L'Educateur Prolétarien n°4 - année 1932-1933

Janvier 1933

Pour une éducation de vérité

Janvier 1933

L'affaire Freinet vient de poser brutalement et impérieusement au grand public, aux pédagogues et aux intellectuels — à l'administration aussi — un certain nombre de questions de principe qu'on n'aime pas discuter ordinairement dans les revues professionnelles et qu'il est nécessaire aujourd'hui de mettre au point afin d'en tirer les enseignements qui s'imposent pour l'évolution et le développement de nos techniques.
Brutalement, disons-nous ; et dans des conditions où nous aurions bien risqué de tomber si nous n'avions été spontanément soutenus par tous nos camarades des Alpes-Maritimes, par tous les adhérents de la Coopérative que nous avons, de notre mieux, mis au courant, par toutes les consciences honnêtes, par tous les bons ouvriers des causes justes qui se sont rangés à nos côtés pour nous permettre de faire front.
L'affaire avait en effet été montée avec envergure, sinon de main de maître : la violence et l’ampleur de l'attaque, liées à la soudaineté et à la rapidité dans « l'exécution », devaient avoir raison d'un pauvre instituteur de village. Mais, lorsqu'on a, avec soi, tant de camarades dévoués, lorsqu'on a su faire face à d'autres difficultés, plus obscures certes, mais non moins réelles, on ne se laisse pas abattre ainsi par un quarteron de royalistes ayant à leur solde — ou à leur service — le maire du village.

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Il fallait créer un scandale.

Félicitons-nous que nos adversaires n'aient pu découvrir dans notre œuvre, suffisamment vaste et importante, le moindre fait susceptible de faire, à lui tout seul, le scandale désiré. On a fouillé en vain le passé et le présent ; on a tenté de s'attaquer de la façon la plus écœurante à la famille et à la maladie ; on a présenté la coopérative comme un centre dangereux d'espionnage bolcheviste; le Maire. a osé se plaindre que nous payions trop nos employés, il a affirmé, pour se faire démentir officiellement, qu'on m'avait chassé de Bar-sur-Loup dont la population demande aujourd'hui mon retour ; un Conseiller municipal a affirmé, sans rire, dans un journal local, que je compromettais ma santé à écrire des lettres toute la nuit...Tout glissait entre les mains de nos accusateurs qui ont bien dû enfoncer leur nez dans leurs déjections quand ils ont eu fait le tour de tous les scandales possibles.
Comme le dit si éloquemment M. Ch. L. Baudouin, dont nous donnons plus loin la belle réponse à Ch. Maurras, les attaques qui sont obligées de s'appuyer sur le mensonge le plus effronté devraient être jugées d'avance.
Il ne suffit pas d'objecter, ainsi que le fait bien lourdement Maurras, que, quelles que soient les erreurs commises par les diffamateurs, le rêve incriminé existe, qu'il a été accueilli par moi, que je l'ai laissé imprimer...
On connaît le procédé : détacher d'une œuvre, d'un ensemble, une ou plusieurs phrases qu’on isole à dessein de leur contexte, qu'on dépouille ainsi de leur véritable esprit, les encadrer de mensonges, afficher le tout sur les murs d'une ville, le faire reproduire, avec des erreurs et des affirmations monstrueuses par la pire des presses, y a-t-il un homme honnête qui puisse approuver semblable vilénie, même et surtout si elle prétend servir la religion du Christ !
Mais pourquoi provoquerions-nous? Nul à Saint-Paul n'a voulu prendre la moindre responsabilité dans cette affaire : le maire essaye de s'en laver les mains tout en continuant ses intrigues jésuitiques ; l'adjoint n'a rien à dire : le politicien royaliste que nous nommerons s'il le faut — et avec des qualificatifs — va de maison en maison protester qu'il ne saurait être le seul coupable. Seule la grande dame qui veut jouer à la châtelaine et qui a osé venir manifester dans la cour de l'école alors que ses deux enfants sont toujours allés à l'école libre, seule cette courageuse intrigante se tait. Elle n'a pas encore dit qu'elle n'avait pas voulu ce scandale. Et le curé — car tout y est, bien sûr — qui avait ouvertement demandé aux mères de famille de retirer leurs enfants de l'école, vient de prêcher l'assiduité et le respect des instituteurs !
Cherchez, dans les cent coupures de journaux réactionnaires relatant l'affaire, une seule signature, une seule — hormis celle Maurras. Nous sommes en face de la diffamation anonyme la plus basse et la plus caractérisée.

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Mais il y a pourtant ce Rêve du Maire, et il est difficile de le justifier, pensent quelques témoins.
Notre réponse est pourtant simple et naturelle.
Il est certain que, du moment que ce rêve a été ainsi encadré et publié, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de le considérer pour ce qu'il était encore le premier décembre au soir : une pensée d'enfant, un rêve un peu scabreux certes, mais trop chargé d'enseignements pour que nous ayons pensé, en son temps, à l'écarter.
Replacez ce rêve dans son milieu normal du livre de vie, dans l'atmosphère « morale » de notre classe, ou dans le journal les Remparts parmi les autres textes éloquemment purs et simples des mêmes enfants, et c'est à peine si vous éprouverez à sa lecture, quelque surprise.
La preuve ? Ce rêve a été imprimé en mars 1932. S'il avait, au moment de sa publication, comme on a voulu le faire croire, provoqué la moindre émotion, il y aurait bien eu alors, dans un milieu tout de même partiellement hostile, une certaine réaction. Quelques parents ont, indubitablement, à l’époque, lu le texte en question - car nos livres de vie sont souvent examinés le soir en famille. L'Inspecteur Primaire lui-même a reçu et lu le recueil le contenant. Est-il admissible qu'un texte scandaleux laisse tant de témoins indifférents ? Et comment expliquer cette absence totale de plaintes si ce n'est du fait que, dans le livre de vie, dans notre journal, dans notre classe, ce rêve n'avait aucun caractère susceptible de déchaîner la moindre critique ?
Nul d'entre nous — imprimeurs ou non ne saurait d'ailleurs être à l'abri de semblables procédés. Il sera toujours possible aux ennemis de l'école de monter en scandale un fait, un geste, une phrase, un écrit, exacts en eux-mêmes mais déformés par le mensonge et la calomnie. Et c'est pourquoi tous les honnêtes gens doivent s'élever avec vigueur contre une campagne aussi perfide, par laquelle on a essayé de déconsidérer un éducateur, une technique, une entreprise pédagogique et, par ricochet, l'école publique elle-même.

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Nous raconterons plus loin, par le menu, toute cette affaire. Nous nous excusons d'avance de la place que de telles questions prennent accidentellement dans cette revue. Le sort de celle-ci, comme le sort de tout notre groupe, a été trop directement engagé pour que nos lecteurs puissent ignorer le moindre détail d'un débat que, dès le premier jour, nous avons affronté la conscience tranquille, sûrs du jugement de tous ceux qui, honnêtement, connaissent et apprécient l'effort réalisé.
Nous nous étendrons ici, plus spécialement, sur les discussions pédagogiques soulevées ou amorcées au cours de cette campagne et que nous devons, selon notre habitude, examiner à fond, car nous n'avons jamais, nous, essayé de bâtir sur le bluff et le mensonge.

* * *

L'Education Nouvelle face à l'Education traditionnelle
Nous serions bien niais de supposer à tous les directeurs de journaux réactionnaires qui ont accueilli les informations diffamatoires la moindre pensée profonde sur le sens et le but de l'éducation. Nous n'avons plus aucune illusion à perdre sur la valeur morale et sociale de la presse et nous ne saurions nous étonner de lire de graves affirmations qui nous font sourire : « La population s'est révoltée contre moi... tous les pères de famille ont demandé mon départ... je parcours la ville à la tête de mes élèves, drapeau rouge déployé, en hurlant des chants révolutionnaires... je ne rêve que plaies et bosses... Je catéchise mes élèves, que, d'autre part, je suis accusé de laisser en toute liberté... Mais on devine du moins le niveau pédagogique de la discussion.
Seul, ou à peu près, Maurras a essayé de placer, certains jours, l'affaire sur un plan plus acceptable en opposant nos méthodes à l'éducation traditionnelle. A la remorque de nos diffamateurs, l’administration s’élève avec une légèreté troublante contre des méthodes qu'elle a toujours voulu ignorer et dont elle n'a su établir que la caricature.
Qu'on le veuille ou non pourtant c'est le conflit éducation nouvelle-formation traditionnelle qui est ainsi brutalement posé. Nous n'accepterons pas une décision de principe ni dix professions de foi en faveur d'une quelconque solution, mais bien une discussion large et profonde, scientifique et expérimentale dans la mesure du possible, susceptible d’aiguiller définitivement notre pédagogie populaire.
L'expression libre de l'enfant, dont nos techniques ont révélé toute l'importance primordiale, est comme qui dirait la pierre de touche de l'éducation. Elle suppose une conception nouvelle de l'enfant et de l'effort scolaire, une attitude plus humaine de l'éducateur, une révision même des buts et des moyens éducatifs déterminés par l'étude scientifique (les problèmes psychologiques et pédagogiques.
Qu'attendons-nous donc de l'expression libre :
Remettons d'abord les choses au point : qu'on ne nous prenne point pour des illuminés qui servons aveuglément une idée sans tenir aucun compte des contingences et risquons ainsi d'être les propres victimes de notre parti-pris.
Nous ne retenons pas n'importe quel texte d'enfant : une première censure est exercée par la critique de la classe, par la critique du groupe, avec cette motivation précieuse qu'il faut intéresser et éduquer tous nos lecteurs, les quelques centaines de petits camarades qui, en France et à l'étranger, reçoivent nos journaux.
Croire que quelque chose d'immoral pourrait résulter d'un semblable examen, c'est ne voir dans la nature humaine que la faiblesse et le péché, contre lesquels tous les moyens d'amendement et de répression imaginés par la pédagogie catholique ont piteusement échoué.
Si d'ailleurs ce premier contrôle du groupe était insuffisant, nous savons, nous éducateurs, d'accord avec les élèves eux-mêmes, exercer une deuxième censure : si nous nous abstenons systématiquement de modifier ou de réprimer la pensée enfantine, nous demandons toujours — et cela se comprend — que ne soient pas retenus les textes qui mettent en cause de façon dangereuse des personnes ou des organisations extérieures à l'école Et si, effectivement, nous avions pu penser il y a neuf mois que ce rêve d'enfant allait servir de base fragile à la campagne, nous l'aurions, d'un accord commun, écarté.
Le fait que ennemis et administration — nous sommes hélas ! contraints de rapprocher sans cesse ces deux mots — aient fouillé en vain notre travail de plus de quatre années, prouve que nous avons effectivement fait montre d'un bon sens et d'une mesure que nous avons tenu à rappeler ici.
Maintenant, le véritable problème se pose dont nous demandons la discussion au grand jour :
L'expression libre recommandée par les instructions ministérielles n'est-elle psychologiquement tolérable que lorsque l'enfant raconte les histoires anodines, voire « morales » ? Doit-on empêcher cette expression lorsqu'elle touche à des pensées intimes, qu'on y sent, qu'on y lit l'évolution naturelle des instincts enfantins ? Le fait d'étaler au grand jour de la classe les faiblesses humaines est-il moral ou immoral, bienfaisant ou dangereux, pédagogiquement parlant ? Autrement dit, tolèrera-t-on seulement une expression conformiste ou laissera-t-on s'étaler librement la véritable pensée intime des enfants ?
Là est le fond véritable de la question. Il constitue en même temps la base psychologique de notre travail.

