Notre technique de travail

Novembre 1932
Fruit de la collaboration de plusieurs centaines d'instituteurs, née de la recherche permanente dans nos classes populaires, non pas théorique et  littéraire, mais essentiellement liée aux possibilités humaines et sociales tout en participant au maximum de notre idéal, notre technique nouvelle d'éducation populaire prend forme.
 
Le moment nous paraît venu de la fixer sur le papier, non pas pour en limiter arbitrairement l'évolution, mais seulement pour marquer une étape possible et urgente  en attendant de nouvelles et hardies améliorations.
 
 
 
Notre but ?
 
La technique nouvelle participe tout à la fois des découvertes psychologiques et pédagogiques récentes et des expériences décisives de pédagogie prolétarienne en URSS.
 
Nous pensons, avec tous les pédagogues contemporains, que l'enfant n'est nullement un être imparfait dont on ne peut rien obtenir que par dressage et autoritarisme. Il est un individu complet et original, avec sa logique certes et ses normes de développement, mais aussi avec son élan vital encore intact, avec cette confiance et cette hardiesse que les événements émousseront bien vite, hélas !
 
Il ne s'agit plus de considérer l'enfant comme un être inférieur à l'adulte qui veut le former et l'endoctriner. S'il y a des différences de degré dans l'évolution intellectuelle comme il y en a dans la croissance physique entre l'enfant et l'homme, s'il y a des différences profondes de rythme et de motivation entre l'activité de l'un et de l'autre, il est absolument impossible d'en inférer une dépendance qui justifierait l'école traditionnelle.
 
Que l'enfant vive pleinement les divers ces étapes de sa vie, que son inlassable activité puisse employer utilement à développer harmonieusement son corps et son esprit et il atteindra immanquablement au maximum d'éducation, parce que c'est là une loi naturelle, non encore démentie, qui pousse l'être vers la croissance et l'enrichissement.
 
La besogne du pédagogue, qui a conscience de cette nécessaire évolution, change alors d'aspect. Le problème éducatif devient le suivant : préparer de notre mieux, matériellement, intellectuellement et moralement, le milieu dans lequel l'enfant, aux diverses des époques de sa croissance, doit vivre et s'épanouir.
 
Cette conception nouvelle nécessite l'examen de la question éducative sous ces trois aspects : l'enfant et le milieu, l'organisation du travail-que nous appellerons la technique-et l'éducateur.
 
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La première de ces données : l'enfant et le milieu est certainement prépondérante.
 
Il n'est pas nécessaire en effet d'être profondément matérialiste pour comprendre les rapports étroits qu'il y a entre le développement intellectuel et moral de l'enfant et sa nature organique ou ses prédispositions sociales. Et nous ne sommes pas les premiers, ni les seuls, a demandé que les enfants soient d'abord placés dans une situation telle que leur corps puisse se développer librement et harmonieusement, qu'ils soient aussi soustraits à toutes les influences familiales et sociales contraires au but de l'éducation nouvelle.
 
Mais lorsqu'ils ont énoncé cette nécessité, les pédagogues s'abstiennent généralement d'insister davantage sur des faits si déterminant pour la pédagogie populaire. Nous sommes, disent-ils, les pédagogues ; que les sociologues et les hommes politiques fassent leur métier !
Si des théoriciens peuvent, pour la commodité de la discussion, procéder à cette délimitation arbitraire, nous n'avons pas le même droit, nous instituteurs populaires.
 
Pratiquement d'ailleurs, n'avons-nous pas constamment à intervenir ? Ne devons-nous pas réclamer sans cesse auprès des autorités pour l'assainissement au moins rudimentaire de nos classes, pour le blanchiment, le balayage-lorsque le nous ne devons pas l'assurer nous-mêmes avec les mains si peu expertes des enfants ? Ne nous recommande-t-on pas de veiller à la santé de nos élèves et ne sommes-nous pas, hélas ! les assistants obligatoires du médecin inspecteur qui vient une fois l'an, faire une visite hâtive qu'on baptise pompeusement inspection scolaire ?
 
Mais le problème à une autre ampleur.
 
Il ne suffit pas de demander pour nos élèves une bonne alimentation, un bon sommeil, une excellente aération-toutes choses incompatibles, hélas ! avec la situation actuelle des masses populaires-des écoles convenablement installées et aménagées. C'est toute la question du milieu social qui est à étudier en fonction de nos possibilités éducatives.
 
