Techniques de vie n°5

Octobre 1960

Après une année de travail, le Colloque de Vence a fait le point, précisé et orienté les recherches à venir.

Octobre 1960

Il y a un an, nous partions à l'aventure pour la préparation et la publication d'une nouvelle revue, dont nous sentions le besoin, certes, mais dont nous voyions mal encore le programme et le destin.

 
Une année a passé ; cinq numéros ont paru qui ont, du moins, posé les problèmes, déblayé le terrain, et intéressé à ces recherches indispensables un nombre croissant de travailleurs, de collaborateurs et de personnalités. C'est avec quelque fierté que nous pouvons considérer aujourd'hui la liste encou­rageante de notre Comité de Patronage.
 
Hélas ! celui qui en ouvrait la liste, notre cher Ad. Ferrière, notre maître et ami, n'est plus. Il s'est éteint le 16 juin dernier, après une longue vie tout entière dévouée à l'éducation.
 
Il a été, par sa grande compréhension des problèmes scolaires, philosophiques et sociaux, à l'origine de nos recherches et de nos travaux auxquels il a d'ailleurs collaboré directement à l'époque héroïque de notre Mouvement. Et c'est encore sans réserve, avec une jeunesse d'esprit et un optimisme dont il ne s'est jamais départi, qu'il nous encourageait, il y a un an, à ouvrir cette tribune.
 
Nous nous efforcerons de continuer notre œuvre avec ce souci de libre recherche, sans dogmatisme ni sectarisme, dont Ferrière nous a toujours donné le noble exemple.
 
Un premier colloque avait, l'an dernier, donné le départ. Nous nous trouvions, cette année, plus nombreux et plus confiants à notre Colloque de Vence, auxquels participaient une trentaine de personnalités : Professeurs, Inspecteurs, parents d'élèves, instituteurs. M. Nazei, sous-Directeur à la Jeunesse et à l'Education Populaire, était présent, ainsi qu'une délégation de l'Office Central de la Coopération à l'Ecole, conduite par M. de Saint-Aubert, Vice-Président, représentant M. l'Inspecteur Général Prevot, Président de l'Office. Etaient aussi présents : M. Denise, Directeur de l'OCCE, et M. Méric.
 
Après un examen critique très approfondi des numéros parus, Freinet lit le compte rendu des réponses au questionnaire sur l'Attention et la Volonté. On lira ce rapport ci-dessous.
On examine encore le programme à venir et, surtout, la possibilité d'inté­resser à nos recherches les professeurs du second degré, les psychiatres, les psychologues, les professeurs de l'enseignement supérieur.
Le fait que, par manque de collaborateurs, nous ne présentions la plupart du temps qu'un son de cloche, a été souvent considéré, de l'extérieur, comme la mani­festation d'une orthodoxie prétentieuse et autoritaire. En réalité, si nous ne faisons pas connaître dans nos revues les thèses opposées, c'est qu'on ne nous les manifeste que très rarement. Cette année encore, les articles de nos amis Combet et Vuillet risquaient d'apparaître comme de désespérants monologues.
 
Il faut que notre revue devienne vraiment de libre discussion, que s'y expriment des opinions parfois dissemblables, peut-être même opposées, parmi lesquelles nous choisirons à la lumière de notre expérience technique.
 
C'est ainsi que M. Legrand expose, dans ce numéro, son opinion sur le travail intellectuel et l'attention, et aussi sur le jeu que nous excluons de notre pédagogie tout entière axée sur le travail.
 
Nous avons fait, bien souvent aussi, de graves réserves sur les travaux de Piaget. M. Legrand est un grand admirateur de Piaget dont il nous dira les vertus. A nous, dans nos articles en réponse, de présenter nos points de vue, à la recherche expérimentale de la vérité.
 
C'est également pour tâcher d'élargir ce cercle de collaborateurs que nous lançons un nouveau questionnaire dont nous allons soumettre les divers élé­ments à de nombreuses personnalités du monde pédagogique, ainsi qu'aux parents d'élèves.
 
Nous croyons ainsi contribuer à éclaircir les problèmes qui nous sont soumis, afin d'avancer avec plus de sûreté dans cette modernisation de l'ensei­gnement dont nous disons la nécessité.
 
Nous n'avions qu'une participante étrangère : Maria Pereira (Portugal) ; Robert Dottrens, qui devait être présent, avait été retenu au dernier moment. La date choisie avait d'ailleurs empêché le déplacement d'éducateurs italiens, suisses, belges. C'est pourquoi nous envisageons de tenir notre prochain Collo­que en juillet 1961.
 
A l'issue du Colloque, la motion suivante a été votée :
 
Le deuxième Colloque International « Techniques de Vie », pour la recherche des fondements psychologiques, philosophiques et sociaux des Techniques Freinet, s'est réuni à l'Ecole Freinet de Vence tes 28 et 29 août 1960.
 
Assistaient au Colloque, outre de nombreux instituteurs pratiquant les Techniques Freinet, des Inspecteurs primaires, des professeurs de divers ordres d'enseignement, des éducateurs de l'enseignement spécial et de l'Education permanente, des parents d'élèves de France et de l'étranger.
 
Après examen des travaux et recherches exécutés au cours de l'année passée et par une critique constructive des études publiées dans la revue « Techniques de Vie », le Colloque :
—   Reconnaît ta nécessité de compléter, de contrôler et de justifier les travaux des techniciens par des recherches théoriques qui en permet­tent l'approfondissement sur des bases sûres ;
—   Souhaite que puisse se joindre au Groupe de Recherches un nombre sans cesse croissant d'Inspecteurs primaires, de Professeurs. d'Administrateurs, de Parents d'élèves conscients des nécessités d'une culture qui soit aussi une technique de vie, pour la formation de l'homme et du citoyen ;
—   Se félicite des contacts pris avec les travailleurs de l'Education perma­nente pour le prolongement et l'élargissement de cette culture ;
—   Reconnaît à ce titre l'importance primordiale de l'Ecole Freinet, Ecole Expérimentale du Mouvement qui a été à l'origine de routes les techniques dont la France peut s'enorgueillir ;
—   Emet le vœu en conséquence, que l'Ecole Freinet obtienne de toutes les autorités administratives, les moyens pratiques qui lui permettront de satisfaire efficacement les nouveaux besoins reconnus.
 
C. FREINET
 
 

 

 

Que pensent nos lecteurs de la revue "TECHNIQUES DE VIE" ?

Octobre 1960

Il y a un an, nous lancions notre revue. Nous savions, certes, ce qui nous manquait,les idées dont nous voudrions discuter, l'aide dont nous avions besoin pour asseoir nos techniques et nos réalisations.

 
Serions-nous assez nombreux à savoir et à oser exprimer nos idées et nos besoins ?Et trouverions-nous parmi les inspecteurs et les secondaires suffisamment de bonnes volontés généreuses ? Malgré les encouragements que nous avait valus, l'an dernier, notre première rencontre de Vence, nous pouvions bien avoir quelque inquiétude.
 
Après un an de vie, notre revue peut repartir maintenant avec plus d'assurance. Nous le devons, certes, à ceux de nos camarades qui nous ont soutenus dès le début dans notre entreprise. Mais nous le devons surtout à nos dévoués collaborateurs, parmi lesquels il nous faut citer MM. Combet et Vuillet. La liste encourageante des personnalités qui ont bien voulu accepter le patronage de notre revue montre que nos efforts communs sont aujourd'hui pris en considération et appréciés et que nous pouvons, et que nous devons les continuer.
 
En cette fin d'année, nous avons demandé à nos lecteurs de nous dire ce qu'ils pensaient des numéros parus et surtout de nous apporter des suggestions constructives dont nous donnons ici l'essentiel.
 
Dans l'ensemble, la revue a intéressé les lecteurs. Il est vrai que les non-intéressés n'ont pas répondu.
 
Ce sont, évidemment, les articles de Vuillet et de Combet qui ont été les plus appré­ciés. On cite surtout : la cohérence interne des Techniques Freinet, Progression logique et progression naturelle, les études de psychologie. On nous dit : un peu trop de verba­lisme. C'est que, en débordant nos techniques et en nous engageant dans les discussions psychologiques ou philosophiques, nous entrons évidemment dans le domaine du verba­lisme. Il y a verbalisme et verbalisme. Je ne crois pas que ce qui a été publié sacrifie la pensée aux mots. Je crois plutôt que nos camarades, dégoûtés à l'E.N. par la scolastique pédagogique, sont assez rebelles à de telles recherches. II nous faut pourtant essayer de rétablir les ponts, en liant au maximum nos recherches à nos travaux techni­ques, en précisant peut-être davantage les orientations nouvelles et les mots et expressions qui nous permettront d'en discuter.
 
Que devrons-nous étudier dans la nouvelle année :
 
   "Comment préparer l'enfant à l'effort et à la contrainte de la vie sociale adulte ? (Mme Hidalgo).
       "Nouvelle attitude de l'éducateur devant l'enfant" (Puynègel)
       "La portée de l'image, — Bilan de la pseudo-morale bourgeoise" (J. Daniel).
      Travail et jeu.
      Profil vital.
 
Trois communications sont particulièrement longues, fouillées et instructives. Nous les citerons plus longuement.
 
Yves-Marie Daniel, de Rouen, n'est pas éducateur (il le deviendra peut-être). Ses opinions et suggestions ne nous sont que plus précieuses.
 
« Je ne suis pas tout à fait d'accord avec ce qui a été écrit à plusieurs reprises, au sujet de la télévision et du cinéma, dans «Techniques de Vie» et dans « L'Educateur ».
 

L'an dernier, j'ai même été assez surpris de voir dans « l'Educateur» (n° 14-15), page 484, ces mots d'ordre : « la Lutte contre la TV à domicile ». A mon avis, une telle lutte n'est guère réalisable car la TV est bien entrée dans les mœurs et beaucoup de ses adeptes n'y renonceraient pas pour un empire. La TV est une réalité sociale que nous devons accepter. Elle n'est pas intrinsèquement mauvaise, contrairement à ce qu'affirment certains journaux, mais elle a beaucoup de défauts : de trop nombreuses émissions ne sont pas recommandables. Cependant elle est, à mon avis, bien moins nuisible à l'enfant et à l'adolescent que les programmes scolaires surchargés et le travail à la maison :une soirée passée à « suer » sur les devoirs de classe et à se « farcir » le cerveau avec des rengaines scolastiques est beaucoup plus abrutissante qu'une soirée passée devant le petit écran. Le Mouvement de l'Ecole Moderne doit lutter contre les défauts des émis­sions actuelles de la TV et non contre la TV elle-même. Mais une telle lutte ne portera tous ses fruits que lorsqu'une révolution sociale s'amorcera. Comme la presse, comme le cinéma, la télévision est, hélas, un instrument de l'ordre capitaliste et c'est là que réside le mal ; les émissions mauvaises ou médiocres sont plus rentables que les pro­grammes éducatifs...

 
La « bataille » pour l'amélioration des émissions est donc tout à fait incluse dans la lutte contre le régime bourgeois.
 
Voici un plan très succinct de réorganisation de la TV :
 
     Abolition pure et simple des émissions (ou parties d'émission) à caractère nettement immoral ou infime ou trop médiocre.
       Abolition de la censure hypocrite.
     Priorité aux émissions éducatives, notamment le soir, afin de faire de la TV un véritable instrument de culture.
     Raccourcissement de la durée des programmes du soir, les veilles de jours de classe et de jours ouvrables (afin d'éviter de trop longues veillées aux enfants comme aux adultes).
 
Ainsi, le soir, au lieu de se fatiguer dangereusement avec livres et cahiers, les écoliers auraient à leur disposition un spectacle éducatif qui, sans effort pénible, compléterait harmonieusement l'Ecole. Une émission consacrée, par exemple, aux volcans aura infini­ment plus d'intérêt qu'un résumé à apprendre par cœur sur le même sujet et sera beaucoup plus efficace qu'une leçon livresque.
 
Si, actuellement, les enfants et adolescents se laissent influencer par les programmes trop souvent peu recommandables de la TV et du cinéma, c'est tout simplement parce que les réalités que la société leur impose manquent d'intérêt et de vie. L'enfant,comme l'adulte, cherche l'évasion pour tenter de se soustraire à son milieu et, le plus souvent, il ne trouve celle-ci que devant l'écran. L'influence de la TV et du cinéma sur le déséquilibre de l'enfant est donc un effet plus qu'une cause. Plus la réalité est médiocre, plus le besoin d'évasion se fait impérieux, c'est humain !
 
La lutte pour une meilleure organisation sociale s'impose et elle rejoint la lutte pour une meilleure télévision au sein de la lutte contre le damné régime capitaliste.Tout s’enchaîne…
 
Nous devons lutter contre toutes les fleurs vénéneuses du fumier capitaliste : guerre,peur atomique, crise du logement, injustices révoltantes dans la répartition du travail et des loisirs entre individus, crise du logement, cadences infernales, que sais-je ?
 
Nous devons combattre toutes les causes directes ou indirectes qui poussent l'enfant à s'abâtardir.
 
Nous devons lutter pour une réorganisation de l'Ecole afin que celle-ci puisse rendre à l'écolier le noble goût d'apprendre. Modernisée, mise dans le sens de la vie, l'Ecole n'aura plus à redouter la concurrence déloyale que lui font actuellement la TV et le cinéma sur le terrain de l'âme enfantine.
 
Bien au contraire, dans un régime nouveau basé sur l'économie distributive, la poli­tique de paix et le fédéralisme libertaire, l'Ecole et la TV ne se contrediront pas, mais,au contraire, elles se compléteront mutuellement et harmonieusement et elles aideront,l'une et l'autre, l'enfant à s'instruire efficacement.
 



Nous devons aussi stigmatiser l'actuelle censure du cinéma et de la TV. Cette censure (qui est, en grande partie, la suite logique des ignobles tabous sexuels et qui se traduit soit par l'avis «Interdit aux moins de 16 ans»... ou de 18 ans», soit parle sourire stupide et commercial de la speakerine de la TV invitant les parents à coucher leurs enfants) fait naître dans l'âme enfantine des curiosités malsaines, lesquelles,à l'époque de la puberté, aboutissent parfois à des complexes. La censure, prônée parles ligues réactionnaires dites de décence, a pour effet de canaliser et de dissimuler immoralité au lieu de l'attaquer de front. Le capitalisme trouve, au moyen de cette censure, une publicité efficace... tout en prétendant défendre la vertu : les films interdits aux moins de 16 ans (ou de 18 ans) attirent un grand nombre d'adultes avides de spectacles osés ou violents et font affluer les recettes en agissant sur le «petit cochon»que chacun porte en soi.

 

La rentabilité fait flèche de tout bois ! ! !

 

L'efficacité de la censure est plus que douteuse :

 

De nombreux enfants arrivent, par l'intermédiaire de certains de leurs aînés, à être parfaitement au courant des films qui leur sont interdits. D'autres parviennent même à s'introduire dans les salles où l'on joue de tels films : ce cas est fréquent dans les cinémas de banlieue ou de campagne, là où la surveillance est moins serrée qu'en ville.Plusieurs enfants m'ont fait des confidences à ce sujet. Il n'y a rien d'étonnant : c'est la barrière qui fait le contrebandier, et le remède s'avère pire que le mal.

 

Comme la pudeur officielle, la censure n'est donc autre chose qu'un voile d'hypo­crisie.