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Nous invoquerons d'abord une simple observation empirique :
La génération d'éducateurs qui nous a précédés au début de ce siècle ne s'est même pas posé le problème de la possibilité d'une expression libre des enfants. Laisser les enfants parler des farces qu'ils imaginaient, raconter leurs débuts de fumeurs, leurs flirts innocents avec les « filles », dire leurs griefs tout crûment au maître lui-même... Il aurait fait beau voir ! Et pourtant nous ne craignons pas d'affirmer que nos pères faisaient des farces plus féroces encore que celles décrites dans nos recueils, qu'ils s'exerçaient à fumer dès qu'ils pouvaient se procurer du tabac, qu'ils n'étaient pas toujours corrects avec les fillettes, loin de là, et que les actes d'hostilités contre le maître défrayent encore les chroniques, le soir, à la veillée.
Et n'y a-t-il pas lieu aussi d'être surpris de voir les catholiques eux- mêmes s'élever contre nos méthodes d'expression libre eux qui considèrent la confession comme un des plus actifs moyens de redressement moral ?
Qu'est-ce en effet que la confession sinon la projection vers autrui des pensées qui pèsent à l'individu, le soulagement par l'expression libre ?
Soit, objectera-t-on. Mais seulement dans le mystère du confessionnal. Oublie-t-on donc l'exemple valeureux des saints qui ont tenu à confesser ouvertement leurs fautes, et l'expiation publique n'a-t-elle pas toujours été considérée comme la plus héroïque des rédemptions ?
Nous ne partons pas, nous, de l'idée de péché, mais nous pensons que, dans tous les cas, la confession publique apporte à celui qui la pratique un immense soulagement moral et qu'elle est, pour ceux qui en sont les témoins, la plus sévère et la plus profitable des leçons.
Nous sommes ici d'ailleurs totalement d'accord avec les psychanalystes: toute pensée brutalement refoulée cherche son expression par des voies détournées et totalement méconnaissables parfois : en aucun cas la répression n'apparaît comme la solution souhaitable, parce qu'elle est presque toujours la cause initiale d'une exaspération des mauvais instincts. Toute pensée au contraire, tout instinct qui peuvent se réaliser sans obstacle ou se canaliser libèrent l'individu, agissant comme une décharge qui harmonise et tempère — et cela sans qu'il soit nécessaire de sanctionner de quelque façon que ce soit cette expression naturelle.
Que l'enfant raconte sa première expérience de fumoir et il fumera certainement moins, surtout s'il a, en face de lui, l'exemple muet d'un éducateur qui ne fume jamais. Qu'il raconte son rêve violent et un large apport de brutalité sera canalisé et annihilé : qu'il dise en toute liberté les griefs qu'il fait à son éducateur : cela évitera définitivement la haine qui poussait autrefois les élèves à jeter les encriers, à placer des épingles sur la chaise du maitre, à opérer en vandales dans les classes. Qu'on laisse même apparaître à la lumière — avec une
certaine, prudence, bien entendu — les manifestations inconscientes et essentiellement pures du premier éveil sexuel. Le résultat en sera qu'on parlera des relations normales avec les fillettes avec moins de sous-entendus et de clignements d'yeux, et qu'on évitera les habitudes vicieuses gui sont la conséquence certaine du refoulement de ces premiers besoins.
Le problème est à la fois excessivement vaste et profond et nous n'avons pas la prétention de l'étudier aujourd'hui dans sa totalité. Nous apporterons du moins, en faveur de l'idée nouvelle, le témoignage irréfutable de plusieurs centaines d'éducateurs qui ont vu la moralité de leur classe s'élever dans des proportions très sensibles avec l'introduction des méthodes actives, de l’expression libre et de l'intimité nouvelle créée dans des milieux scolaires vivifiés et tonalisés.
Il serait trop simple de nous condamner doctement au nom de la tradition et des idées établies. Qu'on nous apporte le résultat d'expériences, qu'on nous montre des élèves amendés par la contrainte, la restriction mentale ou le mensonge ; qu'on confronte honnêtement les deux écoles scientifiquement de façon certaine.
Nous sommes sûrs d'avance du résultat.
C'est pourquoi nous ne saurions céder à l'affirmation péremptoire, à l'intimidation ni même au chantage de nos adversaires.
La question est posée. Qu'on l'étudie donc. Il y va de tout l'essor de notre pédagogie.

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Ce que nous attendons de la Psychanalyse

Parce qu'il a été parlé de psychanalyse à propos des rêves incriminés, tous les prudes réactionnaires jettent des cris indignés, nous accusant de faire dangereusement de nos élèves de « petits cobayes » et nous associant de façon inattendue à Freud et à Baudouin. Le Ministre lui-même se croit obligé d'annoncer une enquête sur les méfaits possibles de la psychanalyse dans les écoles de France.
Rassurons tout de suite ces consciences inquiètes : nous n'avons jamais tenté de faire, dans nos classes, de la psychanalyse. C'est là une science bien trop neuve et trop délicate à utiliser pour que nous nous y essayions sans formation spéciale, ou que nous recommandions à nos adhérents de s'engager dans cette voie.
Nous retenons les rêves des enfants au même titre que les autres travaux libres qu'ils nous apportent parce qu'ils sont, comme eux, l'expression spontanée d'un moi intime qui tient à se libérer. Nous ajoutons que, si les diverses rédactions libres sont toujours, pour nous, chargées d'enseignements précieux sur la nature, les aspirations et les besoins des enfants, nous accueillons encore avec plus d'intérêt les rêves qui sont la projection ingénument authentique du subconscient tout entier.
Mais nous ne nous hasarderons pas du tout à faire de la psychanalyse au sens véritable du mot. Ce contenu latent des rêves, ces manifestations sexuelles à peine voilées, ces transferts révélateurs, nul n'en a connaissance hors nous-mêmes. Quand l'enfant nous raconte un rêve, il n'attache pas plus d'importance aux faits ou aux souvenirs que lorsqu'il nous décrit ses jeux ou qu'il nous dit son émotion en face de la nature. Il est donc absolument erroné de supposer qu'il puisse y avoir, à cette pratique, le moindre danger.
S'il nous plaît ensuite à nous, éducateurs, et chacun avec notre compétence particulière, d'examiner ces rêves hors de la classe, de nous en servir pour une plus complète connaissance de nos élèves : si nous avons l'occasion de contrôler la valeur de nos découvertes par l'amélioration du comportement individuel et social des enfants ; si même nous avertissons discrètement les parents des observations précises ainsi recueillies, est-ce que, par hasard, nous sortirions ainsi de notre rôle d'éducateurs ? Et où peut-on voir là le moindre danger pour les « petits cobayes »?
Pour bien éduquer les enfants, il faut d'abord les bien connaître. Tous nos maîtres — et les plus orthodoxes — nous l'ont enseigné. Or, nous avons justement innové une technique qui, plus que toute autre connue à ce jour, permet à l'éducateur d'entrer dans l'intimité de l'enfant, de participer vraiment à sa vie, à ses efforts et à ses pensées, de remuer tout l'être.
Il ne s'agit nullement de décider, en l'occurrence, pour ou contre la psychanalyse, puisque nous ne faisons jamais et n'avons pas la prétention de faire de la psychanalyse à l'école.
Ie problème est autre : l'enfant a- t il le droit de s'exprimer et même de raconter ses rêves ; l'instituteur peut-il asseoir sur cette expression libre son action éducative - question éminemment pédagogique que nous ne laisserons pas dévier sous le verbiage intéressé de quelques journalistes incompétents.
Nous sommes prêts à défendre là aussi nos conceptions et à les confronter avec les conceptions possibles de nos contradicteurs.

