Edito Créations 77 L'enfant et son paysage

Août 1997

 


CréAtions 77 - L'enfant et son paysage - publié en juillet-août 1997

Edito

Mon paysage n’est pas tout à fait le tien

J’écoutais une émission de radio dans laquelle l’intervenant tenait à peu près ces propos : « Il est merveilleux de penser que même si tout le reste a changé, c’est en regardant le même ciel que nous que Lucy rêvait en son temps. Et ses rêves ne devaient pas être très différents des nôtres ». Lucy est cet australopithèque dont quelques fragments d’os ont été retrouvés en Afrique septentrionale.

L’auteur de cette réflexion ignore que le « pays » de Lucy était peu comparable au nôtre. Car, là où nous voyons des étoiles en les nommant, en chiffrant leur quantité, elle voyait autre chose (si elle regardait le ciel !). On pourrait dire qu’elle voyait des yeux, des âmes, des trous, etc.

Car si l’idée de paysage est construite sur des éléments que l’on peut connaître (la topographie, le climat, etc.), elle se manifeste surtout à partir d’éléments perceptifs non objectifs concernant le rapport que l’on entretient avec le monde, l’environnement, l’histoire individuelle, le groupe auquel on appartient (et l’être humain n’a pas toujours fait partie de groupes !).

Lors de la commémoration de la bataille de Valmy, F. Mitterrand a demandé à l’artiste D. Buren de réaliser une œuvre qui « représenterait », qui « évoquerait » la bataille. Elle délimiterait et peuplerait l’endroit de manière à concrétiser son « paysage ».

Si l’artiste avait été Uccello (XVe), l’œuvre aurait été une peinture de grand format, en deux dimensions, faite de juxtapositions de lignes formant surfaces. Le paysage d’Uccello aurait été une « mesure » de la bataille.

Si l’artiste avait été Goya, le paysage aurait été une meurtrissure, une salissure dans la nature, l’œuvre aurait été l’expression de la douleur.

Si l’artiste avait été Monet, il n’y aurait pas eu de représentation, ce genre de paysage ne l’intéressant pas.

Si l’artiste avait été E. Pignon, il y aurait eu seulement du mouvement, sans objets, un paysage de déplacement, d’échanges d’énergies.

Si l’artiste avait été R. Combas, nous aurions eu une bataille pratiquée par des personnages fictifs, un paysage ludique, un spectacle dérisoire.

Lorsque les spectateurs ont découvert l’œuvre de Buren, ils ont dû d’abord penser qu’il n’y avait pas eu de bataille (au mieux).

L’artiste avait disposé plusieurs cadres sans toile à la limite de l’espace in situ du champ de bataille. Les spectateurs, s’ils voulaient « voir », devaient se « déplacer » et « regarder » au travers de ces cadres. Ils apercevaient alors des fragments de nature, de la nature naturelle, cadrée, mais simplement là, en l’état. Manquaient les acteurs, les matériels, toute la représentation quoi !

Le cadre est ouvert comme le paysage est « ouvert ». L’artiste ne veut plus être le constructeur de paysages ou plus généralement le faiseur d’illusion. « C’est le regardeur qui fait le tableau », disait M. Duchamp.

Mais s’il y a changement dans le contenu, on voit aussi des artistes utiliser de plus en plus la nature elle-même comme support.

Lorsque R. Long marche dans le désert, le désert est toile, le sable est pigment, son corps est pinceau. Tout désir d’illusionnisme a disparu. La ligne au crayon ne représente plus la route, l’artiste déplace des pierres, laisse des traces sur le sol qui forment autant de signes faisant « image » de lui, du monde dont il est issu. L’analogie disparaît pour laisser plus de place au réel. De représentation, on passe à présentation. Le paysage est instantané, car seule une photo en sera la trace.

Et nous aussi, en tant que pédagogues, nous devons encourager les enfants à rendre compte de « leurs » paysages et non pas à nous renvoyer les nôtres, nos perspectives, nos mythes. Cette libération par rapport au territoire traditionnel de la peinture fait se rejoindre les disciplines de l’enseignement, favorisant un regard plus global sur le monde. Où la mathématique rejoint la poétique, et la topographie la signalétique.

Ainsi La Verticale rouge devient unité de mesure, par correspondance, par ressemblance, et elle développe le monde lui-même, le met à sa mesure, ou à la mesure de celui qui l’a créée c’est-à-dire le groupe des enfants.

Choisir son cadre, inventer ses outils, n’est-ce pas ce que l’on essaie de faire en pédagogie Freinet ? Ne pas inculquer la connaissance mais chercher à mettre en place des moyens pour que chacun construise par lui-même la sienne, à travers l’émergence de « son » paysage.

Hervé Nuňez
 

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