A la recherche de techniques de vie

Avril 1960

A la recherche de techniques de vie
par C. FREINET

Notre Congrès d'Avignon nous a donné l'occasion, pour la première fois dans l'histoire de notre mouvement, de discuter quelques-uns des problèmes majeurs de notre pédagogie sous le signe de Techniques de Vie, avec la participation, à côté des instituteurs, d'Inspecteurs d'Académie et d'Inspecteurs Primaires, de professeurs des diverses disciplines, de psychologues, d'éducateurs de maisons d'enfants, de médecins, d'étudiants, de psychiatres, des parents, de diverses professions, d'élèves fréquentant nos Ecoles Modernes.

Un premier but était, de ce fait, atteint : le problème éducatif était enfin posé dans sa réalité complexe. II n'a certes pas été étudié dans sa totalité, tellement il est vaste, divers et profond ; mais nous avons du moins marqué, par notre conjonction, qu'il ne suffit pas de mener, plus ou moins scientifiquement, un certain nombre de recherches partielles qui peuvent apparaître comme justes tant qu'elles sont isolées de leur contexte vital, mais qui ne prennent leur sens et leur portée que lorsqu'elles sont confrontées dans leur réalité individuelle et sociale.

Au point où nous en sommes de l'évolution scientifique, psychologique, technique et sociale, l'enseignement du premier degré ne peut plus solutionner par lui-même les problèmes qui se posent à lui. Le second degré est peut-être plus dépendant encore que les autres degrés d'enseignement, de toutes les réalités ambiantes parce qu'il est tout à la fois un rendez-vous et une charnière ; l'enseignement supérieur a besoin d'être repensé dans le sens d'une culture non scolastique ; l'enseignement professionnel et technique ne préparerait que de dangereux robots s'il ne se préoccupait pas intensément de la formation humaine ; le social et la politique sont, de leur côté, plus que jamais imprégnés de psychologie et d'éducation.

Les événements récents ont montré que, malgré la puissance diabolique des machines et des mécaniques contemporaines, il reste au cœur de l'homme trop de besoins encore insatisfaits, peut-être plus insatisfaits que jamais, et que cette insatisfaction est en mesure de susciter des réactions devant lesquelles les forces les plus spectaculaires doivent, à la longue, s'incliner : le scientisme a fait faillite, même si on lui doit le machinisme contemporain. C'est ce que démontre William Whyte dans un livre : L'homme de l'organisation (trad. Yves Rivière) (1) dont nous rendons compte d'autre part.

Le problème du devenir de l'Homme, et donc de la préparation à ce devenir, est tout entier à reprendre. C'est toute une mécanique à reconsidérer. Il ne suffit plus que nous étudiions séparément chacun à notre stade, les pièces de cette mécanique. II nous faut surtout trouver, ou retrouver, entretenir et renforcer le moteur, ou les moteurs qui le mettront en action, car c'est dans cette action seule que se rodent et se précisent des éléments qui ne signifient rien et n'ont de valeur qu'en fonction de la Vie.

Nous reconnaissons bien volontiers qu'une telle technique de travail n'est pas reposante, au sens où on l'entend communément. Pas plus que dans nos classes où il est certes plus simple de faire copier des textes et réciter des résumés que de se lancer dans des recherches et des créations qui ne peuvent se faire, comme toutes les recherches, que par tâtonnement expérimental. Nous risquons d'entrouvrir bien des portes que nous n'aurons pas toujours le temps de franchir et nos études ne seront pas toujours menées comme nous le voudrions à leur terme scientifique. Peut-être. Mais l'essentiel n'est-il pas que nous puissions avancer dans la science de l'homme, en évitant les erreurs ou les impasses où une fausse science nous a trop souvent engagés.

Nous touchons là à un des aspects du problème que nous trouvons sans cesse au carrefour de nos études : ce sont les Techniques de Vie qu'il nous faut revoir et aménager. Il nous faut rétablir l'unité dans notre culture et ne pas aborder le problème scolaire des acquisitions, de l'intelligence et de la science sous un angle qui n'a jamais cours dans notre propre vie.

Et nous rejoignons alors notre processus de tâtonnement expérimental tel que nous l'avons défini dans notre livre Essai de psychologie sensible appliquée à l'Education (2). Ce tâtonnement n'est nullement, comme on pourrait le croire, une création théorique de notre esprit non conformiste. Il est la technique habituelle, générale et de toujours, des divers aspects de notre comportement.

