir s'il n'y aurait pas un certain nombre de constatations à faire, de conseils à donner aux éducateurs qui se prennent à douter des vertus de la scolastique — c'est le premier stade — mais qui ne savent quels chemins suivre et risquent de se perdre dans les impasses de quelque méthode dévitalisée.
Le Dr Oury, qui a pris avec talent une si grande part à toutes nos discussions, est bien placé pour mesurer les dangers de cette aventure. On sait que l'Education du Travail, que les psychiatres nomment ergothérapie, s'est révélée comme un moyen précieux de cure avec les déficients mentaux. Seulement le sort de l'expérience risque d'être compromis par le fait que ceux qui doivent pratiquer l'éducation du travail n'en sentent point l'esprit et ont cru parfois qu'ils pouvaient la réaliser dans le climat traditionnel des hôpitaux psychiatriques. Ce qui a engagé le Dr Daumazon à donner comme titre à une de ses conférences : « La révolution psychiatrique trahie ».
Notre révolution pédagogique pourrait elle aussi être trahie si nous ne suscitons, pour la nourrir, l'esprit, les techniques de vie qui lut donneront son véritable sens et qui, par leur succès, mobiliseront tes meilleurs parmi les éducateurs.
Nous nous sommes demandé, alors, avec le Dr Oury, s'il n'y aurait pas possibilité d'éclairer notre marche, chaotique et difficile, par l'établissement d'une sorte de diagnostic auquel nous pourrions nous-mêmes nous référer pour notre conduite en vue de la réalisation de ces techniques de vie.
Nous sommes comme au carrefour des chemins.
II y a des voies qui nous ont valu suffisamment d'éclatantes erreurs pour que nous puissions placer à l'entrée le trait rouge : interdit.
Il est des chemins qui, certains jours, sont impraticables, du moins avec certains individus. Là nous placerions un feu orange qui voudrait dire : ne s'y engager qu'avec prudence, en gardant l'esprit en éveil.
Et enfin, nous aurions les allées royales, recommandables à tous et en toutes saisons, et à l'entrée desquelles nous placerions un engageant feu vert.
L'établissement expérimental de ce diagnostic serait à lui seul tout un programme pour notre revue. Nous pourrions dès maintenant établir une liste de ces divers chemins, verts, oranges ou rouges, et nous amorcerions, nationalement et internationalement, des enquêtes qui pourraient être décisives.
Quelques exemples ont tout de suite été abordés.
L'interrogation par exemple doit-elle avoir feu rouge, feu orange ou feu vert ? On connaît déjà notre position : feu rouge. Plusieurs participants, dont M, de Saint-Aubert, font remarquer que l'interrogation a pourtant été recommandée de tous temps et que les enfants l'affectionnent jusqu'à en faire des jeux. Ce qui est exact. Notre anathème n'est valable que pour l'Ecole, pour les interrogations qui ont une incidence disciplinaire, plus ou moins sanctionnée par des notes, un classement ou des punitions. Si nous parvenons à dépasser ce handicap et à susciter une saine et naturelle émulation alors l'interrogation pourrait devenir bénéfique.
Dans le cadre actuel de l'Ecole, il vaut mieux donner feu rouge à l'interrogation que nous aurons avantage à remplacer par la formule des brevets.
Dans le cadre de la préparation de ce diagnostic il y aurait lieu de discuter de la réalisation, à l'Ecole comme dans la famille d'un milieu enfantin qui aurait ses prérogatives et ses lois et dont la coopération scolaire serait, à un certain degré, le cadre formel.
Il existe, dans la société, des mondes qui sont si distincts l'un de l'autre qu'aucun contact humain n'est pratiquement possible : le monde prolétarien en face du monde de la grande bourgeoisie ; le monde des travailleurs et celui des snobs et des jouisseurs, le monde des Européens et celui d'une tribu d'Afrique, Il y a entre eux comme une barrière, parfois infranchissable. Ce qui ne veut pas dire que l'un de ces mondes soit mineur par rapport aux autres, ni que l'un doive dominer l'autre.
Il y a de même en face du monde des adultes le monde des enfants qui vit selon d'autres normes, avec d'autres conceptions, dans le cadre de certaines techniques de vie. Pendant longtemps les adultes se sont comportés vis à vis du monde des enfants comme les colonialistes ont agi avec les tribus indigènes : leurs conceptions, leurs idées, leurs pratiques ne pouvaient avoir aucune valeur humaine ; il fallait les leur interdire au plus tôt pour les hausser à la civilisation européenne.
Ce que faisaient les enfants n'avait pas davantage de valeur ou de signification pour les adultes. C'étaient des « enfantillages » à réprimer ou à dépasser.
Il en est résulté une incompréhension totale entre les deux mondes, une opposition permanente au sein de laquelle les enfants se défendaient comme ils pouvaient, souvent par ruse ou par violence.
Nous avons montré par nos techniques que le monde des enfants est d'une richesse tout intuitive certes, mais qui n'en a pas moins ses caractéristiques, ses traditions et ses lois. Les enfants ne nous comprennent pas, mais nous ne les comprenons pas mieux. Nous les accusons de ne pas faire effort pour nous comprendre, mais nous n'en faisons pas davantage pour les comprendre aussi. Nous les disons de ce fait égocentriques et nous le sommes plus qu'eux.
Notre premier mouvement, en face du monde des enfants, c'est le mépris. Nous ne prenons pas au sérieux ce qu'ils réalisent ou ce qu'ils disent. Au mieux nous les écoutons avec condescendance, étonnés que nous sommes qu'ils aient encore peur du loup.
Par nos techniques nous prenons les enfants au sérieux ; nous les aidons à vivre leur vie avec intensité et profit ; nous nous étonnons de leur sérieux au sein de leur société ; nous les encourageons à mettre en valeur leurs réussites.
Tout nous reste à découvrir de ce monde des enfants au sein duquel nous trouverions beaucoup plus de bon sens, de logique, d'ardeur et d'espoir, si nous ne pervertissions ces qualités par la détérioration systématique de ce qui est l'essentiel de leur vie et de leur devenir. C'est avec une ferveur émouvante que nous avons tous écouté Delbasty nous raconter la naissance et l'éclosion de son «marchand de joie » si profond et si complet dans sa conception digne d'une genèse.
La prise de conscience par les éducateurs de l'importance et de la valeur du monde des enfants vaudrait aussi que nous en discutions pour donner assises à nos révélations. Cette étude pourrait d'ailleurs être complétée par les recherches à poursuivre en accord avec l'O.C.C.E. sur la coopération scolaire.
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Dans ce souci d'établissement d'un plan pour nos travaux à venir, j'ai présenté moi-même l'idée d'une analogie beaucoup plus poussée qu'on ne croit entre certaines carences physiologiques, des manies et des névroses et des tares pédagogiques pour lesquelles nous ne parvenons parfois pas à trouver des remèdes.
Nous avons actuellement à traiter dans notre Ecole un certain nombre d'enfants très normalement intelligents pour qui certains travaux scolaires semblent vraiment allergiques : il en est qui sont fermés pour le calcul — à l'Ecole et non dans la vie ; d'autres qui sont incapables d'écrire plus d'une ligne dans une matinée.
Or, nous avons la preuve que cette impuissance, ce blocage sont la conséquence d'un trouble physiologique grave suscité par certaines erreurs de l'Ecole. Xavier prend mal au ventre quand il doit écrire un texte ; tel autre a envie d'uriner quand arrive la leçon de calcul.
Ces troubles, que l'Ecole a toujours négligés, sont beaucoup plus fréquents qu'on ne croit et nous ne faisons que les accentuer quand nous aggravons encore les procédés pédagogiques qui leur ont donné naissance.
II y aurait là une enquête supérieurement intéressante à mener, en nous scrutant nous-mêmes d'abord, tant dans notre comportement actuel que dans nos souvenirs.
Un de nos camarades nous a rapporté comment, trop frappé par son instituteur lorsqu'à l'Ecole, il passait au tableau, en a contracté une phobie maladive du tableau noir. Et aujourd'hui encore, il se sent sans moyen s'il est dans une classe avec le tableau noir et c'est parce que les réunions de groupe se font d'ordinaire dans des salles à tableau noir qu'il appréhende toujours de s'y rendre. Sa classe elle-même lui serait physiologiquement insupportable si nos techniques ne lui permettaient pas d'autres activités vivantes, dont le tableau n'en est plus le centre.
Au moment où médecins, psychologues et pédagogues s'ingénient à rechercher les causes de la dyslexie, de la dysorthographie et de toutes les maladies scolaires en ie, il serait bon que l'Ecole Moderne présente des études et des solutions qui sont appelées à bouleverser les considérations classiques.
Bertrand et Le Bohec ont posé la question du bonheur. Elle est liée aux problèmes que nous avons abordés d'autre part et que nous livrons ici à la réflexion de nos camarades.
Une partie assez importante de nos réunions a été employée d'autre part à la préparation de nos thèmes de séance plénière : La santé mentale des enfants et des maîtres, et La modernisation de l'Enseignement. La commission des classes de perfectionnement qui s'était jointe à nous a pris une part active à nos travaux.
Nous n'avons certes pas la prétention d'avoir rien résolu en quelques séances de Congrès et au cours de quelques heures de réunion de Commissions. Notre but — et il a été atteint — était surtout de faire, ou de refaire connaissance, de nous poser les problèmes, d'en examiner l'urgence, et d'en préparer l'étude pour les mois à venir.
Ces questions seront débattues plus longuement au cours des colloques Techniques de Vie qui s'organisent départementalement et régionalement et pendant le Colloque international qui aura lieu à Vence les 28 et 29 août et au sujet duquel nous donnerons sous peu d'autres précisions.
Notre Congrès d'Avignon, par les larges confrontations qu'il a permises, marquera une date dans notre œuvre Techniques de Vie. Si nous mesurons le chemin parcouru au cours de cette première année, nous avons tout lieu d'être satisfaits et de regarder avec optimisme les tâches originales et passionnantes qui nous attendent.
Dans la revue « Techniques de Vie » (décembre 1959) M. COMBET écrit :
Le style imité ressemble à ces moulures de plâtre qui encombrent les halls des musées et leur donnent l'aspect des cimetières. Ce n'est pas à couler des moulures mais à tailler le bois et la pierre que l'on devient sculpteur. L'important c'est en réalité de libérer le style de l'enfant ; que l'enfant se crée un style à son image et qu'il produise des œuvres où il reconnaisse sa façon d'être au monde ; telle est la vertu du texte libre, du dessin libre, de la danse libre.
Expliquer et commenter cette opinion.
(Sujet de C.A.P. de Février, dans le Vaucluse, relevé dans le Bulletin de l'Inspection Académique.)
(1)Ed. Pion, Paris.
(2) Ecole Moderne, Cannes.
(3) KRISHNAMURTI : De l'Education, Delachaux et Niestlé.
Progression logique et progression naturelle
Pour savoir parler, il faut connaître des mots puisque la langue est formée de mots ; donc commençons par nommer tel ou tel objet ; et ensuite seulement demandons à l'enfant d'assembler ces mots dans des phrases.
Pour savoir écrire, il faut connaître les différentes parties de la lettre puisque ces parties se retrouvent d'une lettre à l'autre ; donc commençons par tracer des jambages ou des arrondis ; et ensuite seulement on tracera les lettres depuis ¡a plus simple jusqu'à la plus compliquée.
Pour savoir lire, il faut identifier les lettres elles-mêmes puisque chaque mot est formé de lettres; donc commençons par déchiffrer les lettres séparées puis leurs combinaisons ; et ensuite seulement demandons-nous ce que signifient ces assemblages.
Pour savoir rédiger, il faut être capable de composer une phrase ; donc, commençons par de nombreux exercices « d'imitation » et « d'enrichissement » à partir de phrases plus simples ; puis juxtaposons-en plusieurs pour constituer un « paragraphe » ; et ensuite seulement unissons plusieurs paragraphes pour aboutir à une « rédaction ».
Pour savoir résoudre des problèmes, il faut savoir effectuer les 4 opérations ; mais pour ne pas se tromper dans ces opérations, il faut connaître les nombres puis leurs rapports. Donc commençons par apprendre ces nombres ordinalement puis cardinalement ; disposons-les alors convenablement dans les opérations ; et ensuite seulement cherchons des données de problèmes.
Pour savoir orthographier, il faut connaître les règles grammaticales ; donc commençons par apprendre les règles et ensuite seulement faisons-les intervenir dans des phrases.
Pour savoir expérimenter, il faut d'abord savoir observer ; mais pour savoir observer, il faut savoir se servir de ses sens ; donc commençons par affiner ceux- ci sur une matière en elle-même indifférente ; et ensuite seulement demandons- nous quelle signification il faut attacher à tel phénomène.
Pour apprendre l'histoire, il faut des repères ; donc commençons par poser des jalons même s'ils n'ont aucune efficacité puisque le jeune enfant n'a pas le sens du temps ; et ensuite seulement demandons-lui d'enchaîner et d'interpréter les faits.
Pour comprendre la géographie, il faut connaître certains mots techniques ; donc commençons par définir ces concepts, au besoin indépendamment de leur contenu ; et ensuite seulement interrogeons les réalités.
Pour connaître les figures de géométrie, il faut connaître leurs éléments et se servir des plus simples pour engendrer les plus compliquées ; donc allons du point à l'angle, puis du carré au trapèze ; et ensuite seulement demandons-nous quelles sont les plus courantes dans la nature.
Pour savoir analyser, il faut connaître les parties de la phrase ; donc commençons par les identifier en elles-mêmes ; puis reconnaissons-les dans une phrase ; et ensuite seulement demandons-nous quel est leur rôle dans cette phrase.
Pour connaître la musique, il faut connaître les notes puisqu'aussi bien une partition est formée de notes ; donc commençons par apprendre le solfège ou même éventuellement l'histoire des instruments ; et ensuite seulement apprenons à chanter.
Pour savoir dessiner, il faut savoir tracer des lignes puisqu'aussi bien un dessin n'est jamais qu'un assemblage de lignes ; donc commençons par tracer des lignes droites puis brisées ; et ensuite seulement harmonisons entre elles des lignes courbes.
Pour se développer physiquement, il faut savoir exécuter correctement les mouvements ; donc décomposons ceux-ci dans leurs moindres parties ; et ensuite seulement entraînons-nous à leur exécution complète.
Le bon sens se flatte d'être logique. Et la logique recommande d'opérer ainsi. Dès lors l'école traditionnelle ne s'en fait pas faute.
