L'Educateur n°3 - année 1980-1981

Octobre 1980

Premier discours à des parents sur la pédagogie nouvelle prolétarienne

Octobre 1980

Camarades ouvriers et paysans, on vous demande souvent de défendre l'école.

Mais quelle école ?
Celle que les meilleurs d'entre nous accusent de servir hypocritement le régime d'exploitation contre lequel vous vous dressez, celle qui ne serait qu'un rouage de la "grande machine d'asservissement capitaliste ?
Et quelles raisons avez-vous alors de défendre cette école ?
La condamner en bloc et irrévocablement pour attendre patiemment la révolution et, pendant ce temps, laisser les jeunes générations entre les griffes tenaces de la réaction ?
Agir dès maintenant, mais en quel sens ?
Nous sommes en France de nombreux éducateurs d'avant-garde qui essayons de tirer du présent le maximum d'avantages pour le progrès socialiste, qui jetons, au sein même de cette école capitaliste dont nous dénonçons obstinément les tares, les fondements inébranlables de votre école prolétarienne,..
Dans aucune branche d'activité humaine, la domination capitaliste n'est aussi bien camouflée que dans l'asservissement de tout le processus scolaire. A tel point que de nombreux éducateurs, militants clairvoyants et dévoués de la classe ouvrière, continuent servilement à l'école une besogne obscurantiste dont ils ne comprennent point encore les dangers. Et c'est cet aveuglement quasi général qui complique étrangement notre tâche...
Nous sommes quasi seuls à opposer un clair bon sens aux grands mots de la scolastique, à ses formules débordantes d'idéalisme et de spiritualité. L'instituteur, le professeur, élevés dans le culte et l'admiration de cette culture, en restent éblouis et déformés. Le pauvre travailleur lui-même, ancré à la terre et au labeur par sa condition el sa destinée, et qui ne peut s'élever à cette hauteur de pensée formelle, éprouve une sorte de béate et traditionnelle vénération devant les grands hommes pères de ces grands principes...
N'en déplaise à tous les philosophes et à tous les théoriciens, grands ou petits, nous ne les suivrons pas dans leurs spéculations. Nous ramènerons le problème sur le terrain du bon sens et de la raison matérialiste; nous tâcherons surtout de voir clairement les voies futures où pourront s'engager les activités prolétariennes.
Quand on vous parle d'école vous comprenez instinctivement instruction.
Et, effectivement, l'école actuelle a été créée par le capitalisme, elle est entretenue — si peu, hélas ! — pour vous instruire d'abord. Et non pas vous instruire dans le sens humain et philosophique qui serait de vous aider à connaître, dans ses plus intimes manifestations, la vie que vous devriez dominer, mais vous instruire seulement au point de vue technique, afin de mieux vous utiliser économiquement, de tirer de vous un meilleur rendement.
On vous envoie à l'école pour vous apprendre à lire, à écrire, à compter, parce que l'industrie actuelle a besoin d'ouvriers en possession de ces techniques élémentaires...
Si les maîtres de ce régime voulaient véritablement l'instruction du peuple, il y a longtemps qu'ils se seraient rendu compte de deux faits incontestables sur lesquels nous croyons utile d'insister.
Le premier, c'est la faillite de la soi-disant mission de l'école.
Si le capitalisme avait tenu à vous instruire, il y a longtemps que lui, le rationalisateur, se serait rendu compte à quel point l'écolo travaille à vide…
Que reste-t-il de tout l'effort scolaire pour l'immense masse des enfants, nous pourrions répondre sans gros risque d'exagération: à peu près rien si ce n'est une technique rudimentaire de la lecture, de l'écriture et du calcul
C'est beaucoup, diront peut-être quelques esprits obstinés ?
Mais vous n'ignorez pas que, sous l'empire de la nécessité, un jeune homme ou un adulte — et il en serait de même pour l'enfant — peut apprendre à lire et à écrire en quelques jours, en quelques heures...
Tout cela est certain, démontré et démontrable. Mais il faut, dans l'intérêt du régime, qu'on vous amuse avec des méthodes scolastiques qui endorment votre esprit ; on interdit ou on boycotte les essais logiques de bonne rationalisation du travail scolaire. El vous autres, parents, qui avez pâti pendant dix ans sur les bancs de l'école et voyez maintenant vos enfants suer sang et eau pour une tâche sans intérêt et sans vie qui, de ce fait, est véritablement au-dessus de leurs forces; les instituteurs eux-mêmes qui sont victimes de cette complication anormale de l'effort, tous vous vous persuadez que ce qu'on enseigne a l'école est vraiment bien difficile, que seuls en profitent les bien doués…
Nous vous dirons qu'il existe des méthodes qui permettraient à des enfants vivant normalement au sein de la société d'acquérir immanquablement, sans pleurs ni souffrances, avec la joyeuse sûreté d'une vie qui s'épanouit, une instruction cent fois plus sûre et plus solide que celle que donne l'école capitaliste. Mais nous vous dirons aussi pourquoi le régime n'accepte ni ne recommande ces pratiques libératrices.

