Progression logique et progression naturelle

Avril 1960

Pour savoir parler, il faut connaître des mots puisque la langue est formée de mots ; donc commençons par nommer tel ou tel objet ; et ensuite seulement demandons à l'enfant d'assembler ces mots dans des phrases.

 

Pour savoir écrire, il faut connaître les différentes parties de la lettre puisque ces parties se retrouvent d'une lettre à l'autre ; donc commençons par tracer des jambages ou des arrondis ; et ensuite seulement on tracera les lettres depuis ¡a plus simple jusqu'à la plus compliquée.
Pour savoir lire, il faut identifier les lettres elles-mêmes puisque chaque mot est formé de lettres; donc commençons par déchiffrer les lettres séparées puis leurs combinaisons ; et ensuite seulement demandons-nous ce que signifient ces assemblages.
Pour savoir rédiger, il faut être capable de composer une phrase ; donc, commençons par de nombreux exercices « d'imitation » et « d'enrichissement » à partir de phrases plus simples ; puis juxtaposons-en plusieurs pour constituer un « paragraphe » ; et ensuite seulement unissons plusieurs paragraphes pour aboutir à une « rédaction ».
 
Pour savoir résoudre des problèmes, il faut savoir effectuer les 4 opérations ; mais pour ne pas se tromper dans ces opérations, il faut connaître les nombres puis leurs rapports. Donc commençons par apprendre ces nombres ordinalement puis cardinalement ; disposons-les alors convenablement dans les opérations ; et ensuite seulement cherchons des données de problèmes.
 
Pour savoir orthographier, il faut connaître les règles grammaticales ; donc commençons par apprendre les règles et ensuite seulement faisons-les intervenir dans des phrases.
 
Pour savoir expérimenter, il faut d'abord savoir observer ; mais pour savoir observer, il faut savoir se servir de ses sens ; donc commençons par affiner ceux- ci sur une matière en elle-même indifférente ; et ensuite seulement demandons- nous quelle signification il faut attacher à tel phénomène.
 
Pour apprendre l'histoire, il faut des repères ; donc commençons par poser des jalons même s'ils n'ont aucune efficacité puisque le jeune enfant n'a pas le sens du temps ; et ensuite seulement demandons-lui d'enchaîner et d'interpréter les faits.
 
Pour comprendre la géographie, il faut connaître certains mots techniques ; donc commençons par définir ces concepts, au besoin indépendamment de leur contenu ; et ensuite seulement interrogeons les réalités.
 
Pour connaître les figures de géométrie, il faut connaître leurs éléments et se servir des plus simples pour engendrer les plus compliquées ; donc allons du point à l'angle, puis du carré au trapèze ; et ensuite seulement demandons-nous quelles sont les plus courantes dans la nature.
 
Pour savoir analyser, il faut connaître les parties de la phrase ; donc commençons par les identifier en elles-mêmes ; puis reconnaissons-les dans une phrase ; et ensuite seulement demandons-nous quel est leur rôle dans cette phrase.
 
Pour connaître la musique, il faut connaître les notes puisqu'aussi bien une partition est formée de notes ; donc commençons par apprendre le solfège ou même éventuellement l'histoire des instruments ; et ensuite seulement apprenons à chanter.
 
Pour savoir dessiner, il faut savoir tracer des lignes puisqu'aussi bien un dessin n'est jamais qu'un assemblage de lignes ; donc commençons par tracer des lignes droites puis brisées ; et ensuite seulement harmonisons entre elles des lignes courbes.
 
Pour se développer physiquement, il faut savoir exécuter correctement les mouvements ; donc décomposons ceux-ci dans leurs moindres parties ; et ensuite seulement entraînons-nous à leur exécution complète.
 
Le bon sens se flatte d'être logique. Et la logique recommande d'opérer ainsi. Dès lors l'école traditionnelle ne s'en fait pas faute.
 
Mais que vaut une telle progression ?
 
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On n'a pas toujours remarqué l'opposition flagrante qui existe entre les Instructions Officielles de 1923 et celles de 1938. Ou si on l'a remarquée, on s'est bien gardé de lui reconnaître toute sa portée. Et pourtant celle-ci mérite d'être relevée.
 
Qu'on nous excuse de citer in extenso le passage incriminé ; mais c'est une nécessité :
« Au point de vue de la méthode, les instructions de 1923 ont donné lieu à plus d'un malentendu. Dans le souci de «procéder par étapes», elles prescrivent d'exercer d'abord les enfants à assembler les éléments d'une proposition, puis à écrire correctement une phrase simple, pour passer ensuite à la construction d'un paragraphe, la «véritable rédaction» n'apparaissant qu'au terme de cette progression. C'est ainsi qu'autrefois on commençait l'étude du dessin par la ligne droite ; on traçait ensuite des lignes brisées et les différentes sortes de lignes courbes ; on apprenait enfin à combiner ensemble ces éléments en réalisant des formes simples et conventionnelles : le dessin des objets réels était le terme des exercices. Une telle méthode n'était pas plus « artificielle» (1) que celle qui consiste à combiner des mots pour former des propositions, des propositions pour former des phrases, et ainsi de suite : les résultats étaient médiocres. Depuis plus de vingt-cinq ans, on l'a transformée : on commence par mettre les enfants en face des objets réels : ils s'exercent à les dessiner comme ils peuvent ; le maître, les dirigeant discrètement, leur montre comment il faut observer les choses ; ils apprennent certes à tirer des lignes, mais chaque partie d'une ligne est exécutée en vue de l'ensemble de l'objet ; l'étude des lois de la perspective vient à son heure, beaucoup plus tard : avant de dégager ces lois par la réflexion, les enfants auront appris, par l'habitude et par l'usage, à les appliquer pratiquement. Dans la parole et dans la rédaction comme dans le dessin, la démarche de la pensée va nécessairement du tout à la partie, c'est-à-dire de la rédaction au paragraphe et à la phrase, de la phrase à la proposition et au mot. Une ligne ou une surface sont des abstractions sans réalité, de même que la phrase n'a de sens que dans le paragraphe, le mot et la proposition dans la phrase. Dans la rédaction, on commence par une idée d'ensemble du sujet : c'est en cherchant à se préciser que l'idée se divise, s'analyse et trouve par là-même son expression. »
 