Qu'il s'agisse de la maîtrise des premiers mouvements du nouveau-né, de l'apprentissage de la marche du langage, de la bicyclette, de la pratique du paysan, du mécanicien ou du médecin, c'est toujours de tâtonnement expérimental qu'il s'agit.

Ce n'est qu'à l'Ecole qu'on croit pouvoir pratiquer autrement, par la méthode soi-disant scientifique. On nous a persuadés que les processus habituels étaient imprécis et inopérants parce qu'ils engageaient tout à la fois l'ensemble des problèmes tandis que l'analyse et la synthèse instituaient une sorte de travail intellectuel à la chaîne, dont l'économie était incontestable. Si nous avons acquis parfaitement l'élément A, puis l'élément B, la conjonction de ces éléments doit donner, sans inutile tâtonnement, le résultat BA.

La chose est peut-être exacte en mécanique, mais il a bien fallu se rendre à l'évidence : pour les acquisitions humaines, les éléments de vie ne se combinent pas ainsi automatiquement mais sont déterminants des réactions individuelles et de milieu, subtiles et diverses, qui faussent nos prévisions mécanistes.

Mais, du fait de leur répétition et de leur généralisation dans le milieu scolaire, ces processus scolastiques d'acquisition troublent profondément tous nos comportements vitaux pour devenir à leur tour des techniques de vie qui n'ont malheureusement pas les assises profondes, la sûreté et la sécurité de nos techniques de vie naturelles. Il en résulte d'une part de nombreuses erreurs de comportement que l'individu n'est pas en mesure d'affronter par ses propres moyens de défense et, d'autre part, une sorte de dualisme de techniques de vie qui désorganise et trouble les personnalités,

A cause justement de cet affaiblissement des réactions de défense de l'organisme physiologique et mental, les échecs sont douloureusement ressentis comme destructeurs et compromettent parfois définitivement les réactions vitales, jusqu'au désarroi et à la névrose. Tandis que, selon la méthode naturelle de tâtonnement expérimental, les échecs ne sont guère qu'une phase de notre action. Ils n'empêchent pas la vie de continuer et de s'épanouir dans d'autres directions. Les chutes et les blessures n'ont jamais empêché aucun enfant d'apprendre à marcher normalement dans les meilleurs délais, alors que bien des blocages scolaires sont, hélas ! irrémédiables et définitifs.

Il nous faut revenir aux seules techniques de vie valables, entretenir, à l'Ecole et dans notre vie, la confiance, l'élan, le dynamisme. Les erreurs ne sont que l'accident de la route, la pierre contre laquelle on bute, le parapet qu'on évite, l'arbre tombé qu'on déplace ou qu'on contourne, mais la marche continue, stimulée même par les difficultés surmontées ou dépassées.

C'est ce comportement non scientiste, non scolastique qui nous vaut, pour notre vie scolaire, familiale et sociale, une philosophie de confiance et de sécurité, dans la création et l'expérience au service de notre devenir d'hommes.

C'est ce changement de processus de formation et d'éducation que synthétise le titre même de notre revue : Techniques de Vie. Car c'est bien cela : il nous faut retrouver, dans tous les domaines, de nouvelles techniques de vie, qui sont tout simplement les techniques naturelles qu'il nous reste à adapter à la complexité du monde contemporain.

***
*

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, nous sommes là en plein dans notre pédagogie.

Si nous parvenons à redonner aux éducateurs ce sentiment de sécurité qui leur est indispensable en leur montrant, en leur démontrant que nous ne leur présentons point des théories plus ou moins aventureuses mais au contraire une technique de vie de tous les jours, qui reste inscrite dans leurs gestes familiers et dans leur comportement ; s'ils acquièrent ainsi l'assurance que, par ce processus, les résultats attendus de l'Ecole seront immanquablement atteints — peut-être cependant pas au même rythme — ; s'ils parviennent à identifier leur action à celle de la maman qui apprend à son enfant à parler et à marcher ; si donc ils prennent conscience de l'inutilité et des dangers de la scolastique qui est exactement à l'opposé de nos techniques de vie, alors nous les entraînerons plus facilement à une pédagogie qui, fondée sur d'autres bases, nécessite évidemment une autre attitude et une nouvelle approche.

