Carte blanche: L'oracle de Lemna

Octobre 2003

 

 

CréAtions 108 - Jardins à vivre  - publié en septembre-octobre 2003


à Jean-Marie Desgrolard, Jean-Marie Blanchet, plasticiens - Joël Dufour, pépiniériste.

L’oracle de Lemna


Mauvaise herbe – Festival international des jardins de Chaumont-sur-Loire 23 mai-19 octobre 2003

 

          Ici, le ciel
        Est un voisin
        Qui s’intéresse.



                                                                                 Ailleurs les plantes
Ont à vouloir remplir
La verticalité.

A hauteur d’homme
Le ciel
A hauteur d’homme
Qui rêve
Ici l’espace
Est un rez-de-chaussée.

La lentille d’eau est le sujet principal par qui tout a été conditionné, entre autres elle canalise, avec le miroir, le regard du promeneur et est considérée ici comme le langage d’une déesse.

La mauvaise herbe reste une herbe et la notion de mauvais ou de bon est toute relative selon les cultures ; nous le constations souvent avec les légumes, qui changent de nature selon les voyages. Par contre il peut y avoir des espaces plus ou moins bons ou plus ou moins privilégiés quelles que soient les plantes utilisées. La plante n’est pas un objectif mais un moyen de conquérir un espace. Dans le cadre de la création du jardin, elle est constitutive de relations organisées où les mouvements pris en compte sont à la fois ceux des plantes dans leurs évolutions mais aussi ceux qu’elles génèrent aux promeneurs.

Le souhait du jardin imaginé ici est que les plantes engendrent deux espaces, celui d’un cheminement et celui d’un recueillement où les lentilles d’eau et les miroirs permettent au ciel « d’être un rez-de-chaussée », lieu d’un oracle possible.

Le rôle de la mauvaise herbe, ici, est tenu par la lentille d’eau, "Lemna minor". L’ensemble du projet consiste à mettre en valeur ses propriétés d’opacité et de luminosité ainsi que son caractère silencieux et reposant. Elle a comme ressource plastique d’être un vert éclatant et d’être un écran qui accentue la platitude de l’eau.

Déjà considérée comme un voile luxueux sur l’eau, "Lemna minor" s’enrichit en devenant avec les miroirs les vestiges d’une surface décorative. Construisant un carrelage, l’ensemble participe à l’imaginaire d’une ancienne architecture voire d’un sanctuaire dont n’apparaît que l’organisation géométrique. Il s’inscrit comme une rupture avec celle moins organisée et moins linéaire de la nature. Les miroirs apparaissent, eux, comme flottant à la surface de l’eau.

Pour ce thème, l’esprit du jardin consiste à transformer le caractère envahissant de la mauvaise herbe en élément d’une rigueur à la Française, de manière à ce que l’envahissement ne soit plus une source de désordre mais un outil permettant d’organiser une géométrie. Comme à la Renaissance, l’angle droit est le principal personnage du jardin. La perspective comme « esthétique du quantifiable », instrument de mesure d’un espace, s’exprime ici par le carroyage du bassin. Sa forme en losange a la double fonction de renforcer le caractère décoratif de la rencontre "Lemna –miroir" et de produire au promeneur une perspective chancelante qui cherche à se rapprocher des perspectives perturbées de De Chirico ou des surréalistes. Le projet a eu l’appui des entreprises Festa 2000 (Beaugency) et Martin (Ingre).

L’organisation du jardin repose sur la partie centrale, en hauteur et protégée par des graminées dominantes qui l’isolent de l’autre partie que constitue le chemin d’accès. Ce dernier est conçu comme devant ralentir une déambulation ponctuée de petits tableaux et bordée de hautes herbes où les zones sauvages ne sont pas exclues. Elles confèrent aux rideaux placés à chaque entrée l’impression d’entre dans un lieu privilégie en montant vers la partie haute.

L’espace privilégié est aménagé d’une surface recouverte de clous rouillés autour du bassin. En rompant avec le vert des lentilles d’eau, ils isolent la géométrie centrale des autres végétaux et jouent le rôle d’intermédiaire. Ils accentuent, par l’homogénéité de leur couleur, la nudité et la platitude de la surface et soutiennent un espace de silence. A cause de leur matière et de la chaleur qu’ils irradient, ils créent un espace hostile et à la fois inquiétant, étrange en remettant en question le caractère luxurieux du nouveau « carrelage ». Ils apportent une sobriété utile au désir de créer un lieu de réflexion. En participant au caractère piquant de la ronce, les clous sont aussi l’écho d’une mauvaise herbe étouffant son environnement. Ils apparaissent inadaptés à la relation homme-nature mais produisent par leur couleur un effet esthétique certain avec le vert des lentilles.

Les Agapanthes et les Acanthes, rares fleurs du projet, sont le contrepoint apporté à cette sobriété. Les Marentas aux nervures rouges et aux feuilles arrondies seront comme des lumières sur une zone obscure.

Les "Imperata" par leur couleur rouge, relient le fer rouillé et la végétation. Cette dernière est pensée comme la continuité d’un univers construit sur de systèmes d’opposition de couleur, de forme et de hauteur. Les "Matteucia" appelées aussi plumes d’autruche, en donnant un aspect décalé à la concision de la surface du bassin et du fer, joueront les fanfreluches de la végétation. Elles sont l’amorce d’une verticalité qui va s’installer aves les autres végétaux (Clamagrostis, Panic et Miscanthus) et constitueront ensemble un entourage d’herbes » protégeant du regard la partie centrale.

De chaque côté de l’entrée, les deux zones sauvages, aux angles du jardin, servent de contrepoint à l’extérieur de la partie plus contemplative. Le fond du jardin conserve ses bambous. Ils seront utilisés comme des signaux annonçant la partie intérieure, rythmés par l’enroulement de scotch argenté le long de leur tige. Les tableautins et les rideaux avec les dessins et les extraits d’un recueil de Guillevic accompagnent le promeneur dans son errance et le préparent à l’espace de la partie haute.

Le jardin, dans la conception des deux espaces, cherche à mettre le promeneur dans la possibilité de se retirer du monde et, par cette mise en retrait, de se sentir disponible. Dans la partie centrale, il se met en immersion à la rencontre d’un événement révélant un espace pouvant être associé à ceux, énigmatiques et métaphysiques, de certaines peintures de De Chirico. Sa vision est déformée et reformée chaque fois qu’il se poste à un endroit dont il ne peut voir qu’une partie de l’ensemble.

Au fond, le jardin s’efface au profit d’espaces séparés, distants, cachés, multiples qui définissent plus l’idée d’un site se définissant comme sculpture.

Pour leur part, les mauvaises herbes organisent, selon leur progression, le désir d’interroger notre manière de vagabonder autant avec notre corps que par notre esprit mais aussi de réfléchir à la nature mobile et instable de notre perception qui rend, par-là, la réalité plus probable que certaine.

 

Les textes cités sont de Guillevic

         

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