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Autrement dit, les Instructions Officielles de 1938 s'élèvent véhémentement contre celles de 1923 dans la mesure où celles-ci préconisent la progression très méthodique et, pour tout dire, parfaitement « logique » qui consiste à aller du simple au complexe. Les mêmes Instructions de 1938 trouvent au contraire beaucoup moins « artificiel » d'aller du complexe au simple, et cela non seulement « dans la rédaction » mais « dans la parole... comme dans le dessin »,
 
Dès lors, qu'il y ait dans ce passage une légitimation des méthodes d'expression naturelle, c'est bien certain. A sa lecture, c'est la première réaction qui vient à l'esprit. Et on n'a pas manqué de s'y référer pour justifier l'emploi de techniques aussi strictement définies que le « texte libre » ou le « dessin libre » dans la mesure même où ces techniques substituaient une solution de rechange à ce que de telles Instructions condamnaient.
 
Mais n'est-il pas permis d'aller beaucoup plus loin en ce sens et, par-delà le plan des techniques proprement dites, de remonter jusqu'aux conceptions philosophiques qui perpétuent en réalité un tel conflit. Dans le cas présent c'est là une entreprise d'autant moins déplacée et superfétatoire que l'histoire même de la pédagogie contemporaine l'exige expressément. « Depuis plus de vingt-cinq ans», prétendent ces mêmes Instructions, «on a transformé» la méthode. « Depuis plus de vingt-cinq ans »... c'est-à-dire : déjà avant 1923. Or reportons-nous à ce qui se passe de nos jours. Que constatons-nous ? Dans la majorité des classes, l'ancienne méthode subsiste encore triomphalement (authentifiée même à l'emploi du temps sous la rubrique : « construction de phrases »). Et si elle subsiste, c'est peut-être bien parce qu'elle s'inspire d'une philosophie implicite solidement ancrée et particulièrement tenace.
 
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N'attendons point davantage pour la nommer : cette philosophie est la philosophie cartésienne.
 
Qu'on nous entende bien : non point la philosophie de Descartes lui-même, telle qu'on peut la découvrir dans les Méditations ou le Traité ; mais cette image vulgarisée qu'on en donne en s'autorisant du nom de Descartes comme d'un symbole ; ou plus exactement ce résidu d'un grand courant de pensée tel qu'il a pu se cristalliser dans l'opinion commune ; le point précis où, pour reprendre une distinction célèbre (2), une «mystique» s'est dégradée en « politique ».
 
Bergson contre Descartes : il n'est pas niable que l'auteur des Instructions de 1938, précisément parce qu'il était un bergsonien convaincu, a voulu réagir contre ce qu'il estimait être une interprétation outrancière de la fameuse méthode cartésienne. Si l'on en doutait, il suffirait de se reporter à quelques formules parfaitement limpides à cet égard, « La pensée, naturellement chaotique et confuse, se présente d'abord comme un tout, elle « se précise pour s'exprimer » et on peut dire qu'elle ne peut se préciser qu'en s'exprimant : c'est par approximations successives qu'elle élabore son expression, esquissant d'abord la composition générale de la phrase, puis essayant des formules où les mots se présentent en groupes, plusieurs pour une même idée, se précisant enfin tout à fait dans la clarté du mot propre enfin découvert ». Et aussi : « il ne s'agit pas d'expliquer le sens général et les nuances de la pensée dans ce paragraphe à l'aide du sens des mots. Il s'agit au contraire, le paragraphe ayant été lu et compris au cours d'une précédente leçon de lecture, d'étudier le sens précis de tel ou tel mot, en utilisant les autres mots de la phrase, le sens général du morceau et le détail des expressions caractéristiques ». Et encore : « Dans la réalité vivante de la parole, une phrase n'est pas une addition de termes indépendants qu'on a assemblés, c'est une synthèse psychologique » où chaque partie est déterminée par la conscience de l’ensemble » (3).
 
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Si toute la pédagogie traditionnelle est encore à ce point obsédée par l'idéal d'une progression méthodique, il ne fait pas de doute qu'elle le doit à une tournure d'esprit — nous allions écrire : à un travers national — dont l'étranger, beaucoup plus empiriste généralement, ne manque pas de se gausser à l'occasion. Sans même qu'il soit fait nommément allusion au célèbre précepte qui recommande de « diviser chaque difficulté en autant de parties qu'il se peut pour la mieux résoudre », un cartésianisme vulgaire est tellement passé dans les mœurs, il a tellement imprégné « l'air pédagogique », que la plupart des éducateurs (pour ne pas dire : des théoriciens !) s'y réfèrent sans même en avoir conscience.
 
Sous-jacent à la masse entière des activités scolaires, un même raisonnement simpliste se décèle : l'enfant n'a pas des facultés intellectuelles aussi développées que l'adulte, il a plus de peine à abstraire et n'est pas capable d'un effort d'attention soutenu ; des lors divisons les difficultés que présente chaque discipline en autant de parties qu'il se peut pour les mieux surmonter; il suffira de commencer par les plus simples et de procéder d'une manière très méthodique pour en venir fatalement à bout.
 