Celte technique de vie, c'est ce que nous appelons l'esprit de notre mouvement. Mais un esprit, cela ne s'explique pas, cela ne peut se définir ; cela se sent, et pas toujours. Une technique de vie au contraire, a ses fondements et ses lois que nous lâchons justement de retrouver, de préciser et de mettre en valeur par notre revue.

C'est peut-être parce que nous nous sommes trop contentés jusqu'à ce jour de parier de cet esprit, en mystiques presque, que nous n'avons pas encore définitivement entamé la vieille scolastique. Il nous faut la démanteler pierre à pierre, jusqu'en ses fondements, et en partant si possible de ces fondements à déchausser et à ébranler. C'est la philosophie, cette conception scolastique des processus de vie, qui est toute à revoir. Sur ses ruines nos techniques alors fleuriront.

Je sais que nous apparaissons parfois comme téméraires et prétentieux quand nous affirmons que l'éducation, la psychologie, la pédagogie et même la philosophie ont fait fausse route parce qu'elles sont fondées sur des processus non naturels et erronés. Les scoliastes ont longtemps souri de notre ignorance quand nous osions affirmer que l'enfant peut apprendre à lire et à écrire sans leçons spéciales comme il apprend à parler, que l'individu ne se construit pas en partant des principes mais de l'expérience vitale, quand nous avons lancé comme un défi : plus de manuels scolaires ! plus de leçons ! Si la grammaire était inutile ! Et la partie n'est pas encore totalement gagnée. Elle le sera sous peu parce que nous apportons aujourd'hui la preuve de la possibilité et de l'efficience de ces processus nouveaux naturels. Nos multiples réalisations : texte libre et expression libre, imprimerie, journal scolaire et correspondance, création, coopération sous toutes ses formes sont désormais comme un coin explosif de bon sens placé au cœur même de la scolastique et qui en prépare le lent mais sûr éclatement.

Aujourd'hui, nos collaborateurs du secondaire nous présentent les preuves théoriques de cette reconsidération. C'est : De la pratique à la théorie, de J. J. Vuillet, la Philosophie de l'Ecole moderne, de C. Combet, la Méthode naturelle de lecture à la lumière de Pavlov, de J. Vuillet, Aspects psychologiques des Techniques Freinet, de C. Combet.

Au cours de nos réunions d'Avignon nous avons débroussaillé d'autres voies sur lesquelles nous aurons, les uns et les autres, tout à la fois expérimentalement et théoriquement, à poursuivre nos démonstrations.

C'est cela que j'aurais voulu répondre au Congrès à nos collaborateurs qui nous demandaient avec quelque inquiétude : nos articles sont-ils lus ? Sont-ils appréciés ? Devons-nous continuer sur ces lancées ou chercher dans d'autres directions ? Le nombre limité de nos abonnés ne semblerait-il pas faire croire que nous ne répondons pas aux besoins de la masse de nos lecteurs ?

Nos camarades nouveaux venus, les jeunes surtout, ne sont pas ici, ai-je répondu. Ils sont actuellement dans une salle avec nos responsables jeunes qui répondent à leurs questions. Et quelles sont ces questions ? Des questions de technique naturellement : ils veulent savoir comment pratiquer le texte libre, comment composer, imprimer et limographier, comment préparer le plan de travail, comment assurer l'indispensable discipline. Et ils ont raison, car nos techniques seraient sans valeur si elles ne leur permettaient pas de mieux travailler, pratiquement, dans leur classe. Nos réalisations leur ont évidemment donné un premier choc ; un doute est né en eux. C'est un premier pas. Seulement ils pensent trop souvent que nous avons des recettes toutes prêtes et qu'ils peuvent se présenter chez nous comme chez leur pharmacien et nous demander un petit flacon qui leur apportera les remèdes dont ils ont besoin.

C'est évidemment leur formation scolastique pseudo-scientifique qui leur vaut cet état d'esprit. Ils ne sont pas entraînés à se poser et à se reposer les problèmes — ce qui est contraire à l'enseignement scolastique. Ils n'ont pas à tâtonner, à chercher ou à inventer puisque d'autres avant eux ont établi les éléments d'une science qui leur offre les solutions, les seules solutions valables. Si ces solutions ne collent pas à leurs techniques de vie — et c'est courant — ils en sont comme désarçonnés, comme un enfant à qui on aurait appris méthodiquement tous les mouvements de la marche et qui serait incapable de trouver son équilibre dès qu'on le lâcherait dans la vie ; ils sont incapables de chercher par eux-mêmes les processus possibles adaptés à leurs nécessités vitales. On leur a désappris le tâtonnement expérimental que la science dédaigne et repousse.