Nous voulons enseigner l'activité libre et tout le système économique actuel est basé sur la passivité d'un prolétariat mineur ; nous voudrions entraîner nos élèves à la coopération et tout n'est autour d'eux que concurrence et  individualisme ; nous voudrions les hausser jusqu'à une conception morale de la vie prolétarienne mais l'immoralité et l'arrivisme capitaliste s’imposent à eux et détruisent les faibles germes de de notre action.
 
Les dispositions matérielles, intellectuelles, morales et sociales de l'éduqué sont naturellement prépondérantes pour l'évolution d'un système éducatif. Or, l'opposition entre nos buts pédagogiques et les influences économiques et sociales agissant sur les enfants constituent un des plus gros obstacles à l'école nouvelle. Il était absolument indispensable qu'au début de cette étude, nous rappelions ces faits indéniables que la pédagogie officielle sous-estime à dessein pour la passer sous silence et que nous en tirions les conséquences naturelles et logiques pour notre comportement pédagogique :
1. La lutte pour l'instauration d'une société suscitant, légitimant et épaulant les efforts des éducateurs est une des tâches essentielles de la pédagogie prolétarienne.
Cela ne signifie nullement l'enrôlement dans un parti politique et la transformation des pédagogues en militants ouvriers, mais seulement l'obligation morale où nous sommes de mettre ces préoccupations économiques et sociales à la base de notre pédagogie.
 
2. Cette conception normale et intégrale de la pédagogie prolétarienne est un des éléments de notre force réalisatrice. Elle enseigne aux éducateurs à prendre une conscience exacte des obstacles qui se dressent sur leur route. Et, en leur apprenant à ne pas opposer naïvement un idéalisme désuet au talon de fer capitaliste, elle contribue largement à la clarification pédagogique et à la saine éducation révolutionnaire.
 
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Cette étude pour ainsi dire économique et sociale de l'enfant prolétarien ne dispense certes pas de l'étude individuelle des élèves et de la connaissance psychologique si nécessaire aux éducateurs. Si même nous recommandons si chaudement le travail libre dans notre technique d'imprimerie à l'école, c'est que nous y voyons un moyen pratique et efficace de sympathiser avec l'enfant, de le connaître intimement dans son milieu, grâce à l'expression spontanée de ses besoins et de ses désirs que nous nous appliquerons ensuite à satisfaire.
 
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Si les pédagogues d'éducation nouvelle considère trop volontiers comme résolu ce difficile problème de l'enfant prolétarien, ils attendent trop, par contre, de la valeur personnelle du maître et négligent dangereusement de ce fait ce le problème de la technique pédagogique que nous plaçons, nous, au premier rang pour notre effort scolaire.
 
On a trop dit que la pédagogie est un art et les réformateurs ont toujours trop attendu des instituteurs. Si nous voulons agir efficacement sur la masse des écoliers, il est nécessaire que nous adaptions nos innovations aux nécessités sociales et humaines et à l'activité normale des éducateurs populaires.
 
Or, pour ses instituteurs, la pédagogie traditionnelle a constitué au cours des siècles une technique sévère et bien définie que la routine rend de nos jours presque inébranlables : leçons que l'enfant écoutent, passif ou artificiellement intéressé, résumés à apprendre par coeur comme s'ils constituaient l'axe même de toute vie intellectuelle, et, de plus en plus, manuels scolaires qui sont à eux seuls et techniques et matériel scolaire, et deviennent, de ce fait, les véritables maîtres de la classe.
 
Il est certain, toutefois, que avec un minimum de discipline autoritaire, avec de « bons » manuels, le maître peut, sans accroc, et, hélas ! À la satisfaction des inspecteurs et même des parents, poursuivre pendant plusieurs lustres, et inconsciemment, la même besogne de dressage, sans se soucier des temps qui marchent ni des élèves qui changent.
 
Nous l'avons toujours dit : si nous voulons introduire effectivement, et dans la mesure du possible, l'école nouvelle d'enseignement populaire, il nous faut nécessairement remplacer cette technique-là par une autre technique.
 
Depuis près de 10 ans nous sommes, avec de nombreux camarades, appelés à la besogne et nous pouvons dès maintenant, grâce à nos diverses réalisations, parler positivement une Technique nouvelle d'éducation populaire.
 
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« Le maître, comme psychologue et comme guide, dit Ferrière, joue un rôle de premier plan ».
 