D'une manière plus explicite encore, qu'est-ce qu'un tel raisonnement signifie ? Les programmes ont pris soin d'énumérer, par discipline et par année, toutes les notions qui constituent « ce qu'il n'est pas permis d'ignorer ». Dès lors il va suffire d'étaler ces notions sur tout le long de l'année en s'attaquant d'abord assurément aux plus accessibles et en prévoyant une savante progression de l'une à l'autre pour se rendre en fin d'année « comme maître et possesseur » de ce savoir tout entier et, partant, s'assurer d'une complète domination sur le monde des choses ; quant aux activités instrumentales, c'est précisément en jouant à cette occasion qu'elles s'affineront et se fortifieront le mieux.
 
Précisément, les « leçons » ont été instituées en vue des programmes, eux- mêmes institués en vue des examens. Elles représentaient apparemment la solution la plus « logique », Puisqu'un programme se débite en tranches et puisqu'il faut avoir ingurgité toutes celles-ci pour le jour de l'examen, chacune doit bien se proposer de faire assimiler une certaine ration. Chacune doit être organisée essentiellement en vue de ce but.
 
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La pédagogie classique n'est rien d'autre que l'ensemble des moyens favorisant une telle hygiène.
 
Qu'on ne s'y trompe pas en effet ; si des « progrès » ont été réalisés jusqu'à ce jour sous son couvert, c'est dans cette perspective, et dans cette perspective exclusivement.
 
Les différents « procédés » qu'on a baptisés jusque-là du nom pompeux de « méthodes nouvelles » n'ont pas eu d'autre visée et finalement d'autre ambition que d'épicer les recettes culinaires jusque-là usitées en vue de rendre moins laborieuse une telle assimilation. Plus d'une fois, il est arrivé qu'un tel cadre de travail a failli être disloqué. Mais il n'a jamais été sérieusement question d'y attenter. Comment est encore réglée de nos jours la vie scolaire dans l'immense majorité des classes, sinon comme une succession de «leçons»? Et quel objectif se propose chacune d'elles, sinon d'apporter à point nommé un certain lot de notions à faire assimiler très méthodiquement ? Même des séances comme le dessin (si « ordonné» !) et la gymnastique (si « construite» !) n'échappent point à la règle. Toute l'organisation scolaire repose encore sur une telle conception, il se peut bien qu'en début de leçon le maître recoure à des artifices variés pour déclencher l'intérêt et qu'il multiplie ensuite les stratagèmes pour obtenir de ses élèves cette « activité » si recherchée. Mais c'est toujours dans le même cadre intangible de travail que tant de ruses sont déployées. Et pour être tout à fait fixé sur ce qui se passe en ce moment même, il suffit de voir quel usage scolastique est désormais réservé à ces moyens jusque-là inédits que sont les moyens audiovisuels !
 
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A n'en pas douter, ce sont les examens qui pour une bonne part ont créé ce respect quasi superstitieux du programme. La crainte panique d'un «trou» dans l'information des candidats a étendu démesurément la matière de chaque chapitre et institué d'impératifs mots de passe pour se reconnaître dans ce labyrinthe. Et si mes élèves n'avaient pas étudié la question tirée au sort !
 
Mais qu'en advient-il dans le cycle primaire ?
 
La circulaire ministérielle du 30-V-1956 interdit, de la manière la plus stricte, tout examen de passage. Ce qui n'empêche pas qu'on en organise parfois dans certains établissements entre le CE1 et le CE2 ou entre le CM1 et le CM2 !
 
L'examen d'entrée dans les classes de 6e a été supprimé ou plus exactement n'est maintenu que pour les enfants jugés faibles par le maître lui-même. L'arrêté ministériel du 27-XI-1956 dispose dans son article IV : Pour chaque classe du Cours Moyen deuxième année des établissements d'enseignement public, le maître établit trois listes des élèves, répartis en quatre groupes (très bons, bons, moyens, médiocres) et classés dans chaque groupe selon un ordre de mérite justifié par une note chiffrée... Sur le vu de ces informations, la Commission départementale d'admission établit la liste des élèves de valeur égale ou supérieure à la moyenne. Ceux-ci sont admis sans examen dans la classe de sixième.
 
Quant à l'examen du Certificat d'Etudes Primaires Elémentaires, il a toutes chances de disparaître avant peu du fait de la prolongation de la scolarité. Il se justifiait comme « examen de sortie », tant que l'obligation n'excédait pas 14 ans. Dès l'instant que cette obligation est portée à 16 ans, il perd sa raison d'être.
 
Faisons le compte : que subsiste-t-il de tous ces examens si « tyranniques » ? Actuellement, presque rien ; et sous peu : strictement rien.
Dès lors, qu'on ne vienne plus arguer de la préparation aux examens pour justifier une étude exhaustive des programmes !
 
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Au demeurant ceux-ci sont effrayants seulement pour qui n'a pas pris la peine de les lire et a préféré se fier aux têtes de chapitres des manuels.
Pour la plupart des disciplines, les notions à inculquer tiennent dans le creux de la main. C'est le cas notamment pour la grammaire où la progression est devenue particulièrement lente depuis l'arrêté d'octobre 1950. Si tel programme paraît encore encombré, c'est parce que le maître éprouve la nécessité de revenir sur des notions antérieures : ainsi la règle du participe passé devient difficile à assimiler si l'enfant bute encore sur l'accord de l'adjectif avec le nom et du sujet avec le verbe. Mais à qui la faute ? Un tel handicap aurait été levé par des tâtonnements opportuns.
 