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L'Education Prolétarienne

Nous avons osé parler d'éducation prolétarienne et nous avons même pris comme titre de notre revue : L'Educateur Prolétarien.
Qu'est donc cette éducation prolétarienne que nous sommes les premiers à poser systématiquement devant le monde pédagogique ? Dans quel sens se différencie-t-elle de l'éducation bourgeoise, de l'éducation capitaliste ou même de la vulgaire éducation traditionnelle'!
Education Prolétarienne ! Cela vous a un air de conspiration bolcheviste qui s'insère à merveille dans les machinations réactionnaires. Nous nous honorons pourtant de jeter les bases d'une pédagogie qui n'est pas au service d'une politique mais qui tient compte au maximum des besoins de nos élèves et des contingences sociales.
Il n'est pas inutile de rappeler que nous ne partons jamais, dans nos réalisations pédagogiques, d'un parti-pris extérieur à notre travail, que ce ne sont pas nos conceptions sociale ou politiques qui déterminent notre pédagogie mais bien l'examen objectif des conditions dans lesquelles se poursuit notre effort.
Tant que l'éducation officielle reste une pratique extérieure à l'enfant, pour ainsi dire impersonnelle, dictée par les manuels et les programmes conformément à des fins plus ou moins avouables de « déformation », il peut certes, y avoir un système unique pour tout le pays, une pédagogie théorique, indépendante des milieux sociaux, des nécessités économiques, des classes.
Et, effectivement, cette pédagogie enseignée presque indistinctement dans les écoles normales de France, est ensuite pratiquée uniformément dans toutes les classes, qu'elles soient rurales ou urbaines, aisées ou pauvres à l'excès. Nous sommes loin de l'école sur mesure dont parlent avec raison les pédagogues contemporains.
Les conditions de travail changent radicalement avec nos techniques. Nous parlons de l'enfant, de sa vie, de ses besoins, de ses aspirations, lesquels sont les leviers puissants qui inclineront et actionneront notre besogne scolaire. Dès lors, la physionomie de notre classe, l'esprit et le sens même de notre enseignement ne peuvent plus, ne doivent plus être dictés par des autorités extra-scolaires incompétentes : ils seront la résultante de la vie et de l'esprit de tous nos élèves.
Or, que sont cette vie et cet esprit ?
Il n'est pas nécessaire d'être un marxiste éprouvé pour reconnaître à nos classes populaires des caractéristiques propres qui les différencient radicalement des écoles bourgeoises.
Car il est un fait incontestable : les enfants de bourgeois ne fréquentent point nos écoles ou ne s'y trouvent que dans une proportion infime. Nous pouvons donc préciser cette première affirmation : Nos écoles sont des écoles populaires.
Deuxième affirmation incontestable : elles sont à l’image du milieu social dont les enfants sont en majorité issus. Ce milieu social lui-même est divers selon les régions, les cultures, le travail, l'économie, mais quelques caractéristiques cependant sont permanentes el ce sont celles qui conditionneront notre pédagogie :
Dès le plus jeune âge, nos élèves sont marqués par la condition matérielle difficile de la majorité des ouvriers. Leur organisme est bien souvent déficient par suite du manque complet d'eugénisme, par la sous-alimentation ou la mauvaise alimentation, par la vie dans les taudis, par la fatigue, la misère, la mauvaise humeur conséquente des parents — toutes choses oui, nous le savons, influent de façon redoutable sur les possibilités mêmes de tonte éducation.
Nos élèves se trouvent rarement placés, chez eux, dans un milieu éducatif semblable à celui que trouvent chez eux ou dans leur entourage les enfants riches. Il en résulte une déficience certaine au point de vue acquisition et une sorte d'inaptitude relative à profiter de l'enseignement scolaire. Point de livres à la maison, point de jeux éducatifs, peu de conversations instructives, souvent langage d'une pureté toute relative qui est un obstacle à la pratique ultérieure du français, impossibilité parfois de trouver un coin de table pour faire ses devoirs ou un fonds de caisse pour y placer les pauvres objets scolaires.
Nos écoles souffrent généralement d'une misère similaire qu'il est inutile de détailler à nouveau et qui les différencie également — pauvreté des locaux, pauvreté du matériel scolaire, insuffisance du matériel d'enseignement — des écoles privilégiées.
De cet état de fait, il résulte :
Que l'éducation telle que nous sommes appelés à la donner dans nos classes prolétariennes est influencée par toutes ces déterminantes nées de la situation prolétarienne de nos élèves.
L'expression libre des élèves prolétariens révèle les préoccupations particulières au milieu, imprègne donc tout l'enseignement d'un esprit nouveau correspondant parfaitement à la vie des élèves prolétariens.
La conclusion en est que les problèmes que nous, éducateurs prolétariens, avons à résoudre, sont la conséquence de cet état de fait ; que nos techniques doivent nécessairement répondre aux besoins spéciaux de nos classes ; qu'une école sur mesure dans laquelle sont éduqués presque exclusivement des enfants prolétariens, doit avoir une base, des méthodes, un esprit prolétarien : qu'il y a donc une pédagogie prolétarienne.

* * *

Qu'on ne croie pas que nous faisons là une distinction spécieuse qui ne s'imposait pas aux milliers d'instituteurs publics qui cherchent et produisent. Nous établissons une filiation qui a été totalement méconnue jusqu'à ce jour et qui doit ramener à ses justes mesures une pédagogie savante et prétentieuse. Toutes nos réalisations, tous nos projets - et ils sont nombreux - montrent visiblement que rien ou presque n'avait été tenté pour une pédagogie vraiment à la mesure de nos écoles et que les distinctions que nous tâchons d'établir sont pleinement justifiées.
Nous ne planons point dans les nuages. Nous ne nous contentons pas de tirades grandiloquentes sur l'éducation humaine, au-dessus des sociétés et au-dessus des classes. Nous sommes en plein centre de la vie et nous pensons remplir dignement notre rôle d'éducateurs en essayant d'aider les enfants qui nous sont confiés à réaliser leurs destinées d'hommes et de travailleurs.

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Où est l'école de classe ?
Nous l'avons dit et nous le répétons : notre pédagogie, expression de la vie des enfants, reflet des préoccupations dominantes de nos classes, sera forcément, et dans une large mesure, à l'image même de cette vie. Elle sera de moins en moins une pédagogie officielle pour tendre à devenir une pédagogie raisonnablement et scientifiquement humaine.
De là à nous accuser de prêcher la lutte des classes, il y a tout de même loin encore, L'administration n'a pourtant pas hésité à faire le pas. Les critiques formulées de ce fait contre notre travail valent d'être retenues et examinées ici car elles nous permettront sans doute de préciser ce que l'Etat semble vouloir exiger de nous.

* * *

Les affiches anonymes m'accusaient de vouloir faire de mes élèves de « petits bolchevistes ». Contre toute attente, c'est l'administration elle-même qui s'est évertuée à prouver que mes diffamateurs avaient raison !
Qu'a-t-on trouvé pour étayer semblable accusation ?
Dans une production considérable de près d'an millier de textes imprimés à l'école de Saint-Paul, l'Inspecteur primaire a péniblement découvert des chefs d'accusation dont nous donnons quelques spécimens.
Dans un texte émouvant sur la guerre, écrit l'an dernier au moment du confit sino-japonais, on note comme séditieuse la phrase soulignée :
« La dernière guerre qui dura cinq ans et demi fut cruelle et bien mauvaise pour les parents ainsi que pour les victimes qui souffraient et mourraient après avoir en vain appelé leur maman. Ils ont servi leur patrie mais ils n’ont rien gagné. »
L’école d’Eceuil (Marne) s’étonne de la mévente du véritable champagne. Elle envoie à ses correspondants un questionnaire auquel les enfants de Saint-Paul répondaient il y a à peu près deux ans :
« Ont du champagne : 0.
Ont bu du Champagne : 17 rarement.
Ont bu du vrai champagne : 0.
Les riches boivent du vrai champagne dans les hôtels de St-Paul. »
Lors de la venue du président de la République à Nice il y a deux ans, les journaux locaux étalaient complaisamment le menu fastueux d’un grand banquet. Ce jour-là, les élèves ont écrit cette phrase monstrueuse !
« A propos du Président de la République :
Le diner a eu lieu au Palais de la Méditerranée à Nice. Avec l'argent de ce diner, on aurait pu nous construire une école ».
La Gerbe aussi a été épluchée consciencieusement... par l'administration. El non pas croyez-le bien, pour signaler l'originalité et aussi la probité d'une des seules revues morales pour enfants.
Non, nous y avons fait une enquête sur le chômage ; nous avons demandé aux enfants de questionner leurs parents et de dire comment, à leur avis on devrait améliorer la société pour que disparaisse le chômage.
Nous avons commis ce crime. Oui, en pleine crise, on ose nous reprocher d'avoir posé cette question si naturelle à des enfants — et pas même en classe mais bien dans une revue sur laquelle Messieurs les Inspecteurs n'ont aucun contrôle légal.
El nous avons publié les résultats !
Un élève de Fourmies écrit (N° 7) : « Maman dit que si cela dure longtemps, bien des catastrophes sont à prévoir, et qu'il est à craindre que les ouvriers se révoltent à voir leurs enfants souffrir de privations ».
Dans le même numéro les élèves de Chapaize (Saône et Loire) commentent ainsi une véritable enquête menée dans leur village :
« Pourtant le boucher achète les animaux moitié moins cher qu'il y a 1 ou 3 ans. Il devrait baisser ses prix ! »
Un élève de Menton a écrit dans le N° 9 :
« La plupart des gens riches, qui sont méchants, « envoient promener» des pères de famille qui demandent du pain. »
Et naturellement, dans la gamme les solutions proposées par les enfants, et toutes imprimées : - La solution nationaliste : « Nos parents pensent qu'on devrait fermer les frontières pour qu’aucune tête de bétail ne rentre en France et le bétail augmenterait » (N+ 7).
- La solution de désespoir et de la crainte : « Maman dit que si cela dure longtemps, bien des catastrophes sont à prévoir et qu'il est à craindre que les ouvriers se révoltent à voir leurs enfants souffrir de privations » (n° 1).
« Vous avez demandé ce que pensaient nos parents de l'ordre social actuel. Les uns pensent que ce n'est qu'une crise passagère : d'autres pensent qui ne serait pas mauvais qu'une nouvelle guerre éclate ». (Enfants allemands, N 11).
Seule la solution avancée, la solution socialiste est extraite par les enquêteurs, mise en vedette comme preuve de l’effort de bolchevisation que j'aurais entrepris :
« Nous nous demandons si le moment n'est pas venu pour l'humanité de prendre en mains sa destinée. Le chômage ne disparaitra vraiment que lorsque nous aurons chassé au diable le capitalisme et fait la conquête des usines ».
Nous avons tenu à citer un peu longuement ces textes que l'accusation voudrait rendre accablants et qui ne sont, on le voit, que l'expression naturelle des pensées enfantines non déformées par 1es traditionnelles leçons de morale.
Car, enfin, si nous écartons les textes ci-dessus, qui publiés dans La Gerbe ne sont pas scolaires, que nous reproche-t-on : d'avoir laissé des enfants dire que les riches boivent du vrai Champagne, que les diners de gala à Nice sont très coûteux, que les enfants ne voudraient plus partir à la guerre...
On aurait vu sans doute trouver plus grave. C'est le chômeur qui dit:
- C'est mon tour, il n'y a plus de « boulot ».
C'est la mère de famille épouvantée:
- Si ça continue, on mourra de faim.
- « Non, Madame, je n'ai pas mal à l'estompe, dit une fillette... j'ai faim ».
- « Empoisonnez-moi, criait un malheureux ouvrier, pour que je ne souffre plus ! »

***

Ah ! Certes cela nous change un peu des textes exagérément expurgés de nos manuels scolaires, dans lesquels les ouvriers, les paysans n'apparaissent trop qu'embellis et idéalisés. Et cela n'est d’ai leurs pas étonnant, des ouvriers et des paysans étant seuls capables de révéler dans toute leur crudité le tragique de leur vie.
Mais nous avons donné la parole aux enfants. Ce qu'ils nous disent, ce qu'ils écrivent, ce qu'ils sentent, ils ne l'expriment pas dans des morceaux littéraires où les mots voilent la rude vérité, mais par des faits, des cris, des réalités.
Par eux, nous parviennent alors les plus graves révélations sur l'état social, sur la vie, sur les peines, d'une des portions les plus misérables de l'humanité : nous pénétrons les secrets de la dure vie familiale, la promiscuité des taudis, l'exploitation de la misère et — à la campagne — les péripéties de la lutte ancestrale que le paysan livre avec la terre pour échapper, sans y réussir, à l'incertitude du lendemain, au poids irréductible que font peser sur lui l'organisation rurale, l'individualisme outrancier et l'exploitation.
Non pas que ces faits soient aussi précisément rapportés par nos élèves. L'enfant n'en a qu'une conscience diffuse car il manque souvent des termes de comparaison qui le feraient maudire son état C'est au travers de son travail — qui a dans nos classes une si primordiale importance — de ses jeux, de ses rênes, que nous adultes sentons l'instinct barbare qui pèse sur eux et qui nous révolte.
Devons-nous interdire l'expression ingénue de la vie de nos petits prolétaires ? Devons-nous voiler la réalité de leurs révélations, en déformer la portée pour éviter qu'interviennent des jugements défavorables au régime social actuel ? Mais, au nom de quels grands principes intervenir, sur quelles bases, dans quel but ?
Car, pour si scandaleux que cela paraisse, c’est bien une telle intervention qu'on exige de nous. En critiquant ces quelques lignes rédigées en classe: «Nous ne voudrions plus partir pour une guerre. Quatre élèves cependant partiraient. Nous nous demandons s'ils ont bien leur bon sens : Eugène, Baptistin, Alphonse, qui ont leur père mutilé, et Robert » — l'Inspecteur d'Académie n'avance-t-il pas que j'aurais « du faire la distinction nécessaire entre la guerre offensive et la guerre défensive ». El l'Inspecteur Primaire ne m'a-t-il pas dit tout crûment lors de son enquête :
— Si au moins vous leur aviez fait imprimer que « en cas de mobilisation, ils partiraient tous » !