Nous n'y contredisons certes pas et nous ne saurions prétendre qu'un maître scientifiquement préparé ne soit mieux capable d'accomplir sa nouvelle besogne scolaire. Nous nous attachons justement à découvrir les méthodes de travail qui, au lieu d'uniformiser la vie scolaire, lui donne sans cesse des éléments nouveaux d'intérêt et d'activités intellectuelles, qui incitent les maîtres se perfectionner dans leur art, devenir autant que possible des pédagogues…
 
Mais nous pensons que demander aux instituteurs d'être d'abord des psychologues et des pédagogues pour réaliser l'école nouvelle populaire, c'est aborder le problème par le côté anarchique et individuel alors que nous voulons l'étudier dans sa généralité.
 
Nous ne nous sommes pas donnés pour but ce de changer l'esprit des éducateurs : c'est le milieu et la technique scolaire que nous voulons faire évoluer parce que nous savons que cette évolution matérielle sera l'élément décisif dans l'évolution nouvelle de l'école populaire.
 
Ce n'est pas en éduquant maximum des maîtres ouvriers, en les rendant parfaits dans leur art qu'un patron parvient à moderniser son usine. Il lui faut d'abord changer ou aménager ses machines, enseigner à ses ouvriers à travailler selon une technique nouvelle. C'est de cette conjonction d'efforts que découle alors une vie harmonieuse de l'usine, dans laquelle les buts prévus sont atteints avec un minimum de dépenses et d'efforts.
 
C'est une transformation semblable homme que nous voulons réaliser dans nos classes.
 
Nous pensons que, malgré l'évolution pédagogique des instituteurs et les progrès théoriques de l'éducation, l'école restera la vieille école tant que nous n'en aurons pas modifié profondément la technique, tant que nous n'en aurons pas mis au point le fonctionnement, que nous n'aurons pas enseigné au personnel-enfants compris-à s'en servir normalement. Mais le jour où nous serons parvenus à ce résultat, notre petite usine pourra fonctionner avec n'importe quel directeur, à condition naturellement que celui-ci ne veuille pas appliquer arbitrairement à l'organisation nouvelle des modes de travail du passé, et qu'il se mette de tout son coeur au service de l'oeuvre éducative et de la vie scolaire.
 
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À ce qui pourrait trouver exagérer trop simpliste notre comparaison entre l'usine école, nous rappellerons les étapes précieuses que nous avons déjà franchies dans cette voie.
 
Nous l'avons répété maintes fois, et d'autres éducateurs, Cousinet notamment, l'ont affirmé avec vigueur, il ne suffit pas de dire aux éducateurs : laisser vivre vos élèves, laissez-les travailler librement et vous parviendrez à l'école nouvelle.
 
Vivre librement n'a de sens, dans notre société bourgeoise, que pour certains individus qui peuvent se préoccuper uniquement de leur jouissance. Vivre, pour la jeunesse surtout, c'est avant tout chercher, lutter, réaliser. Et on ne peut ainsi, chercher et agir sans un rudiment de techniques, sans un matériel approprié sans un aperçu de méthode, et surtout sans une organisation sympathique qui permette ces activités.
 
Travailler librement ! Deux mots qui, dans la société actuelle, jurent de se trouver accolés. La réalisation du travail libre suppose d'abord un but à l'activité scolaire spontanée, et ensuite une technique qui supprime l'autoritarisme adulte.
 
S'organiser librement ! On ne peut s'organiser librement que lorsqu'on n'en éprouve un impérieux besoin né de conditions scolaires ou sociales favorables. Ces conditions, c'est à la technique nouvelle à les réaliser pour que puisse s'épanouir l'élan vital de nos élèves.
 
L'imprimerie à l'école, les échanges interscolaires, nos publications d'enfants, sont les premiers échelons de notre technique.
 
Nous préparons, matériellement, le travail libre par la conception et la réalisation d'outils nouveaux qui le permettront et le motiveront : fichiers, bibliothèque de travail, dictionnaires. Nous lions au maximum à la vie ambiante, l'activité scolaire qui ne devrait être qu'une des formes de l'activité sociale s'exerçant dans l'intérêt de tous.
 
Il y a, on le comprend, une besogne formidable à accomplir dans ce sens. Nous ne pensons pas l'avoir terminée ; nous ouvrons la voie ; mais nous pouvons déjà répondre avec précision aux questions qui se posent et que nous posent  les éducateurs :
 
Comment organiser le travail nouveau ? Quel matériel se procurer ? Comment l'utiliser pour réaliser dans nos classes populaires, les rudiments au moins de l'école nouvelle dans laquelle l'enfant pourra s'épanouir pour se préparer à la grande et complexe construction scolaire et socialiste ?
 
Nous ne répondrons pas à ces questions par du verbiage pédagogique mais par l'exposé précis et circonstancié de nos réalisations