Mais que vaut une telle progression ?
***
On n'a pas toujours remarqué l'opposition flagrante qui existe entre les Instructions Officielles de 1923 et celles de 1938. Ou si on l'a remarquée, on s'est bien gardé de lui reconnaître toute sa portée. Et pourtant celle-ci mérite d'être relevée.
Qu'on nous excuse de citer in extenso le passage incriminé ; mais c'est une nécessité :
« Au point de vue de la méthode, les instructions de 1923 ont donné lieu à plus d'un malentendu. Dans le souci de «procéder par étapes», elles prescrivent d'exercer d'abord les enfants à assembler les éléments d'une proposition, puis à écrire correctement une phrase simple, pour passer ensuite à la construction d'un paragraphe, la «véritable rédaction» n'apparaissant qu'au terme de cette progression. C'est ainsi qu'autrefois on commençait l'étude du dessin par la ligne droite ; on traçait ensuite des lignes brisées et les différentes sortes de lignes courbes ; on apprenait enfin à combiner ensemble ces éléments en réalisant des formes simples et conventionnelles : le dessin des objets réels était le terme des exercices. Une telle méthode n'était pas plus « artificielle» (1) que celle qui consiste à combiner des mots pour former des propositions, des propositions pour former des phrases, et ainsi de suite : les résultats étaient médiocres. Depuis plus de vingt-cinq ans, on l'a transformée : on commence par mettre les enfants en face des objets réels : ils s'exercent à les dessiner comme ils peuvent ; le maître, les dirigeant discrètement, leur montre comment il faut observer les choses ; ils apprennent certes à tirer des lignes, mais chaque partie d'une ligne est exécutée en vue de l'ensemble de l'objet ; l'étude des lois de la perspective vient à son heure, beaucoup plus tard : avant de dégager ces lois par la réflexion, les enfants auront appris, par l'habitude et par l'usage, à les appliquer pratiquement. Dans la parole et dans la rédaction comme dans le dessin, la démarche de la pensée va nécessairement du tout à la partie, c'est-à-dire de la rédaction au paragraphe et à la phrase, de la phrase à la proposition et au mot. Une ligne ou une surface sont des abstractions sans réalité, de même que la phrase n'a de sens que dans le paragraphe, le mot et la proposition dans la phrase. Dans la rédaction, on commence par une idée d'ensemble du sujet : c'est en cherchant à se préciser que l'idée se divise, s'analyse et trouve par là-même son expression. »
***
Autrement dit, les Instructions Officielles de 1938 s'élèvent véhémentement contre celles de 1923 dans la mesure où celles-ci préconisent la progression très méthodique et, pour tout dire, parfaitement « logique » qui consiste à aller du simple au complexe. Les mêmes Instructions de 1938 trouvent au contraire beaucoup moins « artificiel » d'aller du complexe au simple, et cela non seulement « dans la rédaction » mais « dans la parole... comme dans le dessin »,
Dès lors, qu'il y ait dans ce passage une légitimation des méthodes d'expression naturelle, c'est bien certain. A sa lecture, c'est la première réaction qui vient à l'esprit. Et on n'a pas manqué de s'y référer pour justifier l'emploi de techniques aussi strictement définies que le « texte libre » ou le « dessin libre » dans la mesure même où ces techniques substituaient une solution de rechange à ce que de telles Instructions condamnaient.
Mais n'est-il pas permis d'aller beaucoup plus loin en ce sens et, par-delà le plan des techniques proprement dites, de remonter jusqu'aux conceptions philosophiques qui perpétuent en réalité un tel conflit. Dans le cas présent c'est là une entreprise d'autant moins déplacée et superfétatoire que l'histoire même de la pédagogie contemporaine l'exige expressément. « Depuis plus de vingt-cinq ans», prétendent ces mêmes Instructions, «on a transformé» la méthode. « Depuis plus de vingt-cinq ans »... c'est-à-dire : déjà avant 1923. Or reportons-nous à ce qui se passe de nos jours. Que constatons-nous ? Dans la majorité des classes, l'ancienne méthode subsiste encore triomphalement (authentifiée même à l'emploi du temps sous la rubrique : « construction de phrases »). Et si elle subsiste, c'est peut-être bien parce qu'elle s'inspire d'une philosophie implicite solidement ancrée et particulièrement tenace.
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N'attendons point davantage pour la nommer : cette philosophie est la philosophie cartésienne.
Qu'on nous entende bien : non point la philosophie de Descartes lui-même, telle qu'on peut la découvrir dans les Méditations ou le Traité ; mais cette image vulgarisée qu'on en donne en s'autorisant du nom de Descartes comme d'un symbole ; ou plus exactement ce résidu d'un grand courant de pensée tel qu'il a pu se cristalliser dans l'opinion commune ; le point précis où, pour reprendre une distinction célèbre (2), une «mystique» s'est dégradée en « politique ».
Bergson contre Descartes : il n'est pas niable que l'auteur des Instructions de 1938, précisément parce qu'il était un bergsonien convaincu, a voulu réagir contre ce qu'il estimait être une interprétation outrancière de la fameuse méthode cartésienne. Si l'on en doutait, il suffirait de se reporter à quelques formules parfaitement limpides à cet égard, « La pensée, naturellement chaotique et confuse, se présente d'abord comme un tout, elle « se précise pour s'exprimer » et on peut dire qu'elle ne peut se préciser qu'en s'exprimant : c'est par approximations successives qu'elle élabore son expression, esquissant d'abord la composition générale de la phrase, puis essayant des formules où les mots se présentent en groupes, plusieurs pour une même idée, se précisant enfin tout à fait dans la clarté du mot propre enfin découvert ». Et aussi : « il ne s'agit pas d'expliquer le sens général et les nuances de la pensée dans ce paragraphe à l'aide du sens des mots. Il s'agit au contraire, le paragraphe ayant été lu et compris au cours d'une précédente leçon de lecture, d'étudier le sens précis de tel ou tel mot, en utilisant les autres mots de la phrase, le sens général du morceau et le détail des expressions caractéristiques ». Et encore : « Dans la réalité vivante de la parole, une phrase n'est pas une addition de termes indépendants qu'on a assemblés, c'est une synthèse psychologique » où chaque partie est déterminée par la conscience de l’ensemble » (3).
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Si toute la pédagogie traditionnelle est encore à ce point obsédée par l'idéal d'une progression méthodique, il ne fait pas de doute qu'elle le doit à une tournure d'esprit — nous allions écrire : à un travers national — dont l'étranger, beaucoup plus empiriste généralement, ne manque pas de se gausser à l'occasion. Sans même qu'il soit fait nommément allusion au célèbre précepte qui recommande de « diviser chaque difficulté en autant de parties qu'il se peut pour la mieux résoudre », un cartésianisme vulgaire est tellement passé dans les mœurs, il a tellement imprégné « l'air pédagogique », que la plupart des éducateurs (pour ne pas dire : des théoriciens !) s'y réfèrent sans même en avoir conscience.
Sous-jacent à la masse entière des activités scolaires, un même raisonnement simpliste se décèle : l'enfant n'a pas des facultés intellectuelles aussi développées que l'adulte, il a plus de peine à abstraire et n'est pas capable d'un effort d'attention soutenu ; des lors divisons les difficultés que présente chaque discipline en autant de parties qu'il se peut pour les mieux surmonter; il suffira de commencer par les plus simples et de procéder d'une manière très méthodique pour en venir fatalement à bout.
D'une manière plus explicite encore, qu'est-ce qu'un tel raisonnement signifie ? Les programmes ont pris soin d'énumérer, par discipline et par année, toutes les notions qui constituent « ce qu'il n'est pas permis d'ignorer ». Dès lors il va suffire d'étaler ces notions sur tout le long de l'année en s'attaquant d'abord assurément aux plus accessibles et en prévoyant une savante progression de l'une à l'autre pour se rendre en fin d'année « comme maître et possesseur » de ce savoir tout entier et, partant, s'assurer d'une complète domination sur le monde des choses ; quant aux activités instrumentales, c'est précisément en jouant à cette occasion qu'elles s'affineront et se fortifieront le mieux.
Précisément, les « leçons » ont été instituées en vue des programmes, eux- mêmes institués en vue des examens. Elles représentaient apparemment la solution la plus « logique », Puisqu'un programme se débite en tranches et puisqu'il faut avoir ingurgité toutes celles-ci pour le jour de l'examen, chacune doit bien se proposer de faire assimiler une certaine ration. Chacune doit être organisée essentiellement en vue de ce but.
***
La pédagogie classique n'est rien d'autre que l'ensemble des moyens favorisant une telle hygiène.
Qu'on ne s'y trompe pas en effet ; si des « progrès » ont été réalisés jusqu'à ce jour sous son couvert, c'est dans cette perspective, et dans cette perspective exclusivement.
Les différents « procédés » qu'on a baptisés jusque-là du nom pompeux de « méthodes nouvelles » n'ont pas eu d'autre visée et finalement d'autre ambition que d'épicer les recettes culinaires jusque-là usitées en vue de rendre moins laborieuse une telle assimilation. Plus d'une fois, il est arrivé qu'un tel cadre de travail a failli être disloqué. Mais il n'a jamais été sérieusement question d'y attenter. Comment est encore réglée de nos jours la vie scolaire dans l'immense majorité des classes, sinon comme une succession de «leçons»? Et quel objectif se propose chacune d'elles, sinon d'apporter à point nommé un certain lot de notions à faire assimiler très méthodiquement ? Même des séances comme le dessin (si « ordonné» !) et la gymnastique (si « construite» !) n'échappent point à la règle. Toute l'organisation scolaire repose encore sur une telle conception, il se peut bien qu'en début de leçon le maître recoure à des artifices variés pour déclencher l'intérêt et qu'il multiplie ensuite les stratagèmes pour obtenir de ses élèves cette « activité » si recherchée. Mais c'est toujours dans le même cadre intangible de travail que tant de ruses sont déployées. Et pour être tout à fait fixé sur ce qui se passe en ce moment même, il suffit de voir quel usage scolastique est désormais réservé à ces moyens jusque-là inédits que sont les moyens audiovisuels !
***
A n'en pas douter, ce sont les examens qui pour une bonne part ont créé ce respect quasi superstitieux du programme. La crainte panique d'un «trou» dans l'information des candidats a étendu démesurément la matière de chaque chapitre et institué d'impératifs mots de passe pour se reconnaître dans ce labyrinthe. Et si mes élèves n'avaient pas étudié la question tirée au sort !
Mais qu'en advient-il dans le cycle primaire ?
La circulaire ministérielle du 30-V-1956 interdit, de la manière la plus stricte, tout examen de passage. Ce qui n'empêche pas qu'on en organise parfois dans certains établissements entre le CE1 et le CE2 ou entre le CM1 et le CM2 !
L'examen d'entrée dans les classes de 6e a été supprimé ou plus exactement n'est maintenu que pour les enfants jugés faibles par le maître lui-même. L'arrêté ministériel du 27-XI-1956 dispose dans son article IV : Pour chaque classe du Cours Moyen deuxième année des établissements d'enseignement public, le maître établit trois listes des élèves, répartis en quatre groupes (très bons, bons, moyens, médiocres) et classés dans chaque groupe selon un ordre de mérite justifié par une note chiffrée... Sur le vu de ces informations, la Commission départementale d'admission établit la liste des élèves de valeur égale ou supérieure à la moyenne. Ceux-ci sont admis sans examen dans la classe de sixième.
Quant à l'examen du Certificat d'Etudes Primaires Elémentaires, il a toutes chances de disparaître avant peu du fait de la prolongation de la scolarité. Il se justifiait comme « examen de sortie », tant que l'obligation n'excédait pas 14 ans. Dès l'instant que cette obligation est portée à 16 ans, il perd sa raison d'être.
Faisons le compte : que subsiste-t-il de tous ces examens si « tyranniques » ? Actuellement, presque rien ; et sous peu : strictement rien.
Dès lors, qu'on ne vienne plus arguer de la préparation aux examens pour justifier une étude exhaustive des programmes !
***
Au demeurant ceux-ci sont effrayants seulement pour qui n'a pas pris la peine de les lire et a préféré se fier aux têtes de chapitres des manuels.
Pour la plupart des disciplines, les notions à inculquer tiennent dans le creux de la main. C'est le cas notamment pour la grammaire où la progression est devenue particulièrement lente depuis l'arrêté d'octobre 1950. Si tel programme paraît encore encombré, c'est parce que le maître éprouve la nécessité de revenir sur des notions antérieures : ainsi la règle du participe passé devient difficile à assimiler si l'enfant bute encore sur l'accord de l'adjectif avec le nom et du sujet avec le verbe. Mais à qui la faute ? Un tel handicap aurait été levé par des tâtonnements opportuns.
Pareillement, dans les programmes de sciences, de notables allégements ont été encore apportés par l'arrêté du 30-VII-1953. Au surplus, les Instructions Officielles ont toujours pris franchement parti pour le maximum de souplesse et, parfois même, se sont cantonnées volontairement dans le vague pour laisser plus de liberté encore. Ainsi, est-il préconisé, « le maître ne se croira pas tenu de traiter toutes les questions mentionnées ci-après. Quelques observations bien conduites valent mieux que l'examen superficiel de nombreux faits. » Recommandation qui, soit dit en passant, n'empêche pas une classe sur deux de traiter fidèlement tous les sujets du manuel (« d'observation » !) dans l'ordre même où ils sont mentionnés à la table des matières... et, au besoin, sans l'objet requis !
Que la note ministérielle du 8-VII-1957 laisse au maître la liberté de choisir « parmi les treize questions d'histoire figurant au programme du Cours Moyen, deux questions d'histoire du moyen-âge, deux questions d'histoire moderne, trois questions d'histoire contemporaine depuis 1789 », et inévitablement cette liberté déconcerte. Dans combien de classes traditionnelles ladite note est-elle appliquée dans son esprit... et même est-elle appliquée tout court ? Telle Commission paritaire éprouve aussitôt la nécessité de préciser la liste exacte des questions à étudier pour toutes les classes du département. L'anecdote de Napoléon tirant sa montre garde toute son actualité.
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A dire vrai, les examens ne sont « tyranniques » et les programmes « effrayants » que pour qui tient et s'accroche désespérément à un cadre de travail justifiant une telle légende.