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La question est, on le sait, excessivement grave.
Nous avons voulu humblement, honnêtement, une pédagogie basée sur la vie même de nos élèves, une école sur mesure à la mesure des fils d'ouvriers et de paysans de nos classes. Humainement, psychologiquement et pédagogiquement parlant, cela est infiniment souhaitable, nul ne peut 1e contredire.
Mais il se trouve que les faits économiques et sociaux sont tels que leur simple relation risque d'être considérée comme attentatoire à l'ordre établi. D'une part, les programmes officiels nous recommandent d'enseigner aux enfants à regarder autour d'eux, à juger, à apprécier — et d'autre part nos chefs objecteraient que certaines vérités sociales incontestables, que tous les adultes divulguent d'ailleurs, ne doivent pas être exprimées par des enfants. Ceux-ci ne devront plus crier : J'ai faim ! Ils ne devront plus dire qu'ils couchent à six dans une même nièce, que la récolte ne se vend pas, qu'ils n'ont plus de souliers. Si on dévoilait trop fort ces vérités, la société serait contrainte de faire quelque chose ! Imposez donc à vos élèves des morceaux de littérature dans lesquels les enfants vivent honnêtement sans se plaindre jamais.
C'est tout le problème de l'école de classe qui est ainsi brutalement posé.
Nous pensons, nous l'avons dit, qu'une école psychologiquement organisée doit avoir comme base la nature, les besoins et la vie de ses élèves et que, dans ce sens, nos écoles fréquentées par des petits prolétariens devraient donner un enseignement prolétarien. Cela est normal, irréfutable. Enseignement de classe ? Si l'on veut, dans la mesure où ce prolétariat est une classe et dans cette mesure seulement.
Nous précisons ici que nous n'attribuons pas aux mots classe ou prolétarien aucun contenu politique. Nous avons regardé les faits objectivement, techniquement. Nous nous défendons notamment de faire de la lutte de classes en ce sens que nous ne poussons pas à l'envie ou à la haine. Mais si les faits sont tels que les enfants arrivent à faire eux-mêmes des constatations nuisibles au régime, nous n'y pouvons rien. Ce n'est pas nous alors qui avons tort, mais bien les faits ou les régimes qui les autorisent ; et il appartient à ces régimes de faire disparaître les contradictions sociales dont le spectacle pourrait nuire à l'idéologie de nos enfants.
Combien plus dangereuse nous apparaît la besogne à laquelle on voudrait nous contraindre.
Servir la vérité, le droit, la justice, cela n'est plus de mise dans une société qui foule aux pieds ces entités. Il nous faut servir un régime ! Pauvres au milieu des pauvres et éduquant les fils de pauvres, nous devrions mettre notre ascendant moral, notre dévouement, notre savoir, au service des riches exploiteurs ; mutilés, haïssant la guerre que nous avons faite avec notre peau, il nous faudrait justifier à nouveau le brigandage capitaliste ; il nous faudrait mentir sans cesse à nos élèves, leur inculquer une morale éminemment contestable qui n'a aucun rapport avec la véritable morale que nous pratiquons et enseignons. Ce qu'on voudrait, nous le voyons bien et nous le savons, ce serait que nous continuions le bourrage immoral et antipédagogique qui prépare non des hommes mais des serviteurs dociles d'un régime : on voudrait nous obliger, nous éducateurs prolétariens, à faire pratiquer sans réserve l'école de classe bourgeoise.
A cela nous répondons : non !
Nous sommes des éducateurs. Notre premier devoir est de respecter les enfants qui nous sont confiés, de les éduquer, de les élever. Pour cela, nous nous opposons à tout dogmatisme qui se justifierait par des considérations extra-pédagogiques. Nous ne sommes pas au service des gouvernements qui passent ni des régimes qui changent : nous sommes au service des enfants, an service de la société pour laquelle nous voulons les préparer selon les techniques de vérité et de liberté, heureux et fiers de nous appuyer pour cela sur toutes les forces qui poursuivent le même but de libération et de rénovation.
Nous savons toute l'importance des paroles que nous venons de dire, et nous n'ignorons pas non plus qu'on essaiera de les déformer pour faire croire que nous faisons de l'école un instrument de lutte contre les pouvoirs établis. Nous sommes trop respectueux de nos élèves, nous avons une trop complète confiance en l'élan des jeunes forces vers l'idéal pour nous rabaisser à utiliser les enfants pour de basses et passagères polémiques. Mais qu'on ne nous mobilise pas non plus pour la besogne adverse de bourrage au profit des ennemis du peuple.
Nous posons à tous les instituteurs, à tous les éducateurs, la question angoissante dont nous avons essayé de montrer la signification pédagogique ou sociale :
« Oui on non, avons-nous le droit de laisser les enfants s'exprimer librement lorsque cette expression ne saurait porter atteinte à quiconque parce qu'elle est à l'image véritable de la vie ? Laisserons-nous les petits yeux regarder autour d'eux, les jugements s'exercer sans aucun parti-pris que celui de servir la vérité pour la formation honnête et normale des jeunes générations ?
Ou bien, par paresse sociale, pour éviter que certaines vérités crèvent les yeux de nos élèves, va-t-on nous imposer à nouveau des œillères? Veut- on nous contraindre à mentir à nos enfants dans l'intérêt même de l'injustice sociale dont on voudrait nous faire les complices ? Nous demandera- t-on de continuer ce dressage antipédagogique que condamne notre respect de l'enfant et notre amour du progrès social ?
Il faut choisir, ou l'école publique, conformément aux déclarations indiscutables de ses fondateurs et de ses plus ardents défenseurs, s'oriente vers une éducation libérée et humaine, par la vérité au service de la vérité — ou bien l’Etat, ne tolérant que certaines vérités, nous demandera de façon précise, de former dogmatiquement les bons serviteurs d'un ordre provisoirement établi ?
Mais il faudra alors réviser programmes et instructions ministérielles : il sera nécessaire de dire sans ambigüité qu'on foule aux pieds toutes les déclarations généreuses des grands républicains qui voulurent, comme nous, faire de l'école laïque l'école du peuple : que les temps sont révolus : qu'il n'y a plus ni justice, ni vérité, ni humanité : que seul est maitre le talon de fer des puissants de ce monde.
C'est le problème éducatif tout entier qui est ainsi posé. Et il ne suffira pas d'éluder la discussion en nous traitant dédaigneusement de révolutionnaires.
Si nous sommes révolutionnaires, nous le sommes au même titre que tous les porteurs de vérité sans qu’aucune considération secondaire de parti ou de classe vienne restreindre et amoindrit l’ampleur d’une tâche à laquelle aujourd’hui plus que jamais, se dévouent tous ceux qui ne veulent pas croire à la faillite immanente de l'humanité dans nos vieilles sociétés que rongent inéluctablement le vice, le chômage et la guerre.

* * *

Quelques amis timides ont redouté parfois que l'acharnement avec lequel nous tenons à placer sur le plan social tous les problèmes éducatifs nuise au développement normal de noire expérience.
La preuve contraire est là aujourd'hui : c'est parce que notre effort atteint les fondements mêmes de notre instruction publique et qu'il est lié à toute l'évolution sociale contemporaine que nous avons vu se dresser pour nous défendre tous les hommes qui pensent.
Le coup qu'on voulait nous porter s'est naturellement répercuté de façon étonnante. Tous nos amis ont senti que ce n'était pas seulement un procédé, une technique, une méthode qui étaient visés, mais bien l'esprit même de ce que contient de plus précieux : l'éducation que nous préconisons.
Et il est normal que se trouvent face à face dans cette lutte la réaction cléricale et nationaliste la plus intéressée d'une part — et d'autre part, tout ce que ce pays compte d'hommes de progrès et de bonne volonté.