 

Il vaudrait mieux supprimer purement et simplement tout spectacle — ou toute partie de spectacle — ayant un caractère nettement immoral ou infâme. Mais seul un régime révolutionnaire pourra mener à bien un tel remède… quand la rentabilité aura cédé la place à l'utilité sociale...

 

Il est vrai que, toute question de censure mise à part, beaucoup de spectacles s'adres­sent essentiellement aux adultes et même à des adultes avertis. Mais l'enseignement classique n'est-il pas, par exemple, un enseignement pour adultes avertis plutôt qu'un enseignement pour adolescents en pleine crise de croissance ? Bien sûr que oui : c'est là l'une des principales tares de l'enseignement traditionnel, une tare qui consiste à forcer l'enfant (ou l'adolescent) à « ingurgiter » — parfois malgré lui — des « aliments intellectuels » trop lourds pour sa jeune personne... alors qu'un spectacle même pour adultes n'est jamais qu'un simple loisir et n'exige pas un effort aussi considérable de la part de l'écolier !

 

Yves-Marie DANIEL (Rouen).

 

P.-S. — Je résume mes opinions ;

 

La télévision et le cinéma ne sont pas intrinsèquement mauvais. Leurs principaux défauts sont dus à la mauvaise qualité de bien des émissions et films et c'est la renta­bilité capitaliste qui est responsable de cet état de choses.

 

L'enfant et l'adolescent se laissent abâtardir ou trop influencer par la TV et le cinéma parce que les réalités de la vie sont trop médiocres et surtout parce que l'Ecole traditionnelle manque d'intérêt et n'est plus dans le sens de la vie.

 

La censure actuellement appliquée — qui consiste notamment à interdire certains spectacles aux moins de 16 ou 18 ans — n'est autre chose qu'une mesure hypocrite plus ou moins inopérante et une forme de publicité mercantile particulièrement immorale.

 

Conclusion. — La lutte pour une meilleure télévision et un meilleur cinéma s'inscrit dans la lutte contre l'ordre social capitaliste. C'est pourquoi le Mouvement de l'Ecole Moderne doit participer activement à ce « combat ». — Y.-M, D.

 

Dans sa critique par ailleurs très pertinente, Y.-M. Daniel sous-estime deux réalités qui nous poussent à nous méfier du cinéma et de la télévision, même si les émissions en étaient morales et sociales.

 

L'usage du cinéma et de la TV peut n'être pas catastrophique quand on n'en use que modérément, et autant que possible en connaissance de cause.

 

Mais on n'ignore pas que, dans certaines familles, on branche la radio qui braille pendant des heures, durant le dîner comme pour la soirée en famille. C'est comme un fond verbal et sonore permanent qui supprime toute intimité familiale et farcit l'esprit de notions sans valeur quand elles ne sont pas dangereuses.

 

La pratique est plus grave maintenant à l'ère de la TV. On branche au souper et on n'éteint qu'à 23 heures. On regarde la TV en mangeant, ce qui n'est déjà pas bon pour la santé ; les enfants s'assoient ensuite par terre, la tête entre les mains, ou parfois même au lit et on regarde défiler les images.

 

Sans compter le danger pour les yeux une telle pratique qui incite les enfants à se coucher très tard supprime, plus encore que la radio, toute vie familiale.

 

On dit qu'une telle pratique inconsidérée de la TV a été pour beaucoup dans la crise actuelle de la jeunesse américaine.

 

Mais il y a un autre danger, plus particulièrement psychologique et psychique, que Y.-M. Daniel néglige.

 

Pourquoi la marche à pied est-elle si reposante et si équilibrante ? Parce qu'on ale temps de voir à un rythme naturel, de voir et d'écouter, de s'arrêter pour réfléchir,de s'instruire et de s'enrichir.

 

Les voyages en voitures à chevaux gardaient l'essentiel de ces vertus. Mais quand,aujourd'hui, nous circulons en auto ou en train, nous voyons tout et nous ne voyons rien. Les images se succèdent à un rythme qui ne nous permet plus d'enregistrer avec sûreté, de comparer et de réfléchir. Et c'est pourquoi une longue course nous rend fatigués mentalement et psychiquement.

 

Le cinéma et la TV réalisent cette succession accélérée d'images que nous ne pouvons ni suivre ni utiliser. Il en résulte la constitution en nous de circuits anormaux et fortuits, avec liaisons accidentellement non intégrées à la vie. On voit tout et on ne voit rien. Rappelez-vous votre état d'esprit quand vous sortez de deux ou trois heures de cinéma. Vous êtes dans un rêve dont il vous faut longtemps pour sortir. La TV réalise le rêve permanent à domicile. Elle est, de ce fait, quel que soit le contenu,désadaptante et déséquilibrante.

 

Il ne faudrait en aucun cas que radio, cinéma ou télévision envahissent le champde la vie. C'est la vie qui doit savoir puiser dans ces techniques ce qu'elles ont de bon et d'utile, et seulement cela.

 

MÉTHODE NATURELLE OU TAYLORISATION

 

M. Ischer, directeur des Etudes pédagogiques à l'E.N. de Neuchâtel, avait posé la question dans notre n° 1 (p. 39).

 

Questions qui méritent discussion et nous n'en avons point discuté.

 

M. Ischer nous le rappelle dans une lettre récente :

 

« D’un côté, vous requérez la collaboration des spécialistes, et de l’autre, au momentdes arguments sérieux vous sont opposés (je pense à la progression méthodique en arithmétique, rapport I. Pauli a l'UNESCO, méthode Stern-Pauli), vous les écartez apriori. Nous sommes de plus en plus persuadés que certaines techniques logiques (voca­bulaire fondamental, verbes irréguliers, arithmétique) économiseront les heures d'ensei­gnement formel au profit de l'école de vie. Ce sont justement ces techniques qui sont progressives, adaptées année après année à l'âge des enfants. »

 

Non, M. Ischer, nous n'avons nullement écarté a priori les questions qui vous tiennent à cœur et dont nous estimons la discussion indispensable. Mais pour diverses raisons, nous n'avons pas encore pu entamer ici cette discussion. Le compte rendu publié dans ce numéro du colloque « Techniques de Vie »d'Alsace, explique en partie ce retard. Dans les démonstrations amorcées au cours de cette première année, nous avons fait fond plus spécialement sur la technique pour laquelle nous avons presque terminéla transformation pédagogique indispensable : le français.

 

Il est exact que pour les sciences et le calcul, ces disciplines aussi importantes que le français, notre tâtonnement expérimental ne fait que commencer. Nous avons bienmis en honneur le calcul vivant, mais les modalités d'acquisition technique ne sont pas encore au point.

 

Ce sera le travail des mois à venir.

 

Nous donnerons dans notre prochain numéro une première réponse de notre cama­rade Lallemand. C. F.

 

Et nous venons de recevoir la réponse ci-dessous de notre ami le professeur Laporta,de Florence, spécialiste en Italie de toutes les questions de cinéma scolaire, un de nos plus fidèles adhérents dont les avis nous sont toujours précieux :

 

La revue est sans aucun doute intéressante. Elle m'apparait comme une tentative sérieuse (mais malheureusement isolée) de remonter d'une expérience de plusieurs dizai­nes d'années, d'une série de succès technico-didactiques, pour cerner ces principes qui ont toujours été implicites au travail de l'ICEM, mais qu'il est maintenant nécessaire de retrouver et d'ordonner en une construction conceptuelle assez évidente pour éclairer ceux qui ne parviennent à l'éducation qu'à travers les principes. Il faut aussi ajouter qu'il est légitime et justifié pour celui qui vit activement des principes de les connaître et de les voir clairement devant ses propres yeux. Nous n'avons jamais voulu Être de purs « praticiens » Nous avons toujours pensé que, sans ses lignes directives, une action éducative serait fragmentaire et insuffisante. Mais nous nous en sommes tenus jusqu'alors à des intuitions sûres, suffisamment claires pour nous. Aujourd'hui, il faut amener ces intuitions sur le plan conceptuel et établir clairement leur rapport avec les progrès des sciences « humaines ». Ceci me semble la raison d'être de la revue.

 

Je te signale dans le n° 1 ton article « fondements psychologiques... », les articles de Vuillet, Dottrens, Combet. Dans le n° 2, ton article et ceux de Vuillet, Combet (Alain),Dans le n° 3, ton article et ceux de Vuillet et Fromageat. Dans le n° 4, les trois premiers articles.

 

Il s'agit, en somme, de tous ces écrits dans lesquels les Techniques Freiner sont mises en rapport entre elles et avec l'esprit scientifique contemporain. Je n'ai pas bien compris, par contre, l'importance des autres articles qui traitent des questions plus parti­culières «  Qu'est-ce que savoir ? » dans le n° 3, « Le profil vital », n° 2, etc.) qu'il vau­drait mieux publier dans les revues technologiques de l'ICEM. Mais peut-être une raison m'en échappe, que je te prierai de me communiquer.

 

Il est nécessaire d'admettre que de tout notre travail, et même de la documentation qui apparaît tout autour de ce travail, peuvent faire naître des doutes chez ceux quine connaissent pas l'esprit dans lequel nous travaillons. Par exemple, les critiques au sujet du « surmenage des maîtres » et de « la validité des techniques uniquement pour les enseignants d'élite » sont importantes.

 

Nous devons obtenir par nos techniques de meilleurs résultats dans un même temps et avec le même effort que les écoles traditionnelles. Nous devons démontrer que notre travail n'est pas surnaturel et que quiconque peut le faire, pourvu qu'il en ait sincè­rement envie. J'essaie d'ailleurs de développe: ces thèmes dans le travail que je fais pour « Scuola Città-Pestalozzi » et dont les Techniques Freinet font désormais essen­tiellement partie. Me semble aussi importante une mise au point de la conception de la discipline et celle de l'obéissance parce qu’elles sont à l'origine de nombreuses équi­voques. Les problèmes du silence, de l'ordre, de la mémoire sont tous à reprendre en considération (et je m'en tiens à la liste que tu en as établie en pages 5 et 6), Ainsi,je pense que, sur la base des critiques dans tous les pays contre le Mouvement Freinet,on puisse organiser une réponse générale. Il s'agirait de prévoir un plan de travail qui comprenne tous les problèmes les plus importants et d'établir pour chacun d'eux une réponse de la rédaction de la revue qui devrait être confrontée avec l'opinion des hommes de sciences de différents pays, choisis parmi les adhérents de l'ICEM ou de collabora­teurs choisis par eux. L'ensemble de toutes ces réponses serait un bon document à publier dans « Techniques de Vie ».

 

Le colloque de Vence s'est préoccupé de ces diverses critiques et a pris un certain nombre de décisions qui devraient nous permettre de progresser dans notre entreprise.

 

Nous en parlerons dans nos prochains numéros.

 

 

 

 

Première enquête de techniques de vie : Equilibre et déséquilibre Attention, effort et volonté

Octobre 1960

 Première enquête de techniques de vie

Equilibre et déséquilibre
Attention, effort et volonté
 
Nous avions vu juste en pensant que c'étaient là les thèmes de base des soucis pédagogiques actuels, ceux au sujet desquels se rencontrent et s'affron­tent le plus communément les conceptions du passé et les réalités d'aujourd'hui, ceux aussi dont la discussion, loin d'aboutir à des solutions définitives, ne fait qu'ouvrir des voies ramifiées à l'infini et qui affectent toute la pédagogie.
C'est un sujet, on le voit, qui apparaît comme idéal pour une première enquête. Les nombreuses réponses reçues et que nous allons longuement exa­miner ne sont donc qu'un point de départ, très fructueux, pour nos travaux à venir.
Dans la présente étude, nous ne suivrons pas obligatoirement ni l'ordre ni ie contenu des divers points de notre questionnaire, mais bien plutôt les obser­vations faites par nos correspondants, les questions posées, les problèmes amorcés, les pistes diverses dont des travaux ultérieurs révéleront la fécondité.
ÉQUILIBRE ET DÉSÉQUILIBRE
Rares sont les correspondants qui ont examiné ce problème général. Ils sont allés plutôt aux causes de l'équilibre et du déséquilibre. Et ils ont eu raison.

Que certaines complexions physiologiques et psychiques prédisposent au déséquilibre, cela ne saurait faire de doute. Il appartient aux milieux médicaux et aux services de santé de s'en préoccuper. Nous manquons de compétence en la matière, mais notre expérience nous montre que certaines conditions de travail et de vie, sur lesquelles nous pouvons agir, peuvent atténuer et parfois compenser les déficiences physiologiques. Nos correspondants insistent beau­coup sur la famille, le milieu, l'Ecole, et les mécaniques nouvelles dont l'effet déséquilibrant n'est nié par personne, mais pour lesquelles il est difficile de trouver des correctifs valables et possibles.

Notre ami Jaegly, Inspecteur Primaire, a posé la question aux éducateurs de son ressort, ce qui lui a valu des rapports vraiment puisés à la source, et dont nous ferons état,
• De LE BOHEC (Côtes-du-Nord) :

L'origine du déséquilibre des enfants semble être familiale et, par consé­quent, sociale. La société est mal faite pour les hommes qui se cognent saris cesse aux obstacles dressés sur leur chemin. La vie n'est pas facile pour les familles. Il semble qu'il faudrait atteindre un minimum d'aisance pour que tes enfants ne soient pas des victimes. Il y aurait peut-être aussi un maximum à ne pas dépasser. Certaines familles riches (trop riches) ne sont pas unies parce que leur vie est trop facile, l'ennui vient et la mésentente s'installe dans le foyer.

De toute façon, que ce soit par insuffisance ou surabondance des moyens matériels de la vie, le déséquilibre familial est très fréquent, Les enfants le ressentent profondément.

Il n'est pas question de rechercher ici quels sont les éléments de l'équi­libre et, par conséquent, du bonheur d'une famille. Mais on pourrait essayer de discerner quels seraient les remèdes ou les compensations que l’on pourrait donner aux enfants frustrés.

Autrefois, les conditions de vie de beaucoup de familles étaient aussi très mauvaises. Mais l'enfant pouvait y échapper et trouver des refuges. La rue n’était pas dangereuse, même dans les grandes villes, la campagne était à portée de la main ; les terrains vagues étaient très nombreux. Mais la civili­sation industrielle, la concentration urbaine, ont modifié cet état de choses. L'enfant n'a plus d'endroit à lui où il puisse se re-créer, se retrouver, se réfugier. Il n'a plus beaucoup de recours : il est écartelé dans sa famille et, dans la rue, la multitude des bruits, des mobiles qui évoluent autour de lui, l'obligent à un éparpillement supplémentaire de son être ; il n'a plus de havre, il n'a plus de port.

Seule l'école peut être cet endroit réservé, ce refuge préservé où l'enfant pourra être lui-même et où il pourra trouver un milieu sécurisant, et une affection dont il est si avide.

L'enfant a besoin d'être aimé, d'être considéré autrement que comme un objet, un élément du décor, un caillou de ce monde.

Autrefois, les vieilles méthodes semblaient garantir cet équilibre parce que, en dehors de l'école, sur la petite place, dans la rue ou à la maison, l'enfant était en sécurité : il pouvait être lui-même. Elles n'apportaient peut-être pas beaucoup à l'enfant, mais elles ne lui étaient pas trop néfastes.

Mais maintenant, il est absolument indispensable, il est urgent même de reconsidérer la question sous cet angle : « L'école est, désormais, le seul recours ».

Alors, l'enfant ne doit pas être considéré comme une machine qui assimile plus ou moins bien le calcul ou l'orthographe mais comme un être vivant qui souffre, qui a des problèmes, qui a vécu des drames et qui a besoin de s'en délivrer pour retrouver son unité sinon sa sérénité.