Pareillement, dans les programmes de sciences, de notables allégements ont été encore apportés par l'arrêté du 30-VII-1953. Au surplus, les Instructions Officielles ont toujours pris franchement parti pour le maximum de souplesse et, parfois même, se sont cantonnées volontairement dans le vague pour laisser plus de liberté encore. Ainsi, est-il préconisé, « le maître ne se croira pas tenu de traiter toutes les questions mentionnées ci-après. Quelques observations bien conduites valent mieux que l'examen superficiel de nombreux faits. » Recommandation qui, soit dit en passant, n'empêche pas une classe sur deux de traiter fidèlement tous les sujets du manuel (« d'observation » !) dans l'ordre même où ils sont mentionnés à la table des matières... et, au besoin, sans l'objet requis !
 
Que la note ministérielle du 8-VII-1957 laisse au maître la liberté de choisir « parmi les treize questions d'histoire figurant au programme du Cours Moyen, deux questions d'histoire du moyen-âge, deux questions d'histoire moderne, trois questions d'histoire contemporaine depuis 1789 », et inévitablement cette liberté déconcerte. Dans combien de classes traditionnelles ladite note est-elle appliquée dans son esprit... et même est-elle appliquée tout court ? Telle Commission paritaire éprouve aussitôt la nécessité de préciser la liste exacte des questions à étudier pour toutes les classes du département. L'anecdote de Napoléon tirant sa montre garde toute son actualité.
 
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A dire vrai, les examens ne sont « tyranniques » et les programmes « effrayants » que pour qui tient et s'accroche désespérément à un cadre de travail justifiant une telle légende.
 
Aucun responsable digne de ce nom n'a jamais fait le reproche à un instituteur d'avoir omis telle notion précisée par le manuel. Ou s'il l'a fait, c'est en violation de l'esprit même des programmes. Bien plus généralement ce sont les instituteurs eux-mêmes qui se sont crus astreints à une étude exhaustive. Et s'ils ont été pénétrés d'une telle « nécessité», c'est parce qu'ils se référaient implicitement au même préjugé — du moment que les programmes mentionnent le lot de notions à faire acquérir dans chaque cours et pour chaque discipline, il a paru « évident » que ta meilleure — et la seule ! — manière d'opérer consistait à étaler ces notions sur toutes les semaines de l'année scolaire et à les aborder méthodiquement par le truchement d'une progression logique en tous points.
 
Or, pour être fréquent et grossier, ce contresens n'en est pas moins patent. Car il en résulte deux choses :
 
Une valorisation abusive des connaissances elles-mêmes en tant que moyen de former un individu ;
 
Une méconnaissance foncière du processus psychologique par lequel le jeune enfant effectue ses propres acquisitions intellectuelles.
 
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1) Une valorisation abusive des connaissances elles-mêmes en tant que moyen de former un individu.
 
Il est piquant de constater combien de théoriciens se réclament très sérieusement de Montaigne pour affirmer superbement qu'à toute « tête bien pleine » doit désormais se substituer « une tête bien faite» alors qu'ils se gardent bien de suggérer la moindre innovation pratique qui aille franchement en ce sens.
 
D'ailleurs en sont-ils capables ? On finit par se poser la question tant l'acharnement qu'ils mettent à prouver la première proposition constitue un commode alibi en vue de la seconde. Du moment que toutes les règles de la rhétorique ont été respectées au cours de la réfutation préalable, que demander de plus ? Aux praticiens «de faire le reste » !
 
Comme si ces quelques pirouettes verbales pouvaient tenir lieu de baguette magique ! Et comme s'il suffisait de dénoncer théoriquement le mal pour qu'ipso facto ce tableau de la situation scolaire se pare des couleurs les plus roses !
 
On est bien plutôt en droit de se demander si cette façon de s'imaginer que la pratique va docilement emboîter le pas à la théorie, pour naïve qu'elle se donne de prime abord, ne constitue pas une mystification suprême du conservatisme le plus étroit en vue de maintenir plus solidement ce qu'on se donne l'élégance de dénoncer.
 
C'est un fait que l'école traditionnelle a tenté quelques efforts pour rendre moins exorbitante la place dévolue à l'acquisition des connaissances eu égard à la formation de l'esprit ou du caractère. Il est exact qu'un certain nombre de « procédés » ont été progressivement élaborés et étiquetés en vue d'obtenir que le jugement passe avant la mémoire. Au lieu que les notions soient livrées d'emblée à l'enfant qui n'avait plus d'autre tâche que de les enregistrer passivement au moyen de répétitions mécaniques, le maître s'ingénie de plus en plus à obtenir que l'enfant les « découvre» spontanément afin de ne plus en passer par certains concepts sans les avoir chargés lui-même du contenu adéquat. C'est ainsi qu'il n'existe plus declasse digne de ce nom (du moins on veut bien l'espérer !) où la règle de grammaire soit énoncée avant que les élèves l'aient induite en constatant à même le tableau noir, où la liste entière des terminaisons d'un verbe soit mise sous les yeux avant qu'elle ait été reconstituée à partir de l'usage, où les traits de caractère d'un personnage historique, soient indiqués avant qu'ils aient été inférés d'après une gravure collective, où une loi physique soit formulée avant que les expériences aient été entreprises, où des mots nouveaux soient appris avant qu'un certain contexte en ait appelé l'emploi, où des définitions géographiques soient données avant que les yeux se soient tournés vers les réalités ambiantes.
 
Dès lors, si l'on juge de tels procédés en fonction de la situation antérieure et surtout si l'on se réfère à certaines grandes règles pédagogiques universellement admises (comme la nécessité d'aller du connu à l'inconnu, du concret à l'abstrait, du particulier au général, celle d'en passer préalablement par l'observation et même la manipulation, celle de faire découvrir au lieu d'imposer), on peut estimer apparemment qu'il y a «progrès ».
 