Aucun responsable digne de ce nom n'a jamais fait le reproche à un instituteur d'avoir omis telle notion précisée par le manuel. Ou s'il l'a fait, c'est en violation de l'esprit même des programmes. Bien plus généralement ce sont les instituteurs eux-mêmes qui se sont crus astreints à une étude exhaustive. Et s'ils ont été pénétrés d'une telle « nécessité», c'est parce qu'ils se référaient implicitement au même préjugé — du moment que les programmes mentionnent le lot de notions à faire acquérir dans chaque cours et pour chaque discipline, il a paru « évident » que ta meilleure — et la seule ! — manière d'opérer consistait à étaler ces notions sur toutes les semaines de l'année scolaire et à les aborder méthodiquement par le truchement d'une progression logique en tous points.
Or, pour être fréquent et grossier, ce contresens n'en est pas moins patent. Car il en résulte deux choses :
Une valorisation abusive des connaissances elles-mêmes en tant que moyen de former un individu ;
Une méconnaissance foncière du processus psychologique par lequel le jeune enfant effectue ses propres acquisitions intellectuelles.
***
1) Une valorisation abusive des connaissances elles-mêmes en tant que moyen de former un individu.
Il est piquant de constater combien de théoriciens se réclament très sérieusement de Montaigne pour affirmer superbement qu'à toute « tête bien pleine » doit désormais se substituer « une tête bien faite» alors qu'ils se gardent bien de suggérer la moindre innovation pratique qui aille franchement en ce sens.
D'ailleurs en sont-ils capables ? On finit par se poser la question tant l'acharnement qu'ils mettent à prouver la première proposition constitue un commode alibi en vue de la seconde. Du moment que toutes les règles de la rhétorique ont été respectées au cours de la réfutation préalable, que demander de plus ? Aux praticiens «de faire le reste » !
Comme si ces quelques pirouettes verbales pouvaient tenir lieu de baguette magique ! Et comme s'il suffisait de dénoncer théoriquement le mal pour qu'ipso facto ce tableau de la situation scolaire se pare des couleurs les plus roses !
On est bien plutôt en droit de se demander si cette façon de s'imaginer que la pratique va docilement emboîter le pas à la théorie, pour naïve qu'elle se donne de prime abord, ne constitue pas une mystification suprême du conservatisme le plus étroit en vue de maintenir plus solidement ce qu'on se donne l'élégance de dénoncer.
C'est un fait que l'école traditionnelle a tenté quelques efforts pour rendre moins exorbitante la place dévolue à l'acquisition des connaissances eu égard à la formation de l'esprit ou du caractère. Il est exact qu'un certain nombre de « procédés » ont été progressivement élaborés et étiquetés en vue d'obtenir que le jugement passe avant la mémoire. Au lieu que les notions soient livrées d'emblée à l'enfant qui n'avait plus d'autre tâche que de les enregistrer passivement au moyen de répétitions mécaniques, le maître s'ingénie de plus en plus à obtenir que l'enfant les « découvre» spontanément afin de ne plus en passer par certains concepts sans les avoir chargés lui-même du contenu adéquat. C'est ainsi qu'il n'existe plus declasse digne de ce nom (du moins on veut bien l'espérer !) où la règle de grammaire soit énoncée avant que les élèves l'aient induite en constatant à même le tableau noir, où la liste entière des terminaisons d'un verbe soit mise sous les yeux avant qu'elle ait été reconstituée à partir de l'usage, où les traits de caractère d'un personnage historique, soient indiqués avant qu'ils aient été inférés d'après une gravure collective, où une loi physique soit formulée avant que les expériences aient été entreprises, où des mots nouveaux soient appris avant qu'un certain contexte en ait appelé l'emploi, où des définitions géographiques soient données avant que les yeux se soient tournés vers les réalités ambiantes.
Dès lors, si l'on juge de tels procédés en fonction de la situation antérieure et surtout si l'on se réfère à certaines grandes règles pédagogiques universellement admises (comme la nécessité d'aller du connu à l'inconnu, du concret à l'abstrait, du particulier au général, celle d'en passer préalablement par l'observation et même la manipulation, celle de faire découvrir au lieu d'imposer), on peut estimer apparemment qu'il y a «progrès ».
Mais ne doit-on pas en réalité considérer ces procédés comme autant d'expédients destinés à rendre moins paradoxale une situation qui ne laisse pas pour cela de demeurer en porte-à-faux ? Et même, n'est-ce pas sous ce jour qu'il convient d'envisager tout l'ensemble de la pédagogie traditionnelle ? Ne représente-t-elle pas un pis-aller s'accommodant tant bien que mal d'une position inconfortable ?
Car elle aura beau faire. La contradiction n'en demeure pas moins. Tant que subsistera le cadre de « leçons » et aussi longtemps que ces « leçons » n'auront pas été remplacées par des activités fonctionnelles, aucun tour de passe-passe ne permettra jamais de donner d'autre objectif à chacune d'elles que de déverser un certain lot de connaissances découpées très logiquement dans le cadre d'une répartition méthodique.
Une solution de facilité — nous allions dire : une solution de paresse ! — a toujours consisté, sous le prétexte de la préparation aux examens et avec l'alibi du respect scrupuleux des programmes, à ramener l'éducation à l'instruction sous sa forme la plus intellectualiste, c'est-à-dire très exactement à n'envisager les programmes (eux-mêmes considérés dans l'unique perspective des examens) que sous la forme de connaissances à faire acquérir ; et à faire acquérir le plus méthodiquement possible (car, dès l'instant qu'une certaine masse de notions se profile à l'horizon, il devient indispensable de l'ordonner très logiquement en la divisant en autant de parties qu'il se peut pour la mieux surmonter).
Héritage d'époques révolues où la formation de l'individu se ramenait effectivement à l'acquisition de connaissances, la leçon est encore ce qu'on a inventé, si l'on peut dire, de mieux (c'est-à-dire de pis !) à cette fin précise.
Or tient-on compte en cela de ce que nous apprend une psychologie enfin devenue génétique et fonctionnelle ?
2) Une méconnaissance foncière du processus psychologique par lequel le jeune enfant effectue ses propres acquisitions intellectuelles :
« Dans la parole et dans la rédaction comme dans le dessin, la démarche de la pensée va nécessairement du tout à la partie, c'est-à-dire de la rédaction au paragraphe et à la phrase, de la phrase à la proposition et au mot. Une ligne ou une surface sont des abstractions sans réalité, de même que la phrase n'a de sens que dans le paragraphe, le mot et la proposition dans la phrase. Dans la rédaction, on commence par une idée d'ensemble du sujet : c'est en cherchant à se préciser que l'idée se divise, s'analyse et trouve par là-même son expression » disent les Instructions Officielles de 1938.
S'il en est ainsi — et il en est ainsi — qu'advient-il de cette progression si méthodique parce que si logique ?
Est-il « logique » que, pour savoir parler, l'enfant commence par apprendre des mots séparés ? Ou n'est-il pas plus « naturel » que dans le continuum sonore qui l'entoure, il distingue de mieux en mieux des expressions d'après les besoins qu'il en a ?
Est-il « logique » que, pour savoir écrire, il aille méthodiquement de la barre ou du rond à la lettre? Ou n'est-il pas plus « naturel» qu'il gribouille d'abord sa feuille et apprenne à reproduire certaines arabesques ?
Est-il «logique» que, pour savoir lire, il faille apprendre les lettres puis leurs combinaisons ? Ou n'est-il pas plus « naturel » que, dans certains ensembles racontant une histoire, l'enfant établisse certains rapprochements utiles?
Est-il « logique » que, pour résoudre des problèmes (si peu « pratiques », au vrai sens du mot !), il ait à s'initier d'abord aux quatre opérations? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il recoure à l'apprentissage des opérations dans la mesure même où il en a besoin pour venir à bout des données du « calcul vivant » ?
Est-il «logique» que, pour orthographier correctement, il en passe d'abord par les règles grammaticales ? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il découvre les graphies correctes et, par surcroît, les règles sous-jacentes, à l'occasion de l'emploi qu'il en fait ?
Est-il « logique » que, pour rédiger, il « imite » et « enrichisse » d'abord des phrases, puis des paragraphes et enfin des rédactions ? Ou n'est-il pas plus « naturel» qu'il écrive quand il en a envie?
Est-il « logique » que, pour acquérir l'esprit scientifique, il contemple ce qu'on lui dit d'observer ? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il aille à la vérité en partant d'erreurs rectifiées comme l'a toujours fait la science elle-même et comme continuent à le faire les chercheurs de nos jours ?
Est-il « logique » que, pour connaître l'histoire, on accumule événements et portraits ? Ou n'est-il pas plus « naturel » d'ordonner certaines séquences d'après des repères familiers ?
Est-il « logique » que, pour comprendre la géographie, l'enfant se gargarise de belles définitions ? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il abstraie et généralise à partir de ce qu'il voit ou apprend par ses correspondants ?
Est-il « logique » que, pour devenir un parfait géomètre, il construise les figures à partir des différentes formes de lignes ? Ou n'est-il pas plus «naturel » qu'il découvre les propriétés du rectangle en voulant construire un panneau d'affichage ou une boîte à insectes ?
Est-il « logique » que, pour analyser, il lise à la première page du manuel quels sont les « éléments » de la phrase ? Ou n'est-il pas plus «naturel » qu'il repère le rôle du mot dans la phrase d'après le contexte ?
Est-il « logique » que, pour devenir musicien il apprenne successivement sept notes savamment placées à des altitudes équilibrées ? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il aille du bruit au son en tapant d'abord sur ce qui se présente à lui?
Est-il « logique » que, pour imiter Vinci, on lui dise qu'une ligne droite est plus simple qu'une ligne courbe ? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il exprime par le pinceau ce qu'il éprouve le besoin de dire, quitte à se piquer au jeu de traits de plus en plus heureux ?
Est-il « logique » que, pour se développer physiquement, il apprenne « l'école du soldat »? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il se préoccupe au début seulement de lancer plus loin ou de courir plus vite ou de sauter plus haut, quitte à découvrir les règles des jeux seulement par des tâtonnements successifs ?
***
«
La vérité est que le maître fait la classe au moyen de leçons, parce qu'il en a toujours été ainsi, parce que l'attitude du sachant en face de l'ignorant est une attitude agréable, qu'il est flatteur pour l'amour-propre de présenter un trésor à l'indigent, et enfin parce que pendant longtemps le maître a ignoré qu'il pouvait autrement faire la classe», écrit Cousinet(
4). Et il ajoute : «
Si le principe de la leçon est ainsi contestable, la pratique ne l'est pas moins. Outre la difficulté d'adaptation de la leçon aux élèves, difficulté qui a été tant de fois signalée, et qui fait que trop souvent la parole du maître n'est pas comprise, l'affirmation que la révision (récitation, interrogation) qui la précède permet seule l'intelligibilité et donne la curiosité de la leçon que le maître va faire n'est pas soutenable. Car dans tous les cas le maître est seul à connaître le sujet de la leçon qu'il va faire et qu'il a préparée, et, dans la plupart des cas, il n'y a, entre les leçons successives, qu'un ordre de succession arbitraire ou conventionnel, et non un lien profond. La preuve en est que, dans l'enseignement scientifique, dans l'enseignement géographique, cet ordre a souvent été modifié par les programmes. Il n'y a aucune raison d'étudier le cours de la Seine avant ce lu de la Loire, On n'en voit guère non plus, du moins les élèves n'en voient-ils pas pour étudier l'hydrogène après l'oxygène. On dira qu'en histoire, il est naturel de suivre l'ordre du temps, et d'enseigner le règne de Louis XI après celui de Charles VII. Mais les deux règnes ont été assez différents pour que la récitation par les élèves de la guerre de Cent Ans les prépare à mieux comprendre et donne le désir de connaître le règne de Louis XI. Et même dans l'enseignement des mathématiques où ce principe de la continuité paraît le plus légitime, un théorème est sans doute la conséquence du précédent, mais c'est pour le professeur seulement, qui embrasse d'un seul regard toute la suite, et non pour l'élève, que le théorème contient le suivant… Nous savons bien que le désir de connaître n'est déterminé que par un intérêt profond et par la méconnaissance d'autre chose».
Voilà ce que Cousinet pense d'une « progression logique » au niveau du second degré. Mais que dire alors au niveau du premier ?
A-t-on jamais réfléchi sérieusement sur ce que peut signifier une telle expression d'un point de vue qui soit autre précisément que celui du «logicien»? Et s'est-on réellement demandé si elle recouvre quelque chose ? N'est-on pas plutôt la victime du cartésianisme vulgaire qui croit mieux triompher des difficultés en allant très méthodiquement des simples aux complexes ?
« Il faut, dès les premières années, pousser aussi avant qu'on pourra » ne craint pas d'affirmer Alain(5). Dès lors, à quoi bon les « sinuosités du chemin» eu égard aux vertus intrinsèques de l'évidence ? Qu'à la rigueur on décompose méthodiquement les difficultés, passe encore. Descartes n'a-t-il pas conseillé de les diviser en autant de parties qu'il se peut pour les mieux résoudre ? Et tant pis si, une fois élaborée, cette construction purement conceptuelle n'a rien à voir avec les démarches réelles de l'esprit enfantin ! De toute manière la vérité est là sous forme de règles et de faits qu'il suffit d'enregistrer. Tôt ou tard elle s'imposera inévitablement puisque c'est inscrit dans son essence ! Tout au plus l'expérience peut-elle apporter certaines confirmations. Il n'est pas besoin d'elle en tout cas pour «former» l'enfant puisque celte «forme» préexiste et qu'il suffira d'écouter les voix de la raison pour en dégager les contours !