C. FREINET.

 

L'affaire Freinet

Janvier 1933

DERNIÈRE HEURE

Sous la pression de toutes les organisations, de toutes les personnalités qui, spontanément, ont pris notre défense, le Ministre a été contraint de reculer : il a ordonné le renvoi pour supplément d'enquête.
L'affaire est à l'eau... disent des hommes politiques du département. Mais nous n'oublions pas que nos ennemis veillent, qu'ils ne peuvent digérer la leçon que nous leur avons donnée. Et nous savons que l'Administration — que nous sommes autorisés, hélas ! à compter au nombre de nos ennemis — serait heureuse aussi d'avoir sa petite revanche.
Nous devons plus que jamais veiller, continuer notre action de défense, faire connaître nos buts, dénoncer les forces réactionnaires qui s'opposent à notre travail, grouper autour de nos initiatives le maximum de bonnes volontés et d'énergies afin que, notre victoire étant complète, nous puissions enfin travailler dans une paix relative. Si cette affaire nous a permis de connaître le fonds désespérément vil de certaines personnes ou de quelques groupes, elle a été par contre l'occasion pour nous de faire quelques constatations encourageantes.
Non, tout n'est pas encore définitivement compromis dans notre société : il y a encore, partout, de forts noyaux de résistance, des hommes qui réfléchissent, qui pensent, qui s'effrayent parfois peut-être au spectacle des luttes nécessaires, mais qui apporteront cependant leur modeste pierre à l'œuvre que nous poursuivons.
Et notre dernier mot sera à la gloire de l'éducation libérée que nous essayons d'introduire dans nos classes.
Croit-on que beaucoup d'instituteurs auraient résisté au débordement de calomnie et de boue dont nous avons, à Saint-Paul même, été victime ? Nous avons cependant tenu bon pendant plusieurs semaines, puis remonté le courant.
C'est que l'atmosphère nouvelle de la classe caractérisée par une complète intimité entre maîtres et élèves, n'était pas accessible à cette impureté. Pendant trois semaines ma classe a fonctionné normalement : mieux, les élèves s'étaient rapprochés de moi, sentant obscurément la menace qui pesait sur leur école. Il a fallu le coup de force du Maire pour que quelques élèves, bien malgré eux, désertent la classe.
Et pourtant, malgré tant de forces coalisées, nous avons conservé la majorité des élèves. La grève a donc échoué. Les parents se ressaisissent. Ils prennent en mains l'intérêt de leur école, qu'ils aiment davantage pour l'avoir défendue : ils écrivent au Préfet, télégraphient au ministre, font la police autour de la classe.
Je n'exagère pas en disant que tout cela n'aurait pas été possible si, par nos techniques, nous ne nous étions rapprochés de nos élèves, rapprochés de leurs parents ; si nous n'avions jeté les bases d'une vie nouvelle que défendent tous ceux qui, en toute liberté, peuvent juger et apprécier.
Nous espérons donc que notre exemple encouragera de nombreux camarades à s'engager sur cette voie des techniques nouvelles et que cette attaque, qu'on avait voulu mortelle pour nous, sera au contraire le point de départ d'une évolution permanente, sur une grande échelle, de notre effort libérateur.

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— Paul Lapic l'ex-recteur de l'Université de Paris, conseille dans l'officieuse revue du Ministère « L'Enseignement Public » (page 57 de janvier 1927) de développer les expériences d'imprimerie à l'école.
«L'obligation, écrit-il, de chercher chaque lettre dans sa case, en suivant l’ordre exact des lettres dans le mot et de le déposer à sa place exacte, sur la planche à composer, doit donner d’excellentes habitudes orthographiques. Le désir d'imprimer leurs productions, de les répandre parmi leurs amis peut simuler très heureusement le goût des enfants pour la rédaction ». — L'Enseignement Public signale en février 1929, comme inspirée des Instructions de 1923 : « une méthode qui s'appuie sur ce principe : « Exploiter, pour nos fins éducatives, le besoin de curiosité et d'activité qui est en tout être vivant ; amener au jour les pensées intimes de nos élèves, les exprimer, les classer, pour les fixer enfin par l'imprimerie, avant de les utiliser pour le travail scolaire.

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NOUVELLE ALERTE

Nous étions sur le point d'annoncer notre victoire, puisque l'Inspecteur d'Académie venait brusquement d'être déplacé et envoyé à Oran... sur sa demande — lorsque, clandestinement, l'affaire Freinet est portée à nouveau devant le Conseil départemental du 28 janvier — et, cela, illégalement puisque notre camarade n'a pas eu connaissance du dossier, conformément à la loi.
Cette nouvelle attaque vient au moment où les pouvoirs publics refusent d'intervenir contre le Maire de Saint- Paul qui a déclaré publiquement, le 22 janvier, que Freinet formait des voleurs et des assassins.
C'est toute la légalité scolaire qui est en jeu ; il y va de la sécurité de tous les instituteurs. Quelle que soit la décision illégale, nous devons plus que jamais serrer les rangs et faire front.

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AFFAIRE FREINET

Les Faits

Notre intention était d'abord de laisser les syndicats et les Ligues diverses s'occuper de la défense de notre camarade Freinet, sans encombrer cette revue par l'exposé des faits survenus.
Mais l'affaire a pris une telle ampleur ; elle a eu un tel retentissement ; l'existence même et l'avenir de notre, groupe ont été si directement engagés dans une latte dont nous sommes sortis, provisoirement du moins, victorieux, qu'il est nécessaire de mettre totalement au courant tous nos lecteurs.
Fournir ainsi des matériaux sûrs pour la défense, c'est d’ailleurs servir encore la propagande de nos techniques, renforcer et consolider encore nos réalisations.
Nous reproduisons donc les principales pages d'un rapport que le Syndicat de l'Enseignement des Alpes-Maritimes avait établi pour la défense de Freinet, en éliminant naturellement tout ce qui concerne une action pédagogique que nos lecteurs connaissent mieux que quiconque :

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« Je dois accepter la vérité, quelle qu'en soit pour moi la portée ; je dois la suivre n'importe où elle conduise, quel que soit l'intérêt qu'elle entraîne, quelle que soit la persécution ou la perte à laquelle elle m'expose, quel que soit le parti dont elle me sépare et à quelque parti qu'elle m'allie. ».

Pensée de CHANNING, que Freinet a eu à méditer à l'Ecole Normale de Nice.

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Du 12 février 1927 :
LETTRE de Monsieur l'Inspecteur d'Académie à Monsieur Freinet :
Je vous adresse mes félicitations pour le travail réalisé et pour le développement heureux de votre expérience.
Signé : BRUNET.

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Du 22 décembre 1928 :
LETTRE de Monsieur l'Inspecteur d'Académie à Monsieur Freinet :
J'ai bien reçu l'exemplaire « La Veillée » imprime par nos élèves.
Je vous félicite cordialement pour le résultat obtenu.

Signé : BRUNET.

Rarement accusation fut si mal établie que celle qui est portée aujourd'hui devant le Conseil Départemental contre notre camarade Freinet, instituteur à Saint-Paul (Alpes-Maritimes).
Aucune plainte écrite, signée par qui que ce soit ne figure dans son dossier Au cours de l'enquête à Saint-Paul, les 12 et 13 décembre 1932, par M. l'Inspecteur primaire, aucune plainte grave n'a été portée contre Freinet et son enseignement. Les parents ont désapprouvé sans réserve la campagne menée à grand bruit contre Freinet et l'école laïque.
Il n'y aurait donc pas à ce jour d'affaire Freinet si une campagne diffamatoire n'avaient été déclenchée.
Par qui ?
Les anonymes ennemis ont été découverts le dimanche 4 décembre lorsque, pour empêcher Freinet de tenir dans ses appartements une réunion privée de parents d'élèves, le Maire a fait irruption dans la cour de l'école, à la sortie de Vêpres, suivi d'une clique de gens notoirement ennemis de l'école laïque à st-Paul et dont aucun n'a d'enfants à l'école. Nous pouvons citer :
- Le Maire, sans enfant, clérical connu, grand propriétaire foncier :
- L'Adjoint, sans enfant à l'école;
- Mme Larcher, habitant St-Paul depuis peu, deux enfants à l'école privée de Vence ;
- Au bœuf, antiquaire, sans enfant, royaliste militant.
Si nous avions encore quelque doute sur l'origine réactionnaire et cléricale, antilaïque, de l'attaque contre Freinet, nous la trouverions dans ce fait révélateur :
La campagne de presse contre Freinet a commencé simultanément, le 10 décembre, dans l’Eclaireur de Nice timidement et dans l'Action Française — ostensiblement par la plume de Charles Maurras. Comme sur un mot d'ordre, tous les journaux réactionnaires de France, toutes les feuilles cléricales, toutes les Croix ont reproduit, en l'aggravant encore, la communication de presse (Freinet possède plus de 100 coupures semblables).
Quelle était la base de l'attaque dans Saint-Paul ? La plainte, disaient les rapports de police, serait déposée par le Maire de St-Paul, par le Conseil municipal, par les Anciens Combattants.
Dans une lettre parue dans le Petit Niçois, M. Guizol, conseiller municipal de St-Paul, assure que le Conseil Municipal n'en veut pas à M. Freinet et n'est pour rien dans les attaques dont il est l'objet. Le lendemain, le Maire est obligé de prendre seul la responsabilité de la demande de déplacement.
Quant aux anciens combattants, il n'y a à St-Paul aucune association, et on n'a pu obtenir aucune plainte précise de personne. On conçoit mal d'ailleurs que des anciens combattants osent attaquer en face leur camarade Freinet, grand mutilé de guerre, médaillé militaire et Croix de Guerre.
Il reste donc, de toute évidence, que l'attaque a été déclenchée par le groupe réactionnaire appuyé par le Maire de Saint-Paul.
Dans la cour de l'Ecole, le 4 décembre, le Maire de St-Paul a dit brutalement à Freinet :
— Nous en avons assez de vous !
Et cela se conçoit.
Non que Freinet ait jamais fait dans le village la moindre opposition à la Municipalité ni même la moindre action militante sur le terrain politique — ce qui aurait été d'ailleurs son droit strict, mais il est trop pris par ses occupations pédagogiques pour militer. Son tort est de n'avoir jamais accepté sans vives protestations la situation scandaleusement misérable qui est faite à l'école populaire de St- Paul.
Et les occasions de réclamer le respect d'une précaire légalité ne manquent pas.
La classe se tient dans un local sombre, sans soleil l'hiver : le plancher disjoint est tout bosselé, et les vieux bancs branlants dansent sans cesse sur les monticules quel que soit le soin avec lequel les enfants entassent sous les pieds planches et coins.
Les cabinets se déversent dans une fosse étanche qui n'est jamais vidée à fond. Régulièrement, plusieurs fois par an, ils débordent et le purin s'en vient paraître jusqu'à la porte du préau ; les vers envahissent parfois le réduit, obligeant le maître à condamner la porte, pour envoyer les enfants, au mépris de toute hygiène, faire leurs besoins aux remparts.
Point d'eau ! Les enfants eux-mêmes doivent aller à la fontaine du village, à 100 mètres, faire la provision indispensable, aux risques et périls de l'Instituteur responsable.
Commune de 1 000 habitants, la classe devrait être balayée légalement par les soins de la Mairie. On n'a jamais pu obtenir le respect de la légalité : ce sont les enfants qui doivent assurer le balayage.
Chauffage ! Un vieux poêle est au milieu de la classe et les tuyaux menacent sans cesse de s'écrouler sur la tête des élèves. Ne parlons pas d'installation de sécurité. Bien mieux, notre camarade Freinet est obligé de refendre lui-même le bois et de fournir la plupart du temps le bois d'allumage, sinon il n'y aurait jamais de feu.
Une deuxième classe récemment créée est installée dans un local de la vieille tour municipale : elle n'est éclairée que par une fenêtre et elle n'est jamais ni blanchie ni balayée.
Aucun crédit d'enseignement : il n'est accordé que 50 francs par an pour deux classes pour l'encre et la craie. Une caisse des écoles fondée par Freinet il y a quatre ans a permis d'acheter un cinéma et quelques livres, mais, depuis deux ans, il est impossible d'obtenir du Maire, président, la convocation du Conseil de la Caisse des Ecoles, et l'argent reste inemployé pendant que les écoliers pâtissent.
Pourquoi ce délaissement scandaleux ? Le Maire de St-Paul, sans enfant, en a donné la raison à Monsieur l'Inspecteur Primaire :
- Vous pouvez supprimer les quatre classes de Saint-Paul, si vous voulez...
Mais la Municipalité de Saint-Paul a essayé de faire pis encore : n'avait- elle pas décidé l'an dernier, à l'insu de l'administration, d'installer la poste et les appartements du Receveur dans les locaux scolaires provisoirement inoccupés de l'Ecole de filles. Tout était prêt. L'administration des Postes avait déjà fait ses essais de réception. Une réclamation motivée adressée par Freinet au Préfet et à l'Académie a fait tomber le projet et les locaux scolaires sont restés normalement aux jeunes collègues qui les habitent actuellement.