Et quand nous disons à ces jeunes : cherche, crée avec nous, mets-toi à la besogne, ils ont peur comme l'enfant à qui on a appris le B A BA mais qui n'a pas été entraîné à lire intelligemment. Ils ont la mémoire et l'intelligence gonflées de connaissances, mais ils n'ont pas l'esprit ouvert.

Et c'est pourquoi les foules ne se bousculent pas à nos portes. Elles préfèrent se présenter chez l'apothicaire.

Ce n'est pas que ces éducateurs trouvent nos études trop difficiles. Nos recherches ne sont pas de leur monde, elles ne cadrent pas avec leurs actuelles techniques de vie. Ce n'est pas cela qu'ils veulent. Ils ne comprennent pas nos appels incessants à l'expérimentation et au tâtonnement. Toute la littérature pédagogique ne leur a-t-elle pas enseigné le contraire ?

Cette constatation nous est une raison de plus de nous attaquer aux vraies causes des difficultés que nous rencontrons. Ce ne sont ni le prix de notre matériel, ni même les difficultés de fonctionnement de nos outils qui arrêtent et bloquent sur leurs positions les camarades encore scolastiques : c'est qu'ils ne sont pas d'accord avec nous sur les processus d'acquisition, d'étude, de formation et de discipline que nous préconisons. Notre persuasion notre éloquence ou notre foi se heurtent à ce mur d'opposition et de passivité.

Ce qui veut dire qu'une bonne initiation ne doit pas forcément débuter par l'initiation technique. C'est la nouvelle technique de vie qu'il faut faire sentir et comprendre. Et on risque davantage de la comprendre dans la classe d'un camarade, à même la nouvelle atmosphère du milieu, dans les stages tout entiers imprégnés de cet allant qu'impriment les responsables. Les Congrès sont tout particulièrement aptes à donner ce choc qui incite les participants à douter de leur méthode, à envier les résultats obtenus par nos techniques. L'affectivité, la joie de la création, le naturel de l'effort remuent alors un recoin de vie que l'éducateur avait trop longtemps laissé en friche. Le départ est donné.

Dans la pratique, chacun abordera par le biais qui lui convient la technique nouvelle. Dans leur apprentissage naturel de la marche ou de la langue, les enfants ne suivent pas tous exactement les mêmes chemins. Cela dépend des premières expériences réussies, de la vivacité du sang, de la perméabilité à l'expérience, et d'un certain nombre d'impondérables trop divers pour qu'on puisse en tenter l'analyse. Nos camarades n'aborderont pas tous forcément eux aussi nos techniques par le même biais. Il en est qui s'en saisiront par le côté pratique, d'autres par le côté sensible. Mais il en est aussi qui sont, par nature et par formation, plus intellectuels, qui veulent comprendre d'abord et qui accéderont par cette compréhension à notre pédagogie. Pour ceux-là, notre revue est tout particulièrement indispensable. Elle cristallisera aussi les recherches qui, en France et hors de France, vont se poursuivre pour une reconsidération de nos techniques de vie, y compris naturellement les techniques de vie scolaires.

Ces considérations nous ont valu une intéressante intervention de M. Breuse, délégué officiel du Ministère belge qui a justement pris la parole pour demander qu'on s'intéresse tout particulièrement à la formation des jeunes instituteurs. Lorsqu'ils quittent l'E.N., ils ont, croient-ils, tout appris — le mal, on le voit n'est pas particulier à la France, nous craignons qu'il soit international —, ils sont munis du viatique que constituent les études psychologiques et pédagogiques dont on les a saturés. Ils n'ont plus aucun désir, aucun besoin de faire des expériences. Us sont, de ce fait, imperméables au progrès.

El M. Breuse a constaté que, comme on l'a maintes fois remarqué en France, les suppléants qui ne sont pas passés par l'E.N, sont d'ordinaire plus conscients de leurs insuffisances, donc tout disposés à chercher par eux- mêmes. Ils progresseront par l'expérience.

Et à l'autre bout du monde, Krishnamurti constate aussi : « Les personnes qui n'ont aucun titre universitaire sont souvent les meilleurs maîtres, car elles ne demandent pas mieux que de faire des expériences. » (3) Ceci dit, non pas pour laisser croire que l'Ecole Normale est mutile, mais pour faire comprendre que la préparation des éducateurs y est mal faite, et qu'il faut l'améliorer d'urgence.