Mais ne doit-on pas en réalité considérer ces procédés comme autant d'expédients destinés à rendre moins paradoxale une situation qui ne laisse pas pour cela de demeurer en porte-à-faux ? Et même, n'est-ce pas sous ce jour qu'il convient d'envisager tout l'ensemble de la pédagogie traditionnelle ? Ne représente-t-elle pas un pis-aller s'accommodant tant bien que mal d'une position inconfortable ?
 
Car elle aura beau faire. La contradiction n'en demeure pas moins. Tant que subsistera le cadre de « leçons » et aussi longtemps que ces « leçons » n'auront pas été remplacées par des activités fonctionnelles, aucun tour de passe-passe ne permettra jamais de donner d'autre objectif à chacune d'elles que de déverser un certain lot de connaissances découpées très logiquement dans le cadre d'une répartition méthodique.
 
Une solution de facilité — nous allions dire : une solution de paresse ! — a toujours consisté, sous le prétexte de la préparation aux examens et avec l'alibi du respect scrupuleux des programmes, à ramener l'éducation à l'instruction sous sa forme la plus intellectualiste, c'est-à-dire très exactement à n'envisager les programmes (eux-mêmes considérés dans l'unique perspective des examens) que sous la forme de connaissances à faire acquérir ; et à faire acquérir le plus méthodiquement possible (car, dès l'instant qu'une certaine masse de notions se profile à l'horizon, il devient indispensable de l'ordonner très logiquement en la divisant en autant de parties qu'il se peut pour la mieux surmonter).
 
Héritage d'époques révolues où la formation de l'individu se ramenait effectivement à l'acquisition de connaissances, la leçon est encore ce qu'on a inventé, si l'on peut dire, de mieux (c'est-à-dire de pis !) à cette fin précise.
 
Or tient-on compte en cela de ce que nous apprend une psychologie enfin devenue génétique et fonctionnelle ?
 
2) Une méconnaissance foncière du processus psychologique par lequel le jeune enfant effectue ses propres acquisitions intellectuelles :
 
« Dans la parole et dans la rédaction comme dans le dessin, la démarche de la pensée va nécessairement du tout à la partie, c'est-à-dire de la rédaction au paragraphe et à la phrase, de la phrase à la proposition et au mot. Une ligne ou une surface sont des abstractions sans réalité, de même que la phrase n'a de sens que dans le paragraphe, le mot et la proposition dans la phrase. Dans la rédaction, on commence par une idée d'ensemble du sujet : c'est en cherchant à se préciser que l'idée se divise, s'analyse et trouve par là-même son expression » disent les Instructions Officielles de 1938.
 
S'il en est ainsi — et il en est ainsi — qu'advient-il de cette progression si méthodique parce que si logique ?
 
Est-il « logique » que, pour savoir parler, l'enfant commence par apprendre des mots séparés ? Ou n'est-il pas plus « naturel » que dans le continuum sonore qui l'entoure, il distingue de mieux en mieux des expressions d'après les besoins qu'il en a ?
 
Est-il « logique » que, pour savoir écrire, il aille méthodiquement de la barre ou du rond à la lettre? Ou n'est-il pas plus « naturel» qu'il gribouille d'abord sa feuille et apprenne à reproduire certaines arabesques ?
 
Est-il «logique» que, pour savoir lire, il faille apprendre les lettres puis leurs combinaisons ? Ou n'est-il pas plus « naturel » que, dans certains ensembles racontant une histoire, l'enfant établisse certains rapprochements utiles?
 
Est-il « logique » que, pour résoudre des problèmes (si peu  « pratiques », au vrai sens du mot !), il ait à s'initier d'abord aux quatre opérations? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il recoure à l'apprentissage des opérations dans la mesure même où il en a besoin pour venir à bout des données du « calcul vivant » ?
 
Est-il «logique» que, pour orthographier correctement, il en passe d'abord par les règles grammaticales ? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il découvre les graphies correctes et, par surcroît, les règles sous-jacentes, à l'occasion de l'emploi qu'il en fait ?
 
Est-il « logique » que, pour rédiger, il « imite » et « enrichisse » d'abord des phrases, puis des paragraphes et enfin des rédactions ? Ou n'est-il pas plus « naturel» qu'il écrive quand il en a envie?
 
Est-il « logique » que, pour acquérir l'esprit scientifique, il contemple ce qu'on lui dit d'observer ? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il aille à la vérité en partant d'erreurs rectifiées comme l'a toujours fait la science elle-même et comme continuent à le faire les chercheurs de nos jours ?
 
Est-il « logique » que, pour connaître l'histoire, on accumule événements et portraits ? Ou n'est-il pas plus « naturel » d'ordonner certaines séquences d'après des repères familiers ?
 
Est-il « logique » que, pour comprendre la géographie, l'enfant se gargarise de belles définitions ? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il abstraie et généralise à partir de ce qu'il voit ou apprend par ses correspondants ?
 
Est-il « logique » que, pour devenir un parfait géomètre, il construise les figures à partir des différentes formes de lignes ? Ou n'est-il pas plus «naturel » qu'il découvre les propriétés du rectangle en voulant construire un panneau d'affichage ou une boîte à insectes ?
 
Est-il « logique » que, pour analyser, il lise à la première page du manuel quels sont les «  éléments » de la phrase ? Ou n'est-il pas plus «naturel » qu'il repère le rôle du mot dans la phrase d'après le contexte ?
 
Est-il « logique » que, pour devenir musicien il apprenne successivement sept notes savamment placées à des altitudes équilibrées ? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il aille du bruit au son en tapant d'abord sur ce qui se présente à lui?
 
