Les années Ecole Emancipée de Célestin Freinet - 1920-1936

Octobre 1996

 

Capitalisme de culture

Mai 1920
Nous entassions des choses matérielles, et nous oubliions l'homme. Nous chassions plus que jamais l'argent et nous perdions le frère, « l'associé ». Nous accumulions chose sur chose et toute notre activité devenait vide de « l'âme ». Nous nous accrochions partout à des choses extérieures, et nous ne trouvions - ni ne cherchions - le chemin qui conduit dans notre être.
Ce faux esprit ne dominait pas moins dans notre culture individuelle et dans nos écoles. On y considérait la matière et encore la matière et non le jeune homme, la jeune fille. Un capitalisme cruel oppressait nos enfants - et nous l'avons souffert. La culture n'était que de la matière : plus il y a de matière et plus grande est la culture.
Ecoutez seulement notre langue et vous y trouverez une vérification. Celui-ci a « gagné dans l'école primaire » ; celui-là a « gagné dans le lycée », cet autre a « gagné dans une Université ». Et c'est d'après cette « possession » que les hommes se distinguent. Tout le monde prononce cette phrase : « Nous avons de la culture », sans apercevoir l'absurdité affreuse. Le mot « Bildung » (culture) ne signifie pas à l'origine une chose, mais un développement ; non une forme, mais une formation. Le mot « cultivé » exprime donc un état. La culture n'est pas possession ; l'homme vraiment cultivé n'est pas capitaliste dans une matière.
La matière de l'enseignement est le résultat des recherches et des expériences d'autres hommes. Comme les « maîtres d'école » croyaient bien faire en enseignant à la jeunesse cette matière, résultat des expériences des générations passées ! Mais ils savaient très peu du développement de l'esprit humain. Et comme ils s'efforçaient à inculquer cette multitude de choses à l'homme, le « grenier à culture » était devenu haut comme une tour.
En comparant les places d'études de toutes nos écoles primaires et supérieures dans les dernières dizaines d'années, on est effrayé de l'accroissement continuel de la matière.
Cette phrase est plus qu'une plaisanterie : « Que je suis heureux d'avoir été écolier avant cette guerre et avant cette révolution, parce que je n'ai pas besoin d'apprendre ce grand nombre de dates ! » Nous étions tombés dans une école de savoir, nous en étions arrivés à une telle admiration du savoir qu'on pourrait comparer notre idéal d'éducation à la scolastique du moyen-âge.
Les connaissances des expériences des autres ne rend pas du tout expérimenté. Notre ancienne école - soit notre école primaire, soit notre école supérieure ou notre université - ne s'apercevait pas de la fausseté de cette supposition. Elle adorait ce capitalisme, et ne voyait pas qu'elle expropriait ainsi tous ses bons élèves.
Le « maître d'école » ne se souciait pas de l'individualisme de ses élèves. Il ne voyait pas l'enfant, il ne voyait que la matière. Il ne donnait que les formes, mais il ne s'efforçait pas à former. Et la matière dont je n'ai pas besoin pour la formation de ma vie intellectuelle est toujours morte, malgré les efforts des instituteurs et même des artistes pour la ranimer. La jeunesse ne veut pas le savoir à cause du savoir. Pour elle, le savoir n'est que la trace de son propre travail, ou des matériaux pour servir à sa formation.
Y a-t-il une école socialiste ? Dans ce cas, elle est le tournant et le guide du nouvel être humain. Il est certain que ces idées nouvelles sur les relations des hommes conquerront notre école. Il faut d'abord chasser l'ancien Capitalisme de culture. Les mêmes possibilités de développement pour tous les hommes habiles, c'est notre demande; - qui s'entend de soi-même. Nous demandons même toutes les possibilités pour toutes les espèces de dons de la nature. Mais si le socialiste ne veut pas que toute école soit ouverte à ses enfants, ce n'est que l'envie d'avoir l'argent et les belles choses des riches qui le pousse. S'il veut développer l'être humain dans ses enfants, il doit révolutionner toute notre école. Si nos cours supérieurs pour le peuple n'enferment pas le germe pour révolutionner la vie dans nos universités, ils ne serviront à rien. Si la matière y règne et pas l'homme, alors au revoir nouvel esprit ! Nous aurions alors de nouveau les « Cours pour les ouvriers » du milieu du XIXe siècle que Lassalle a si vivement combattus.
Le socialisme comme matière d'enseignement n'avance pas le socialisme, mais il rend l'homme bourgeois.
Traduction de : « Pédagogie de notre nature la plus intime » par l'allemand Adolphe Rochl.
Célestin Freinet, Bar-sur-Loup (Alp.-Mar.)