J'ai quelques contacts avec les vieilles méthodes et je suis effrayé de voir à quel point on ignore la personnalité de chaque enfant. Si la vieille souche de mon jardin pouvait faire de la grammaire, du calcul, de l'orthographe, beaucoup d'instituteurs l'installeraient sur un banc de leur classe.

Les Techniques Freinet donnent à l'enfant le moyen d'extérioriser au moins son malheur et de s'en libérer, que ce soit directement par le texte libre ou le dessin, ou indirectement par la poésie, le théâtre, la musique, etc. Cet aspect de la possibilité de libération par des voies secrètes est très important.

La réussite dans le travail est également très rééquilibrante. Réussir à l'école alors que la vie extra-scolaire n'est qu'une succession d'échecs.

Quel monde exaltant, le monde où l'on réussit, où l'on est capable de quelque chose.

Dans les vieilles méthodes, il n'y avait que tes premiers qui pouvaient se sentir ainsi rassurés sur eux-mêmes. Comment les instituteurs actuels se plaindraient-ils des méthodes employées par leurs aînés puisqu'ils étaient les têtes de classe qui réussissaient.

Mais le reste de la classe ressentait le désavantage de n'être pas le premier ou le second.

Rudoif Steiner disait, à ce propos (1) :

La naissance et l'extension de la technique ont tout modifié. L'humanité se trouve aussi impliquée dans un destin au sein duquel la condition humaine et le développement de l'enfant se heurtent à des obstacles tels qu'aucune époque n'en a jamais connus.

 

Même idée dans la communication de RAUSCHER (Haut-Rhin) :

Ce ne sont certainement pas les méthodes qui garantissaient autrefois un milieu équilibré, mais une vie plus calme, une organisation sociale et fami­liale plus stricte, mais aussi plus communautaire, une vie moins individualisée, une ambiance plus proche des éléments fonctionnels. Nous sommes allés dans ces écoles et, si nous n'avons pas été des révoltés, c'est que notre vie était elle-même plus équilibrée parce que plongeant profondément ses racines dans le passé. Nous étions plus équilibrés, si l’on peut s'exprimer ainsi, parce quel nous étions mieux enracinés dans notre milieu ambiant.

LE COQ nous apporte plus directement son expérience d'instituteur :

Les enfants de 1960 sont moins capables d'attention et de concentration que ceux de 1940.

Les acquisitions en calcul et en orthographe ne se fixent pas sous la simple vertu de l'intérêt. Les sciences d'observation et d'expérience accrochent davan­tage et laissent des traces plus durables dans la plupart des esprits. Je pense qu'un enseignement du calcul lié au réel, comme les sciences, offrirait les mêmes avantages.

La grammaire n'intéresse pas l'enfant. Il faut le tenir en éveil en inter­rogeant constamment, soutenir l'attention artificiellement. L'orthographe fran­çaise est si capricieuse, si illogique qu'elle demande avant tout de l'entraînement avec quelques règles que les enfants ne retiennent pas du premier coup et qu'ils se refusent souvent à appliquer quand ils les connaissent. D'autres appliquent les règles avant même qu'on les ait enseignées. Nous sommes dans te domaine de l'absurde mais l'acquisition de l'orthographe a tant coûté qu'on y tient et qu'on honore la personne qui la possède. L'enfant, livré à sa nature, s'en soucie peu. Il va à l'essentiel : au sens du texte, à la richesse au pittoresque de la pensée dans sa forme orale et écrite.

L'attention, la concentration, les enfants en sont capables spécialement dans leurs jeux. Elle devient puissante lorsque l'enfant s'intègre volontaire­ment à un Groupe actif, forme moderne du travail. J'ai vu récemment quarante élèves au moins s'appliquer à recueillir pendant deux jours, sur de petites planchettes, du sable dans tous les coins de la cour pour réaliser un barrage de Fréjus ou un canal du Rhône au Rhin ou les deux à ta fois. L'essentiel était d'inonder le préau au maximum. Comme il était trop sec, je n'y voyais que des avantages. Les enfants travaillaient comme des fourmis, ne pensaient à rien d'autre, quittaient même le jeu de football pour s'intégrer au groupe. Beaucoup vinrent observer le résultat le dimanche matin avant la messe, car il pleuvait. Le lendemain, au moyen d'un seau porté à deux à travers la cour et au pas de course, le plein fut fait à nouveau.

Voilà le genre de concentration que nous cherchons à faire naître dans nos classes avec plus ou moins de succès lorsqu'une étude correspond aux besoins actuels de l'enfant. Mais nous avons nos limites, ne fût-ce que le manque de place et la diversité des enfants.



S'agit-il d'un déséquilibre ou d'une nouvelle forme d'équilibre ? La jeunesse n'est-elle pas apte à s'adapter plus vite que nous à la vie moderne selon les images vraies ou artificielles que nous lui offrons ? S'adapter à cette vie qui plonge de plus en plus l'homme dans le milieu social, dans un milieu social agité, dynamique, si bien que certaines natures cherchent dans l'isolement des forces profondes qui leur permettront de tenir au rythme nouveau.

L’alimentation est défectueuse. (Les produits qui sembleraient les plus natuirels, comme la farine ou la viande fraîche, ne le sont plus, et je ne parle ni des conserves, ni de l'alcool, ni du café, ni de la sous-alimentation par manque d'argent.)

Le bruit. En classe, le bruit, l'agitation ne peuvent être que passagers. Il faut des moments de silence. Ils viennent d'eux-mêmes et, à défaut, nous pouvons obtenir cela car l'enfant apprécie la discipline, inconsciemment. Le silence est apaisant. En ville, l'enfant subit le bruit, l'agitation. Il en est, certes, déséquilibré ; on acquiert un équilibre différent par adaptation.

A en juger par les émissions de radio « des beaux jeudis » ou par les clowneries adultes de la Télé destinées aux enfants, je pense qu'un effort de l'adulte a été fait pour aggraver les dommages subis non en apaisant mais en excitant. Ces émissions m'énervent. Elles ne sont que vaine agitation et les enfants expriment leur satisfaction par des « ouis » qui font penser à des hurlements de bêtes parquées. Depuis quelques mois, les émissions du matin, entre 7 heures et 7 h. 30, sur Rennes-Paris, ont le même caractère trépidant. Elles se veulent spirituelles. Elles ne sont qu'énervantes parce qu'elles passent du coq à l'âne et ne remuent que du vent dans un tourbillon de paroles. Ce bruit, qui peut donner au citadin l'illusion d'une vie plus intense, est, pour l'être habitué au calme de nos campagnes, insupportable, sans plus. Voilà un facteur de déséquilibre pour l'enfant qui peut s'y complaire. A nous de ne pas aggraver le mal.

La débauche d'images nuit à la concentration de la pensée, mais l'image élargit l'horizon, elle ouvre les yeux sur des réalités lointaines ou inaccessibles. Elle peut aider à saisir le sens d'un texte si elle ne s'y substitue pas tout simplement.

Difficultés du milieu familial : voilà l'opinion d'un instituteur exerçant dans un milieu ouvrier de Meurthe-et-Moselle :

Les parents portent une lourde responsabilité. La mère, dans 99% des cas, ne travaille pas au dehors mais elle est incapable d'imposer la moindre disci­pline à ses enfants. Ceux-ci, dès le plus jeune âge, sont livrés à la rue. Ils se couchent souvent très tard, d'où un manque de sommeil permanent.

Le père, qui rentre du travail, quitte souvent la maison pour se livrer à des occupations diverses. De sorte qu'il n'y a pratiquement aucune autorité dans la famille.

L'enfant doit subir la radio que personne n'écoute, la télévision qui réduit son sommeil, les repas généreusement arrosés. D'où, un début d'alcoolisme.

Le dimanche, l'enfant passe sa journée au cinéma. Il n'est pas rare que, après avoir obtenu de la faiblesse des parents l'argent nécessaire, il subisse trois séances dans trois cinémas de la ville.

 

Dans les réponses à l'enquête menée par M. Jaegly, un élément de déséqui­libre apparaît presque toujours au premier rang : la télévision (il s'agit, en effet, d'un milieu essentiellement ouvrier. Le mal paraît moins généralisé à la campagne).



Une des causes de dispersion de l'attention est, je crois, la télévision et, surtout, certaines émissions périodiquement répétées. L'enfant de 1 à 10 ans a déjà ses héros dont le souvenir hante la pensée au point de le distraire de toute autre activité. Les jeux des garçons, depuis la rentrée scolaire, se calquent sur ces émissions.

(Ecole de Batilly-Paradis filles, M.-et-Moselle.)

Le manque d'attention, chez nos élèves, se remarque surtout depuis ces dernières années. Il est de plus en plus difficile de la fixer, même pendant les leçons. A quoi est dû ce manque d'attention ? Certainement, pour beau­coup, à la vie moderne : auto, cinéma et, surtout, à la télévision.

Il a fallu que je montre une extrême sévérité pour que les élèves ne manquent pas la classe le samedi après-midi ; les employés ayant congé, demandaient l'autorisation d'emmener leurs enfants, soit à la ville, soit en voyage. Comme j'ai surmonté cette difficulté par une certaine fermeté, les parents viennent assez souvent prendre leurs enfants à la sortie de l'école, avec leur auto. L'enfant le sait et, tout l'après-midi, pense à ce voyage, ce qui nuit naturellement à l'attention. Je ne parle pas de la sortie du dimanche qui fait rentrer tard le soir, d'où manque de sommeil.

Le cinéma et la télévision semblent en être une autre cause. A l'arrivée à l'école, le matin, dans la cour, les enfants ne parlent que du film qu'ils ont vu la veille ; l'après-midi, de celui qu'ils verront le soir. Le samedi, à la sortie de la classe de l'après-midi, c'est une véritable envolée vers le poste de télévision. Les parents, ù de rares exceptions près, se montrent trop faibles pour que leurs enfants se couchent à une heure raisonnable.

Ecole de Batilly-Village (M.-et-M.)

 

LE PROBLÈME DE L'ATTENTION

Cause ou conséquence du manque d'équilibre, le problème de l'attention est aujourd'hui au centre de toute notre pédagogie. Mais il est excessivement complexe. Notre rapport visera plutôt, en conséquence, à essayer de dénouer cette complexité que de prétendre répondre hâtivement à la masse des questions soulevées.

Une maladie nouvelle, écrit l'institutrice de Saint-Ail (M.-et-M.) : l'impossi­bilité fonctionnelle où se trouve l'enfant de fixer son attention.

C'est un fait, et, depuis plusieurs années déjà, je constate dans ma classe les dangers de cette maladie, car c'en est une, et elle se généralise, devient une véritable épidémie, car souvent j'entends des collègues s'écrier : « J'ai de moins en moins de bons élèves. »

Cette maladie nouvelle est une des causes et, peut-être, la principale, de la diminution du niveau scolaire.

Je dirige la même école depuis 1927 et, en faisant un retour en arrière, je suis bien obligée de faire la même constatation : pour arriver aux mêmes résultats qu'autrefois, il faut fournir une somme considérable d'efforts, de peine, de fatigue, fournie, non par l'élève, mais par le maître. Il faut constam­ment rappeler l'enfant à ses devoirs, l'obliger à fixer son attention, le rappeler sans cesse à la réalité.

Mais qu'est-ce, d'abord, que l'attention? Est-ce, comme on l7a cru souvent une faculté spéciale, semblable à ce qu'on croyait être la faculté d'intelligence ou de mémoire ?

D'où vient cette attention ? Comment se déclenche-t-elle ? Sous l'effet de quels moteurs ? Comment, en conséquence, la maintenir et l'activer chez les individus, la reconquérir lorsqu'elle est dangereusement en baisse ?

L'habitude qu'on a prise de considérer l'attention comme une faculté auto­nome fait qu'on lui cherche ce moteur et ce remède, autonomes aussi. Comme dans une auto : il n'y a pas d'allumage : il suffit de voir les accus et les connexions ; il n'y a plus d'essence : on regarnira le réservoir.

Or, l'attention se trouve, du fait de cette conception, intimement liée, dans l'esprit de la plupart des correspondants, à celle d'effort et de volonté. L'atten­tion, explique-t-on, est un état de concentration qui permet la solution des problèmes. II suffit de vouloir pour parvenir à cette concentration.

Ces notions : attention, volonté, effort, ont été intimement liées depuis le début du siècle dans les écrits de tous nos psychologues et philosophes, L'Ecole traditionnelle en est encore tout imprégnée. Elle n'a pas encore pris conscience de l'impasse où nous mènent ces conceptions. Mous allons essayer ici de débrouiller quelque peu la question qui sera certainement à reprendre dans le détail, au cours d'études ultérieures.

 

L'ATTENTION - L'INATTENTION

MANIFESTATIONS DU MANQUE D'ATTENTION — CAUSES — REMEDES

On remarque l'absence de cette faculté surtout chez les élèves ayant séjourné en préventorium ou en maison de cure. On peut aussi déplorer le manque d'attention, mais à un moindre degré, chez les élèves assidus aux cours de l'école primaire.

L'inattention se manifeste par une impossibilité d'écrire sans faute un texte de quelques lignes, par des gestes dispersés et une attitude non conforme à celle de l'élève intéressé par ce qu'il fait.                       

Le manque d'attention est surtout dû à l'indifférence de l'élève pour tout ce qui touche la sanction, bonne ou mauvaise, de son travail. Dans presque tous les cas, l'élève sent qu'il n'est pas responsable de son travail, de ses actes. Il sent autour de lui, prête à agir, une véritable équipe de secours, instituée par les camarades, les parents et les éducateurs. L'élève n'est jamais laissé devant un obstacle jusqu'à ce qu'il le surmonte par ses propres moyens. Il est aidé trop tôt. Et son attitude devant les difficultés est l'attente, attente de l'aide extérieure. Il se tourne de côté et d'autre, mobilisant son esprit plutôt pour trouver des moyens de passer le temps avant l'intervention du moniteur, que pour surmonter l'obstacle proposé.

L'expérience montre à tous les élèves, à tous les avertis, du moins, qu'il y a autant d'avantages à adopter la solution de fuite que celle de la lutte.

De même qu'il existe une porte ouverte à quiconque, maintenant, veut se « reconvertir », il y a tous les jours, à tous les moments de l'éducation des enfants, la possibilité pour eux de se libérer de l'effort d'attention : maladie, gâteries des parents, tricheries vis-à-vis des camarades, défaillances des parents et éducateurs.

Tout être ne s'attache à surmonter seul une difficulté que dans la mesure où il s'en estime capable. Pour éprouver ce sentiment, il faut qu'il ait précé­demment vaincu tel obstacle par le seul recours de sa volonté. C'est l'absence de ce sentiment qui peut être à l'origine des dérobades que l'on rencontre habituellement.

L'élève peut prendre conscience de sa valeur dans des exercices simples, d'abord des mouvements corporels, pour lesquels un court entraînement est demandé, mais qui nécessitent une certaine tension d'esprit. Des mouvements désordonnés ou inconscients, de sports tels que te football, seraient à déconseiller.

Quant aux conditions matérielles de l'attention : silence, isolement, elles sont très rarement rencontrées, à l'école ou à la maison. Elles sont cependant nécessaires.

X... (Communiqué par M. JAEGLY.)

L'attention imposée du dehors est déséquilibrante et inefficace. Rien ne vaut la recherche de la solution à des problèmes personnels. On peut faire confiance à l'enfant : ses problèmes personnels sont innombrables et il y a là un enrichissement certain sur le plan culturel.