***

Cette action incessante pour l'amélioration matérielle et morale de l'école, ce dévouement opiniâtre d'un instituteur à l'école laïque est à l'origine de la campagne acharnée par laquelle les obscurantistes réactionnaires demandent aujourd'hui, à cor et à cri, la révocation de notre camarade.

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La campagne diffamatoire

Nos ennemis ont donc cherché dans l'œuvre de Freinet quelques documents qui, habilement encadrés d'affirmations diffamatoires, étaient susceptibles de soulever contre l'école tous les ennemis de toujours pour créer le scandale désiré.
Il est donc nécessaire de rétablir dans leur cadre les textes incriminés et de donner des explications techniques détaillées sur la méthode dont Freinet est l'initiateur, et qui est conforme aux instructions ministérielles.

***

Freinet, comme les vrais éducateurs de tous les temps, pense que le point de départ de toute éducation est dans l'intérêt spontané que l'enfant porte aux manifestations de la vie réelle.
Son originalité est d'avoir su, par un travail impressionnant d'une dizaine d'années, créer et mettre au point le matériel permettant aux enfants de s'exprimer pleinement — et aussi la technique de travail qui permet aux instituteurs de s'orienter sur la voie nouvelle.
Les enfants donc sont encouragés à s'exprimer eux-mêmes. Ils écrivent, quand ils en éprouvent le besoin, des rédactions qui sont des fragments de leur vie : narrations, descriptions, poésies, pièces de théâtre, rêves même.
Ces rédactions nées spontanément, qui ne sauraient être suggérées ou guidées sans manquer à la conception pédagogique qui anime Freinet, sont lues en classe par leurs auteurs. Les élèves choisissent librement au vote, la rédaction qui, répondant le mieux à l'intérêt de la classe, sera mise au point, rédigée définitivement, composée, imprimée, et échangée avec des dizaines d'écoles de France et de l'étranger.
Vous verrez par la suite de notre rapport qu'on essaye de démontrer que ces rédactions constituent un enseignement tendancieux.
Rien n'est plus faux : rien n'est plus possible. L'enfant, par cette technique, est habitué à s'exprimer librement : il ne tolérerait pas que son instituteur le contraigne à mettre par écrit des pensées qu'il n'a pas eues, à raconter des faits dont il n'a pas été le témoin. Cette technique même d'Imprimerie à l'Ecole suppose l'impartialité du maître : il est absolument à l'opposé de la contrainte tendancieuse de l'adulte.
Certes, ce que disent les enfants peut n'être pas toujours conforme aux désirs des adultes policés, et aux habitudes pédagogiques de l'école traditionnelle. Mais c'est la vérité, la pure et naïve vérité qui voit le jour. Même lorsqu'elle déplaît elle doit être respectée parce qu'elle est l'expression authentique des pensées honnêtes et confiantes des jeunes élèves.
On peut certes discuter la valeur pédagogique d'un tel enseignement. Vous sommes prêts à répondre avec preuves à l'appui : il nous suffira pour aujourd'hui de mentionner :
- Que les instructions ministérielles de 1923 recommandent tout spécialement les rédactions libres ;
- Que l'expérience de l’Imprimerie à l'Ecole, commencée il y a 8 ans, se poursuit actuellement, sous le contrôle et avec la collaboration souvent des autorités pédagogiques elles-mêmes, dans plus de 300 écoles françaises et étrangères.
- Que les centaines d'attestations élogieuses et enthousiastes que nous avons à ce jour montrent la valeur pédagogique de cette technique.
Depuis que Freinet travaille à St- Paul, près de 1 000 rédactions libres ont été ainsi imprimées par la presse de l'école.
Au grand jour ! Plus que cela.
Dans les classes ordinaires l'instituteur ne subit le contrôle de ses chefs qu'une fois l'an ; le contrôle des parents est presque inexistant.
Par l'Imprimerie à l'Ecole, les textes sont lus chaque soir — et ils sont lus effectivement dans presque toutes les familles — par les parents. Le service régulier des imprimés est fait de plus à l'I.P. qui peut donc contrôler les classes travaillant à l'imprimerie mieux qu'il ne peut contrôler aucune autre classe.
Comment, dira-t-on alors, les uns et les autres ont-ils laissé passer sans protester des textes qui, publiés par la presse, ont fait jeter les hauts cris — car ces textes datent l’un de 13 mois l'autre de 9 mois, l'autre de 7 mois.
L'explication en est bien simple.
Ces textes enfantins, écrits avec une pureté et une honnêteté indéniables, ne sauraient contenir aucune mauvaise pensée. Replacés dans leur cadre normal du livre de vie, ils restent une forme à peine originale de la pensée enfantine. Nul n'y a vu malice. Parce qu'il n'y en avait pas et qu'il ne peut pas y en avoir.
Lorsque Freinet a à s'en prendre à quelqu'un, fut-il maire ou curé, il est capable de le faire personnellement sans se servir de ses élèves.
Tirer de l'imposant travail que constituent les livres de vie quelques documents spéciaux, les isoler de leur conteste, les encadrer de mensonges, puis condamner l'instituteur sur l'examen de ces seules pièces détachées, ce sont là des procédés connus certes, mais qu'aucun homme honnête ne saurait couvrir et accepter. Passons à l'examen des rêves incriminés.

1. MON REVE

« J'ai rêvé que toute la classe s’était révoltée contre le Maire de Saint- Paul qui ne voulait pas nous donner les fournitures gratuites. M. Freinet était devant. Il dit à M. le Maire :
— Si vous ne voulez pas nous payer les livres, on vous tue.
— Non.
— Sautez-lui dessus, dit M. Freinet.
Je m'élance. Les autres ont peur. M. le Maire sort son couteau et m'en donne un coup sur la cuisse. De rage, je prends mon couteau et je le tue.
M. Freinet a été le Maire et moi je suis allé à l'hôpital. A ma sortie, on m'a donné mille francs ».

Ce rêve se trouve effectivement dans le livre de vie de Freinet. S'il avait, au moment de sa composition Mars 1932, offensé qui que ce soit, serait-il passé inaperçu ? Si parents et élèves en avaient été outrés le silence aurait-il pu être gardé ?
Voici ce que pense de la publication de ce rêve M. Ch. L. Baudoin, directeur de l'Institut de Psychothérapie de Genève, Privat Docent à l'Université de Genève :

Genève, le 19 décembre.
Monsieur,
Vous avez bien fait de me communiquer ce texte d'un rêve d'enfant ainsi que l'affaire à laquelle il a donné lieu. Ce rêve me parait tout à fait conforme à de nombreuses fantaisies de nombreux enfants, et je crois que quiconque s'est occupé de l'étude du subconscient de l'enfant sera de mon avis. Je n'ai certes pas la prétention d'analyser ici ce rêve, ce qui est impossible sans avoir le contexte d'associations spontanées de l'enfant, mais ce qu'on peut dire à première vue c'est qu'il s'agit d'une de ces fantaisies extrêmement banales encore une fois, exprimant le complexe d'Œdipe, plus particulièrement la révolte contre l'autorité paternelle, autorité qui est symbolisée suivant les cas aussi bien par le Maire ou le curé du village, que par Napoléon ou Nabuchodonosor.
Il faut certainement être bien mal informé sur la psychologie enfantine ou avoir de singuliers partis-pris pour avoir pu interpréter ce rêve d'une manière défavorable pour vous. Personnellement, je ne puis que vous féliciter d'avoir entrepris cette étude des rêves d'enfants, ce qui est le moyen par excellence d'être informé d'une façon un peu précise sur leur vie affective profonde. Et soyez certain que tout psychologue et éducateur digne de ce nom ne pourra que vous approuver.
Veuillez...
Signé : BAUDOUIN.

Rêve sanglant, dira-t-on, dangereux à mettre sous les yeux des élèves ! C'est une théorie ; et elle est discutable.
Freinet ne voit pas d'inconvénients à cette publication — toute accidentelle d'ailleurs (6 rêves violents sur 400 textes). Et la preuve que ces rêves n'ont pas nui à la santé morale des enfants, c'est que l'auteur même de ce rêve, le jeune Diaz, a été régénéré par la méthode de Freinet — une élogieuse attestation des parents le prouve. Fait plus important : l'es enfants aiment la bataille et la guerre, c'est incontestable. Or, dans un autre rêve, qu'on reproche à Freinet, une majorité d'élèves s'élève contre la guerre. Comment concilier les conclusions possibles de l'examen de ces documents.
Il en reste du moins que, dans l'état actuel de l'école et de la pédagogie les rêves d'enfants sont parmi les documents les plus précieux à étudier pour la connaissance profonde des élèves. Cela ne fait aucun doute.
La publication de ce rêve ne saurait donc constituer ni une faute ni une erreur ; elle est un des éléments normaux d'une pédagogie qui vise à libérer l'enfant, à l'améliorer moralement, à lui permettre de s'élever. Les seuls coupables sont ceux qui ont encadré ces documents de mensonges effrontés qui en dénaturent totalement et l'origine, et l'esprit et le but.

2. LA PREMIERE COMMUNION

« Dimanche 19 juin a eu lieu ta première communion à Saint-Paul, 19 garçons, 16 filles et 12 renouvelants. M. le Curé nous a donné une brioche à chacun. Nous partons à l'église en chantant. Nous avons fait la bombe. Castelli s'est saoûlé. Des hommes étaient ivres aussi. Nous avons mangé à la maison de bons gâteaux et de bonnes galettes.
Les trois élèves présents : Cordala, Castelli et Janinet. Les autres sont encore allés à la messe et ils sont fatigués ».