Nous touchons là véritablement au cœur du problème. Toute la question en effet est de savoir s'il suffit de déductions logiques pour définir une certaine progression applicable à coups de « leçons » qui en constitueraient autant d'étapes ou s'il n'y a pas lieu au contraire de favoriser un processus dont le succès ne s'est pas démenti durant les premières années et qui n'a aucune raison de s'évanouir brusquement sous prétexte que l'enfant accède désormais au monde des représentations. La pédagogie traditionnelle prétend qu'une décomposition des difficultés en éléments plus facilement saisissables est toujours possible et qu'avec l'appui de cette « sagesse », codifiée dans les livres et renforcée par la contagion de l'exemple direct, une savante gradation permettra d'en venir à bout. Mais n'aboutit-on pas ainsi à un « ordre » tout à fait extérieur et qui s'avère séduisant seulement pour un esprit adulte ? Cette décomposition n'est-elle pas purement arbitraire et cette gradation parfaitement théorique ? Même pour le calcul il n'est pas du tout prouvé que l'enfant connaîtra mieux 13 s'il l'a formé préalablement à partir de 12 + 1 et qu'il acquerra mieux le mécanisme de la soustraction en opérant sur des nombres à 2 chiffres avant d'opérer sur les nombres à 3 chiffres. Car Gérard aura fort bien pu concevoir 13 comme 10 + 3 à l'occasion d'une distribution de feuilles à toute une équipe ; et Marc n'aura pas eu besoin de s'entraîner longuement sur l'intermédiaire des dizaines si, à l'occasion des comptes de la Coopérative, il a acquis une notion valable de l'emplacement des chiffres les uns par rapport aux autres (6). De très nombreux cas de « calcul vivant » tendent à le prouver. D'ailleurs, devant chaque difficulté concrète à lever au cours d'une séance bien étiquetée, le maître se retrouve singulièrement démuni. Et la situation est d'autant plus grave que ces circonstances mêmes l'acculent à certains interdits. S'il existe en réalité un tel fossé entre la théorie et la pratique, le fait n'a rien de surprenant. La théorie essaie bien de féconder la pratique. Mais elle laisse toujours passer les cas particuliers entre ses mailles.
***
Précisément parce que la tournure de l'esprit enfantin n'est pas encore « logique », toute progression par trop « méthodique » s'avère illusoire pour la double raison qu'elle n'adhère qu'exceptionnellement aux démarches effectives de sa pensée dans les cas particuliers concrets et que son bien-fondé ne lui apparaît pour ainsi dire jamais. Elle peut donner le change en ce sens qu'elle se développe selon des repères qui sont valables pour tous mais qui en fait ne conviennent à personne.
Des cheminements singuliers, il est tout bonnement impossible de préjuger dans le détail. Mais cela n'implique nullement qu'il faille jeter le manche après la cognée en s'en remettant à la fantaisie ou au caprice. Pour être imprévisible, la « progression naturelle » n'en est pas moins féconde pour peu qu'il lui soit donné les moyens de s'épanouir. Il suffit que les intérêts décelés soient authentiques et que des techniques adéquates permettent de les attiser. Or ces techniques existent, « Du systématique au systématique », tel est l'ordre qu'impose une progression logique ; et c'est pourquoi elle échoue régulièrement parce qu'elle est inspirée par des considérations uniquement théoriques. « De l'occasionnel au systématique », tel est l'ordre qui permet une progression naturelle ; et c'est pourquoi elle réussit parce qu'elle part de la réalité mouvante à laquelle l'enfant est encore psychiquement lié. Car il n'est pas question un instant d'attenter aux droits de la logique ; mais celle-ci est un point d'arrivée, non un point de départ, tant il est vrai qu'elle ne saurait imposer ses ukases à la psychologie(7).
Il n'y a donc pas lieu d'étaler les notions du programme sur le long de l'année scolaire dans l'ordre même où elles sont énumérées par les textes officiels. Il y a lieu au contraire de les aborder en fonction des intérêts naissants et des modes d'exploitation qui les requièrent. Mieux encore : il y a lieu de les faire intervenir seulement selon les modalités impliquées par ces intérêts. Et c'est alors que les notions se trouvent assimilées à point nommé à l'issue de cette quête « comme les fruits passent la promesse de fleurs », gonflées par une sève qui leur était indispensable pour les conduire à bon terme.
Car enfin, pourquoi à tout prix respecter cet ordre des programmes, alors que le législateur n’a jamais imposé ce respect et qu'il serait le premier surpris en constatant une telle interprétation? En quoi est-il sacrilège d'y attenter si, finalement toutes les notions énumérées ont été étudiées? Que cette dernière exigence soit stricte, sans nul doute. Mais en quoi implique-t-elle la première?
Pour le cas où certaines têtes de chapitres risqueraient d'être omises dans les tout derniers mois, il existe un moyen bien simple de rendre l'information complète. Le « plan annuel »constitue réglementairement le relevé de tout ce qu'il faut avoir étudié à la fin de l'année en calcul, sciences, grammaire, histoire, etc. Ce plan est formé de cases où sont incluses en quelque sorte mathématiquement toutes les parties au programme officiel. Au fur et à mesure qu'une question a été traitée, la case correspondante est biffée avec mention de la date. Il est même possible de la noircir plus ou moins selon le degré d'assimilation. A tout moment de l’année un simple coup d'œil suffit pour savoir ce qui a été appris et ce qui reste à acquérir. De la sorte en cas de nécessité les séances d'expérience tâtonnée peuvent être notablement réduites en nombre et même totalement abandonnées et remplacées par des « leçons ». Rien n'empêche précisément de rendre les élèves eux-mêmes responsables du « plan annuel ». C'est leur manière d’assumer les programmes.
Pourquoi n'y a-t-on guère songé? A ses débuts le savoir humain consista surtout en recettes magiques et de nos jours encore les tribus primitives se transmettent celles-ci d'une génération à l'autre en se gardant bien d'y changer quoi que ce soit. Quand la science naissante parvint à des assertions mieux fondées, c’est leurs conclusions que l'éducation se chargea d'inculquer. Et c'est à peine si aujourd'hui s'accrédite l'idée qu'au lieu de s'en prendre directement à un savoir élaboré, il vaut mieux retrouver les étapes de son élaboration.
Naguère encore on était persuadé que derrière chaque rubrique figurant au programme, il fallait faire surgir directement une quantité déterminée de notions à répertorier et agencer, bien sûr, mais aussi à ingurgiter telles quelles par le truchement de recettes éprouvées. Pas un instant il ne venait à l'idée de remonter à chaque tête de chapitre une fois seulement que les circonstances, rappelant telle acquisition, l'avaient chargée d'un contenu suffisant pour lui conférer son sens et sa valeur. Et pourtant que représentent des connaissances, coupées des occasions qui les motivent, et du contexte concret qui leur donne corps ? Et quelle résonance peuvent bien avoir, dans l'esprit de l'enfant, des concepts vers lesquels on se tourne directement sans se préoccuper des étapes et des circonstances qui ont permis de leur trouver des répondants dans la réalité? Tout concept est-il autre chose qu'une « idée abstraite et générale »? Et peut-on s'élever jusqu'à ce degré, mieux encore : peut-on lui reconnaître quelque valeur, sans avoir précisément abstrait et généralisé ? Loin de « survoler » en esprit le monde qui l'entoure, l'enfant n'est-il pas tout entier engagé dans la réalité? Non point « théoriquement», mais «pratiquement». Non point en des occasions privilégiées mais d'une manière permanente? Non point avec un certain recul mais porté par les événements eux-mêmes ? Non point sur le mode contemplatif, mais pris dans le tourbillon d'énergies qui l'immergent encore tout entier et dont il doit peu à peu se dégager psychiquement afin de parvenir envers elles à cette objectivité qui lui donnera enfin conscience de lui-même? Disons-le d'un mot sur le mode « égocentrique » ?
Qu'on aboutisse en fin d'année à une certaine somme de connaissances clairement ordonnées dans leurs tenants et aboutissants, rien de plus légitime et rien de plus nécessaire. Mais qu'on en parte afin d'y mieux parvenir, c'est là le comble du paradoxe. Cela revient à supposer toute préformée et donnée, chez l'enfant, cette tournure d'esprit logique qu'il convient précisément de monter avec son aide, à son rythme, et selon des modalités dont il est impossible de préjuger si l'on veut vraiment les respecter en tous points afin de les rendre pleinement efficaces (8).
Interrogeons l'histoire : il est facile de déceler pour quelles raisons aucune révolution n'a jamais été opérée dans ce domaine. Pendant des siècles il a paru évident que l'enseignement devait consister en l'accumulation de connaissances. Porté par une tradition qui distinguait soigneusement ce qui est du ressort de l'intelligence conceptuelle et ce qui relève de « l'instinct de mécanique », le cartésianisme n'a guère eu d'autre effet que d'introduire dans ce chaos un peu d'ordre et de méthode. Et les « progrès » réalisés depuis un siècle n'ont eux- même visé qu'à rendre moins abrupt et rébarbatif l'abord de ces connaissances en précisant la manière de s'y prendre au niveau de chaque leçon. D'où le recours généralisé à une « progression logique », axée directement sur ces connaissances elles-mêmes et sans autre ambition que de les agencer très méthodiquement, quitte à multiplier par ailleurs les recettes pour favoriser « l'assimilation» à tel ou tel niveau. Et cela sans s'inquiéter jamais si lesdites connaissances constituent autre chose qu'un résidu desséché et stérile quand elles sont privées de la sève puisée à même les réalités ambiantes.
C'était là une attitude parfaitement concevable tant que la psychologie n'avait encore rien révélé sur la façon dont l'enfant « est au monde » et sur les démarches de son esprit. Et comme il s'agit d'une science très jeune dans un monde où les idées changent moins vite que les événements, sans doute faudra-t-il encore des années avant que la masse des éducateurs se plie pour de bon à ses enseignements.
Mais tôt ou tard ces enseignements triompheront.
« Progression logique » et « progression naturelle »... Nous venons de constater que la première ne résiste pas à l'examen. Mais cette critique essentiellement négative ne nous contente point. Et, en les empruntant aux Sciences humaines, nous nous faisons fort de réunir des témoignages irrécusables en faveur de la seconde.
Le texte de la pétition laïque nous encourage à continuer nos efforts pour la modernisation de l'enseignement puisqu'elle porte en conclusion :
Réclamons l'abrogation de cette loi de division et demandons que l'effort scolaire de la nation soit totalement réservé au développement et à la modernisation de l'Ecole de la nation, espoir de notre Jeunesse.
(1)Notons le mot lui-même.
(
2) Encore que dans un tout autre sens !
(3) En réalité, nous prenons ici Bergson comme symbole du courant inverse vers la même année 1923. Mais il est patent que depuis longtemps déjà la gestalt-théorie avait montré la nécessité d'accorder au moins autant d'importance à l'ensemble qu'aux détails. Et de nos jours, un des courants les plus puissants de la philosophie contemporaine, le courant phénoménologique, s'est frayé une large voie en ce sens.
(4) Roger Cousinet La classe, in Leçons de pédagogie, p. 8, P.U.F, Paris1950
(5) Alain : Propos surÌ' Education, p. 47, P.U.F. 1948. Enormité qui n'a pas cessé d exercer les pires ravages et d'autant plus grosse de conséquences que rien psychologiquement ne vient l'étayer.
(6) la méthode Cuisenaire, si contestable du point de vue fonctionnel, puisqu'elle part du matériel déjà abstrait et conventionnel que constituent les réglettes, a au moins ceci de bon qu'elle tend à prouver que les nombres « se forment » essentiellement les uns par rapport aux autres et que ce qui compte plus encore que leur progression logique, ce sont leurs relations dans leur appréhension globale de mieux en mieux cernée et approfondie.
(7) Que dans le domaine des sciences physiques la méthode cartésienne ait quelque valeur aujourd'hui, c'est bien possible, encore que« l'épistémologie non-cartésienne » de Bachelard nous inciterait plutôt à un certain scepticisme ! Ce que nous nions catégoriquement, c'est qu'elle en ait une dans le domaine des sciences humaines (psychologie et pédagogie notamment) où elle a été extrapolée abusivement.
(8) Ce n'est donc, pas par culte de l'anarchie ou de la fantaisie qu'il importe de renoncer en pédagogie à une « progression logique » de type cartésien ; c'est tout simplement parce que celle-ci n'a rien à voir avec un domaine qui n'est pas le sien et parce qu'il est temps de tenir compte, en vue d'une éducation authentiquement populaire, à la fois des buts assignés et des données de la psychologie enfantine.
Psycho-sociologie de l'inattention
« Comment capter l'attention des enfants, comment les amener à accomplir l’effort de concentration plus ou moins prolongée nécessaire à l'acquisition des connaissances les plus simples comme les plus compliquées ? » Cette question élémentaire se pose à tout enseignant, à tout homme qui entreprend de transmettre à des enfants son savoir, son expérience de la vie, sa culture. Un esprit inattentif réagit comme un terrain imperméable : les mots n'atteignent que l’oreille ; ronronnement monotone de la classe, univers sonore de la rêverie, rien de ce qui est dit n'accroche et ne soutient l'intérêt ; le désert où prêche le maître ne s'incruste d'aucune idée féconde ; il semble bien que rien n'y germera jamais, sinon, comme des herbes folles, des pensées banales ou incongrues, des images incohérentes, des désirs inavouables.
L'attention apparaît d'emblée comme une des conditions indispensables à toute formation intellectuelle et morale. Non seulement elle facilite l'acquisition des réflexes nécessaires à la vie sociale et à l'apprentissage intellectuel, mais surtout elle place l'individu dans une situation d'accueil, de réceptivité à l'égard de la pensée et des valeurs d'autrui. Elle est une des expressions de cette existence « en avant de soi-même» (ad-tendere) par où filtre l'incomplétude de l'homme et par où la destinée personnelle prend le sens d'une communication et d'une coopération avec les hommes. L'inattention, lorsqu'elle devient pathologique, retranche l'individu hors de la communauté humaine. Un des caractères les plus nets de l’aliénation mentale ne réside-t-il pas dans l'impuissance à se concentrer, à effectuer des synthèses et à intégrer à sa propre personnalité les avances, les sollicitations du monde alentour ? Le malade se clôt dans sa propre solitude et, tel l'Homme des Foules d'Edgar Poe, erre à la poursuite de lui-même sans jamais se rencontrer, perdu dans l'éparpillement disparate d'un kaléidoscope brisé.
Or, si l'on en croit la presse pédagogique, si l'on retient les confidences de collègues instituteurs ou professeurs, si l'on se réfère enfin à sa propre expérience, il devient évident que l'attention enfantine s'impose de nos jours, avec une urgence croissante, comme un nœud impressionnant de problèmes et de difficultés. Psychologues, pédagogues, sociologues, pédiatres, tous les spécialistes sont unanimes à constater que les générations scolaires actuelles souffrent d'une impuissance chronique à se recueillir, d'une instabilité motrice et d'une inconsistance de la mémoire véritablement alarmantes, et cela à tous les degrés d'enseignement.