L'enfant a un pouvoir de concentration extraordinaire. J'en ai des exemples tous les jours. Je dirai même qu'il n'est pas dangereux de voir un enfant se spécialiser dans telle ou telle activité parce qu'il sera nécessairement entraîné à sortir du cercle dans lequel il pourrait s'enfermer.

D'autre part, il est un membre de la communauté scolaire et il se trouve au courant des recherches de ses camarades, et cela peut l'amener à sortir de sa spécialité.

LE BOHEC.

 

LA VOLONTÉ ET L'ATTENTION

J'ai naturellement constaté dans ma classe le syndrome du mal du siècle, ce que j'appellerais le « butinage » ou le « papillonnage », qui consiste à n'arrêter son attention qu'un court instant sur un objet pour aussitôt la reporter sur un autre sans rapport aucun avec le précédent.

Cependant, mon expérience personnelle ne me permettrait pas d'appeler ce dérèglement une « maladie nouvelle» car, ayant débuté dans l'enseignement «magistral» en 1944, je serais plutôt tenté d'être satisfait d'une amélioration indéniable et sensible apparue dans le comportement de mes élèves et les résultats obtenus.

Il convient donc de faire abstraction de la période 40-45 qui a été combien plus néfaste à l'équilibre scolaire que le rythme « fantasque » de la vie du temps de paix actuel. Des collègues plus anciens pourront faire la compa­raison avec « l'avant-guerre 40 » et nous diront sans doute que l'on obtenait de meilleurs résultats avec les enfants de ma génération. Ici, je me permets de sourire ; mes souvenirs personnels me poussent à douter de la haute estime dans laquelle nos instituteurs tenaient les galopins que nous étions : ils regrettaient que nous n'ayons pas le sérieux de nos aînés et de nos pères (ils souffraient surtout de classes surchargées) — nos aînés et nos pères qui avaient reçu des coups de règle sur les doigts joints pour les rappeler à un peu plus d'attention.

Le rythme de vie est-il en cause ? Les sollicitations extérieures exercent- elles une attraction si puissante ?

Je crois que le passage d'une automobile en 1900 dérangeait beaucoup plus que la circulation folle d'aujourd'hui. Un oiseau sur une branche faisait beau­coup plus rêver les gamins, en mal de liberté que le passage infernal d'un avion à réaction.

Ce n'est pas par esprit de contradiction que, dans ce long préambule, je prends le contre-pied des remarques pertinentes des psychologues et des sociologues qui ont su découvrir le rôle joué par le rythme de vie dans ta modification de l'attention.

Je l'ai fait pour me permettre d'attaquer dans une autre direction : oui, les enfants souffrent du rythme palpitant de la vie moderne, mais ils n'en souffrent pas directement {l'enfant s'accommode très bien d'un rythme trépi­dant qui s'accorde avec sa propre nature : j'en prends pour illustration un préau de récréation un jour de pluie) — les enfants souffrent de la dispersion des intérêts du monde actuel, par ricochet ; ce sont leurs parents qui en souffrent directement.

L'enfant est déréglé par le dérèglement de la vie familiale. Les remèdes à y appliquer sont évidemment beaucoup plus difficiles à trouver : nous sommes maîtres dans nos classes, nous ne sommes pas maîtres dans les familles : nous n'avons pas notre mot à dire sur la nourriture de l'enfant (aliments, boissons, heures et importance des repas), le problème du logement ne dépend pas de nous, nous ne pouvons pas mettre en panne tous les postes de télévision, nous ne pou­vons pas casser tous les disques des frères aînés, nous ne pouvons pas forcer les parents à se promener avec leurs enfants le dimanche plutôt que de se débar­rasser d'eux en les envoyant dans n'importe quel ciné ; ce n'est pas nous qui bordons nos élèves dans leur lit ; nous ne pouvons pas déchirer les publica­tions en images qui sont l'unique pâture spirituelle de toute la famille ; nous ne pouvons empêcher personne d'être spectateur plutôt que sportif comme nous ne pouvons pas interdire l'entrée des temples ni la consommation de l'alcool avant la conception des enfants qui seront nos futurs élèves.

Dans d'aussi mauvaises conditions et avec de si mauvais exemples, on s'étonne même que l'enfant garde un tel niveau (je suis sûr que l'on admire certains de nos élèves dans leur famille).

Quelle est la part de la volonté dans l'amélioration de cette situation ?

Elle est énorme, tellement énorme qu'elle est impossible à l'enfant : c'est de ses parents que tout dépend, et là...

quelle éducation,

quelle force de caractère,

quelle persévérance cela va exiger...

Sinon ?...

Il reste l'école.

En présence du maître, la baisse de l'attention est moins sensible.

Personnellement, je n'ai pas à m'en plaindre — tant que j'interviens directe­ment (leçons, interrogation, exercices Lamartinière, observations, calcul men­tal et rapide, préparations de dictées, dictées, lecture en commun). Mais il est un domaine « para-scolaire» où la baisse, pour ne pas dire la perte de l'attention m'inquiète au plus haut point : c'est la lecture libre.

Je m'aperçois avec détresse qu'à part quelques cas particuliers et diamétra­lement opposés, les enfants n'aiment plus lire, ne prennent plus le temps de lire, ne savent plus lire : on lit le moins possible — juste ce qu'il faut quand on est bon élève, le moins qu'il est possible pour les autres.

Et c'est catastrophique car la lecture est la base de tout savoir (je ne m'étends pas sur ce point).

Les raisons de ce détachement de la lecture ? Elles sont encore d'ordre fami­lial : comment l'enfant ferait-il pour aimer la lecture alors que chez lui, person­ne ne lit ? (je parle ici de lecture sérieuse et non pas du feuilleton, de la bande dessinée ou du roman-film).

Liberté de la presse... que de crimes a-t-on commis en ton nom.

J'en reviens aux remèdes : ils cadrent assez mal dans une dissertation péda­gogique ou plutôt ils ne s'appliquent pas à une pédagogie de l'enfance mais à une pédagogie de l'adulte qui en a plus besoin que nos élèves qui eux, ont la chance d'avoir, 6-7 heures par jour, un guide à leur service, un conseiller, un ami, un grand et véritable ami et non un exploiteur, un abêtisseur ou un com­merçant cupide.

(SIMON L. à Joeuf, M.-et-M.)

 

D'OU VIENT LE MANQUE D'ATTENTION DE NOS ENFANTS ?

Je ne pense pas qu'il faille profondément accuser l'Ecole de la faiblesse d'at­tention reprochée aux écoliers. Les causes extra-scolaires que vous signalez et sur lesquelles il serait banal de s'étendre perturbent sérieusement le travail de l'enfant

D'autre part, si je me réfère à mes souvenirs d'enfant, il y a toujours eu des élèves faibles, ne profitant pas des acquisitions scolaires. Je suis toujours triste­ment surprise, lorsque j'ai l'occasion de m'occuper de jeunes ruraux, du nombre d'entre eux qui n'ont pas leur certificat d'études (non seulement chez les adoles­cents, mais chez les jeunes de 30 ans).

Les échecs rencontrés par l'enfant ne proviendraient-ils pas surtout des exi­gences accrues des familles, du désir de faire effectuer à l'enfant un travail intellectuel que son niveau d'intelligence ne lui permet pas d'accomplir ? Les instances des familles, le désir que l'enfant entre en 6ème ou au collège technique font placer dans des classes des enfants non préparés qui auraient intérêt à être inscrits dans un cours plus faible. Ne comprenant pas, ne dominant pas l'ensei­gnement reçu, l'enfant ne peut être attentif.

Mmc HIDALGO (Gironde).

 

POURQUOI NOS ENFANTS FONT-ILS DE PLUS MAUVAISES DICTÉES ET DE MOINS BONS PROBLÈMES QUE CEUX DU DÉBUT DU SIÈCLE

Cette question pourrait être remplacée par la suivante : Pourquoi tes jeunes Gaulois maniaient-ils plus facilement la hache que les jeunes Français d'aujour­d'hui? Le bon sens suffit à répondre: on les y entraînait en conséquence. La dictée et le problème sont des exercices de type artificiel dont on vient à bout par un dressage méthodique. Il suffit d'établir un programme des difficultés et de s'y essayer chaque jour. Le maître qui obtient de bons résultats en dictée par exemple est celui qui ne se contente pas de remarques sur l'orthographe lors de sa correction, mais qui, à tout moment, donne aux élèves la hantise de la faute d'orthographe. Cette idée fixe peut avoir sur l'enfant l'effet d'une ascèse bienfai­sante mais peut tout aussi bien vider son esprit de toute autre inspiration. Ce qui nous vaut parfois des lauréats de l'orthographe incapables de rédiger une composition française.

La crainte de faire cinq fautes ou la vanité de n'en faire aucune, suffisait peut-être à mobiliser la volonté des enfants d'autrefois. Aujourd'hui, ces deux sentiments complémentaires ne semblent plus avoir beaucoup de prise sur eux. Est-il si difficile de comprendre pourquoi? Que représente un cahier d'écolier sur le plan affectif ? Peu de chose. Si nous voulons donc valoriser le souci de l'orthographe, il faut toucher d'autres ressorts affectifs que le plaisir d'avoir un cahier scolaire rempli de bonnes notes : la négligence orthographique est ressen­tie désagréablement quand elle est reprochée dans une lettre, dans un article de journal, dans un document qui circule.

C'est pour cette raison que nous attendons de meilleurs résultats en ortho­graphe de nos techniques que de la pratique artificielle de la dictée.

On ne peut plus nier que certaines formes d'inattention proviennent d'une frustration de l'expression naturelle. De même que l'absence de sommeil ou de nourriture empêche la concentration chez l'adulte, de même l'absence d'expres­sion libre conduit les enfants à ne s'intéresser à la lecture et à l'écriture que par suite d'une contrainte. Le grand malentendu entre les parents et nous, entre nos collègues et nous, provient de ce que nous ne voyons pas l'acquisition du savoir dans la même perspective. Pour eux, c'est une construction logique im­posée à un esprit qu'on aura débarrassé de toute distraction. Pour nous, c'est' une construction biologique où la distraction joue le rôle de soupape d'échappe­ment. Un esprit continuellement tendu, une pensée sollicitée en permanence, loin d'être le sommet de notre personnalité, sont le signe d'une obsession, d'une idée fixe, d'un déséquilibre. La concentration d'esprit pour l'adulte comme pour l'enfant, reste un phénomène exceptionnel et épuisant. Les hygiénistes et les psychologues ont prouvé qu'en classe un enfant de 8 à 14 ans ne peut guère se concentrer plus de 10 minutes consécutives, à moins d'une motivation, d'un captage de l'affectivité. C'est ce que nos méthodes essayent d'obtenir en supprimant le divorce entre les acquisitions intellectuelles et la mentalité de l'enfant.

R. UEBERSCHLAG, I.P.

 

EFFORT ET VOLONTÉ

Aidons l'enfant dans ses efforts, écrit l'institutrice de Saint-Ail (M.-et-M.), dans son désir de mieux faire. C'est à ce moment-là que la volonté doit interve­nir. Fortifions-la. Apprenons à l'enfant à dire « je veux... il faut que je fasse mieux aujourd'hui ». La grande vertu de la volonté, c'est le courage. Il faut apprendre aux enfants ce qu'est l'héroïsme et la lâcheté...

Et lorsque l'enfant saura tout cela, lorsqu'il aura bien dit : je veux, il sera dans la pratique plus lâche encore que ceux qui n'ont pas pris verbalement de telles résolutions.

Effort et volonté ! Coué faisait remarquer déjà que, chaque fois que se trou­vent en présence volonté et imagination subconsciente, c'est toujours la volonté qui est défaillante. Et il citait volontiers l'exemple de l'apprenti bicycliste. Il y a là-devant une pierre. Il faut l'éviter... il bande sa volonté et, immanquable­ment, avec une précision incroyable chez un débutant, il passe sur la pierre.

Non le problème attention, volonté, effort vaut d'être réexaminé dans l'espoir de découvrir les forces vraies et réelles qui nous permettront de mobiliser à nou­veau un maximum d'attention.

Je ne sais pas ce que c'est que vouloir sans faire. Le tout est d'obtenir que l'enfant fasse, c'est-à-dire qu'il s'engage dans un travail dont on lui aura donné le goût et où il prendra conscience de son pouvoir.

C'est complexe.

La volonté ? C'est une grande chose, la volonté, et elle va créer de jolis em­bouteillages !

A mon avis la volonté participe de tout l'être : il y a une volonté physique, musculaire, et je dirai, moi aussi, tout de suite : c'est la seule qui s'appelle volonté. C'est l'exercice musculaire seul qui exerce et entraîne la volonté. L'effort physique est la seule école de volonté. C'est la volonté-courage.

Il y a une volonté sentimentale, affective : on veut parce qu'on aime. On est attiré, aimanté plus que volontaire. C'est le plaisir qui crée la volonté. C'est aussi l'appât qui crée le geste volontaire. Comme la carotte que l'on met devant le nez de l'âne pour le faire avancer ! C'est le plaisir : c'est « l'Ecole dans la joie ». L'Ecole joyeuse. On dore la pilule. On raconte des histoires et l'on fait passer les participes — qui ne passent pas —, On confond très souvent ceci avec ce que tu préconises.

« L'Ecole active » trempe très souvent dans cette sauce.

Enfin il y a la volonté morale. Pour qu'elle s'exerce, il faut aussi une carotte. C'est un « idéal». Il faut une lumière. Cette volonté morale n'est le fruit que de la vie collective. Dans une société, cet idéal peut naître. Ainsi, je l'ai vu en Pologne : Ces gens qui ont su choisir, vouloir d'abord certains biens avant d'au­tres, où exercer cette volonté. (Quels que soient les moyens et quel que soit le jugement). Dans une classe cet idéal moral peut exister. Une structure coopéra­tive peut le faire naître.

Mais l'effort ? Participe-t-il de toutes ces volontés ?

Je ne crois pas. On ne devrait pas l'accoler au mot volonté. La volonté c'est une affaire de carotte.

L'effort c'est autre chose.

Voyons la pente opposée : le non-effort, qu'est-ce que c'est ?

C'est la fatigue.

C'est là le mot qu'il faut avancer : Effort et fatigue.

On veut toujours.

Il n'y a pas d'être vivant qui ne veut pas et même à l'Ecole traditionnaliste, les enfants veulent toujours.

Ce qui ne marche pas, ce n'est pas tellement que la volonté du maître ne coïncide pas avec celle des élèves, c'est que l'enfant ne peut pas, tout entier, tout vouloir ce que l'adulte veut.

Au départ l'élève veut toujours. Un peu, un tout petit peu ou un peu plus. Mais il veut. C'est toujours amusant de vouloir. Il s'arrête vite de vouloir...

Là intervient la fatigue.

Car le problème est beaucoup plus du côté du déséquilibre que de l'équilibre : l'équilibre c'est la santé. C'est l'idéal, ça, c'est la carotte.

Tout ce que l'on peut faire c'est réduire le déséquilibre. Réduire la fatigue.

Le problème n'est pas plus simple que de vouloir faire intervenir la volonté. C'est tout ù fait la même chose. Seulement cela me permet d'apporter une cita­tion qui éclaire beaucoup de choses.

Ma citation, je m'en excuse, est de Robert Lamoureux. Elle est plus que de bon sens. Elle n'est pas seulement poétique. Elle n'est pas seulement subtile et humaine. Elle est tout cela à la fois. C'est un poème « la fatigue».