Est-il « logique » que, pour imiter Vinci, on lui dise qu'une ligne droite est plus simple qu'une ligne courbe ? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il exprime par le pinceau ce qu'il éprouve le besoin de dire, quitte à se piquer au jeu de traits de plus en plus heureux ?
 
Est-il « logique » que, pour se développer physiquement, il apprenne « l'école du soldat »? Ou n'est-il pas plus « naturel » qu'il se préoccupe au début seulement de lancer plus loin ou de courir plus vite ou de sauter plus haut, quitte à découvrir les règles des jeux seulement par des tâtonnements successifs ?
 
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« La vérité est que le maître fait la classe au moyen de leçons, parce qu'il en a toujours été ainsi, parce que l'attitude du sachant en face de l'ignorant est une attitude agréable, qu'il est flatteur pour l'amour-propre de présenter un trésor à l'indigent, et enfin parce que pendant longtemps le maître a ignoré qu'il pouvait autrement faire la classe», écrit Cousinet(4). Et il ajoute : « Si le principe de la leçon est ainsi contestable, la pratique ne l'est pas moins. Outre la difficulté d'adaptation de la leçon aux élèves, difficulté qui a été tant de fois signalée, et qui fait que trop souvent la parole du maître n'est pas comprise, l'affirmation que la révision (récitation, interrogation) qui la précède permet seule l'intelligibilité et donne la curiosité de la leçon que le maître va faire n'est pas soutenable. Car dans tous les cas le maître est seul à connaître le sujet de la leçon qu'il va faire et qu'il a préparée, et, dans la plupart des cas, il n'y a, entre les leçons successives, qu'un ordre de succession arbitraire ou conventionnel, et non un lien profond. La preuve en est que, dans l'enseignement scientifique, dans l'enseignement géographique, cet ordre a souvent été modifié par les programmes. Il n'y a aucune raison d'étudier le cours de la Seine avant ce lu de la Loire, On n'en voit guère non plus, du moins les élèves n'en voient-ils pas pour étudier l'hydrogène après l'oxygène. On dira qu'en histoire, il est naturel de suivre l'ordre du temps, et d'enseigner le règne de Louis XI après celui de Charles VII. Mais les deux règnes ont été assez différents pour que la récitation par les élèves de la guerre de Cent Ans les prépare à mieux comprendre et donne le désir de connaître le règne de Louis XI. Et même dans l'enseignement des mathématiques où ce principe de la continuité paraît le plus légitime, un théorème est sans doute la conséquence du précédent, mais c'est pour le professeur seulement, qui embrasse d'un seul regard toute la suite, et non pour l'élève, que le théorème contient le suivant… Nous savons bien que le désir de connaître n'est déterminé que par un intérêt profond et par la méconnaissance d'autre chose».
 
Voilà ce que Cousinet pense d'une « progression logique » au niveau du second degré. Mais que dire alors au niveau du premier ?
 
A-t-on jamais réfléchi sérieusement sur ce que peut signifier une telle expression d'un point de vue qui soit autre précisément que celui du «logicien»? Et s'est-on réellement demandé si elle recouvre quelque chose ? N'est-on pas plutôt la victime du cartésianisme vulgaire qui croit mieux triompher des difficultés en allant très méthodiquement des simples aux complexes ?
 
« Il faut, dès les premières années, pousser aussi avant qu'on pourra » ne craint pas d'affirmer Alain(5). Dès lors, à quoi bon les « sinuosités du chemin» eu égard aux vertus intrinsèques de l'évidence ? Qu'à la rigueur on décompose méthodiquement les difficultés, passe encore. Descartes n'a-t-il pas conseillé de les diviser en autant de parties qu'il se peut pour les mieux résoudre ? Et tant pis si, une fois élaborée, cette construction purement conceptuelle n'a rien à voir avec les démarches réelles de l'esprit enfantin ! De toute manière la vérité est là sous forme de règles et de faits qu'il suffit d'enregistrer. Tôt ou tard elle s'imposera inévitablement puisque c'est inscrit dans son essence ! Tout au plus l'expérience peut-elle apporter certaines confirmations. Il n'est pas besoin d'elle en tout cas pour «former» l'enfant puisque celte «forme» préexiste et qu'il suffira d'écouter les voix de la raison pour en dégager les contours !
 
Nous touchons là véritablement au cœur du problème. Toute la question en effet est de savoir s'il suffit de déductions logiques pour définir une certaine progression applicable à coups de « leçons » qui en constitueraient autant d'étapes ou s'il n'y a pas lieu au contraire de favoriser un processus dont le succès ne s'est pas démenti durant les premières années et qui n'a aucune raison de s'évanouir brusquement sous prétexte que l'enfant accède désormais au monde des représentations. La pédagogie traditionnelle prétend qu'une décomposition des difficultés en éléments plus facilement saisissables est toujours possible et qu'avec l'appui de cette « sagesse », codifiée dans les livres et renforcée par la contagion de l'exemple direct, une savante gradation permettra d'en venir à bout. Mais n'aboutit-on pas ainsi à un « ordre » tout à fait extérieur et qui s'avère séduisant seulement pour un esprit adulte ? Cette décomposition n'est-elle pas purement arbitraire et cette gradation parfaitement théorique ? Même pour le calcul il n'est pas du tout prouvé que l'enfant connaîtra mieux 13 s'il l'a formé préalablement à partir de 12 + 1 et qu'il acquerra mieux le mécanisme de la soustraction en opérant sur des nombres à 2 chiffres avant d'opérer sur les nombres à 3 chiffres. Car Gérard aura fort bien pu concevoir 13 comme 10 + 3 à l'occasion d'une distribution de feuilles à toute une équipe ; et Marc n'aura pas eu besoin de s'entraîner longuement sur l'intermédiaire des dizaines si, à l'occasion des comptes de la Coopérative, il a acquis une notion valable de l'emplacement des chiffres les uns par rapport aux autres (6). De très nombreux cas de « calcul vivant » tendent à le prouver. D'ailleurs, devant chaque difficulté concrète à lever au cours d'une séance bien étiquetée, le maître se retrouve singulièrement démuni. Et la situation est d'autant plus grave que ces circonstances mêmes l'acculent à certains interdits. S'il existe en réalité un tel fossé entre la théorie et la pratique, le fait n'a rien de surprenant. La théorie essaie bien de féconder la pratique. Mais elle laisse toujours passer les cas particuliers entre ses mailles.
 