Et notons en passant que les auteurs de ce diagnostic sont généralement assez lucides pour ne pas porter ce problème sur le plan des valeurs. Il ne s'agit pas, en effet, d'opposer, qualité pour qualité, défaut pour défaut, la jeunesse d'aujourd’hui et celle du bon vieux temps. De vénérables instituteurs peuvent regarder l'affaissement du niveau orthographique comme un symptôme de décadence et, dès lors, jeter la pierre aux actuelles générations d'écoliers (ou aux jeunes maîtres). Le pédagogue, lui, doit se garder de tout jugement de ce genre. Son unique préoccupation doit être de chercher à comprendre l'enfant afin de le mieux guider.L'enfant instable, inattentif, incapable de se fixer sur un objet matériel ou sur une idée devient un enfant attachant dès que l'on a senti la misère réelle de sa personnalité — et qu'il est beaucoup plus victime que coupable. En effet, ce que trop de maîtres appellent mauvaise volonté, paresse, négligence n'est, bien souvent, qu'infirmité de l'esprit, impotence intellectuelle, faiblesse du caractère — tableau clinique dont l'enfant, comme nous le verrons, est loin d'être le premier responsable. Car il n'est pas nécessaire d'être un docte pour comprendre que l'enfant doit subir de multiples influences, assimiler de multiples rencontres avant de parvenir à l'âge adulte et que la maturation de sa personnalité s'opère à travers un dialogue et une dialectique qui le situe constamment par rapport à un milieu de vie. La personnalité est ainsi faite d'acceptations et de refus.
Nous ne croyons pas en un déterminisme du milieu qui agirait sur l'enfant comme sur une cire molle. La psychogénèse individuelle révèle à l'analyste beaucoup trop de réactions inattendues, imprévisibles (
1), L'idée d'une nature enfantine virginale, tabula rasa, ne résiste donc pas à l'observation de la réalité concrète. Dès sa naissance (et donc avant même de naître), l'enfant semble bien s'affirmer avec une originalité saisissante, il n'y a pas d'enfant neutre. L'action du milieu ne s'accomplit pas à sens unique. L'enfant ne reste pas simplement passif à l'égard du monde (humain, matériel) environnant ; il prend position (
2). Il n'empêche toutefois que l'enfant est loin d'être libre à l'égard de son milieu de vie. Ce milieu — milieu familial, milieu scolaire, reflets eux-mêmes d'un milieu de civilisation et incarnant une conception du monde — est d'ailleurs beaucoup trop riche, trop complexe, trop vaste, trop débordant (
3) pour que l'enfant en devienne jamais le maître. De toutes parts, l'enfant se trouve investi, sans même s'en apercevoir. Car tout le problème est là : les événements les plus considérables de l'enfance se déroulent sur un mode inconscient, insoupçonnable. L'enfant est modelé malgré lui par la façon de vivre, de penser, de sentir, de son milieu.
Si l'enfant nous parait donc malade dans son caractère, s'il nous afflige par sa nervosité anormale, par son agitation motrice ou son instabilité intellectuelle, il est nécessaire et de première urgence de connaître le milieu de vie où il évolue (
4).
Sans doute faut-il éviter de tomber dans certains abus de la psychologie et de considérer comme des cas pathologiques des situations qui s'expliquent par une immaturité normale de l'esprit. Chacun sait que le jeune enfant (à l'âge de la Maternelle, par exemple) ne peut s'appliquer longtemps à une tâche, même librement choisie ; il passe continuellement d'une occupation à une autre, comme il passe aussi d'un sentiment à un autre, du rire aux larmes ; c'est que le jeune enfant est tout entier en proie aux sollicitations d'un éternel présent. Buytendijk (
5) a finement noté la corrélation de la dynamique corporelle du jeune enfant avec cette situation psychologique : la dynamique enfantine se caractérise par une profusion de mouvements qui, apparemment, ne servent à rien ; les bras et les jambes s'agitent, la tête se tourne et se détourne, le buste oscille constamment, tout cela sans but précis (
6).
D'un point de vue esthétique, cette chorégraphie naturelle de l'enfant exprime une existence que n'affecte pas le sérieux de la vie ; cette surabondance gratuite des gestes témoigne d'une inconsciente générosité et d'un inconscient optimisme de l'enfant dans sa venue au monde : l'enfant inquiet ou intimidé cesse de remuer, Cette inquiétude, cette intimidation sont d'ailleurs le signe d'une irruption étrangère dans le monde de l'enfant ; elles indiquent une expérience toute primitive de l'insolite. L'insolite, en nous désétablissant de nos habitudes, captive l'attention (
7) ; l'imprévu, l'anormal, le nouveau fixent le regard, suspendent et ramènent à leur point de départ les attitudes engagées dans l'action. Nous touchons ici au fondement psychologique de la pédagogie des centres d'intérêt. L'art de la Maternelle est, pour une bonne part, de créer un climat d'attente tout en suscitant l'événement qui dépasse cette attente. Alors l'esprit enfantin reste actif, tonifié, excité par un univers riche de surprises. L'attention rend compte d'une tension vers le monde lorsque celui-ci non seulement répond à notre attente mais soulève nos questions. Si la réponse du monde correspondait exactement à la mesure de notre appétit nous serions bien vite rassasiés ; peut-être même n'aurions-nous jamais faim. Il faut donc finalement que l'attendu se révèle comme inattendu (
8) : alors nous ne risquons pas de nous endormir de satisfaction.
Il est donc possible de dire que, chez le jeune enfant, l'attention, sous la forme d'une perception prolongée, captive de l'objet, répond à une situation assez exceptionnelle. Elle ne peut s'appuyer sur une volonté inconsistante. Elle fait corps avec un intérêt affectif que l'adulte, par exemple, peut solliciter avec plus ou moins d'art ou d'astuce.
Cependant les possibilités d'attention se développent normalement avec la maturation mentale de l'individu. Mais cette maturation est elle-même toute une histoire, faite d'accidents, de ruptures d'équilibre, de réadaptations... L'attention ne se présente pas comme une faculté en soi, isolable du reste de la personnalité. C'est une réalité historique, solidaire de la totalité de la psyché, solidaire par conséquent de certaines options. C'est ainsi qu'un enfant se concentrera facilement sur une occupation manuelle mais se montrera incapable d'un effort prolongé en face d'une version latine ou d'un problème d'algèbre. Rapidement, on peut dire que la courbe de l'attention reproduit avec fidélité la courbe des intérêts de l'enfant ; mais ces intérêts ne sont pas dénués de signification, ils expriment une certaine orientation de l'existence : orientation vers la spéculation abstraite ou vers la manipulation concrète, vers l'action ou vers la contemplation, vers la création esthétique ou vers l'activité mercantile, etc. Chaque enfant possède son domaine de prédilection dans les frontières duquel l'attention s'exerce naturellement, pour ainsi dire sans effort (
9). Plus on s'éloigne de ce centre béni d'activités plus l'effort d'attention devient coûteux. Méfions-nous cependant de la systématisation. La psyché n'est pas faite seulement de nos goûts et de nos répugnances. Nous connaissons trop d'enfants dont les goûts se définissent avec précision (si l'on en croit les tests), mais dont l'incapacité de réflexion prolongée et de recueillement, même lorsque ces goûts sont en jeu, ne laissent pas de nous étonner. Bien des enfants, par exemple, affirment qu'ils aiment lire ; mais beaucoup parmi eux sont incapables de rester longtemps sur un roman même si celui-ci les intéresse ; ils commencent un chapitre, l'abandonnent, y reviennent, le quittent de nouveau, sautent quelques pages, parfois n'achèvent jamais le livre ou se contentent de regarder la lin. Beaucoup de projets, nés dans l'enthousiasme, échouent ainsi lamentablement (
10). Ici, nous sentons bien que nous approchons du domaine pathologique. Jusqu'à quel point, en effet, pouvons-nous continuer d'invoquer un manque naturel de maturité intellectuelle ? Sans doute, il y a une enfance de l'intelligence ; sans doute des retards (nous dirions volontiers des attardements) peuvent se récupérer ; sans doute des matières d'enseignement (le latin, la géométrie, par exemple) exigent une capacité de réflexion et un effort d'attention (
11) dont relativement peu d'élèves sont capables.
A partir de quel moment les défaillances de l'attention deviennent-elles alarmantes et prennent-elles l'allure d'un déséquilibre mental? La question est peut-être plus difficile à résoudre en théorie qu'en pratique. En fait, l'éducateur qui a acquis une certaine familiarité avec le milieu enfantin distingue assez rapidement les sujets plus ou moins fortement déséquilibrés de ceux qui manquent d'une certaine maturité spirituelle. Dans les classes de jeunes adolescents on rencontre souvent des élèves dont la croissance physique marque un retard et dont la mentalité semble encore fixée à des perspectives enfantines. Ils travaillent généralement avec plus de conscience et de constance que leurs camarades plus développés mais ils persistent dans une certaine naïveté qui, à leur âge, n'est plus de saison.
De ce type de grand enfant, il faut nettement distinguer l'instable anormal, celui dont l'esprit papillonne sans cesse, dont le corps ne tient pas en place, celui qui est littéralement incapable de persévérer dans une tâche même intéressante. Il est souvent très loin d'être inintelligent. Et rien n'est plus déconcertant, et parfois irritant, que de voir à l'œuvre un enfant dont les intuitions très fines, très perspicaces s'expriment à travers des réponses saisissantes, mais qui est impuissant à creuser son idée, à l'approfondir, à l'étayer par un travail patient et méthodique. Un tel enfant nous apparaît riche de possibilités mais condamné cependant à une vie intellectuelle stérile, faute de cet esprit de patience et de réflexion sans lequel on ne peut acquérir une culture valable.
Pour échapper à cette vision pessimiste, on est tenté de se dire que tout s'arrangera avec l'âge. Hélas ! les années passent ; d'une classe à l'autre l'enfant traîne son infirmité. On retrouve en fin de classes secondaires des élèves pratiquement identiques (sur le plan de la vie intellectuelle) à ce qu'ils étaient à l'école primaire. Les années d'étude n'ont fait qu'accuser davantage la désaffection pour une forme de travail dont le sérieux apparent ne répond à aucune attente du cœur ni de l'esprit. Le dynamisme affectif de l'adolescence, avec son besoin d'évasion, son aspiration à des horizons élargis, sa rumination sentimentale renforce seulement un processus de dissociation mentale amorcé dès le premier âge scolaire. L'élève n'adhère pas à son travail. Sa vie intérieure se disperse dans la rêverie où dans une propension irrésistible au bavardage, à la dissipation, au chahut.
Si nous essayons de dresser le tableau clinique du manque d'attention, nous constatons que l'irrégularité orthographique, le manque de suite dans le travail, le désintérêt pour les matières d'enseignement, la fuite devant les difficultés, la pratique exclusive des solutions de facilité, toutes ces carences, toutes ces défaillances traduisent un éparpillement de la vie mentale, comme si l'esprit enfantin manquait d'un centre de gravité et flottait à la dérive.
Notre propre travail parmi les enfants nous amène forcément à relever surtout l'aspect scolaire de l'inattention. Mais ce n'est là qu'un aspect parmi d'autres. L'éparpillement de l'esprit ne se limite pas seulement aux activités scolaires. D'une façon générale, l'instabilité mentale se double d'une instabilité motrice : nous nous trouvons en présence d'enfants nerveux, agités, bruyants, impulsifs, vivant dans une temporalité tellement morcelée que leur style d'existence évoque un piétinement épuisant, une danse fébrile, dysrythmique, qui périt elle-même de sa propre impuissance créatrice.
La question s'impose donc nécessairement : comment l'enfant a-t-il pu en arriver là ?
Nous ne prétendons pas, dans ce rapide examen, déceler toutes les causes de l'éparpillement mental. Mais, situant l'enfant à un carrefour d'influences biologiques, psychologiques et sociales, nous procéderons à une triple approche susceptible de nous fournir quelques points de repère. Cependant avant d'entreprendre cette analyse, nous ferons une remarque importante : la biologie, la psychologie et la sociologie constituent des disciplines étroitement solidaires qui ne peuvent se passer les unes des autres. L'être humain, à quelque moment de son développement qu'on le saisisse, est un tout ; il ne se laisse pas diviser en cantons ; on fait fausse route dès que l'on commence à opposer systématiquement le physiologique et le psychologique, par exemple. Le corps et la psyché appartiennent à une commune histoire, celle de l'être incarné qui évolue (progressivement ou régressivement) dans son rapport avec le monde. Ainsi, la maladie n'est jamais un fait purement physique ; elle entraîne avec elle une transformation du monde ; le malade n'est pas simplement atteint dans un organe — mais dans sa présence au monde, dans sa façon de sentir, de percevoir, de comprendre la vie.
Si nous reconnaissons donc que des troubles physiologiques (hépatiques, cardio-respiratoires, hormonaux) peuvent intervenir à l'origine de l'inattention, nous devons singulièrement élargir nos concepts : la présence gênante ou douloureuse d'un organe ou du corps tout entier retentit sur le rapport de l'enfant avec le monde. La lenteur de la digestion s'accompagne d'un ralentissement psychique et d'une sorte d'empâtement qui affecte tous les domaines de l'existence : le corps et l'esprit s'unissent sous le signe de la pesanteur. Nous les connaissons bien ces élèves épais et somnolents qui assimilent lentement les idées et les principes et dont le rythme de vie ignore l'exaltation, la fièvre, la précipitation.
A l'opposé, nous pouvons observer le nerveux, maigre, tout en angles, impatient, répondant aux questions avant de les avoir entendues, capables de concentration dans l'instant, mais inapte à un effort prolongé.
La médecine des tempéraments (
12) est riche de recettes qui tendent à corriger les effets néfastes de cette emprise biologique. Dans l'ensemble, on trouve toujours une invitation à une transplantation de l'enfant dans un autre climat, qui stimule ou apaise selon les cas. Il est possible, d'autre part, grâce à un régime approprié ou en usant de produits adéquats de modifier le métabolisme. Le relèvement du niveau de l'attention traduit alors le progrès vers l'équilibre.
Dans l'orbite de la biologie, mais en un point d'interférence avec celle de la psychologie, nous pouvons évoquer parmi les sources de l'inattention scolaire, les préoccupations sexuelles qui caractérisent la fin de l'enfance. Il s'agit ici d'un déplacement de l'attention. Le jeune adolescent est comme envoûté par ta sourde présence de son corps sexué. Présence accaparante, facilement obsédante, qui ne laisse plus à l'esprit la liberté de s'adonner aux abstractions de l'enseignement. La pente charnelle est trop vertigineuse, dans sa violence comme dans sa subtilité. Il y a bien des heures où le goût pour les mathématiques ou la littérature n'y résiste pas. La rêverie érotique (plus ou moins narcissique) environne l'adolescence. Elle se mêle à toutes les aspirations vers les lointains de l'espace et du temps, qui caractérisent cet âge de la vie. Tout adolescent passe par cette voie. Tout adolescent doit affronter sa propre sexualité, en dépit du travail scolaire ou du conformisme domestique. Mais il est des sujets chez qui l'emprise sexuelle devient tellement accaparante qu'elle rend impossible l'exercice normal des activités intellectuelles. L'inattention, l’indifférence à tout ce qui n'est pas érotique est une constante de l'obsession
sexuelle.