Il y répond à ceux qui lui trouvent mauvaise mine et qui lui disent « qu'il se fatigue trop ! »

Or même les docteurs disent qu'il y a une bonne et une mauvaise fatigue...

Et la bonne fatigue, Robert Lamoureux (dont le vrai titre du poème est « L'Eloge de la fatigue») dit :

« Cette fatigue-là, monsieur, c'est du bonheur. »

Encore :

« Et ma fatigue à moi c'est une récompense.

C'est la preuve monsieur qu'on vit avec la vie. »

Et à ceux qui lui conseillent le repos, la douce quiétude, il répond : « Si je m'abandonnais à cette douce intrigue Mais je mourrais, monsieur, tristement... de fatigue.»

Là donc est je crois le problème.

Et la seule réponse on la trouve, évidemment dans cet élément nouveau en pédagogie -que tu as apporté et cette formule ;

la vie —l'élan vital

— l'expression libre

   le lien avec le milieu vivant

— le travail.

Quand nous aurons ainsi en pédagogie ouvert une fenêtre sur la vie, pour ad­joindre à notre sang une nouvelle circulation qui sera celle de l'air libre — tu vasvoir pourquoi — nous aurons une solution sûre et durable.

En effet je viens de lire dans « La Vie des Bêtes » un article sur les Etoiles de Mer.

Ces... animaux sont les seuls, depuis des milliers d'années, à ne pas avoir évolué.. Elles n'ont pas comme tant d'autres évolué en ce sens qu'elles n'ont pas changé de milieu. Dans tous les ordres on voit des espèces qui transgressent la loi de leur ordre : il y a des mammifères sur l'eau, des oiseaux qui nagent et ne volent pas, des poissons qui vivent 6 mois hors de l'eau sous les tropiques, il y a des crabes d'eau douce, il y a des crabes terrestres.

Or les Etoiles de mer vivent dans l'eau de mer et n'en sont jamais sorties. Elles sont voraces, mais elles vivent de très peu et pourtant vivent et se repro­duisent « normalement ».

L'explication en est que l'étoile de mer a deux appareils circulatoires dis­tincts : un appareil sanguin — comme tout le monde — et un appareil aquifère avec une ouverture où de puissants cils vibrátiles produisent à l'intérieur de l'organisme un grand courant d'eau de mer.

Voilà un être puissamment relié à son milieu — et depuis l milliard d'années.

Toute vie serait sortie de la mer. Et depuis, elle erre ; comme le juif errant et comme le chevalier à la conquête du Graal... L'idéal serait peut-être ce second appareil circulatoire d'air libre qui doublerait notre rythme sanguin pour équi­librer notre rythme de vie.

Mais l'effort? L'effort il est comme celui que promet le moteur de l'auto quand ça carbure bien.Il lui faut aussi comme aux voitures puissantes la double carburation.

Dorénavant pour définir une bonne pédagogie il faudra s'en remettre aux conditions classiques d'un corps sain, d'une collectivité aidante, d'un accord avec le fondement psychologique de chaque être mais aussi à celle-ci, essentielle, de la seconde carburation, du courant vital reliant l'être à un milieu aidant.

Et l'on en revient à ton « Dit » du permissionnaire.

A la caserne, la séance des pluches c'est la corvée.

A la maison la séance des pluches c'est l'accessoire.

Le vital est ailleurs dans les deux cas. La première fois il y a fatigue, désé­quilibre. Dans le second cas, le même geste ne fatigue pas parce qu'il n'y a aucune force usée, l'énergie est remplacée aussitôt, dédoublée même, qui sait ?

 

DISCIPLINE ET AUTORITÉ

« Trop libres ». « Trop livrés à eux-mêmes ».

C'est exact. Le laisser-aller n'est pas une liberté. C'est un instinct. Ce n'est pas un effort.

Il n'y a qu'une vraie liberté : c'est la liberté intérieure. Qu'est-ce qui torture le plus un homme emprisonné ? C'est, disent les spécialistes, son imagination. (Et aussi ses besoins génésiques. A tel point qu'en Amérique on permet à des femmes une visite d'une nuit par semaine pour humaniser la détention).

A l'école seule l'imagination offre sa torture (mais dans les internats d'ado­lescents...).

Or l'imagination c'est comme la vapeur, le gel, la pression de l'eau : des forces irrésistibles.

Mieux vaut les canaliser que tenter de les anéantir.

En faisant appel au fond affectif et sensible de chaque élève on évite le re­foulement de forces qui vont à l'encontre de l'éducation.

Au lieu de brandir la répression, il vaut mieux faire un album...

Personnellement j'ai toujours échappé à toute contrainte par le biais de la vie intérieure (car l'imagination ne torture le prisonnier que lorsqu'il y a des murs. Quand il n'y en a pas, l'évasion est facile ! ).

« Les prisons valent tous les châteaux

Les boulets des bagnards valent leur pesant d'or

Pour qui est enfermé et plein de liberté. »

C'est dans la « Chandelle verte » et de Robert Pérot.

La discipline par ta poésie...

On va dire qu'on n'est pas pratiques.

Pourtant c'est la discipline par l'équilibre...

 

M. E. BERTRAND.

Non, les enfants ne peuvent pas vouloir sur commande, dit Rauscher (Haut­Rhin ). Le vouloir est à la fois physiologique, affectif et mental.

Si ces conditions ne sont pas remplies, il est déséquilibrant, il oblige à trop, d'efforts ; il rebute, il épuise, il surmène.

Une prise de conscience effective, un intérêt profond, c'est-à-dire qui répond aux besoins les plus fonctionnels de l'être, rend le vouloir plus facile, l'effort plus joyeux. Il s'agit bien alors d'une convergence des réactions les plus bénéfi­ques, l'ambiance de la classe, la vie coopérative rééquilibrent.

L'attitude aidante, prévenante, participe elle aussi à la régénération de l'être tout entier, avec son comportement conscient ou inconscient.

Nous avons reçu une longue communication de M. Delfolie, inspecteur pri­maire honoraire qui, lui, est le fanatique de la volonté. Croyance en la toute-puissance de la volonté qui mène le monde, et que les hommes ne diffèrent que par leur éducation de la volonté.

Voyons ce qu'en disent les philosophes contemporains.

Un livre récent «Qu'est-ce que vouloir» (Editions du Cerf) publie les élé­ments d'un colloque qui s'est tenu à Bonneval en 1956, dans le service psychia­trique du Dr Henri Ey sur le thème de la « volonté ».

Contrairement à ce que nous aurions pu croire, cette notion d'une volonté dépendante de tout l'être, n'est pas absolument nouvelle. Les auteurs le puisent déjà dans St-Thomas d'Aquin :

La volonté qui subit toutes les influences, depuis celle des astres et des autres hommes, celle de noire équilibre endocrinien jusqu'à celle de l'intelligence, est comme un point d'irradiation d'influences qui atteignent aussi loin — les astres exceptés — que celles qu'elle subit. Elle se manifeste alors, par excellence, comme le facteur d'intégration de la personne. Ce sont vraiment tous les plans de profondeur de l'être qui se recoupent dans la volonté.

Saint Thomas ne présente pas la volonté comme une faculté isolée, douée d'une commande totalement autonome. Il la montre clairement définie dans sa structure, comme la faculté tendancielle exprimant l'affectivité supra-sensible...

Saint Thomas n'a pas ignoré la volonté au sens des modernes : impassible faculté de décision, forte et prudente. Mais il a mis en lumière une conception plus synthétique de la volonté. Elle est la faculté de l'affectivité supra-sensible. Elle est la source de tout le dynamisme humain...

Gabriel Marcel écrit : J'aimerais reprendre ici et approfondir ce que j'ai dit il y a bien longtemps dans mon journal métaphysique. C'est une grave erreur, disais-je (p. 216) de voir dans la volonté une tension intérieure et rien n'est plus trompeur à cet égard que le théâtre de Corneille. Je pense que vouloir c'est au contraire se détendre et non pas se crisper.

Et voici qui devrait inciter à réflexion les partisans d'une volonté autonome et mobilisable à souhait :

L'action ne va pas vers ses buts par des cheminements entièrement prévisi­bles et dont elle pourrait commander à loisir les itinéraires ; elle est obligée de s'enfoncer dans l'opacité du monde pour y susciter ce qu'elle s'efforce de rejoin­dre... En nouant les fils de l'action sous l'empire du sens qu'elle s'efforce de deviner dans les sollicitations de l'histoire, la volonté se lance dans tes chemins de l'aventure et sa Mission propre est bien plutôt de faire accepter aux autres, par sa propre indomptable assurance, les risques redoutables auxquels elle s'ex­pose et les expose avec elle, que de leur annoncer l’avènement de quelque ras­surante certitude.

Même opinion du Dr Henri Ey :

La volonté n'est pas une force simple, celle du désir, de l'instinct ou de la raison. Il est aussi impossible de la concevoir comme un « élan », ou, comme on dit en psychologie moderne, une « pulsion », que de la définir comme une faculté. La volonté n'est ni la force qui fait persévérer l'être dans son être pour un être qu'il soit plante, animal ou homme, ni la puissance conative de la vie, de l'inconscient affectif ou du caractère, pour autant que ces forces représentent la nécessité « vécue »,

La volonté apparaît ainsi essentiellement comme un pouvoir de « contrôle » relativement aux forces qui tendent à échapper à la plénitude de l’existence ( c'est-à-dire des valeurs ) du moi et du principe dynamique d'auto-détermination. Elle est tout à la fois, et nécessairement, une possibilité de dire non ou oui au désir.

Et Jean Rouart conclut son exposé : J'ai voulu seulement montrer que la notion d'une volonté considérée comme faculté plus ou moins altérée, ou source d'énergie diminuée dans la pathologie, n'était plus utilisable.

Dans son beau livre « Le cerveau et La conscience », éditions du Seuil, Paris, Paul Chauchard explique qu'il n'a découvert dans le cerveau aucun centre, aucun mécanisme qui pourrait être le siège de la fonction volonté.

Il y a, dans la sensation, d'une part un état cérébral inconscient en lui-même, sorte de « présentation », transposition du monde et du corps en structures cérébrales grâce aux messages des sens arrivant dans les structures sensorielles du cerveau. Il y a d'autre part la prise de conscience de cet état cérébral, qui donnera la vraie sensation avec sa pleine efficacité dans la conduite réfléchie. De même la volonté est la prise en charge par la conscience individuelle des mécanismes moteurs cérébraux, mais ceux-ci peuvent fonctionner automatique­ment, indépendamment de la volonté.

Paul Chauchard, qui a participé au colloque de Bonneval dit aussi dans son rapport :

Le rôle des corps striés dans la motricité volontaire montre que la volonté n'est qu'un type de déclenchement spécial d'origine cérébrale de toute une coor­dination motrice qui n'a pas besoin du cerveau pour s'organiser mais qui se met à son service.

Quelles conclusions, ne seraient-elles que provisoires, tirer de cette enquête, et surtout quelles questions mériteraient d'être reprises, longuement étayées et discutées ?

1° Problème de l'attention

   Y a-t-il vraiment baisse des possibilités d'attention de nos enfants ?

Selon certains correspondants, la chose n'est pas absolument certaine. L'en­fant s'adapte très facilement au milieu. C'est cette adaptation qui requiert souvent une forme nouvelle d'attention.

Ce qui paraît certain, c’est que l'attention scolaire est effectivement com­promise.

   Quelles seraient Les véritables causes de cette baisse des possibilités d'attention ?

On en a dit quelques-unes. La question vaudrait sans doute d'être reprise et approfondie :

   Milieu physiologique ;

   Milieu social ;

   Milieu familial ;

   Milieu scolaire.

Un fait semble admis : l'attention ne se commande pas de l'extérieur. Il ne sert de rien de dire : « Fais attention ! » L'attention qu'on peut donner ainsi sur commande n'est pas la véritable attention.

— Y a-t-il danger à obliger l'enfant à faire attention ?

Les avis sont ici partagés.

Nous pensons que l'attention ainsi obtenue n'a pas la vertu de la véritable attention.

Pourtant certains de nos collaborateurs disent que cette obligation est pratiquement nécessaire et qu'elle n'est pas forcément déséquilibrante.

Les exercices formels sont-ils nécessaires et souhaitables ?

Il me semble, écrit Mme Hidalgo (Bordeaux), qu'il faudrait pouvoir prati­quer des exercices formels qui donneraient à l'enfant le sens du devoir — même s'il n'est pas très amusant — qui conduiraient aussi à un certain automatisme de la pensée (je songe aux accords grammaticaux, aux exercices de système métrique, aux opérations) et des exercices plus ouverts sur la vie, plus larges avec enquêtes et expression originale comme le désire Freinet.

C'est aussi l'opinion de M. Lefebvre, inspecteur primaire ;

Dans le milieu urbain surtout, un dosage de contrainte et de liberté s'impose.

2° L'attention, l'effort et la volonté

Parlant de leurs enfants, les parents disent souvent, devant une situation difficile ; « Il n'a aucune volonté, il ne peut pas se fixer... » Ou bien ; « Il ne sait pas ce qu'il veut, il ne s'intéresse à rien... » Ou encore : « Si vous saviez comme il est entêté et volontaire.» Tantôt c'est donc trop de volonté, tantôt pas assez. Et il s'agit de cas ordinaires, et non de cas anormaux...

Le cas de Rapin n'est-il pas caractéristique : il a été volontaire jusqu'à la mort puisqu'il a refusé de demander sa grâce, préférant affronter la mort.

a)      Comme l'attention l'effort imposé du dehors n'est jamais que de seconde qualité.

Peut-on et doit-on imposer cet effort ?

L'attention plus ou moins imposée du dehors, écrit encore Mme Hidalgo, n'est pas forcément déséquilibrante et inefficace. L'enfant aime aussi l'effort pour lui-même, pour progresser, pour devenir plus savant. Il comprend sou­vent qu'il étudie pour une fin qui n'est pas seulement simple fantaisie du maître.

La concentration naturelle et motivée de l'être pour des fins dont il sent la valeur est certainement plus solide. Mais on ne peut séparer arbitrairement ces deux modes d'action du maître. Il me semble que tout l'art pédagogique consiste justement à les relier.

Toute l'éducation, je crois, consiste à permettre à l'enfant de mobiliser sa volonté sur commandement. Spontanément, il préférerait, bien sûr, suivre sa pente naturelle, mais je crois que la véritable éducation est d'apprendre à vouloir.

b)   Peut-on apprendre à vouloir et comment?

Là est le grand problème sur lequel nous aurons encore beaucoup à dire.

Evidemment, nous pensons qu'il faut cultiver l'effort, la volonté, qui per­mettent une meilleure concentration de l'être et donc un maximum d'attention.

Mais puisque nous avons aujourd'hui la certitude que attention, effort et volonté ne sont pas des aptitudes ou des facultés autonomes, comme des méca­niques dont on déclencherait le mouvement en appuyant sur un bouton, mais qu'ils sont la résultante d'un ensemble de prédispositions et d'aptitudes qui restent à définir, nous devrons essayer d'agir sur ces éléments d'action,

c) L'enfant veut naturellement

L'erreur, c'est de croire que la tendance à l'effort et la volonté sont des qualités à acquérir alors qu'elles, sont éléments de l'être. L'individu, qu'il soit animal ou être humain, qui ne fait plus effort, qui démissionne devant la vie est un individu profondément atteint, physiologiquement et moralement. C'est un malade qu'il faut soigner. Et nous verrons comment nous pouvons éviter la maladie.