Question à discuter, et pour laquelle nous serons très heureux d'avoir la collaboration des directeurs et professeurs d'Ecole Normale.

Les études telles que nous les offrent C. Combet et J. Vuillet sont donc à continuer et à développer avec l'apport si possible de tous les éducateurs conscients des nécessités d'un changement dans les Techniques de Vie.

Ce qui a manqué plutôt à notre revue, ce sont les approches de la pratique. Nos camarades ne se sont pas encore entraînés à nous communiquer leurs difficultés, leurs problèmes, leurs appréhensions et leurs craintes. Seuls Ber¬trand et Le Bohec nous ont apporté en permanence le fruit précieux de leurs réflexions mais le dialogue avec les théoriciens n'est pas vraiment engagé. Nous parlons chacun encore notre langue ; nous discutons chacun de nos problèmes ; nous ne les avons pas encore considérés dans leur inéluctable interdépendance.

Les primaires hésitent à écrire des articles, mais une discussion ne suppose pas forcément de longs développements. Peut-être y aurait-il avantage à lancer plusieurs circuits de cahiers de roulement qui nous apporteraient l'exposé à même la vie de nos problèmes essentiels dont notre revue se ferait ensuite l'écho.

Nos questionnaires nous ont déjà valu dans ce sens une abondante documentation que nous étudierons dans nos prochains numéros.

Nous avons été unanimes à reconnaître que l'accession aux Techniques Freinet suppose la création d'un esprit nouveau, d'un climat non scolastique, l'adoption d'une technique de vie naturelle.

Krishnamurti écrit encore ; « Pour le vrai maître, l'enseignement n'est pas une technique, c'est son mode de vie. »

Nous ne voudrions pas séparer les deux et c'est pourquoi nous nous préoccupons tellement des techniques de travail, mais dans le cadre d'un esprit, d'une technique de vie.

C'est ce passage de la pédagogie traditionnelle à notre pédagogie moderne qui est délicat à comprendre et à réaliser.

La discussion s'est alors engagée sur la question de savoir s'il n'y aurait pas un certain nombre de constatations à faire, de conseils à donner aux éducateurs qui se prennent à douter des vertus de la scolastique — c'est le premier stade — mais qui ne savent quels chemins suivre et risquent de se perdre dans les impasses de quelque méthode dévitalisée.

Le Dr Oury, qui a pris avec talent une si grande part à toutes nos discussions, est bien placé pour mesurer les dangers de cette aventure. On sait que l'Education du Travail, que les psychiatres nomment ergothérapie, s'est révélée comme un moyen précieux de cure avec les déficients mentaux. Seulement le sort de l'expérience risque d'être compromis par le fait que ceux qui doivent pratiquer l'éducation du travail n'en sentent point l'esprit et ont cru parfois qu'ils pouvaient la réaliser dans le climat traditionnel des hôpitaux psychiatriques. Ce qui a engagé le Dr Daumazon à donner comme titre à une de ses conférences : « La révolution psychiatrique trahie ».

Notre révolution pédagogique pourrait elle aussi être trahie si nous ne suscitons, pour la nourrir, l'esprit, les techniques de vie qui lut donneront son véritable sens et qui, par leur succès, mobiliseront tes meilleurs parmi les éducateurs.

Nous nous sommes demandé, alors, avec le Dr Oury, s'il n'y aurait pas possibilité d'éclairer notre marche, chaotique et difficile, par l'établissement d'une sorte de diagnostic auquel nous pourrions nous-mêmes nous référer pour notre conduite en vue de la réalisation de ces techniques de vie.

Nous sommes comme au carrefour des chemins.

II y a des voies qui nous ont valu suffisamment d'éclatantes erreurs pour que nous puissions placer à l'entrée le trait rouge : interdit.

Il est des chemins qui, certains jours, sont impraticables, du moins avec certains individus. Là nous placerions un feu orange qui voudrait dire : ne s'y engager qu'avec prudence, en gardant l'esprit en éveil.

Et enfin, nous aurions les allées royales, recommandables à tous et en toutes saisons, et à l'entrée desquelles nous placerions un engageant feu vert.

L'établissement expérimental de ce diagnostic serait à lui seul tout un programme pour notre revue. Nous pourrions dès maintenant établir une liste de ces divers chemins, verts, oranges ou rouges, et nous amorcerions, nationalement et internationalement, des enquêtes qui pourraient être décisives.