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Précisément parce que la tournure de l'esprit enfantin n'est pas encore « logique », toute progression par trop « méthodique » s'avère illusoire pour la double raison qu'elle n'adhère qu'exceptionnellement aux démarches effectives de sa pensée dans les cas particuliers concrets et que son bien-fondé ne lui apparaît pour ainsi dire jamais. Elle peut donner le change en ce sens qu'elle se développe selon des repères qui sont valables pour tous mais qui en fait ne conviennent à personne.
 
Des cheminements singuliers, il est tout bonnement impossible de préjuger dans le détail. Mais cela n'implique nullement qu'il faille jeter le manche après la cognée en s'en remettant à la fantaisie ou au caprice. Pour être imprévisible, la « progression naturelle » n'en est pas moins féconde pour peu qu'il lui soit donné les moyens de s'épanouir. Il suffit que les intérêts décelés soient authentiques et que des techniques adéquates permettent de les attiser. Or ces techniques existent, « Du systématique au systématique », tel est l'ordre qu'impose une progression logique ; et c'est pourquoi elle échoue régulièrement parce qu'elle est inspirée par des considérations uniquement théoriques. « De l'occasionnel au systématique », tel est l'ordre qui permet une progression naturelle ; et c'est pourquoi elle réussit parce qu'elle part de la réalité mouvante à laquelle l'enfant est encore psychiquement lié. Car il n'est pas question un instant d'attenter aux droits de la logique ; mais celle-ci est un point d'arrivée, non un point de départ, tant il est vrai qu'elle ne saurait imposer ses ukases à la psychologie(7).
 
Il n'y a donc pas lieu d'étaler les notions du programme sur le long de l'année scolaire dans l'ordre même où elles sont énumérées par les textes officiels. Il y a lieu au contraire de les aborder en fonction des intérêts naissants et des modes d'exploitation qui les requièrent. Mieux encore : il y a lieu de les faire intervenir seulement selon les modalités impliquées par ces intérêts. Et c'est alors que les notions se trouvent assimilées à point nommé à l'issue de cette quête « comme les fruits passent la promesse de fleurs », gonflées par une sève qui leur était indispensable pour les conduire à bon terme.
 
Car enfin, pourquoi à tout prix respecter cet ordre des programmes, alors que le législateur n’a jamais imposé ce respect et qu'il serait le premier surpris en constatant une telle interprétation? En quoi est-il sacrilège d'y attenter si, finalement toutes les notions énumérées ont été étudiées? Que cette dernière exigence soit stricte, sans nul doute. Mais en quoi implique-t-elle la première?
 
Pour le cas où certaines têtes de chapitres risqueraient d'être omises dans les tout derniers mois, il existe un moyen bien simple de rendre l'information complète. Le « plan annuel »constitue réglementairement le relevé de tout ce qu'il faut avoir étudié à la fin de l'année en calcul, sciences, grammaire, histoire, etc. Ce plan est formé de cases où sont incluses en quelque sorte mathématiquement toutes les parties au programme officiel. Au fur et à mesure qu'une question a été traitée, la case correspondante est biffée avec mention de la date. Il est même possible de la noircir  plus ou moins selon le degré d'assimilation. A tout moment de l’année un simple coup d'œil suffit pour savoir ce qui a été appris et ce qui reste à acquérir. De la sorte en cas de nécessité les séances d'expérience tâtonnée peuvent être notablement réduites en nombre et même totalement abandonnées et remplacées par des « leçons ». Rien n'empêche précisément de rendre les élèves eux-mêmes responsables du « plan annuel ». C'est leur manière d’assumer les programmes.
 
Pourquoi n'y a-t-on guère songé? A ses débuts le savoir humain consista surtout en recettes magiques et de nos jours encore les tribus primitives se transmettent celles-ci d'une génération à l'autre en se gardant bien d'y changer quoi que ce soit. Quand la science naissante parvint à des assertions mieux fondées, c’est leurs conclusions que l'éducation se chargea d'inculquer. Et c'est à peine si aujourd'hui s'accrédite l'idée qu'au lieu de s'en prendre directement à un savoir élaboré, il vaut mieux retrouver les étapes de son élaboration.
 
Naguère encore on était persuadé que derrière chaque rubrique figurant au programme, il fallait faire surgir directement une quantité déterminée de notions à répertorier et agencer, bien sûr, mais aussi à ingurgiter telles quelles par le  truchement de recettes éprouvées. Pas un instant il ne venait à l'idée de remonter à chaque tête de chapitre une fois seulement que les circonstances, rappelant telle acquisition, l'avaient chargée d'un contenu suffisant pour lui conférer son sens et sa valeur. Et pourtant que représentent des connaissances, coupées des occasions qui les motivent, et du contexte concret qui leur donne corps ? Et quelle résonance peuvent bien avoir, dans l'esprit de l'enfant, des concepts vers lesquels on se tourne directement sans se préoccuper des étapes et des circonstances qui ont permis de leur trouver des répondants dans la réalité? Tout concept est-il autre chose qu'une « idée abstraite et générale »? Et peut-on s'élever jusqu'à ce degré, mieux encore : peut-on lui reconnaître quelque valeur, sans avoir précisément abstrait et généralisé ? Loin de « survoler » en esprit le monde qui l'entoure, l'enfant n'est-il pas tout entier engagé dans la réalité? Non point « théoriquement», mais «pratiquement». Non point en des occasions privilégiées mais d'une manière permanente? Non point avec un certain recul mais porté par les événements eux-mêmes ? Non point sur le mode contemplatif, mais pris dans le tourbillon d'énergies qui l'immergent encore tout entier et dont il doit peu à peu se dégager psychiquement afin de parvenir envers elles à cette objectivité qui lui donnera enfin conscience de lui-même? Disons-le d'un mot  sur le mode « égocentrique » ?
 