Notre rôle d'éducateur est, au contraire, de nourrir l'effort et la volonté, de leur permettre d'agir comme un ressort qui risque de s'écraser s'il reste toujours tendu, ou de perdre son élasticité s'il reste trop longtemps distendu.

La question qui, en définitive, semble devoir nous retenir le plus dans les prochains numéros est celle qui est implicitement posée par l'observation de Lefebvre : « Un dosage de contrainte et de liberté s'impose. »

C'est, en somme, autour de cette idée, sur laquelle nous sommes loin d'être d'accord, que nous avons décidé d'organiser la prochaine enquête, qui sera menée en accord avec l'Office central de la Coopération à l'Ecole et dont il sera discuté à notre prochain Congrès international de Saint-Etienne :

 

Thème du prochain congrès

L'ÉDUCATION A LA CROISÉE DES CHEMINS

On a suivi jusqu'à ce jour de fausses pistes : liberté, self-government, jeux. Ces pistes se sont révélées peu efficaces, parfois dangereuses.

Alors la réaction pédagogique profite de ces malentendus et s'interroge :

Sommes-nous mûrs pour la liberté ?

Les enfants sont-ils, physiologiquement, psychologiquement et socialement, mûrs pour cette liberté ?

Faut-il revenir à l'autorité formelle, aux punitions, ou même à la fessée, et dans quelle mesure ?

Entre ces deux solutions extrêmes, nous aurons à trouver une solution éducative favorable.

De prochains questionnaires préciseront le contenu, la portée et le sens de ces recherches.

C. F.

 


« Faire attention », c'est « faire attention à... »

Octobre 1960

... « Oui, mais l'attention et l'effort ! « L'école moderne française » ne manque pas de solides justifications et peut se flatter de brillantes réussites, nous n'en disconvenons pas. Mais que faites-vous de la concentration de l'attention et du goût de l'effort ? N'est-ce pas là incurablement le point faible de telles méthodes ? Et cette déficience ne suffit-elle pas pour saper et condamner toute l'entreprise, si séduisante et si généreuse soit-elle ? »...
Disons-le tout net :
Si les « techniques Freinet » devaient s'avérer d'une médiocre efficacité pour favoriser l'effort et soutenir l'attention, elles ne mériteraient pas une heure de peine. Pour notre part en tout cas nous n'aurions pas hésité à porter ailleurs nos pas. Car ayant la responsabilité directe de quelque douze mille enfants, nous savons trop bien la nécessité d'une position réaliste en la matière pour balancer futilement quand il s'agit d'un tel enjeu. Et s'il vous est arrivé de montrer parfois quelque retenue, c'est précisément parce que l'objection, si constamment et si communément proférée, requérait une entière impartialité aussi longtemps que les faits n'eurent pas apporté tous les apaisements désirables.


***

Aussi bien, aurions-nous beau jeu de faire appel aux plus marquants :
— Les résultats d'abord, et singulièrement les résultats aux examens :
Encore que le C.E.P.E, actuel soit le type même de l'examen scolastique,
nous n'avons jamais observé, dans une circonscription où les « classes Freinet » sont relativement nombreuses, que les échecs soient imputables à une concentration moindre chez leurs candidats, serait-ce dans l'omnipotente dictée.
Et précisément il y aurait beaucoup à dire sur des épreuves qui privilégient certains réflexes mentaux dont la primauté s'avère arbitraire ou conventionnelle au détriment de formes d'attention beaucoup plus fréquemment requises dans la vie.
A cet égard nous accorderions nettement plus de crédit aux « brevets », qui soulèvent des difficultés vraies et qui font appel à un jeu de facultés infiniment plus riche et diversifié en même temps que plus authentique.
— Les tests ensuite :
Toutes les fois qu'il nous a été donné dans les classes supérieures de comparer les résultats de tests en prenant soin de discriminer ceux qui excipaient de l'acquis de ceux qui relevaient de l'inné, la préférence a été accordée à ceux parmi les premiers qui placent le « sujet» dans des conditions naturelles (dans la mesure où il en existe actuellement de cette catégorie !).
Et là non plus les différences ne nous ont pas semblé convaincantes — ou s'il est apparu parfois plus de durée et de profondeur dans le pouvoir de concentration, c'était à des occasions qui ne faisaient guère appel à une « seconde nature » et sous des formes dont l'efficacité lointaine s'est toujours révélée sujette à caution pour la grande majorité des intéressés.
— La vie scolaire quotidienne enfin ;
Et là encore la comparaison ne s'est pas avérée flatteuse pour l'école traditionnelle.
Seule une caricature pourrait prolonger l'illusion, celle qui consisterait à décrire une classe où les enfants passeraient sans cesse d'une occupation à une autre au gré de leur fantaisie sans se soucier jamais d'aller au bout de leur tâche et d'y consacrer tous leurs soins.
Mais qu'on précise si c'est là une règle constante ou le fait d'un échec sporadique qui relève du manque d'information, voire d'un grossier contresens.
Nous avons toujours été frappé au contraire, une fois l'intérêt déclenché et les responsabilités précisées, par le sérieux que les enfants apportaient à leur travail pour peu que rien d'insurmontable ne les rebute et par la passion qu'ils mettaient à triompher des obstacles si une aide discrète autant que mesurée venait à point.
Car l'éducateur ne se contente plus d'exiger pour les autres l'attention : aux prises avec des situations toujours neuves, il en donne forcément l'exemple.
Et les enfants ne se bornent plus à prendre des mines contrites : devant des difficultés qui ne laissent pas d'échappatoire, ils commencent par se donner à fond et c'est en se donnant qu'ils se trouvent.
 
***

Mais là n'est pas notre propos.
Et si nous apportons notre pierre à ce « numéro spécial », c'est bien plutôt dans le dessein précis de déceler en vertu de quelle pétition de principe la pédagogie traditionnelle réussit à donner le change lorsqu'elle se prétend seule triomphante en la matière.
... « Si attention et effort « jouent » dans certaines circonstances, pourquoi ne « joueraient-ils » pas aussi bien dans toutes ? Et s'ils jouent d'abord de préférence dans des situations concrètes, pourquoi ne joueraient-ils pas assez rapidement dans des situations nettement plus abstraites ? N'est-ce pas mésestimer les pouvoirs de l'esprit à qui rien ne résiste pour peu qu'il soit correctement orienté et pour qui rien ne doit demeurer opaque du moment qu'il représente et signifie un ordre de réalité plus profond que celui des choses ?... Et n'est-ce pas là en définitive le but de toute éducation bien comprise qui est de renforcer ces pouvoirs surtout dans leur domaine d'élection ?...
...Dès lors, va-t-on attendre des occasions privilégiées pour requérir l'attention et solliciter l'effort ? Ou ne vaut-il pas mieux en susciter délibérément d'artificielles qui permettront d'amorcer très tôt leur apprentissage et de le conduire d'une manière progressive et méthodique ? Plutôt que de spéculer indéfiniment et parfois vainement sur le hasard, n'est-il pas plus réaliste de prévoir toute une série « d'exercices » qui s'y substitueront pour fournir la « matière » désirée, cette « matière » qui importe en définitive fort peu puisqu'aussi bien elle n'est jamais qu'un prétexte pour mettre à l'épreuve et renforcer graduellement les aptitudes intellectuelles de l'enfant... »
Forte de ce raisonnement implicite, la pédagogie traditionnelle dissocie allègrement l'attention et l'effort des circonstances qui les motivent. Elle tient cette dissociation pour normale. Et surtout elle la considère comme psychologiquement fondée.
Mais que vaut-elle ?
 
***
 

Peut-être lui a-t-on reconnu quelque valeur vers 1900, à la belle époque des « facultés de l'âme », du temps où il était admis qu'on pouvait distribuer ces facultés en un certain nombre de compartiments nettement distingués et hiérarchisés, et du temps où Ribot n'hésitait pas à les tenir pour des entités parfaitement identifiables.
Heureusement la psychologie a progressé depuis lors. Et si elle est parvenue à une certitude, c'est bien que de telles distinctions ne correspondaient strictement à rien dans la vie mentale et qu'il fallait se défier par-dessus tout du point de vue formaliste qui revient à disjoindre la moindre opération psychique de son contexte, la pire erreur consistant à croire que certaines facultés pouvaient ainsi jouer quelle que fût leur « matière ». (1)
Si une psychologie a prévalu et s'est avérée fondée, c'est bien la psychologie génétique et fonctionnelle, qui concède désormais la plus grande importance aux « conduites » : de même que « penser, c'est penser à quelque chose » selon le leitmotiv fameux de la phénoménologie contemporaine qui est désormais accepté par toutes les autres philosophies, « faire attention », c'est « faire attention à quelque chose » ; et ce « quelque chose n'est justement en rien interchangeable ou anonyme !
Il est bien vrai que l'enfant du C.P. fait attention quand il superpose ses « lettres mobiles » ; mais il est encore plus vrai qu'il fait attention à quelque chose quand il reproduit une « histoire » dont il a été l'agent ou le témoin. Il est bien vrai que l'enfant du C.E. fournit un effort quand il calcule la « récolte d'un jardinier»; mais il est encore plus vrai qu'il fournit un effort motivé quand il établit les comptes de la coopérative. Il est bien vrai que l'enfant du C.M. fait attention quand il aligne les phrases d'une composition française ; mais il est encore plus vrai qu'il fait attention à quelque chose quand il écrit à ses correspondants. Il est bien vrai que l'enfant du C.F.E. fournit un effort quand il apprend les parties du squelette ; mais il est bien plus vrai qu'il fournit un effort motivé quand il identifie des os trouvés dans la forêt.
Dans l'expression « faire attention à », au niveau du premier degré c'est le mot « à » qui est important !
L'attention « gratuite », l'effort « à vide », c'est ce que préconise la pédagogie traditionnelle. Et son idéal suprême serait d'opérer d'une manière totalement désintéressée puisqu'aussi bien « ce qui intéresse n'instruit jamais » comme le prétend Alain. Mais comme il faut tout de même bien un prétexte, elle va le trouver dans des « exercices » et dans des « leçons » dont la seule raison d'être est de dispenser une matière, du moment qu'il en faut une.
C'est là l'erreur profonde et la source des plus graves échecs. Car à vouloir faire fonctionner l'attention gratuitement et l'effort à vide en ne s'y prenant jamais assez tôt et jamais assez méthodiquement, on est conduit inévitablement au résultat contraire : est-il besoin de citer en exemple tous ces enfants qu'il est trop facile de déclarer « peu intelligents » et qui sont à jamais dégoûtés non seulement par les tâches scolaires (ce qui ne serait pas encore bien grave !) mais aussi par toutes les tâches intellectuelles qu'ils assimilent indirectement aux premières simplement parce qu'on leur a proposé des « exercices » quand ils souhaitent des obstacles stimulants.
Pour les besoins de la cause on fait sortir du fond d'un chapeau une matière scolaire (de mieux en mieux structurée au fil des années et par conséquent de plus en plus nocive pour peu qu'elle soit codifiée par les manuels, comme le prouve bien la baisse générale de l'attention dans les classes (2) qui est censée provoquer l'effort mais qui l'entreprend de telle manière qu'elle fausse irrémédiablement les démarches intellectuelles des enfants et hypothèque gravement leurs aptitudes. En dissociant l'attention et l'effort des conditions naturelles de leur exercice (âge par âge et occasion par occasion !), on en vient si bien à en altérer les ressorts que ceux-ci joueront peut-être favorablement pour un enfant sur dix (celui qu'on disait seul « doué » dans la classe) mais qu'ils empêcheront les neuf autres de poursuivre leurs études au lieu de les y acheminer normalement.
Quand la pédagogie traditionnelle étale les brillantes réussites d'individus qui ont percé dans des tâches abstraites grâce à un grand pouvoir de concentration, elle oublie en effet que beaucoup d'autres seraient sans doute parvenus à un tel niveau si certaines étapes propices leur avaient été opportunément ménagées et s'ils n'avaient pas été brusquement écœurés et submergés par des tâches pour le moins abruptes et artificielles. « L'école moderne française » rejette cette conception aristocratique : s'adressant généreusement au plus grand nombre, elle propose des tâches sur mesure. Et nous avons l'intime conviction, étayée par l'expérience, qu'une même profondeur et une égale durée dans la concentration peuvent être obtenues par l'accumulation d'efforts fonctionnels, qui, en se systématisant au rythme de chacun, finissent par monter d'authentiques techniques de vie.
 
***

En somme, deux conceptions sont en présence :
— la conception de la pédagogie traditionnelle selon laquelle peu importe en définitive à quoi l'enfant fait attention, l'essentiel étant qu'il ait à fournir fréquemment et si possible méthodiquement un tel effort, quitte au besoin à forger de toutes pièces une matière (« exercices » et « devoirs ») qui est censée s'y prêter;
— la conception de « l'école moderne française » selon laquelle il est capital au contraire de ne jamais dissocier l'attention de ses conditions normales d'exercice (organisation scolaire comprise) afin de sauvegarder les occasions naturelles (indifféremment dessin libre, conférence, pyrogravure ou texte libre, calcul vivant, observation libre, etc.) et en permettre le libre jeu.
De la première on n'exagère rien en disant qu'elle ne tient pratiquement aucun compte des acquisitions les plus récentes et les moins contestables de la psychologie. Car l'enfant suit une certaine évolution. Et il est illusoire de vouloir en précipiter le cours. L'enfant n'est pas un esprit pur. Et il est dangereux de vouloir le former en lui proposant des tâches contre nature. L'enfant, comme tous les vivants, est d'abord un être engagé dans ses actes. Et s'il importe de l’éveiller dès que possible à sa vocation d'être pensant, ce n'est pas sans respecter, mieux encore : sans utiliser, certaines grandes lois de la vie sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir longuement.
Si la pédagogie encore triomphante maintient contre vents et marées une dissociation si arbitraire, c'est parce qu'elle demeure influencée par certains préjugés métaphysiques particulièrement tenaces.
Historiquement, il n'est pas difficile d'en démêler les causes. Au temps des Jésuites, le primat d'une Raison raisonnante (celle dont se moquait déjà Molière) n'a jamais cessé d'être posé comme un dogme dans la mesure exacte où il apportait de l'eau au moulin de l'idéalisme. Et si ce primat s'est tout de même laïcisé sous l'influence du scientisme notamment, ce ne fut pas sans donner dans un « rationalisme abstrait » de style comtiste (première manière) puis brunschvicquien, qu'il faudrait louer sur toute la ligne s'il avait réussi à exorciser les démons du mysticisme comme c'était initialement son projet mais qui est parvenu seulement — comble du paradoxe ! — à maintenir l'archétype d'un « esprit pur », silhouette raide et étriquée et dont le formalisme est devenu toujours plus stérile et desséchant au point de conduire à l'impasse actuelle.
Fort heureusement, en s'affranchissant de ces préjugés, la psychologie d'aujourd'hui redécouvre progressivement de telles lois. Devenue génétique et fonctionnelle, elle restitue autour de l'enfant toute l'épaisseur et tout le dynamisme des situations concrètes où celui-ci se trouve immergé et dont il lui faut s'arracher lentement et progressivement.
Tous les psychologues distinguent l'attention spontanée (encore superficielle, fugace et surtout liée à des circonstances contingentes) de l'attention volontaire (désormais délivrée des conditionnements concrets). Et ils insistent sur la nécessité d'en passer par celle-là avant d'exiger celle-ci. Mais la pédagogie encore triomphante l'admet comme elle admet... « en théorie » que l'enfant est différent de l'adulte, quitte à l'oublier instantanément dans la pratique.
Jean VUILLET.
 