Pour la Révolution à l'Ecole

Octobre 1920
L'Internationale de l'Enseignement
Pour la Révolution à l'Ecole
 
Notre congrès de Bordeaux a été avant tout un congrès politique, très intéressant, certes, et peut-être nécessaire. Mais nous n'avons pas su y montrer que nous étions instituteurs. Nous nous sommes posés en syndicalistes révolutionnaires, mais jamais en instituteurs révolutionnaires. Et là est pourtant la voie infaillible ; car, sans la révolution de l'école, la révolution politique et économique ne sera qu'éphémère.
Le Congrès des « Socialistischer Erzieher » (instituteurs socialistes) qui s'est tenu à Gotha, du 2 au 4 octobre (1) nous est un enseignement.
En voici l'ordre du jour :
I. Le Syndicat des Instituteurs ;
II. Académie de travailleurs ;
III. L'enseignement, science de la vie ;
IV. L'Internationale socialiste pédagogique.
L'Académie des Travailleurs s'occupera de l'école des travailleurs, notamment l'enseignement post-scolaire.
L'Enseignement, sciences de la vie. Il s'agit d'abord de séparer l'école de l'église, et logiques en cela, de rechercher la libération de l'école, vis-à-vis des autres « religions » qui l'asservissent.
Il se divise en :
a) Le cosme et son développement ;
b) L'homme et son développement ;
c) Les formes du travail des hommes ;
d) Les formes de communauté des hommes, avec une histoire des religions.
L'Internationale pédagogique (2) combattra la haine des peuples, donc la guerre, par l'école unique, par l'école vraiment active, celle-ci, au lieu d'apprendre des matières aux enfants on n'aura en vue que le développement de son être.
Il se formera une Centrale pour l'information sur les groupements d'instituteurs, sur la pédagogie et la psychologie, sur l'organisation de l'école et l'éducation des maîtres.
L'internationale, formée par les instituteurs qui s'accordent sur ces bases de la nouvelle école : contre la guerre, contre la haine, surveillera la littérature pédagogique, spécialement la littérature pour la jeunesse, les livres de l'école. Elle donnera des directives aux différents groupes. Il y aura un journal de l'Internationale (espéranto) ainsi qu'une centrale de correspondance (maîtres et élèves).
Voici, à propos du nouvel esprit de l 'école, ce que dit « Pädagogik deines Wesens » :
« Il faut que l'instituteur dans la classe soit le grand camarade de la jeunesse. L'éducation est l'action de la vie sur la vie. Il est impossible d'en faire un système. On a transféré le centre de l'éducation par l'homme dans une chose. C'est là le grand mensonge objet de tous nos maux.
« Dans l'école, tout était prémédité par l'instituteur, par le plan d'enseignement. Où était la spontanéité, l'indépendance des élèves ? Nous n'envisagions l'éducation intellectuelle qu'au point de vue de l'utilité pour la vie ; c'était l'annihilation de l'âme. »
Que la jeunesse se souvienne enfin de son être, de sa vie propre.
H. Siems et C. Freinet
(1) Nous en publierons un compte rendu prochainement.
(2) Observons que le Congrès de Bordeaux en fondant L'Internationale de l'Enseignement s'est proposé le même but et a préconisé les mêmes moyens de réalisation (N.D.L.R.)