Il est l'expression absolument libre des 3 élèves présents le lendemain de la première communion.
Il serait profondément erroné de croire que Freinet a inspiré cette opposition regrettable entre la fête religieuse et la fête profane. Toutes deux ont laissé dans l'esprit des enfants une trace profonde. II est naturel que l'enfant l'exprimant librement, les raconte sans fard, dans l'ordre chronologique...
Faute de goût, dit-on, que ces expressions saoûlé, ivre, bombe… Ah ! certes le langage de l'enfant n'est pas très académique : et Freinet ne pourrait le rendre tel qu'en lui enlevant toute vie, en déformant la pensée, en pratiquant cette besogne tendancieuse qu'il se refuse à opérer et qui consisterait à faire taire l'enfant pour lui imposer à nouveau les formules creuses d'une morale verbale qui a prouvé son impuissance.
Et la morale, dira-t-on !
Des enfants racontent qu'ils se sont saoulés. L'atmosphère morale de la classe de Freinet, l'exemple de haute dignité morale de notre camarade sont d'avance la désapprobation formelle d'actes indignes d'hommes
Que l'on nous permette ici de citer un autre texte qui permettra de saisir qu'à défaut d'une morale emphatique et rébarbative et, trop souvent, école d'hypocrisie, Freinet prêche d'exemple une morale réelle :

NOUS FUMONS

« Hier soir Christini a acheté quatre cigarettes et Borgna une boite d'allumettes. Christini nous a donné une cigarette à chacun ; Borgna a frotté une allumette et nous avons allumé nos cigarettes.
Les deux Mathieu et Pagani s'étaient cachés derrière un buisson. Le jeune frère de Borgna disait :
— Regardez, moi je tire !
On aurait dit une locomotive. Christini avait les yeux rouges comme un crapaud. Borgna demandait, s'il fallait tirer ou souffler pour faire sortir la fumée du nez.
Castelli et Christini en ont fumé seulement la moitié d'une, Borgna en a fumé une. Il dit : Nous étions contents : on a bien dormi, bien mangé, bien bu : une pipade vaut bien un écu.
Gr. 3 Borgna, Castelli, Christini.
9 élèves aiment fumer, 10 ne veulent pas fumer.
Le maître ne fume pas, et il en est bien content ».

Voir dans le texte la communion de l'immoralité ou la moindre attaque contre la religion, c'est abuser de la bonne foi des lecteurs non avertis. Laisser constater que la fête religieuse de la première communion est suivie d'une fête profane non négligeable, est-ce un mensonge ou une erreur ?
Pour montrer que, clans la classe de Freinet on ne craint pas de toucher objectivement aux choses de la religion et à ses prêtres, nous citons volontiers les quelques textes suivants, cueillis au milieu de beaucoup d'autres.

AUX BOULES

« Hier, dit Eugène, nous avons joué aux boules avec Monsieur le Curé.
Baptistin et Vassalo étaient avec Monsieur le Curé. Marcel et Marins étaient avec moi.
Nous commençons : Baptistin a le but et pointe : Marcel pointe à son tour. Il gagne.
Baptistin pointe à nouveau et ainsi de suite. Nous avons gagné la partie. »
— Roux Eugène, 11 ans.

UNE PROMENADE

« Jeudi dernier je suis allé à Cannes avec plusieurs camarades assister aux fêtes du tricentenaire de l'Eglise du Suquet. Il y avait plus de cinq mille enfants. Nous étions habillés en enfants de chœur.
Ce qui nous a le plus intéressé c'est le voyage. Quand nous passions un bord de mer, nous étions contents de voir les bateaux : nous criions et non chantions ».
— Monzeglio Louis.

Croit-on que si Freinet raillait les cérémonies religieuses, ses élèves s'exprimeraient aussi simplement et que l'un d'eux terminerait tout naturellement une rédaction par ces mots :
« Puis nous sommes allés à la bénédiction ».
Ces quelques exemples feront comprendre, nous l'espérons, combien il serait erroné de voir dans les imprimés des élèves la moindre attaque contre la religion. Neutralité la plus absolue du maître et impartialité la plus honnête et la plus conforme aux théories pédagogiques mêmes de Freinet.
3° On reproche enfin à Freinet d'avoir laissé écrire aux enfants l'enquête suivante sur la guerre :

« NOTRE ENQUETE. Nous ne voudrions plus partir pour une guerre. Quatre élèves cependant partiraient. Nous nous demandons s'ils ont bien leur bon sens : Alphonse, Baptistin et Eugène qui ont leur père mutilé, et Robert ».

Preuve éclatante d'impartialité et de neutralité d'abord : on voudrait présenter Freinet comme un antimilitariste intransigeant, comme antipatriote forcené et, dans sa classe, quatre élèves cependant peuvent affirmer librement et hautement leurs instincts patriotes. Tous ceux qui ont pratiqué l'éducation diront si dans une classe où le maître impose ses manières de penser on peut trouver des indépendants.
Freinet aurait parlé de guerre, il aurait laissé des enfants parler librement de la paix sans que soit faite la distinction si importante entre guerre offensive et guerre défensive ». Force nous est de noter que cette distinction est au-dessus de l'intelligence enfantine et parfois même de l'intelligence humaine. Qui pourrait par exemple nous dire si la guerre de 1870 était offensive ou défensive ?
Nous croyions nous, que la France de Briand est toujours l'ardente propagandiste du désarmement matériel et moral : que arrière les canons ! pouvait être crié dans nos écoles, que l’enseignement de la société des Nations qu’on nous recommande était incompatible avec un enseignement belliqueux.
A ce point, Monsieur l'I.A. oublie de donner un détail d'une certaine importance que M. l'I.P. avait pourtant noté : si même Freinet était coupable d'avoir parlé contre la guerre — il resterait que Freinet a fait la dernière guerre, qu'il en est revenu affreusement mutilé et que la balafre effrayante qui le marque à tout jamais lui donne quelque droit de regarder en frémissant les enfants guerriers de demain.
Freinet, mutilé de guerre, réformé à 70 p. cent, médaillé militaire, décoré de la Croix de Guerre, attend que les anonymes qui l'accusent d'être un « mauvais Français » apportent en parallèle leurs titres de gloire et de souffrances.
Freinet, dit M. l'I.A., n'enseigne pas les devoirs envers la patrie. Nous protestons contre cette affirmation gratuite de nos chefs et nous attendons les documents qui prouveront que Freinet n'enseigne pas conformément aux programmes. Le livre de vie, œuvre exclusive des enfants, ne peut contenir aucune œuvre du maître, mais ses textes ne sont pas le seul travail scolaire ; ils ne constituent qu'une partie de l'effort pédagogique. On ne pourrait juger et sanctionner celui-ci qu'en rendant compte de tous les commentaires faits en classe, et de l'utilisation pédagogique de ces documents — chose impossible 7, 9 ou 13 mois après.
Après avoir suivi les calomniateurs dans la critique des trois textes incriminés, nos chefs, sentant la faiblesse exagérée de l'accusation, ont élargi leur enquête à l'ensemble des travaux de Freinet.
Nous devons faire là une réserve très importante et une protestation motivée.
Que l'administration épluche les livres de vie des enfants pour trouver à critiquer quelques phrases ou quelques mots, c'est déjà pour le moins étrange si l'on considère que ces documents vieux d'un an ou plus ne sont plus actuellement entre les mains des enfants, que Freinet ne peut pas y répondre par les contextes nécessaires que seraient les cahiers d'élèves correspondants.
Mais nous nous élevons, avec vigueur contre le procédé par lequel l'administration essaye d'atteindre Freinet.
Notre camarade est, comme on le verra, l'initiateur et l'animateur d'un certain nombre d'œuvres absolument extérieures à l'école. De ces œuvres il n'est pas comptable devant ses chefs, mais devant les juges de son pays et il récuse d'avance tous les éléments d'accusation puisés dans des œuvres étrangères à l'école.

***

M. l'I.A. cite le passage d'un texte d'enfant de la classe de Freinet :
« Il nous manque 6 feuilles de notre imprimé : Guerre ou Paix. Pourriez-vous nous les envoyer ? »
Et M. l'I.A s'écrie avec une frayeur comique : « Que contiennent ces imprimés ? On peut n'être pas rassuré ».
Ce qu'ils contiennent ? Les voici, écrits et imprimés par des correspondants d'un village du Nord.

GUERRE OU PAIX

Samedi, nous sommes allés à Cysoing. A une heure, joyeusement, nous montons dans l'auto de M. Snoëek. En route pour Cysoing. Le panorama se défilait comme un film sur l'écran. Bientôt nous sommes à Cysoing. L'auto s'arrête, nous descendons, nous nous bousculons. Un morceau d'étoffe se balance au soleil ; des lettres inscrites en rouge se détachent : « Musée Guerre ou Paix ». — Entrez, M. l'instituteur ». — Tout le musée parlait de la guerre. Il y avait des phrases tristes, vous les lirez. — J'ai tellement vu de choses que je ne pourrai les raconter. Ce qui m'a le plus effrayé, ce sont « Les gueules cassées ». C'était horrible. L'un avait les yeux retournés et le nez enlevé : l'autre avait le nez retenu par des crochets fixés dans son crâne... ! D'autres étaient plus terrifiants encore. S'il en arrivait une nouvelle, quel désastre ! Je vais vous dire ce qu'elle serait d'après les gravures que j'ai regardées. — A midi, Paris est en fête et ne songe pas du tout à la guerre. A midi trente : Paris est anéanti. Par quoi ? Par des avions. Comment cela se fait-il ? Dans un avion on peut mettre beaucoup de gaz : une trentaine d'avions et... plus de ville. — Oui, mais on a des masques. — Bien sûr, mais il y a tant de gaz différents qu'on n'a pas assez de masques pour tous et puis, lequel prendre ? — Nous sommes revenus à pied. Nous nous sommes arrêtés à la briqueterie Martin frères pour regarder un peu. Puis j'ai admiré mieux que tout cela, devinez quoi ? L'automne. Ici, là, des chevaux traînent paisiblement les charrues. Les arbres chuchotent. Une masse noire, puis verte, puis bleue, c'est un bois dont le soleil change les couleurs. Nous sommes assis sur l'herbe. Silence : « Rac, Rac », C'est une auto qui passe. Des feuilles se détachent, tourbillonnent, montent en l'air et tombent. Des porte-graines se courbent sous le vent comme les hommes au travail. Que c'est beau le printemps ! (J'avais écrit cela, alors M. Roger m'a dit : « Surtout au mois d'octobre ! )»

LA GERBE ? Nous l'avons dit : Freinet n'en est pas comptable devant ses chefs.
« Freinet en met gratuitement les numéros à la disposition des élèves de sa classe » dit-on ? Freinet attend la preuve que les numéros incriminés se trouvaient dans la classe.
Pourtant, la collection de La Gerbe est à ce point intéressante que nous n'hésitons pas à suivre l'administration dans la citation des passages qu'elle voudrait tendancieux.
Notons que M. l'I.A. ne trouve dans la Gerbe pas un mot à louer — alors que selon M. l'I.P. elle contient quelques bonnes choses, par exemple cet appel d'un élève en faveur des chômeurs :
« Petits camarades, rassemblons toutes nos tirelires pour venir aider ces papas et ces mamans qui souffrent. Nous aurons fait une bonne action ».
Nous avons donné d'autre part les passages incriminés par l'administration : Ils sont, par eux-mêmes suffisamment éloquents.
Nous le répétons : c'est tout ce qu'on a trouvé à critiquer dans les 17 numéros, dans les 300 pages d'une revue qui est une des gloires de l'école publique française.