(1) I1 n'en est que plus affligeant de constater à quel point cette psychologie prévaut encore dans ¡a toute récente circulaire ministérielle qui enjoint de constituer désormais pour chaque élève un dossier où figurent des rubriques comme ; « jugement », « mémoire », etc.
(2) Car les autres causes qu'on évoque d'ordinaire sont loin de tout expliquer.

 

 

Le travail intellectuel et l'attention

Octobre 1960

Tous les maîtres se plaignent aujourd'hui de la difficulté qu'ils éprouvent à retenir l'attention de leurs élèves Les causes de cette maladie pédagogique moderne sont évidemment nombreuses. Mais je crois qu'il est bon, pour éclairer le sujet, de se rappeler quelles sont les modalités et les conditions de l'activité intellectuelle enfantine.


I. — LES DONNÉES PSYCHOLOGIQUES

1° Le travail et le jeu.
D'une façon très générale, le jeu et le travail intellectuel sont complètement distincts, dans nos classes, et l'enfant est particulièrement sensible à cette distinction. Le temps du jeu n'est point le temps du travail. Si l'enfant joue naturellement, au début il ne travaille que contraint. C'est pourquoi il y a pour lui une différence très sensible de tonus entre les deux activités. C'est pourquoi, dans ces conditions, l'équilibre jeu-travail est un impératif psychologique important, Le Docteur Schneersohn a montré l'importance de cet équilibre pour la santé mentale de l'enfant. Tout déficit de jeu, quelle qu'en soit la cause, entraîne la nervosité et l'inadaptation scolaire ou familiale. Ce déficit peut être quantitatif, si le temps consacré au jeu est insuffisant ; mais il peut être également qualitatif si les jeux offerts à l'enfant dépassent son « niveau de jeu» ou, au contraire, retardent sur lui (1).

2° Fragilité de l'attention intellectuelle.
La différence entre le jeu et le travail intellectuel se marque, surtout au début de la scolarité primaire, par la difficulté qu'éprouve le jeune écolier à soutenir durablement un effort d'attention. Absorbé par le jeu, l'enfant de 6 ans pourra jouer une heure durant au cowboy ou à « papa-maman». II est impossible, au même âge, de soutenir l'intérêt plus de 5 minutes dans un même type d'activité intellectuelle. Les maîtres le savent bien qui s'ingénient à varier ces activités, faisant alterner leçons et devoirs, élocution et manipulation, activités sensorielles et activités verbales, et à couper ces activités intellectuelles de récréation, de chant, d'éducation physique.
Le travail intellectuel ne fait d'ailleurs qu'accuser, souvent avec brutalité, une disposition fondamentale de l'activité enfantine en général. Dans le jeu lui-même, l'importance de la distraction est fonction de l'âge : « De 3 à 4 ans, le nombre de distractions au cours d'un même jeu est, selon Mme Ch. Buhler, de 12,4 en moyenne. Entre 5-6 ans, il n'est plus que de 6,4. Par ailleurs, la durée du jeu augmente en même temps que décroît le nombre de distractions. » (2) Tout se passe comme si l'accession à l'activité intellectuelle faisait régresser l'enfant de 6 ans au niveau du « chèvre pied » de 4 ans, incapable de se libérer par rapport aux excitations extérieures à l'activité en cours. Pourtant, la capacité d'attention intellectuelle va croître avec l'âge. Les dispositions réglementaires concernant la durée des leçons traduisent et exploitent ce fait. A 12-13 ans, «les leçons» peuvent durer une heure bien qu'il soit impossible, avant longtemps, de s'en tenir à un seul type d'activité dans le cadre horaire ainsi défini. Dans l'enseignement primaire il est impossible, même avec les grands élèves, de «faire un cours» d'un quart d'heure sans voir se multiplier les signes d'impatience et d'agitation.

3- L'activité intellectuelle et l'activité motrice.
D'autre part, l'activité intellectuelle est étroitement tributaire de l'activité manuelle ou motrice. De 6 à 9 ans, et souvent beaucoup plus tard, l'enfant ne peut comprendre un raisonnement mathématique sans le manipuler ou le jouer de quelque manière. Certes, il sera toujours possible de faire apprendre verbalement par cœur les diverses tables d'addition, de soustraction, de multiplication. De même, on pourra dresser l'enfant de CE à l'effectuation de conversions métriques (exprimer des mètres en centimètres, des kilogrammes en grammes, etc.). Mais il ne comprendra véritablement ces opérations que s'il les effectue réellement, s'il pèse, joue à la marchande, etc. Il y a, à cette impossibilité, des raisons propres à la matière. Mais il y a également, et d'une façon plus générale, cette impossibilité pour le jeune enfant de comprendre abstraitement, c'est-à-dire verbalement, ce qui ne correspond pas à une activité réelle. « Les mécanismes de l'action, écrit Wallon, s'exerçant avant ceux de la réflexion, quand l'enfant veut se représenter une situation, il n'y arrive pas d'abord s'il ne s'y engage en quelque sorte par ses gestes » (2).
L'expression est liée aux mêmes servitudes. L'enfant n'est pas capable d'exprimer tout ce qu'il comprend activement, ni d'exprimer une opération complexe sans l'effectuer manuellement ou la mimer. Bien mieux, il met son corps entier dans ce qu'il fait, soit que la main « fasse en quelque sorte partie de l'édifice construit », soit que son bras ou son corps serve à la mesure à laquelle on l'invite (3).
Comme le dit Wallon d'une façon générale, l'enfant maniteste « une viscosité mentale » qui rend impossible, au début, le fonctionnement intellectuel autonome. Chez lui, « sans action motrice ou verbale, l'idée manque de vigueur pour se former ou se maintenir. » (2)
Ces considérations, pour incomplètes qu'elles soient, nous permettent de mieux comprendre la crise de l'attention que constatent tous les éducateurs.

II. _ APPLICATIONS PÉDAGOGIQUES

1° La pédagogie classique et les rythmes.
Dans les classes traditionnelles, la différence de nature entre l'activité ludique et l'activité intellectuelle impose l'emploi de rythmes adaptés tant à la fragilité de l'attention intellectuelle qu'à la nécessité du jeu enfantin.
Tout d'abord, l'emploi du temps devrait faire une place au jeu de façon à permettre l'alternance de deux activités. Cette place devrait être d'autant plus importante que l'âge des élèves est plus tendre. Elle devrait l'être, d'autre part, d'autant plus que le cadre extra-scolaire est moins favorable à une détente ludique véritable. Or, si le petit campagnard trouve encore facilement les moyens et les occasions de donner libre cours à ses besoins ludiques, les enfants des villes, condamnés aux espaces restreints et pauvres en éléments favorables à l'activité naturelle, arrivent à l'école en état de surtension. Les appartements exigus pas plus que la rue ne permettent de satisfaire les besoins de jeux ni quantitativement ni surtout qualitativement. Or l'école urbaine traditionnelle, bien loin de favoriser cette indispensable décontraction, accroît encore ce « déficit de jeu». Les récréations, passées dans des espaces exigus et surpeuplés, exaspèrent l'agitation. Les classes chargées ne permettent aucun déplacement. Dès le C.P., les enfants sont astreints à une station assise prolongée. Le travail manuel, faute d'atelier et en raison du trop grand nombre d'élèves, est escamoté. L'éducation physique est méprisée. Jamais nos écoles primaires urbaines n'ont mieux mérité ce nom de « petites Sorbonnes » qu'inventa Alain.
Par ailleurs, dans le cadre des exercices intellectuels, la sagesse a toujours conseillé de varier les activités à un rythme d'autant plus rapide que l'élève est plus jeune. En calcul, par exemple, les Instructions Officielles prévoient des leçons d'un quart d'heure au CP, 20 mn au CE, une heure au CM-FE. La succession des activités diverses doit éviter l'agitation et la dispersion, fruits d'une « leçon» trop longue. C'est pourquoi l'alternance travail oral-travail écrit, imposée par la nécessité dans les classes à plusieurs cours, devrait demeurer la règle dans les classes urbaines à cours unique. Mais cette succession rythmée des leçons et des devoirs ne suffit pas. Dans le cadre d'une même leçon, il serait indispensable de faire varier les divers modes d'activité : la technique de l'exercice dirigé est plus apte à exploiter rationnellement une capacité limitée d'attention. Toute explication devrait être suivie d'une application limitée orale, ou mieux, écrite à l'ardoise (méthode Lamartinière) ou au cahier d'essai, application immédiatement corrigée au tableau avant de relancer oralement une nouvelle phase de travail individuel. Le maître et les élèves devraient se « renvoyer la balle » à un rythme rapide, sans quoi, au ronron du discours magistral, se développe et s'installe l'agitation généralisée.
Or, les conditions actuelles de travail dans les écoles urbaines perturbent gravement ces rythmes fonctionnels. Lorsque le quarantième élève du CP aborde enfin son texte de lecture, il y a déjà 55 minutes que le premier a expédié le sien. C'est la raison pour laquelle les « leçons » sont interminables et tes « devoirs » sacrifiés. Et ce n'est pas en renvoyant ces devoirs à l'étude ou en les bloquant en fin de demi-journée qu'on aura rétabli les rythmes nécessaires.

2° La| méthode active
« La viscosité mentale », dont parle Wallon, devrait imposer, par ailleurs, l'utilisation du corps et, en particulier, de la main comme propédeutique indispensable à toute activité intellectuelle. Or, notre enseignement traditionnel est trop souvent en défaut sur ce point. Par l'entraînement et par l'amour du verbalisme, par la faute aussi des manuels et des programmes, notre école est trop tentée d'axer son effort sur l'apprentissage exclusivement verbal. Certes, la parole est l'expression de la pensée mais, chez l'enfant, la compréhension et l'expression gestuelles précèdent nécessairement la compréhension et l'expression verbales. C'est pourquoi, l'école primaire devrait agir en modèle avant de parler, et faire agir avant de faire parler. Le nombre doit être conçu par la manipulation, le système métrique par la mesure, les problèmes par le mime et le dessin, les textes par la dramatisation, la science par la manipulation, le dessin, le travail manuel. C'est pourquoi chaque classe doit avoir ses instruments de calcul, un compendium métrique, un atelier et surtout chaque élève doit pouvoir, de façon permanente, mesurer, démonter, construire. Comment le faire avec 40 élèves entassés dans 64 m2 ?

3° Le jeu au service du travail intellectuel
Tout ceci nous amène à reconnaître une fois de plus le bien-fondé des méthodes de l'Ecole Moderne. Là où le milieu familial n'offre plus à l'enfant les éléments d'un épanouissement véritable, c'est l'école qui devrait pouvoir les ménager. Car ces échecs nous montrent qu'il est nécessaire de sortir résolument des sentiers battus. Dire que l'activité intellectuelle ne peut se concevoir fonctionnellement chez l'enfant que dans le prolongement de l'activité manuelle et physique, c'est dire que le jeu peut offrir, à l'école, l'indispensable enracinement de l'intelligence abstraite.
Les jeux de fabrication, si florissants tout au cours de la scolarité primaire, peuvent être utilisés comme point de départ et point d'arrivée de l'activité intellectuelle : cela doit s'entendre non seulement pour le CM et la classe de FE avec la fabrication d'objets à l'atelier, la confection de repas à la cuisine ou la culture et l'élevage au jardin scolaire, mais encore, de façon plus directe et dès le CP, avec la manipulation en calcul et l'impression des textes composés. L'imprimerie à l'Ecole, de Freinet, conjugue le goût du pré-adolescent pour les contacts humains et la correspondance, avec l'amour de tout élève, à tout âge, pour le bricolage. Elle crée, d'autre part, l'élément central d'une division du travail et d'une coopération en équipe possible dès 6-7 ans et normale à partir du cours moyen. De même, le goût de la mise en scène, du déguisement el du mime, pourra offrir, dans le jeu dramatique, la base naturelle de l'enrichissement linguistique en même temps que l'occasion d'une vie d'équipe avec ses prolongements économiques (tenue de comptabilité, coopération scolaire). Le goût pour les collections, enfin, offrira le point de départ naturel de toute observation et enseignement scientifiques.
Le maître qui saura et pourra ainsi conjuguer le travail et le jeu, aura la surprise de voir disparaître presque totalement les symptômes d'agitation et de dispersion que l'imposition extérieure du travail intellectuel abstrait ne manque pas de créer. Le travail intellectuel profite alors du sérieux et de l'attention soutenue qui caractérise l'activité ludique de l'enfant. Il suffit, de savoir la canaliser au profil de l'activité intellectuelle proprement dite. Le désir de s'affirmer, d'être pris au sérieux, chers à Alain, trouvera naturellement satisfaction dans cette exploitation.
C'est pourquoi, aujourd'hui plus encore qu'autrefois, l'Ecole Moderne offre un témoignage irremplaçable et c'est pourquoi il faut sans cesse réclamer avec elle un cadre scolaire capable d'accueillir son esprit et ses méthodes. Tant qu'on s'obstinera, pour des raisons économiques insoutenables, à entasser quarante élèves dans des salles sans atelier, sans jardin, sans installations d'éducation physique, tant qu'on refusera, par une fausse conception de la science et de l'intelligence, de voir le caractère démentiel de programmes, d'horaires et de méthodes abstraites, il n'y aura aucun espoir de porter remède à l'inattention chronique de nos écoliers urbains,


Livres à consulter
1. SCHNEERSOHN : Jeu el nervosité chez l'en ¡ai U, PUF.
2. WALLON : L'évolution psychologique de l'enfant, ch. II et III, Colin.
3. PIAGET : La géométrie spontanée chez l'enfant, PUF.
 