Mais le problème de la sexualité déborde largement la sphère biologique. Le sexe n'est pas une réalité simplement physique. C'est une réalité culturelle. C’est une réalité psychique, qui renvoie à l'histoire de l'individu (Lebensges- chichte).
C'est le mérite essentiel de la psychanalyse d'avoir envisagé l'être humain à travers la progression de ses conflits affectifs. A l'image classique d'une entité immuable, hors de l'espace et du temps, elle a opposé la genèse dramatique de l'existence. Les fameux complexes dont s'est emparée, à tout propos, la vulgarisation journalistique, nous laissent entrevoir, en fait, la dimension historique de l'existence. L'histoire de l'homme ne se borne pas à celle des régimes politiques et économiques qu'il a traversés; c'est bien plus intimement, l'histoire de ses attachements et de ses dénégations, l'errance de ses désirs, les inquiétudes et les certitudes de son cœur. A cette psychologie dynamique l'être enfantin apparaît comme un objet de prédilection. Si la psychanalyse prend, en effet, plus souvent, l'allure d'une recherche des composantes infantiles de la personnalité adulte, cette recherche même — et par là l'efficacité de la tentative analytique — exige une connaissance particulièrement fine de la psychogenèse enfantine.
L'école freudienne met l'accent sur l'importance de l'ambiance familiale dans l'histoire de l'affectivité enfantine. L'enfance se présente comme une prise de position à l'égard du père, de la mère, des frères et sœurs. Situation singulièrement ambivalente où l'amour prend souvent le visage de la haine et la haine celui de l'amour.
Ce n'est pas ici le lieu d'analyser les différents conflits affectifs de l'enfance. Dans le cas qui nous préoccupe, nous devons seulement reconnaître que l'enfant en proie à la jalousie ou au sentiment d'abandon se trouve dans des conditions très défavorables pour le travail scolaire. Ï1 en va de même de l'enfant témoin de scènes de violence ou de misère dans sa famille. La mésentente familiale, la déchéance des parents ne favorisent nullement l'application à l'étude. En classe tandis que le maître pérore et que les élèves font mine de travailler, l'enfant malheureux s'isole en lui-même et rumine sa détresse, les yeux rougis de sa mère, le ricanement de son père, le maquillage provoquant de sa grande sœur. Cette souffrance, l'enfant ne la domine pas, ne l'analyse pas. Il fait corps avec elle. Il l'éprouve comme sa propre densité. II n'en parle pas. A la hantise de l'enfer familial s'ajoute la rupture de communication avec le monde. L'enfant mène l'existence d'un être d'exception, voué à l'inavouable. Bien souvent, il est loin d'être conscient de l'épaisseur même de son mal. Son déséquilibre affectif se traduit seulement par de l'agressivité ou par une extrême soumission, par le mensonge, le vol, la provocation obscène et naturellement par l'abandon du travail scolaire. Le maître qui sanctionne purement et simplement (dans la pureté de sa conscience et la simplicité de son imagination) les écarts de conduite voit mauvaise volonté et vice là où se cachent peut-être la frustration et le désespoir ; et il baptise paresse ce qu'il faudrait souvent appeler névrose. Il est vrai que s'il cherchait à comprendre c'en serait fait de lui !
Etrangement proche de l'enfant frustré nous apparaît l'enfant trop aimé, prisonnier d'un amour captatif, tyrannique, déséquilibrant. Ainsi des liens affectifs, douteux, se créent facilement entre une mère esseulée et un fils unique. Sur ce terrain s'enracinent souvent des anomalies sexuelles. Mais déjà bien avant la puberté, l'enfant noyé dans un véritable débordement d'amour maternel risque de développer une excessive pusillanimité et de se satisfaire d'une passivité aussi redoutable pour sa vie intellectuelle que pour son équilibre affectif. Le trop aimé est, lui aussi, un mal aimé, voué à une existence gauchie, sous le signe d'un infantilisme persistant.
La famille n'est pas le seul milieu humain qui intervienne dans la structuration de l'existence enfantine. La famille elle-même se fait l'écho d'un milieu beaucoup plus vaste : la civilisation. A travers la famille, à travers l'école, à travers le spectacle de son village ou de sa ville, l'enfant prend contact avec un milieu de civilisation avec lequel il aura à compter toute sa vie, soit qu'il l'accepte sans jamais le mettre en question, soit qu'il le critique et le refuse.
La psychanalyste américaine Karen Horney a bien mis en lumière l'importance du milieu de civilisation dans le développement de la vie psychique (
13). S'il est dangereux de se fixer dans une attitude anarchisante, en se refusant à toutes les valeurs proposées par le milieu de civilisation, l'attitude inverse n'est pas moins redoutable : l'acceptation sans discrimination de toutes les normes et de tous les prestiges (factices ou authentiques) du milieu de civilisation aboutit finalement à une dépersonnalisation de l'individu ; à vouloir tout accueillir, on ne retient rien.
En tout cas, pour comprendre les difficultés que les enfants éprouvent actuellement dans leur apprentissage scolaire, il est nécessaire de nous interroger sur le climat de civilisation dans lequel ils baignent, Ensuite, nous examinerons ce qu'il en est de l'école.
Sans viser au projet grandiose d'une « analyse spectrale » de notre civilisation, nous pouvons facilement reconnaître quelques-unes de ses caractéristiques les plus frappantes : l'accroissement de l'urbanisation, l'importance de la vitesse et de l'image, l'invasion du bruit.
Par urbanisation, nous entendons non seulement l'augmentation du volume des villes, mais aussi le fait que la mentalité citadine, le genre de vie citadin gagnent du terrain, envahissent les campagnes.
Le gonflement des villes s'exprime dans la création continue de banlieues uniformes où les mêmes H.L.M. se répètent à l'infini, les foyers s'agglomèrent en une masse humaine anonyme, irritable et triste. Les enfants pullulent dans ces quartiers neufs. Ils cherchent bien à fuir les appartements trop petits, mais la plupart du temps, doivent se contenter d'un espace dérisoire entre deux blocs d'habitations qui les surplombent et les écrasent de toute leur laideur. En famille, c'est l'entassement, c'est le manque d'intimité dans un espace peuplé de tous les bruits des voisins, c'est l'irritation des parents surmenés par l'urgence des soucis matériels ou par l'inhumaine rigueur des horaires dans le monde industriel. L'urbanisation de notre civilisation se traduit donc par un resserrement de l'espace vital. L'occidental d'aujourd'hui ne sait plus respirer. Il vit dans un monde oppressant, qui limite au strict minimum l'acte respiratoire. Or cet acte est l'un des plus fondamentaux, si l'on considère l'homme dans sa présence à l'environ et dans sa présence aux lointains. La respiration est un véritable échange, une participation de l'homme avec le monde qui l'englobe : aspir et respir constituent une expérience tout à fait primordiale de notre ouverture à l'espace — et par là-même un des fondements de l'expérience esthétique.
L'enfant sans air vit déjà le déracinement de l'humanité moderne. La restriction de l'espace dont il est victime menace le plus sérieusement sa croissance affective et donc sa santé mentale.
À cela s'ajoute le fait que l'homme d'aujourd'hui — l'homme technique — se trouve de plus en plus coupé de tout contact authentique avec la nature. Il reste plongé dans l'univers factice des grands magasins, des snack-bars et des cinémas — et il a perdu le sentiment de l'épaisseur puissante, hanté de présences, du sol sous ses pas. Il marche de plus en plus comme un automate.
Et déjà l'enfant est saisi par l'engrenage. Le petit citadin se fait une vision tout intellectuelle de la nature. Et parce qu'il a vu au cinéma ou au Jardin des Plantes les oiseaux de l'Amazonie, les ours blancs ou les pumas, il ne saura pas s'attendrir devant un moineau, un lapin de clapier, un chat de gouttière. Toute la cité, autour de l'enfant, conspire pour que, dès le plus jeune âge, il perde le sens de la proximité des choses au profit d'un exotisme facile et d'un pittoresque dénués de pesanteur.
Est-ce dès lors abonder exagérément dans la pensée de Rousseau que de considérer l'enfant de la ville comme un grand malade ? L'héritier des valeurs occidentales trahit-il son héritage ? Ou cet héritage lui-même n'était-il qu'une trahison ?
Toujours est-il que frustré dans son espace vital et privé de contacts féconds avec la nature, l'enfant de ville est un être incomplet, mal assuré dans l'existence, en perte d'équilibre. Et voilà l'enfant dont nous sollicitons l'attention, auquel nous prétendons apporter une culture. Jetterons-nous jamais le pont par-dessus l'abîme ?
Univers massif, vertical et fermé, la ville est aussi un monde fantastique, qui éclate dans une profusion d'images exaspérées : affiches, enseignes lumineuses, vitrines des magasins et, omniprésents, la radio, le cinéma, la télévision, la presse. L'enfant n'a plus le temps de déchiffrer par lui-même le visage des choses : les images le sollicitent par milliers ; et il lui arrive ce qui advient au buveur : l'excitation de l'ivresse vire bientôt à l'abrutissement. Entre tant d'images, l'enfant est incapable de choisir. Il accueille tout, il accepte tout, passivement, sans discrimination. Ou s'il choisit, c'est par une sorte de projection, de fixation de ses aspirations les plus violentes, les plus irrésistibles. L'image du gangster, du superman ou de la vamp cristallise des exigences affectives souvent inconscientes ; l'identification de l'enfant à ses héros sera d'ailleurs d'autant plus tenace qu'elle reposera sur des motivations plus enfoncées dans la nuit de l'inconscient. L'enfant moderne, et tout particulièrement le citadin vit en proie aux images. Elles conduisent en lui une sarabande incohérente et sans répit, qui laisse à son esprit peu de disponibilité pour les tâches intellectuelles. L'intempérance de l'imagination rend difficile l'accession à l'abstraction et à la logique ; l'attention s'abandonne à de séduisantes fantasmagories qui libèrent l'individu des contraintes austères de la vie quotidienne. (
14)
L'hébétude engendrée par le jeu incessant des images s'aggrave du fait que l'homme moderne se trouve plongé, immergé, dans un espace sonore, cacophonique, dysrythmique. La T.S.F. agit puissamment. C'est d'une véritable intoxication par les ondes qu'il faudrait parler. La tête pleine de bribes de musique affolée, le corps hanté d'impulsions rythmiques saccadées, l'enfant remâche sa chanson parisienne comme un chewing-gum tenace, inépuisable mais épuisant. Dans la ville palpitante de bistrots et de cinémas, les musiques s'évoquent, se répondent, s'insultent, se heurtent, se font violence. Elles se mêlent à la rumeur intarissable des voitures, circulation trouée à tout moment de grincements, de crépitements, de halètements — enfer musical de quelque Jérôme Bosch technocrate et technomane.
Au vertige de l'image et du bruit se mêle, indissolublement, l'ivresse de la vitesse. Le rythme de la vie moderne va en s'accélérant. Cependant les possibilités d'assimilation intellectuelle de l'être en croissance ne semblent pas à la mesure de la richesse des connaissances nouvelles. L'enfant d'aujourd'hui sait plus de choses, il a vu et entendu beaucoup plus que l'enfant d'il y a trente ou quarante ans. Mais il est aussi beaucoup plus dispersé. Son savoir se développe plus dans le sens de la multiplicité que dans celui de l'approfondissement et de la maturation. Le témoignage des aînés, des anciens n'est pas sans valeur : en ce temps-là, les connaissances de base étaient mieux assimilées que de nos jours. On apprenait moins. On apprenait mieux. Aujourd'hui, il faut agir vite et suivre mille sentiers à la fois. C'est une exigence de la civilisation nouvelle ; celui qui ne s'y plie pas risque seulement d'être éliminé dans la course pour la vie. Comme Freinet le faisait remarquer récemment dans l'Education nationale, les perspectives et les méthodes de l'enseignement traditionnel répondaient à un état de fait ; elles étaient adaptées aux exigences de leur temps ; mais ce temps est révolu : dans notre civilisation de la vitesse, il faut fixer de nouveaux objectifs à l'enseignement et forger de nouvelles méthodes, en conséquence.
Concentration de l'habitat, image, bruit, vitesse — tous ces facteurs concourent à structurer la sensibilité de l'adulte. Le climat d'existence, dans grande ville, devient de plus en plus nocif. Le citadin vit sur ses nerfs, il est souvent incapable de se maîtriser, de dominer les situations qui se présentent à l'intérieur de son foyer. Or le déséquilibre affectif des parents retentit singulièrement sur l'âme de l'enfant. Le garçon ou la fille qui habitent un espace familial en proie à l'agitation, à l'instabilité, au désordre, ne peuvent cultiver le recueillement, l'application, la persévérance. Encore une fois, la soi-disant paresse de l'écolier doit toujours nous renvoyer à l'analyse du milieu de vie. L’inattention est un mal social.
Nous avons insisté particulièrement sur l'atmosphère urbaine — la ville constituant notre propre monde d'expériences et le champ de notre activité. II serait intéressant de recueillir les témoignages d'éducateurs œuvrant en milieu rural. Quel visage l'inattention prend-elle (au regard du psychologue) dans nos écoles de campagne ? Quels facteurs spécifiques interviennent ici ?
Il est cependant un fait certain : grâce au développement des communications, à l'ampleur du tourisme et à l'extension de l'information par le journal et la radio, la mentalité citadine pénètre de plus en plus le milieu rural. Cette situation peut devenir bien vite alarmante dans la mesure où s'accélère ce processus d'urbanisation et où le monde rural se vide de ses valeurs culturelles propres.
L'enfant arrive à l'école. Il a toute la consistance, toute l'épaisseur de son expérience du monde ; il est naïf du dire qu'il se trouve encore à l'aube de sa vie ; il est engagé profondément dans l'existence ! à ce titre, la psychogénèse de la première enfance est décisive. Les crises qui jalonnent les cinq premières années chiffrent la destinée humaine d'une manière indélébile. A six ou sept ans, quoi qu'on pense parfois, les possibilités réservées à l'éducation sont loin d'être inépuisables. L'éducateur doit compter avec un individu dont l'affectivité est déjà profondément structurée.