***

C'est parce qu'on ne veut pas vous libérer, qu'on veut au contraire vous asservir chaque jour davantage qu'on endoctrine vos enfants au lieu de les préparer à la vie; qu'on les parque entre quatre murs, loin des bruits de la rue, loin des spectacles édifiants du travail, de l'effort et de la lutte qui pourraient dangereusement leur ouvrir les yeux.
Et pour leur donner cette instruction à laquelle, avec raison, vous accordez tant de prix on vous déforme votre enfant ; par une discipline autoritaire impitoyable, on use ses forces vitales tendues désespérément vers la création et l'avenir ; on l'habitue à souffrir, à supporter passivement, à accepter ce qui est ; on brise définitivement son élan. Et, quand cette besogne a été menée à bien — pour notre malheur à tous — on jette dans la vie des enfants ou des adolescents coupés de l'activité sociale, sans élan et sans foi, tout juste capables d'œuvrer passivement comme des bêtes de somme, de croire tous les bobards des journaux ou de la radio, d'aller voter ou de partir à la guerre.
Pessimisme ! Que non pas. C'est, hélas ! la réalité des faits.

***

Ce qui caractérise le jeune être, vous le savez, c'est son immense potentiel de vie, c'est son besoin d'agir, de créer, d'enrichir sa personnalité, de s'épanouir, disons-nous. L’école n'aurait-elle rien appris, n'aurait- elle fait que stimuler, par des techniques spéciales, cet instinct de vie ; si à treize ans l'enfant se sentait solide, intrépide et puissant, comme à pied d'œuvre, il ferait des merveilles.
Mais il ferait des merveilles à condition encore qu'on les lui permette, Il s'épanouirait, à condition du moins que la vie ne contrarie pas brutalement cet épanouissement.
Vos enfants aujourd'hui sont déformés, dégoûtés de la vie et de l'effort, sans enthousiasme et sans élan...
Notre rôle, notre but, éducateurs d'avant-garde, c'est de réduire au minimum, à l'école, la malfaisance capitaliste, de ménager en l'enfant ouvrier et paysan cet élan vital sur lequel nous fondons tous nos espoirs, Et nous vous apprendrons quelle devrait être votre attitude vis-à-vis des éducateurs qui travaillent dans le sens que nous indiquons. Vous apprendre à dédaigner Instruction formelle capitaliste, à honnir l'autorité et l'asservissement, Pour la plupart d'entre vous, égarés par les pratiques scolaires traditionnelles, vous n'avez d'yeux encore que pour l'écolier qui rentre le soir, exténué par une besogne sans vie — et que vous ne comprenez pas,,.
Nous vous apprendrons à considérer avec des yeux nouveaux l'enfant original et joyeux, qui se saisit de la vie avec une candeur et une puissance à vous rendre jaloux ; nous vous aiderons à soutenir les éducateurs qui ne remplissent pas la tête de vos enfants, mais qui leur insufflent de la vie el de la joie et de l'espoir. Car alors, ces enfants ne sauront plus subir passivement : comme ces poulains indomptés tout frémissants d'une activité irréductible qui cassent chaînes et courroies, ils partiront puissamment à l'assaut de leur nouvelle vie, renversant comme fétus de paille ces obstacles que notre faiblesse a laissé s'accumuler devant notre idéal que la tradition déforme et grossit, que la logique condamne et dont la jeunesse triomphera pour peu que nous l'y disposions.

C. FREINET
février 1935


N.D.L.R. — Nous n'avons gardé que de larges extraits de l’article original écrit par C. Freinet pour la Revue « l’Educateur prolétarien. On en trouvera le texte intégral dans la BEM n° 56-57-58 : «Appel aux parents» (p. 43)

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