***

Cela n'empêche pas M. l'I.P. d'abord puis M. l'I.A. de laisser sous-entendre que « Freinet ne sépare pas suffisamment dans sa classe la vie sociale et politique, de son enseignement » Ils voudraient l'un et l'autre prouver que Freinet enseigne « la lutte de classes à ses élèves ».
Mais affirmer, même avec des réserves, et prouver sont deux choses bien différentes.
Nous avons déjà cité quelques-uns des textes destinés à établir cette piteuse accusation.
Il faudrait vraiment avoir la phobie de la propagande révolutionnaire pour voir, dans de semblables textes une incitation quelconque à la lutte de classe.
Si apprendre aux enfants à regarder la vie et à exprimer la vérité, si être honnête avec les enfants et avec soi-même devient maintenant un crime de lèse-société ou de lèse-patrie, tous les éducateurs alors se dresseront pour dire qu'il est de leur devoir de commettre ce crime.
Et puis, y aurait-il une mesure spéciale pour Freinet alors que tous les manuels scolaires en usage officiellement dans les écoles de France se permettent des déclarations bien plus osées.
En voici quelques exemples :

« Un patron qui ne se contente pas des services de ceux qu'il emploie, mais qui prétend peser sur les actes de leur vie privée attente à leur liberté. Il arrive quelquefois que des ouvriers décident de faire grève. Ces ouvriers sont dans leur droit ».
Le Livre de Morale des Ecoles Primaires, par Louis Boyer, Librairie classique Fouraul, Paris.

Quand les petits enfants, les mains de froid rougies
Ramassent sous vos pieds les miettes des orgies,
I.a face du Seigneur de détourne de vous.

V. HUGO (même référence).

« Les guerres deviennent de plus en plus rares. Les gouvernements eux- mêmes prêchent la paix, l'aiment, ou font semblant de l'aimer ».
E. LAVISSE, Discours aux enfants. — Choix de lectures, Mironneau C.M.

« Il faut aussi que nous prouvions notre reconnaissance, chaque fois que nous le pouvons, aux grands blessés qui ont le courage de supporter gaiement parmi nous les mutilations que la guerre leur a values ».
PANETRAT, instituteur, aveugle de guerre. Lisons, premier degré.

« Les hommes de guerre sont le fléau du monde.
Des hommes, des bienfaiteurs, des savants, usent leur existence à travailler, à chercher ce qui peut secourir, ce qui peut soulager leurs semblables. Ils vont, acharnés à leur besogne utile, entassant les découvertes, agrandissant l'esprit humain... La guerre arrive : en six mois, des généraux ont détruit vingt ans d'effort, de patience et de génie.

Guy de MAUPASSANT. — Nouveau Cours de Langue Française Bouilliez et Lefebvre ; Gedalge, éditeur.

Les auteurs de ces livres et bien d'autres heureusement ont comme Freinet, pris à leur compte les fortes paroles de M. de Monzie :
« C'est à l’école que le Monde apprendra la paix comme il apprend l'arithmétique.
Le Savoir est une forme de l'Internationalisme.
Le patriotisme, a pesé sur le savoir, peut-être plus que les religions et les superstitions ».

(Discours de THENON).

En vérité, nous osons dire que sur l'initiative de l'Eclaireur de Nice et de l'Action Française, ce n'est pas le procès de Freinet seul qui s'est ouvert ici, c'est celui de tous les éducateurs, de tous les penseurs, de tous les pacifistes.

***

Pour terminer M. l'I.A. condamne une technique qu'il n'a rien fait pour connaître. Il reproche à Freinet de n'avoir qu'un seul livre dans sa classe.
C'est montrer une complète méconnaissance du travail de Freinet.
Chaque élève de Freinet a d'abord 2 livres de vie, qui s'enrichissent au jour le jour jusqu'à devenir, au bout de l'année, les plus captivants et les plus originaux des livres. Un livre spécial, créé par les élèves d'histoire, de sciences et de géographie est entre les mains des enfants.
Pour le reste, Freinet pense qu'il est inutile de donner dans une classe les mêmes manuels à tous les élèves. Mais une abondante bibliothèque de travail met à la disposition de tous les élèves la plupart des manuels en usage dans les écoles. Les élèves y puisent pour toutes leurs études en classe ou à la maison et cela gratuitement.
A cette bibliothèque de travail s'ajoute un fichier scolaire de 2 000 documents, véritable trésor de connaissances dont on peut en vain chercher le pendant dans les autres classes et un fichier de calcul pour le travail libre.
Si on ajoute que le cinéma avec ses séances nombreuses, que le phonographe pour lequel Freinet utilise un système de locations de disques, que les échanges interscolaires enrichissent encore considérablement la documentation de la classe, on comprendra que les élèves de Freinet ont les moyens de s'instruire.

L'Action à SAINT-PAUL

Et surtout qu'on ne croie pas que l'effort de Freinet sur le plan national empêche notre camarade de faire à St-Paul même de la bonne besogne. Au contraire : ce sont deux efforts qui convergent et dont le résultat ne peut qu'être heureux.
Et effectivement Freinet a fait, de sa classe pauvre et triste, une véritable ruche où les enfants travaillent et produisent avec enthousiasme.
Une imprimerie scolaire a été installée permettant l'impression régulière d'un journal scolaire. Un fichier important complète la Bibliothèque de Travail, la Bibliothèque scolaire a été réorganisée, une coopérative scolaire créée pour la gérance de l'école elle- même. Le Cinéma fonctionne normalement ; le phonographe apporte dans la classe vie et gaité...
Qu'il nous suffise ici de rapporter l'appréciation du Maire lui-même, il y a quelques années :
« Je n'ai que deux griefs à faire à Monsieur Freinet : il fait trop bien sa classe : trop d'élèves des environs viennent chez lui, et il jette trop d'eau dans les cabinets. »
Et qu'on ne croie pas que ces recherches nouvelles empêchent l'instituteur de satisfaire aux programmes ni de présenter des enfants aux examens. Dans une classe où aucun élève n'avait plus été présenté au certificat depuis quinze ans, notre camarade Freinet a fait recevoir en 4 ans : 6 élèves au certificat d'études et 2 à l'Ecole Hôtelière.
Puisque le rapport de M. l'I.P. présente une comparaison entre la classe de Freinet et celle des institutrices, on nous permettra d'ajouter que, pendant le même temps, l'école de filles correspondante n'a eu que 3 élèves reçues.
Nous possédons une impressionnante liste de pétitions signée par la majorité des parents d'élèves et par l'unanimité des parents d'anciens élèves. Nous la tenons il la disposition de nos lecteurs qui auraient besoin de se convaincre eux-mêmes ou de convaincre les gens autour d'eux sur la façon dont les parents d'élèves apprécient l'enseignement de Freinet.

Que conclure?

Pour se débarrasser de Freinet indésirable pour les raisons nue nous avons dites, des ennemis avérés de l'école laïque ont en vain cherché d'ans l'œuvre de Freinet : ils n'ont pu trouver que trois textes qu'ils ont voulu rendre scandaleux en les encadrant de mensonges encore plus scandaleux.
Ils étaient sur le point d'échouer puisque malgré leurs efforts, la classe de Freinet fonctionnait normalement, ils ont alors, avec la complicité du Maire, organisé la grève scolaire.
Le garde-champêtre, qui devrait faire respecter les lois scolaires, s'est officiellement employé à faire retourner les enfants qui se rendaient en classe. Par des manœuvres délictueuses dont il lui sera demandé compte, le Maire de St-Paul a fait pression sur les parents d'élèves pour qu'ils n'envoient pas leurs enfants en classe.
Malgré cela, la classe de Freinet n'a pu être désorganisée. La majorité des enfants a continué à fréquenter la classe et récemment encore les pères de famille représentant cette majorité d'enfants demandaient à être reçus par Monsieur le Préfet pour faire des dépositions de toute première importance. Contre toute attente, le Préfet a refusé de les recevoir avant la décision du C.D.
Et c'est au moment où Freinet, aux prises avec ces pires ennemis, semble avoir surmonté les principales difficultés ; c'est lorsque les pères de famille enfin éclairés se ressaisissent pour soutenir l'école laïque : c'est ce moment même que le Conseil Départemental choisirait pour frapper Freinet !
Nous ne pouvons le croire.

Résumons-nous

Freinet a fourni pour l'école un labeur hors du commun : il a prouvé une absolue bonne foi en travaillant sous le contrôle de ses supérieurs et des pères de famille : il n'a connu ni avertissement préalable, ni réserves : au contraire, tout lui a fait croire qu'il était dans la bonne voie ; l'enquête contre lui a été bien sommaire puisque ses chefs ne l'ont jamais vu en train de faire sa classe : l'attaque a été déclenchée et poussée par les éléments les plus résolument anti-laïques.
I.es procédés employés pour l'abattre : anonymat, pression sur les pères de famille marquent tout mépris pour la morale courante et la légalité républicaine.
Aussi sommes-nous persuadés que le Conseil Départemental se refusera à jeter un éducateur de cette envergure et de cette bonne foi en pâture aux éternels ennemis de l'Ecole laïque, du progrès démocratique et de la libération populaire.

 

Documents et attestations (affaire Saint-Paul)

Janvier 1933

 

 

 

 

 

 

Pédagogie coopérative dans une école de ville

Janvier 1933

 

 

 

 

 

 

Bibliothèque de Travail

Janvier 1933

 

Avec l'enfant pour l'enfant

Janvier 1933

 

 

A l'aide les amis!

Janvier 1933

 

 

 

Le choix d'un format de film

Janvier 1933

 

 

 

Les progrès dans la Réception

Janvier 1933

 

Page 227

Les disques de diction

Janvier 1933

 

Page 228

Documentation internationale

Janvier 1933

 

 

 

 

 

 

 

L'affaire Freinet dans la presse

Janvier 1933

 

Page 235