Quelques exemples ont tout de suite été abordés.

L'interrogation par exemple doit-elle avoir feu rouge, feu orange ou feu vert ? On connaît déjà notre position : feu rouge. Plusieurs participants, dont M, de Saint-Aubert, font remarquer que l'interrogation a pourtant été recommandée de tous temps et que les enfants l'affectionnent jusqu'à en faire des jeux. Ce qui est exact. Notre anathème n'est valable que pour l'Ecole, pour les interrogations qui ont une incidence disciplinaire, plus ou moins sanctionnée par des notes, un classement ou des punitions. Si nous parvenons à dépasser ce handicap et à susciter une saine et naturelle émulation alors l'interrogation pourrait devenir bénéfique.

Dans le cadre actuel de l'Ecole, il vaut mieux donner feu rouge à l'interrogation que nous aurons avantage à remplacer par la formule des brevets.

Dans le cadre de la préparation de ce diagnostic il y aurait lieu de discuter de la réalisation, à l'Ecole comme dans la famille d'un milieu enfantin qui aurait ses prérogatives et ses lois et dont la coopération scolaire serait, à un certain degré, le cadre formel.

Il existe, dans la société, des mondes qui sont si distincts l'un de l'autre qu'aucun contact humain n'est pratiquement possible : le monde prolétarien en face du monde de la grande bourgeoisie ; le monde des travailleurs et celui des snobs et des jouisseurs, le monde des Européens et celui d'une tribu d'Afrique, Il y a entre eux comme une barrière, parfois infranchissable. Ce qui ne veut pas dire que l'un de ces mondes soit mineur par rapport aux autres, ni que l'un doive dominer l'autre.

Il y a de même en face du monde des adultes le monde des enfants qui vit selon d'autres normes, avec d'autres conceptions, dans le cadre de certaines techniques de vie. Pendant longtemps les adultes se sont comportés vis à vis du monde des enfants comme les colonialistes ont agi avec les tribus indigènes : leurs conceptions, leurs idées, leurs pratiques ne pouvaient avoir aucune valeur humaine ; il fallait les leur interdire au plus tôt pour les hausser à la civilisation européenne.

Ce que faisaient les enfants n'avait pas davantage de valeur ou de signification pour les adultes. C'étaient des « enfantillages » à réprimer ou à dépasser.

Il en est résulté une incompréhension totale entre les deux mondes, une opposition permanente au sein de laquelle les enfants se défendaient comme ils pouvaient, souvent par ruse ou par violence.

Nous avons montré par nos techniques que le monde des enfants est d'une richesse tout intuitive certes, mais qui n'en a pas moins ses caractéristiques, ses traditions et ses lois. Les enfants ne nous comprennent pas, mais nous ne les comprenons pas mieux. Nous les accusons de ne pas faire effort pour nous comprendre, mais nous n'en faisons pas davantage pour les comprendre aussi. Nous les disons de ce fait égocentriques et nous le sommes plus qu'eux.

Notre premier mouvement, en face du monde des enfants, c'est le mépris. Nous ne prenons pas au sérieux ce qu'ils réalisent ou ce qu'ils disent. Au mieux nous les écoutons avec condescendance, étonnés que nous sommes qu'ils aient encore peur du loup.

Par nos techniques nous prenons les enfants au sérieux ; nous les aidons à vivre leur vie avec intensité et profit ; nous nous étonnons de leur sérieux au sein de leur société ; nous les encourageons à mettre en valeur leurs réussites.

Tout nous reste à découvrir de ce monde des enfants au sein duquel nous trouverions beaucoup plus de bon sens, de logique, d'ardeur et d'espoir, si nous ne pervertissions ces qualités par la détérioration systématique de ce qui est l'essentiel de leur vie et de leur devenir. C'est avec une ferveur émouvante que nous avons tous écouté Delbasty nous raconter la naissance et l'éclosion de son «marchand de joie » si profond et si complet dans sa conception digne d'une genèse.

La prise de conscience par les éducateurs de l'importance et de la valeur du monde des enfants vaudrait aussi que nous en discutions pour donner assises à nos révélations. Cette étude pourrait d'ailleurs être complétée par les recherches à poursuivre en accord avec l'O.C.C.E. sur la coopération scolaire.