Cette réserve faite, il est nécessaire d'examiner la situation de l'école face au problème qui nous préoccupe. Nous avons vu que l'inattention se manifestait avec une sorte de prédilection sous la forme scolaire ; nous savons aussi qu'elle représente la difficulté majeure, la pierre d'achoppement de l'enseignement. Mais le maître -— ou si l'on préfère, l'école — est-il simplement; victime de cet état de fait ? L'inattention del'enfant se développe-t-elle entièrement hors de sa présence ? Ou, au contraire, le maître et l'école (celle-ci en tant que présence matérielle et en tant que système d'enseignement) ont-ils une part de responsabilité et doivent-ils lutter contre un mal qu'ils concourent à engendrer ?
En fait, on ne peut nier la responsabilité du maître et de l'école en cette affaire, II est nécessaire de la dégager clairement afin de frayer à l'enseignement des voies nouvelles qui ne se perdent pas dans le bourbier.
Dans sa réalité matérielle, l'école se présente comme un espace climatique dans lequel baigne l'enfant et qui colore subtilement ses sentiments, ses émotions, sa vision du monde. Il est ainsi des enfances vouées à la grisaille, à la laideur, à la tristesse d'une classe privée de soleil, de grand air, avec ses quatre murs austères, véritable horizon schizophrénique. Il est des enfances vouées à l'entassement de quarante élèves dans un espace réduit où les coudes et les jambes se heurtent, où les respirations et les transpirations pèsent lourd. De telles classes évoquent irrésistiblement des locaux disciplinaires où l'apprentissage scolaire prend bien vite l'allure de travaux forcés. Si l'on songe que les enfants vivent bien souvent dans des conditions de logement déplorables d'où ils ne s'évadent que pour retrouver des rues mal aérées, humides et nauséabondes, on reconnaîtra que l'école ne fait que renforcer les influences du milieu de vie. La même constatation s'impose encore lorsque l'on évoque ces modernes groupes scolaires à proximité des cités H.L.M. où les enfants grouillent par huit ou neuf cents dans des cours de récréation aux dimensions ridicules — à tel point que les vingt minutes de répit qui coupent la continuité du travail ne procurent aucune détente aux élèves mais les amènent au bord du l'exaspération.
Et certes nous butons ici sur un problème qui n'est plus d'ordre psychopédagogique mais qui relève de l'économie et de la politique. Toutefois, cette dernière considération ne tend pas à supprimer la responsabilité des maîtres. Cette question a été soulevée directement dans le questionnaire « Equilibre et Déséquilibre » diffusé avec le second numéro de Techniques de Vie. L'examen des réponses qui nous sont parvenues élargit singulièrement le débat et éclaire au mieux l'aspect pédagogique du problème de l'attention.
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1) A la violence, un enfant répondra par la violence, l'agressivité ; un autre par la soumission, le silence, la fuite.
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2) Et cette prise de position (en face de la famille, des maîtres, des camarades mais aussi des animaux et des choses) constitue l'origine et fonde la possibilité même de l'expérience morale.
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3)Heidegger nous dévoile à maintes reprises que le concept du monde répond à l’expérience grecque de la physis, c'est-à-dire d'une réalité s'épanouissant avec une débordante vitalité. Par contre, le concept moderne de physique trahit son étymologie. Le monde n'inclut pas seulement la dimension physique, objective, de l'existence mais ses dimensions esthétique, morale et métaphysique.
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4) Momentanément et pour simplifier nous disons le milieu. En fait il faut parler de milieux car ils sont multiples (famille, équipe ou bande, classe, internat de collège ou de lycée, et aussi village, quartier de ville, etc.). Le monde de l'enfant récapitule et unifie toutes ces différentes expériences. Il constitue l'englobement affectif de la présence enfantine. Toute expérience nouvelle prend corps vis-à-vis des expériences passées ou de ce qui en reste : l'attitude affective en face des choses, des hommes et des dieux,
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5) Cf.Buytendijk
: Attitudes et Mouvements, Etude fonctionnelle du mouvementhumain (Desclée de Brouwer, 1957).
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6) Il y a d'ailleurs une étape du langage enfantin qui correspond bien à cette instabilité motrice : c'est l'écholalie. L'enfant saisit au vol un mot lancé par l'entourage et le répète à satiété, sans raison autre que d'envelopper d'une ambiance sonore les tâches auxquelles il se donne.
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7)On sait que le surréalisme a particulièrement exploité cette donnée psychologique. Il force l'attention par la violence.
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8)C'est ce qui se passe, par exemple, dans la rencontre amoureuse. La présence de l'être aimé ne cesse de nous surprendre, au fond de notre certitude. Et si nous concevons, comme le fait Platon, par exemple, tout enrichissement intellectuel comme une œuvre de l’Eros, notre rencontre avec le monde se perpétuera dans l'enthousiasme et la jeunesse du cœur.
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9) Il serait plus exact de dite que, dans ces cas. l'effort n'est pas éprouvé comme le signe d'une servitude, d'une contrainte. Tout travail, tout plaisir exige un effort (dont on peut aisément détecter les traces physiologiques). Mais il arrive que l'effort soit si parfaitement assumé qu'il cesse d'être perçu. De l'aisance, de la sûreté avec lesquelles une tâche est accomplie on ne peut conclure à l'absence d'effort chez l'agent.
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10) Faut-il avec Le SENNE (cf. son Traité de Caractérologie) reconnaître dans cette tendance velléitaire un indice caractériel ? Cette question exigerait un ample développement que nous ne pouvons même pas esquisser dans les limites de cet article,
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11) La concentration volontaire sur une phrase latine ou sur un problème de géométrie n'en livre pas forcément le mystère. Elle ne fait souvent que soutenir l'intuition grammaticale ou mathématique. En soi. l'attention n'est nullement créatrice. Mais elle permet l'acte créateur. En aidant l'esprit à maîtriser l'objet ou l'idée, elle en assure le triomphe.
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12) Cf. les œuvres du Dr CaKTON On trouvera d'excellentes considérations sur le climat biologique de l'existence dans le
Traité du Caractère, d'E, MoUN1ER (Ed. du Seuil),
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13) Cf. ; Karen HORNEY ; La personnalité névrotique de notre temps (éd. de l'Arche, 1953).
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14) Nous dirons un jour comment les Techniques Freinet, en réhabilitant l'imagination, enfantine, en lui donnant pleinement droit de cité, procèdent à une véritable conversion de la sensibilité de l'enfant, lorsque celle-ci s'est trouvée égarée sous l'influence du milieu. Le mal ne réside pas dans l'image mais dans l'attitude que nous prenons à son égard : il cesse lorsque l'image devient la matière première de la création esthétique ou technique.
Nous avons posé la question du bonheur
En ce domaine du fondement philosophique de notre action quotidienne, il est normal que nous ayons cherché à définir les fins que nous nous proposons d'atteindre : pourquoi éduquer ces enfants ? Quoi faire des petits d'hommes ?
Alors nous avons posé la question du bonheur.
Et déjà, nous avons pris parti. Nous sommes d'abord dans celui de l'Education Nouvelle. C'est en effet depuis Pestalozzi, Ferrière et Piaget le parti de ceux qui adoptent la théorie d'une éducation conforme à la nature, d'une adaptation au développement normal et spontané de l'être en croissance, tel que la science le fait connaître.
Nous sommes dans ce parti de l'Education nouvelle — comme le prouvent de récents débats — sur une position non conformiste et nous devons préciser donc clairement ces innovations. Nous le ferons en ramenant notre point de vue vers un large horizon : celui du bonheur.
Le bonheur est l'ensemble des conditions qui permettent à l'individu la jouissance de la vie.
Nous pourrions déjà nous séparer nombreux sur ce point de vue. Depuis longtemps certains ont placé les fins de l'éducation nationale ailleurs : dans la société par exemple. Durkheim affirme : « L'homme que l'éducation veut réaliseren nous, ce n'est pas l'homme tel que la nature l'a fait, mais tel que la société veut qu'il soit».
Mais nous, nous avons posé la question du bonheur.
Les traités de pédagogie disent tous que la « capacité du bonheur est inévitablement le but d'une éducation selon la nature (1)».
Est-ce une éducation selon la nature que l'on souhaite voir réaliser à l'Ecole Moderne ?
Les formules que l'on utilise de « Méthode naturelle de Lecture », « Méthode Naturelle de Calcul », etc., nous autorisent-elles à dire oui d'emblée ?
L'Education naturelle peut être d'abord être celle, toute négative, qui, selon Rousseau « consiste non point à enseigner la vertu et la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire, si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l’âge de douze ans, sans qu'il sut distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison sans préjugé, sans habitude, il n'aurait rien en lui qui put contrarier l’effet de vos soins ».
L'éducation naturelle c'est aussi la primauté du corps et de ses exercices sur l'esprit et ses spéculations.
C'est aussi l'éducation « par les choses » substituée à l'éducation par les mots. C'est là l'essentiel de bien des méthodes actives qui en sont restées là : à l'action pour l'action, la chose pour la chose. Et l'expérience accumulée n'atteint presque jamais à la culture, car cette action, cette chose, ces multiples expériences sont coupées de tout lien sensible et dynamique qui pourrait permettre à la sève, à la vie d'y courir... Ce n'est qu'une nouvelle scolastique où sombrèrent les sixièmes nouvelles comme sombreront les techniques audio-visuelles si elles restent ce qu'elles sont : un geste de plus, loin de tout sens et de toute affectivité qui font que le geste devient un acte.
Nous avons maintes fois exposé cette première différence essentielle entre Ecole Moderne et l'Education nouvelle. Cette différence, elle éclate dans le premier article de Monsieur Combet paru dans le n°l de cette revue, page 24. Il y a chez Freinet une constante valorisation du vital. Voilà qui dépasse une simple éducation selon la nature. Fut-elle active.
Celle-ci peut être aussi cette théorie qui veut « suivre pas à pas le développement de l’être », éviter tout dressage et tout forçage prématuré. Confondant ceci avec l’Ecole Moderne, on tente ces derniers temps d'attaquer sur le front de « l’effort » ; est-ce là nous confondre ?
Nulle autre technique pédagogique n'a autant produit de travaux d'enfants, tant de réalisations, autant de chefs d'œuvre de tous genres. Cette somme énorme est-elle l'effet d'un jeu? N'est-ce pas, au contraire, une somme énorme d’efforts abordés, repris, surmontés et acceptés grâce à une volonté farouche de chaque enfant de parvenir à la victoire : cette victoire dont la vie quotidienne réclame chaque jour la part ? N'est-ce pas une caractéristique commune à toutes les classes de l'Ecole Moderne que l'on n'y sort plus en récréation ? Du moins, accessoirement !
« Ah ! me dira-t-on ! le voilà votre bonheur ! Plus de récréation, plus de détente ! Voilà comment vous respectez cette tendance profonde de l'enfant au jeu ! Comment peut-on être heureux si l'on ne joue pas quand on a 7, 10 u 12 ans ? »
Nous ne voyons là aucune contradiction.
Le bonheur n'est pas incompatible avec la fatigue, avec cette volonté de conquête, avec la volonté de puissance. L'être qui n'est pas fait uniquement de bonté, renferme cet instinct de puissance, cet élan vital — essentiel pour Freinet - que nous devons utiliser comme force d'éducation. Les Jésuites et « les philosophies religieuses » n'ont pas fait autre chose quand ils ont utilisé « la concurrence vitale » pour en faire « l'émulation » ce nerf de l'école traditionnelle !
Et si nos enfants sont heureux de travailler ?
Ce n'est pas que la joie soit essentielle dans notre formule. La victoire bien souvent n'est pas faite que de sourires ! La part du maître n'est pas faite non plus que de caresses... Ce n'est pas cette joie qui est essentielle. C'est le travail. Pourquoi le travail deviendrait-il élément de bonheur, alors que, selon la boutade célèbre « le travail n'est pas humain puisqu'il fatigue l'homme» ! Le travail devient élément de bonheur lorsqu'il est la partie essentielle d'une harmonie entre l'être et son milieu.
A ce moment, je renvoie les lecteurs à l'article de M, Vuillet du n° 2 de Technique de Vie : « La méthode naturelle à la lumière de I.P. Pavlov ». Toute la démonstration de M. Vuillet nous permet de bien préciser combien et comment le travail établi en harmonie avec l'être et dans le milieu adéquat devient élément de bonheur.
C'est là, à mon avis, le point le plus important de la pensée de Freinet. « L'Education du Travail » est son livre majeur. C'est à partir de cette pensée que se justifie l'Ecole Moderne. C'est à partir de là qu'elle se définit, qu'elle se sépare de tout ce qui fut dit et fait avant Freinet. C'est là que la divergence naît avec les professeurs de pédagogie classique et de pédagogie active.
Nous n'aurons gagné la partie que lorsque nous aurons convaincu les pédagogues de la nécessité vitale qu'a l'enfant de faire passer le travail avant le jeu.
Nous aurons à montrer encore combien le milieu ne peut se séparer de l'être et combien l'enfant a besoin d'un milieu éducatif aidant : ce milieu dont presque jamais il n'est question dans les traités de pédagogie de l'éducation n'ayant que deux termes pour la définir l'éducateur et l’éduqué.
Dans notre rapide inventaire des éléments originaux qu'apporte l'Ecole Moderne dans le domaine de l'éducation et qui la distingue à la fois de l'école traditionnelle et de l'école active, il reste à nommer l'élément qui fera que pour la première fois depuis l'avènement de l'homme, on a pu réaliser l'éducation véritable, ce qui ne sera ni dressage, ni domestication.
René Hubert dans son traité de Pédagogie déjà cité, renvoie dos à dos les tenants d'une « éducation selon la nature » et ceux d'une « éducation sociologique (par et pour la société). Il tente alors de définir « une éducation selon l'humain ».
En clair, on peut résumer cette formule par cette autre : « Il faut se vouloir pour se créer soi-même ». Ou encore : « L'Education n'est pas une greffe sur autrui, mais une aide donnée à son développement. Elle ne lui donne rien qui ne soit déjà en lui en quelque manière. Elle ne lui inculque que ce qu'il a le désir de posséder. Elle est de la part de l'éducateur, un appel, et de la part de l'éduqué, un éveil » (Hubert p. 51).