Qu'on aboutisse en fin d'année à une certaine somme de connaissances clairement ordonnées dans leurs tenants et aboutissants, rien de plus légitime et rien de plus nécessaire. Mais qu'on en parte afin d'y mieux parvenir, c'est là le comble du paradoxe. Cela revient à supposer toute préformée et donnée, chez l'enfant, cette tournure d'esprit logique qu'il convient précisément de monter avec son aide, à son rythme, et selon des modalités dont il est impossible de préjuger si l'on veut vraiment les respecter en tous points afin de les rendre pleinement efficaces (8).
 
Interrogeons l'histoire : il est facile de déceler pour quelles raisons aucune révolution n'a jamais été opérée dans ce domaine. Pendant des siècles il a paru évident que l'enseignement devait consister en l'accumulation de connaissances. Porté par une tradition qui distinguait soigneusement ce qui est du ressort de l'intelligence conceptuelle et ce qui relève de « l'instinct de mécanique », le cartésianisme n'a guère eu d'autre effet que d'introduire dans ce chaos un peu d'ordre et de méthode. Et les « progrès » réalisés depuis un siècle n'ont eux- même visé qu'à rendre moins abrupt et rébarbatif l'abord de ces connaissances en précisant la manière de s'y prendre au niveau de chaque leçon. D'où le recours généralisé à une « progression logique », axée directement sur ces connaissances elles-mêmes et sans autre ambition que de les agencer très méthodiquement, quitte à multiplier par ailleurs les recettes pour favoriser « l'assimilation» à tel ou tel niveau. Et cela sans s'inquiéter jamais si lesdites connaissances constituent autre chose qu'un résidu desséché et stérile quand elles sont privées de la sève puisée à même les réalités ambiantes.
 
C'était là une attitude parfaitement concevable tant que la psychologie n'avait encore rien révélé sur la façon dont l'enfant « est au monde » et sur les démarches de son esprit. Et comme il s'agit d'une science très jeune dans un monde où les idées changent moins vite que les événements, sans doute faudra-t-il encore des années avant que la masse des éducateurs se plie pour de bon à ses enseignements.
 
Mais tôt ou tard ces enseignements triompheront.
 
« Progression logique » et « progression naturelle »... Nous venons de constater que la première ne résiste pas à l'examen. Mais cette critique essentiellement négative ne nous contente point. Et, en les empruntant aux Sciences humaines, nous nous faisons fort de réunir des témoignages irrécusables en faveur de la seconde.
 
Le texte de la pétition laïque nous encourage à continuer nos efforts pour la modernisation de l'enseignement puisqu'elle porte en conclusion :
Réclamons l'abrogation de cette loi de division et demandons que l'effort scolaire de la nation soit totalement réservé au développement et à la modernisation de l'Ecole de la nation, espoir de notre Jeunesse.
 
(1)Notons le mot lui-même.
(2) Encore que dans un tout autre sens !

 

 

(3) En réalité, nous prenons ici Bergson comme symbole du courant inverse vers la même année 1923. Mais il est patent que depuis longtemps déjà la gestalt-théorie avait montré la nécessité d'accorder au moins autant d'importance à l'ensemble qu'aux détails. Et de nos jours, un des courants les plus puissants de la philosophie contemporaine, le courant phénoménologique, s'est frayé une large voie en ce sens.

(4) Roger Cousinet La classe, in Leçons de pédagogie, p. 8, P.U.F, Paris1950

(5) Alain : Propos surÌ' Education, p. 47, P.U.F. 1948. Enormité qui n'a pas cessé d exercer les pires ravages et d'autant plus grosse de conséquences que rien psychologiquement ne vient l'étayer.

(6) la méthode Cuisenaire, si contestable du point de vue fonctionnel, puisqu'elle part du matériel déjà abstrait et conventionnel que constituent les réglettes, a au moins ceci de bon qu'elle tend à prouver que les nombres « se forment » essentiellement les uns par rapport aux autres et que ce qui compte plus encore que leur progression logique, ce sont leurs relations dans leur appréhension globale de mieux en mieux cernée et approfondie.  

 (7) Que dans le domaine des sciences physiques la méthode cartésienne ait quelque valeur aujourd'hui, c'est bien possible, encore que« l'épistémologie non-cartésienne » de Bachelard nous inciterait plutôt à un certain scepticisme ! Ce que nous nions catégoriquement, c'est qu'elle en ait une dans le domaine des sciences humaines (psychologie et pédagogie notamment) où elle a été extrapolée abusivement.

(8) Ce n'est donc, pas par culte de l'anarchie ou de la fantaisie qu'il importe de renoncer en pédagogie à une «  progression logique » de type cartésien ; c'est tout simplement parce que celle-ci n'a rien à voir avec un domaine qui n'est pas le sien et parce qu'il est temps de tenir compte, en vue d'une éducation authentiquement populaire, à la fois des buts assignés et des données de la psychologie enfantine.