***

Dans ce souci d'établissement d'un plan pour nos travaux à venir, j'ai présenté moi-même l'idée d'une analogie beaucoup plus poussée qu'on ne croit entre certaines carences physiologiques, des manies et des névroses et des tares pédagogiques pour lesquelles nous ne parvenons parfois pas à trouver des remèdes.

Nous avons actuellement à traiter dans notre Ecole un certain nombre d'enfants très normalement intelligents pour qui certains travaux scolaires semblent vraiment allergiques : il en est qui sont fermés pour le calcul — à l'Ecole et non dans la vie ; d'autres qui sont incapables d'écrire plus d'une ligne dans une matinée.

Or, nous avons la preuve que cette impuissance, ce blocage sont la conséquence d'un trouble physiologique grave suscité par certaines erreurs de l'Ecole. Xavier prend mal au ventre quand il doit écrire un texte ; tel autre a envie d'uriner quand arrive la leçon de calcul.

Ces troubles, que l'Ecole a toujours négligés, sont beaucoup plus fréquents qu'on ne croit et nous ne faisons que les accentuer quand nous aggravons encore les procédés pédagogiques qui leur ont donné naissance.

II y aurait là une enquête supérieurement intéressante à mener, en nous scrutant nous-mêmes d'abord, tant dans notre comportement actuel que dans nos souvenirs.

Un de nos camarades nous a rapporté comment, trop frappé par son instituteur lorsqu'à l'Ecole, il passait au tableau, en a contracté une phobie maladive du tableau noir. Et aujourd'hui encore, il se sent sans moyen s'il est dans une classe avec le tableau noir et c'est parce que les réunions de groupe se font d'ordinaire dans des salles à tableau noir qu'il appréhende toujours de s'y rendre. Sa classe elle-même lui serait physiologiquement insupportable si nos techniques ne lui permettaient pas d'autres activités vivantes, dont le tableau n'en est plus le centre.

Au moment où médecins, psychologues et pédagogues s'ingénient à rechercher les causes de la dyslexie, de la dysorthographie et de toutes les maladies scolaires en ie, il serait bon que l'Ecole Moderne présente des études et des solutions qui sont appelées à bouleverser les considérations classiques.

Bertrand et Le Bohec ont posé la question du bonheur. Elle est liée aux problèmes que nous avons abordés d'autre part et que nous livrons ici à la réflexion de nos camarades.

Une partie assez importante de nos réunions a été employée d'autre part à la préparation de nos thèmes de séance plénière : La santé mentale des enfants et des maîtres, et La modernisation de l'Enseignement. La commission des classes de perfectionnement qui s'était jointe à nous a pris une part active à nos travaux.

Nous n'avons certes pas la prétention d'avoir rien résolu en quelques séances de Congrès et au cours de quelques heures de réunion de Commissions. Notre but — et il a été atteint — était surtout de faire, ou de refaire connaissance, de nous poser les problèmes, d'en examiner l'urgence, et d'en préparer l'étude pour les mois à venir.

Ces questions seront débattues plus longuement au cours des colloques Techniques de Vie qui s'organisent départementalement et régionalement et pendant le Colloque international qui aura lieu à Vence les 28 et 29 août et au sujet duquel nous donnerons sous peu d'autres précisions.

Notre Congrès d'Avignon, par les larges confrontations qu'il a permises, marquera une date dans notre œuvre Techniques de Vie. Si nous mesurons le chemin parcouru au cours de cette première année, nous avons tout lieu d'être satisfaits et de regarder avec optimisme les tâches originales et passionnantes qui nous attendent.

Dans la revue « Techniques de Vie » (décembre 1959) M. COMBET écrit :
Le style imité ressemble à ces moulures de plâtre qui encombrent les halls des musées et leur donnent l'aspect des cimetières. Ce n'est pas à couler des moulures mais à tailler le bois et la pierre que l'on devient sculpteur. L'important c'est en réalité de libérer le style de l'enfant ; que l'enfant se crée un style à son image et qu'il produise des œuvres où il reconnaisse sa façon d'être au monde ; telle est la vertu du texte libre, du dessin libre, de la danse libre.
Expliquer et commenter cette opinion.
(Sujet de C.A.P. de Février, dans le Vaucluse, relevé dans le Bulletin de l'Inspection Académique.)

(1)Ed. Pion, Paris.
(2) Ecole Moderne, Cannes.
(3) KRISHNAMURTI : De l'Education, Delachaux et Niestlé.