Faire sortir l'être de lui-même, pour ainsi dire, de plus loin se mieux reconnaître, « sortir de soi pour écouter la caisse vibrer», n'est-ce pas le processus de création et de renouvellement exigeant de l'être un éternel dépassement de soi- même et que Freinet appelle l'expression libre ?
Pour la première fois dans le domaine de l'éducation cette création continuelle de soi est enfin pratiquement réalisée.
Etre un être complet, à part entière, quel que soit l'âge de la vie, voilà ce que l'Ecole Moderne fait sien comme but de son action.
C'est bien là, ce que démontre clairement l'article de Monsieur Combet, pp. 11 et 12 du numéro 2 de Techniques de Vie. Dans son parallèle entre Alain et Freinet, M. Combet définit nettement ce qui revient à Freinet.
Critiquant Alain, il écrit : « L'enfant connaîtra la pensée adulte, il en retiendra quelque chose. Mais à travers toute son enfance et toute son adolescence, jamais il n'aura l'occasion de s'éprouver comme une force créatrice (2) ; jamais il ne fera l'expérience de lui-même comme d'un être original, riche de possibilités esthétiques et pratiques. C'est justement le sens et la mission de l'Ecole Moderne d'amener l'enfant à s'exprimer « tel qu'en lui-même » à travers tout le cheminement de son existence juvénile.
Cette création permanente, cette expression de soi-même doit être libre, car, dit encore R. Hubert « La vraie éducation requiert la liberté» (p. 32). C'est pourquoi Freinet dit : la libre expression.
Ainsi donc, « éducation du travail », « élan vital », « milieu éducatif aidant », « libre expression » sont les termes d'une véritable révolution — sinon évolution — de l'éducation. Aucun pas en avant dans ce domaine ne peut se faire sans tous les éléments que contiennent ces formules.
L'expérience déjà vieille de trente ans, s'appuie sur ces bases solides, qui sont les gages du succès.
Dans « Techniques de Vie », ces termes seront toujours cernés de près, ils apparaîtront de mieux en mieux éclairés par l'analyse et la logique. Nul doute que la pratique alors en profitera.
(1) Traité de pédagogie générale, R. Hubert. P.U.F.. p. 25.
Psychologie et Education physique
1°. — DU STYLE GENERAL DE L'EDUCATION PHYSIQUE.
Un des dangers qui menacent le professeur d'éducation physique dans l'exercice de son art, c'est d'être avant tout préoccupé et captivé par l'aspect technique des exercices, par la perfection de leur réussite. Le professeur s'attachera donc à la production d'un beau mouvement, mouvement rare et difficile, ou à la réalisation d'une excellente performance. Comme par ailleurs, pour des raisons de commodité, on aura réparti les enfants par classes, c'est-à-dire en fonction de leur niveau scolaire et non de leur robustesse, le professeur sera tenté de travailler surtout avec les meilleurs éléments, ceux qui répondent le mieux à son attente et à ses ambitions.
Il nous est arrivé souvent de questionner les enfants, élèves du Premier ou du Second Degré sur leurs goûts, sur les satisfactions et déceptions de tout genre qu'ils rencontrent dans la vie scolaire. La plupart manifestent un intense besoin d'activité corporelle, de vie au plein air, un goût certain pour l'effort physique. Bien peu cependant trouvent dans les séances d'éducation physique l'occasion d'un véritable épanouissement. L'esprit de compétition qui anime généralement ces séances est loin de satisfaire la majorité des enfants, dans la mesure où ils n'ont pas pris l'initiative des exercices.
Il en va de l'éducation physique comme de n'importe quelle autre matière d'enseignement : la passivité s'installe chez l'enfant dès que le maître est seul à assumer les initiatives, les responsabilités, dès qu'il est seul à posséder la totalité du savoir. Il est assez facile de percevoir dans la dynamique des mouvements, le geste qui naît spontanément de l'enfant et qui témoigne de la mise en jeu de ses intérêts profonds ; il possède une sorte de certitude intérieure qui en fonde l'efficience. Le geste imposé, au contraire, manque d'intensité, de conviction, d'évidence plastique ; dans sa correction même, il souffre d'indigence et avoue sa médiocrité. De cela, les professeurs d'éducation physique se rendent bien compte. Il leur arrive certainement d'avoir conscience du caractère fastidieux des exercices qu'ils imposent et de la discipline qu'ils exigent. A l'enthousiasme qui explose dans les premières minutes de plein-air succède rapidement la morosité, indice d'une déception née, en l'occurrence, de la contrainte ; toute la matinée, toute la journée, il a fallu respecter une attitude figée, maintenir son attention, réprimer le
profond besoin, inscrit dans le corps, de remuer, de se détendre, de parler ; a ce moment, la séance de gymnastique apparaissait comme une espérance de libération ; et voici qu'à la contrainte de la classe succède une autre contrainte et que la spontanéité des gestes et des attitudes se trouve refoulée au coup de sifflet du maître.
Nous ne doutons pas de l'efficacité des méthodes autoritaires dans les perspectives d'un apprentissage sportif. Les différentes activités sportives comportent des règles strictes auxquelles doivent se plier les équipes ; elles demandent une discipline sévère et un niveau de moralité — par quoi elles apparaissent bien comme des expressions culturelles et révèlent leur haut degré de civilisation. Mais ne serait-ce pas faire fausse route que de concevoir toute l'éducation physique comme un acheminement vers la compétition sportive ?
Les auteurs des instructions de 1946 pour l'Enseignement Primaire ont senti ce danger. Peut-être ne l'ont-ils pas assez souligné. Mais surtout, ils n'ont pas dégagé, en face du sport, l'intérêt et la valeur d'une éducation physique naturelle.
L'expression « mouvement naturel » se glisse bien à plusieurs reprises dans le texte des instructions, mais ailleurs nous lisons : « Il convient de préparer avec soin non seulement les leçons, mais encore les préparations annuelle, saisonnière, trimestrielle, mensuelle, hebdomadaire. Bien délimiter le but à atteindre, tracer nettement les voies qui doivent y conduire, établir une progression méthodique, choisir avec soin les exercices à pratiquer, c'est un travail qui n'est pas au-dessus des aptitudes pédagogiques et de la conscience professionnelle des maîtres. » Que le recours, en fin de texte, à la conscience professionnelle des maîtres ne nous aveugle pas ! Questionnons plutôt : que subsistera-t-il de naturel dans des mouvements qui auront été élaborés huit jours d'avance, par le maître, dans la tranquillité d'une soirée de travail ? Qu'y a-t-il de commun entre cette préparation silencieuse et méthodique et la réalité vivante des enfants, avec la multiplicité de leurs désirs et de leurs besoins, la complexité de leur expérience du monde ? Que se passerait-il si l'enfant sous la surveillance et avec l'aide du maître inventait sa propre gymnastique ? Un désordre plus apparent que réel derrière lequel on pourrait voir l'enfant exercer son corps selon son propre rythme et affronter des obstacles selon des propres moyens.
Nous retrouvons ici les intuitions de Georges Hébert, principes directeurs d'une éducation physique naturelle que la scolastique s'est empressée de scléroser tout en faisant mine de les adopter.
Or la fécondité de la méthode naturelle ne tient pas à un tour de passe passe mais à son intuition profonde de la psychologie enfantine et à son respect des réactions individuelles.
Nous pensons que si l'éducation physique a pu adopter le style déshumanisé que nous lui reprochons c'est en partie faute d'un solide fondement à la fois psychologique, sociologique et esthétique. L'examen du programme d'enseignement général dans les C.R.E.P.S. confirme ce jugement, ainsi que nous allons le voir.
2°. — REMARQUES SUR L'ENSEIGNEMENT DE LA PSYCHOLOGIE DANS LES C.R.E.P.S.
Avant d'entreprendre l'examen critique du programme de psychologie, une remarque s'impose : la critique portera sur un document officiel. Comme n'importe quel document de ce genre, celui-ci laisse une certaine liberté d'interprétation. Il détermine les lignes de force d'un cours de psychologie, il n'en impose pas la substance. Nous ignorons, quant à nous, ce qui est effectivement enseigné par tel ou tel professeur. La psychologie n'est pas une ; elle est faite de multiples courants de recherches qui parfois se complètent mais souvent s'excluent. Parmi tant d'optiques divergentes, le professeur fait son choix. Son cours prend forcément le sens d'un engagement. Seuls les programmes officiels continuent d'ignorer cet aspect vivant, personnel du travail du professeur. Leur souci de neutralité, leur refus de prendre parti se traduisant par un éclectisme, par un encyclopédisme désarmants.
En fait, la neutralité des programmes est absolument nécessaire. Elle garantit, pour le professeur, la liberté d'orienter son cours selon les perspectives particulières. L'inconvénient, c'est qu'elle rend vaine toute espérance de réforme en profondeur. En effet, un projet de réforme ne peut émaner que d'un point de vue particulier, lequel doit nécessairement s'effacer devant des considérations beaucoup plus générales.
Si nous disons, par exemple : en psychologie, le programme d'examen? pour la première partie du Professorat d'Education Physique manque d'unité organique, c'est une énumération de questions disparates, visant à communiquer un ensemble de connaissances générales sur la réalité humaine et particulièrement sur la réalité enfantine, on sera en droit de nous répondre : adopter un centre d'unité, c'est valoriser une perspective psychologique de préférence à une autre ; choisir, c'est exclure ; pourquoi adopterions-nous votre idée centrale plutôt que celle de votre collègue ? Les instructions officielles ne peuvent se permettre de prendre parti entre la psychanalyse et le behaviorisme par exemple, ou entre la phénoménologie et la psychologie rationnelle. L'encyclopédisme reste bien la seule issue.
Nous pensons cependant que l'encyclopédisme conduit infailliblement à la lassitude et au scepticisme. On ne veut rien oublier, parmi toutes les questions possibles qui s'imposent à l'esprit et finalement on n'approfondit rien. Les éclectiques furent toujours d'aimables sceptiques, des gens pour qui le savoir tournait bien vite au divertissement faute de pouvoir soutenir une passion partiale et exigeante.
Ceci dit, nous nous sentons libres de critiquer à loisir ce programme de psychologie qui nous préoccupe, — mais c'est avec le sentiment de combattre des ombres fuyantes ou encore de cheminer à travers un protoplasme dont la brèche se referme dans notre dos à mesure que nous l'ouvrons.
1. — La question centrale du programme de psychologie devrait porter sur l'expérience vécue du corps. Sauf dans des cas pathologiques très particuliers, nous n'éprouvons pas notre corps dans sa réalité physiologique, médicale. Le corps vécu n'est pas un objet, un corps étranger à l'égard duquel nous nous tiendrons à distance. Il ne fait qu'un avec nous-mêmes. Il nous situe d'une manière tout à fait expressive, dans le monde des hommes et des choses.
2. — Nous y voilà. Nous touchons le point le plus sensible. Avant de pouvoir saisir quoi que ce soit à des notions telles que : émotions, sentiments, attention, habitude, imagination, mémoire, etc. il faut avoir présenté l'être humain (enfantin, juvénile, féminin, etc.). dans son rapport avec le monde. Tant que ce rapport n'est pas élucidé, on est voué aux inextricables difficultés de la psychologie cartésienne : il devient impossible d'assurer la liaison entre l'objectif et le subjectif.
3. — Puisqu'il s'agit surtout de psychologie de l'enfant, le programme devra porter sur la description du monde enfantin, en vue d'en dégager les structures essentielles. On étudiera ainsi : l'expérience enfantine du temps, l'expérience enfantine de l'espace, l'expérience enfantine de la communication. Dans ce contexte, des chapitres aussi importants que ceux de la perception, de la mémoire, de l'imagination, du rêve, du développement de l'affectivité trouveront leur véritable place et leur véritable signification.
4. — La description des différents modes de présence de l'enfant sensibilisera l'étudiant au rôle joué par le milieu de vie (milieu familial, milieu culturel) dans le développement de la personnalité.
5. — Cette description entraînera la recherche vers la notion de style de vie. Tout être se présente au monde selon un certain style. Le regard du psychologue doit acquérir cette dimension esthétique qui le fera juger du style de présence des individus. C'est particulièrement important pour l'éducateur, qu'il s'agisse du professeur de gymnastique ou de l'instituteur : la présence corporelle exprime notre façon d'affronter l'extérieur, de communiquer avec le monde. Mais il faut apprendre à lire. La lecture psychologique devrait fournir l'essentiel de l'apprentissage des futurs éducateurs ; seule, elle permettra en effet l'individualisation de l'enseignement ; seule, elle permettra au maître d'agir avec doigté, de doser les efforts à fournir, d'orienter l'exercice dans le sens le plus profitable à l'épanouissement de chacun.
6. — Un des éléments fondamentaux du style de présence méritera une étude particulière : le rythme. Cette notion mettra en lumière la dimension proprement esthétique de l'existence humaine. Le rythme établit une continuité entre le cosmos et l'individu. Au rythme du paysage répond le rythme de la sensibilité qui s'incarne dans des expressions culturelles : arts plastiques, danse, poésie.
7. — Il est donc nécessaire que le cours de psychologie ouvre de larges perspectives sur l'anthropologie culturelle. Il est dommage par exemple que l'apprentissage des danses folkloriques ne se double pas d'un enseignement théorique mettant en valeur les thèmes psychologiques, les symboles et les archétypes sous-jacents. Dans l'état actuel de l'enseignement, la danse folklorique n'est qu'une technique parmi d'autres, alors qu'elle pourrait devenir l'expérience d'un approfondissement de la situation de l'homme dans le monde.
8. — Au cours de l'enseignement de la psychologie, il sera nécessaire de mener une étude sérieuse de la pathologie mentale, portant particulièrement sur les cas fréquents dans les classes de perfectionnement : débiles mentaux, instables moteurs et caractériels, gauchers contrariés, épileptoïdes, etc. C'est naturellement avec des enfants de cette sorte que l'individualisation de l'enseignement est la plus nécessaire.
Au manque d'unité du programme nous ajouterons une seconde critique : le cours de psychologie s'étendant sur deux ans, certaines questions semblent faire double emploi. Une meilleure coordination de l'enseignement nous apparaît donc nécessaire.
Unité d'inspiration, coordination, orientation de l'enseignement de la psychologie en vue d'une pédagogie plus individualisée, tels nous paraissent être les éléments les plus nécessaires d'une réforme — dans le domaine qui nous concerne.