 

 

 

La notion de tâtonnement expérimental en calcul et en sciences

Octobre 1960

Colloque I.C.EM. de la région de l'Est Schnepfenried 19 mai 1960


Soixante camarades se sont réunis le jeudi 19 mai i960, dans le chalet du Schnepfenried (Vosges), pour discuter le thème : « notion de tâtonnement expérimental en calcul et en sciences ». Etaient représentés le Doubs, la Haute-Saône, les Vosges, la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin.
M. Vuillet introduisit le débat. La notion de tâtonnement expérimental, notion déjà ancienne, a été étudiée par les psychologues dans le règne animal. « L'enfant apprend en se trompant », a noté très justement Alain, et cette définition semble bien être celle qui convient le mieux à ce processus complexe que nous appelons « tâtonnement expérimental ». Processus déroutant pour l'éducateur formé à une pensée ordonnée et lucide. Tâtonner, n'est-ce pas agir en aveugle, livré au hasard des choses, à tous les traquenards et à toutes les embûches ? N'est-ce pas une attitude irrationnelle pour un « voyant » doué de raison ? N'est-ce pas un non-sens alors qu'il semble si facile et si rentable de suivre une voie tracée à l'avarice, vers un but clairement défini, par la logique, cette faculté hautement estimée dans le pays de Descartes ? Il semble, hélas, que l'expérience d'autrui ne profite guère. La logique de l'enfant n'est pas celle de l'adulte et la pensée de ce dernier lui-même suit souvent un cheminement plus empirique, dont ne sont exclues ni l'intuition, ni l'affectivité, et, n'en déplaise aux esprits éclairés, ni même le raisonnement et l'efficacité.
Processus d'autant plus déroutant qu'il varie d'un individu à l'autre, l'un tirant profil de tout échec pour progresser, l'autre ne surmontant que péniblement des séries entières d'insuccès et avançant imperceptiblement.
Or, le maître a la charge d'une classe qu'il lui faut mener correctement vers les sommets. Peut-il être question de laisser à chacun la faculté de faire ses essais personnels et d'avancer par des chemins inconnus, d'apparence absurdes, voire dangereux ? Peut-on consentir de gaieté de cœur à ce gaspillage de temps et d'énergie ?
Il fallait inventer des techniques à la fois nouvelles et efficaces pour permettre l'application pédagogique de cette notion de tâtonnement expérimental.
Pour l'enseignement du français, le problème a été résolu par Freinet et les milliers de classes qui pratiquent le texte libre et son exploitation. C'est par des tâtonnements successifs et incessants que l'enfant perfectionne sa langue parlée et écrite, l'élaguant et l'enrichissant à la fois, découvrant, par l'exercice quotidien, au contact de ses camarades et de la pensée adulte, les possibilités multiples d'expression qui sont incluses dans la langue française. Il s'agit à la lois d'un tâtonnement et d'un mimétisme qui permettent à l'enfant de s'acheminer vers la pensée adulte tout en sauvegardant sa personnalité propre. Et il convient de ne pas négliger le rôle important de la correspondance interscolaire dans ce polissage permanent de l'expression écrite. Plus encore que la séance de texte libre en vue de l'impression du journal scolaire, l'échange de lettres d'enfant à enfant motive puissamment le besoin de s'exprimer avec netteté, avec vigueur, avec précision, pour se faire bien comprendre. On oublie trop souvent, quand on parle des Techniques Freinet, le rôle capital de moteur joué dans le processus de tâtonnement par, d'une part l'affectivité de L'enfant face aux personnes, objets, situations ou idées considérées, d'autre part la contrainte naturelle qu'exercent les collectivités « classe » et « classe correspondante ».
L'acquis solide des mécanismes, l'aisance dans l'expression, la richesse du vocabulaire utilisé, la personnalité qui s'exprime par les textes libres et les lettres, tout cela milite en faveur des Techniques Freinet et montre que le tâtonnement expérimental en français, loin d'être l'obstacle redouté par certains, est au contraire un moyen pédagogique remarquable, la voie normale, naturelle, suivie par l'enfant, base de la prise de conscience de son moi latent, base de la construction jamais achevée de sa personnalité.

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Bien mises au point pour l'enseignement du français, les techniques en sont encore à leur stade expérimental en calcul et en sciences et ce fut précisément l'objet de ce colloque d'essayer de dégager quelques idées de base qui pourraient orienter les recherches futures et éclairer la pratique pédagogique dans ces domaines.
Tout comme la pratique du texte libre ouvre à l'éducateur des préoccupations enfantines insoupçonnées par lui dans une optique traditionnelle, la pratique de l'observation libre montre que les enfants s'intéressent à des problèmes, se posent des questions qui n'effleurent même plus l'esprit adulte. L'esprit vierge de l'enfant, ses sens tout neufs s'attachent à des faits que l'accoutumance a placés hors du champ des préoccupations de son instituteur qui voit sa classe à travers les verres déformants de sa propre expérience, de son savoir et de sa culture, de l'utilité supposée des notions à acquérir et des programmes officiels. Situation d'autant plus paradoxale que l'école devrait en outre apprendre à l'enfant à observer, alors que l'enfant est un observateur bien plus fin que l'adulte !
Il s'en suit que la curiosité enfantine toujours en éveil, quand elle n'a pas été étouffé sous le carcan d'un enseignement dogmatique, est fort capable de fournir à l'instituteur des matériaux de base nombreux et même surabondants : questions de tout genre, bêtes, plantes, etc.
Quel sera dès lors le rôle de l'éducateur? Peut-il partir du principe que l'enfant n'est capable, ni de se poser des questions ni d'en découvrir la réponse ? Peut-il avoir comme seul souci de mener ses élèves par les sentiers les plus directs, à « la » Réponse, la seule vraie, la seule valable, durant les 25 ou 30 minutes que durera la leçon, en ayant bien soin de ne s'égarer sur aucune fausse piste, de ne s'engager dans aucune impasse, de n'exiger de ses élèves aucun effort inutile? Peut-on légitimement croire que l'enseignement des sciences dispensé de cette façon, est susceptible d'éveiller et de développer l'esprit scientifique, de mettre l'enfant dans l'attitude du savant qui se pose des questions, échafaude des hypothèses, les vérifie, les rejette, en élabore d'autres, jusqu'à trouver, ou ne pas trouver, de réponse satisfaisante ? « Est-ce ainsi que Magellan a découvert le détroit qui porte son nom ? devait demander Bernardin dans une lettre adressée aux participants du colloque. Ne sachant où aller, mais ayant quand même l'intuition qu'un passage existait, et ayant la volonté ferme de le découvrir, n'a-t-il pas exploré systématiquement toutes les passes qui se présentaient, s'y enfonçant profondément, rebroussant chemin, reprenant un autre étranglement, jusqu'au jour où il put crier victoire?»
Ne sont-ce pas essentiellement ces erreurs intermédiaires qui sont formatrices ? Et qu'est-ce que la Vérité, sinon des erreurs corrigées ? Ces erreurs, ces questions, ces recherches, ces expériences qui passionnent les élèves... et aussi le maître, qui, souvent, pourra constater combien les enfants réfléchissent et sont inventifs pour peu qu'on leur en donne l'occasion. Certes, ils n'ont pas la formation de base du savant, ils ne disposent pas de son outillage, ils n'ont pas sa ténacité, et c'est là que se trouve probablement le grand handicap du tâtonnement expérimental en sciences, car, comme leur soif de connaître est immense, les questions qu'ils posent, ont des prolongements quasi infinis et leur imagination risque de les égarer effectivement trop souvent sur des voies sans issue où ils s'essouffleraient sans avoir jamais entrevu, ne fût-ce qu'un embryon de solution.
Aussi, le rôle de l'éducateur ne semble pas être tellement d'éveiller la curiosité enfantine, de susciter des questions, que d'en permettre l'expression par la création d'une atmosphère appropriée et de veiller à ce que le débat trouve, dans des délais raisonnables, compatibles avec les possibilités de ses élèves, une conclusion satisfaisante.
Voici des enfants qui se posent les questions : « Pourquoi les gros bateaux flottent-ils sur l'eau ? Comment se forme la foudre ? Pourquoi les avions volent-ils ? D'où vient le vent ?» Si nous laissions une équipe travailler sur des questions de ce genre, elle aurait vite épuisé ses possibilités. Mais si la question est posée à l'ensemble de la collectivité qui se passionnera d'autant plus pour cette recherche qu'elle aura été suscitée par un de ses pairs et correspond de ce fait à des préoccupations déjà formulées par ailleurs ou encore latentes dans le groupe, le maître sera étonné des hypothèses nombreuses lancées par les enfants, des observations pertinentes et pénétrantes qu'ils feront, de l'ingéniosité qu'ils déploieront pour rassembler les matériaux nécessaires à l'expérimentation et même de l'habileté de certains à monter les appareils indispensables à telle vérification.
Est-ce à dire que les enfants trouveront tout seuls la solution ? Plus d'une fois sans doute le maître sera obligé d'intervenir pour resserrer le débat, pour donner aussi le « coup de pouce » nécessaire, pour faire le point, car il y aura des étourdis qui perdront de vue les conclusions auxquelles la collectivité aura déjà abouti et qui risquent de ramener la discussion à son point de départ, il y aura des généralisations hâtives et erronées, des manques de rigueur dans le cheminement. Ce sera justement le rôle du maître d'être membre du groupe, de savoir parfois comment on peut s'y prendre, de donner au bon moment le conseil sollicité, d'être celui qui permet la recherche sans s'imposer, en respectant le cheminement personnel de chacun, se gardant bien d'étouffer la curiosité, la faculté d'étonnement (notion capitale en pédagogie et tellement négligée), la joie de la découverte.
Ce sera aussi, assez souvent, l'occasion pour l'éducateur, de voir combien la « formation » scientifique qu'il a reçue n'était que bourrage, même lorsque celui-ci se faisait sous le couvert de méthodes prétendues actives avec manipulations, où l'on appliquait des recettes plus que l'on ne faisait des recherches. Méthode de gavage, superficielle, indigeste à en donner la nausée, ne jetant aucune racine dans l'être profond. Faut-il dès lors s'étonner que la plante dépérisse ? C'était la méthode « course cycliste » où le coureur connaît le but à atteindre avant même de partir et aussi Le trajet qui mène à ce but.
Cette dernière comparaison amena les participants du colloque à se pencher sur le problème des fiches-guide.
Si celles-ci sont difficiles à concevoir dans le cas des problèmes complexes soulevés par des questions du genre: «Pourquoi les avions volent-ils?» où la collectivisation est indispensable et où la recherche en commun s'étale sur des jours et même des semaines, elles peuvent rendre grand service dans, d'autres cas. Cependant on ne peut établir de fiche-type. Tout est fonction du sujet que l'enfant se propose d'étudier. En aucun cas la suite «logique» des questions préparées par le maître, sous peine de retomber dans le piège des méthodes « actives » qui, en définitive, ne visent nullement à la découverte du savoir, mais à sa transmission — j'allais dire à sa transfusion — dans des conditions optima de rendement. Or, ceci n'est pas une formation, mais un bourrage. La fiche doit proposer certaines activités : pesée et mesure d'un animal, par exemple, mais aussi et surtout comment l'élever, comment le nourrir, pour rendre l'observation la plus enrichissante possible. La fiche pourra également être documentaire ; elle permettra alors de répondre aux questions que pose l'enfant, mais ne devra être mise à sa disposition que lorsqu'il les aura formulées.
Certes, bien souvent, le cheminement semblera lent. Laissons à l'enfant le temps de trouver la vérité et de faire la part de l'erreur, il a besoin d'acquérir une méthode de recherche tout en continuant à se poser des questions. Ne tuons pas en lui le désir de la Vérité. L'échec des pédagogues (non pas aux examens, mais dans la Vie) ne vient-il pas bien souvent de ce qu'ils ont tué en l'enfant la soif de savoir? Les programmes officiels nous laissent beaucoup de latitude en sciences, sachons en profiter.
La création d'une atmosphère de libre expression est absolument capitale. Les enfants ne poseront des questions, ne hasarderont leurs hypothèses que s'ils se sentent chez eux, entre eux, si le maître est très proche, si des conférences d'enfants sont régulièrement organisées, si une correspondance interscolaire suivie permet de faire des recherches en commun avec les camarades lointains et de partager avec eux la joie de la découverte, si la classe comporte aquarium, vivarium, terrarium, jardin scolaire, atelier de bricolage, si des classes- promenades ont lieu fréquemment... Que de conditions !... Et pourtant le succès est à ce prix, tout le reste n'est que verbiage. Si l'esprit ne guide pas le maître, les recettes ne lui seront d'aucun secours.
S'il y a « cohérence interne» dans les Techniques Freinet, comme M. Vuillet l'a montré dans un précédent numéro de cette revue, il semble que le tâtonnement expérimental doive suivre les mêmes lois en calcul qu'en français et en sciences. Malheureusement le temps ne permit pas au colloque d'engager le débat à fond et un certain nombre de problèmes furent seulement posés, après l'audition de quelques témoignages de camarades travaillant dans des C.P. et C.E.
Il est évident que, là aussi, l'atmosphère de la classe est capitale pour éveiller chez les enfants l'intérêt pour le calcul, intérêt qui ne se manifeste pas toujours à l'âge administratif de 6 ans auquel tous les enfants de France sont censés commencer à manipuler les nombres. Cependant il semble bien que, si de nombreuses occasions naturelles de calcul ont été fournies par l'organisation de la famille et de la classe, la majorité de nos bambins de C.P. s'éveillent au calcul dans sa forme la plus élémentaire : le comptage. Mettre la table, faire des commissions, chercher des pommes de terre à la cave, partager des bonbons, etc., autant d'occasions qui se présentent en famille pour une première initiation au calcul. Distribuer des fournitures en classe, préparer les feuilles pour l'imprimerie, faire des bouquets, mettre le calendrier à jour, collectionner des points-cadeaux, vérifier la caisse de la coopérative, etc., voilà des activités qui exigent que l'on compte d'abord, que l'on calcule ensuite. Certes, les nombres ne se présenteront pas dans leur ordre logique, tous les enfants ne suivront pas le même cheminement, la connaissance des nombres sera d'abord globale et des études seraient à mener à ce sujet pour démonter le mécanisme de ce premier tâtonnement expérimental en calcul.
Ultérieurement se poseront des problèmes plus ardus, problèmes que pose la vie de la classe organisée en coopérative : encadrements de tableaux, construction d'objets divers, réparations ou achats à effectuer, projets de voyages, ventes et quêtes diverses avec ristourne pour la caisse de la classe, expéditions de lettres et colis, etc., problèmes aussi que pose le milieu familial : achats divers au comptant et à tempérament, budget de l'automobile, de l'élevage ou du jardin, sécurité sociale, entretien de la maison, etc., problèmes enfin que pose la lecture de la presse et problèmes que posent les correspondants.
Les énoncés de ces problèmes se formulent d'eux-mêmes par les besoins du travail familial, scolaire ou social, dans un contexte de coercition dû à la nécessité. Pourquoi choisirons-nous tel projet d'excursion plutôt que tel autre ? Parce que notre budget ne nous permet pas une dépense plus élevée ou encore parce que les horaires des trains ne nous conviennent pas. Si nous nous sommes engagés à confectionner 7 colis de Noël à 8 NF pour les nécessiteux de la commune, il nous faut ramasser pour 56 NF de marchandises. Si nous voulons encadrer tel tableau, il nous faut une longueur déterminée de baguette ; pour couvrir une table de plastique il faut en acheter une longueur précise, fonction elle-même de la largeur fixée à l'avance de la marchandise à acquérir.
Ce n'est donc pas une progression mensuelle prévue « rationnellement » par le maître qui guidera le choix des problèmes, mais la vie pratique. Mais alors, comment résoudre les questions qui se poseront, car il se peut fort bien qu'un calcul de volume apparaisse dès le début de l'année scolaire. La difficulté reste, tout comme au C.P., celle de la progression.
Cependant, tout comme en français ou en sciences, la socialisation de l'intérêt, l'intervention du groupe tout entier, faciliteront les choses. La recherche, l'expérience talonnée sont l'affaire de la collectivité. Les hypothèses sont avancées, vérifiées, rejetées ou adoptées. Et, selon les individus, les cheminements seront différents, divergeant peut-être de ceux qu'adopterait l'adulte. Mais le rôle du maître n'est-il pas précisément de susciter la réflexion, de permettre l'épanouissement de chaque personnalité ? Et ce qui compte avant tout, en calcul, n'est-ce pas le développement du sens mathématique beaucoup plus long à acquérir que les mécanismes opératoires ? Il va de soi que ces derniers, d'ailleurs indispensables, ne sauraient être négligés et que la phase ultime des tâtonnements doit amener les enfants à un calcul rapide selon les normes conventionnelles. Et cette phase interviendra d'autant plus tôt que les opérations se seront toujours présentées comme des outils indispensables pour connaître les réponses aux questions que l'on s'est posé. Mais commencer par acquérir les mécanismes opératoires et attendre de les avoir acquis pour aborder les problèmes, n'est-ce pas mettre la charrue avant les bœufs, n'est-ce pas remplir d'outils bien au point l'atelier d'un homme qui n'aurait aucune envie de bricoler ?
Il reste cependant que certaines notions du programme de CM 2 ou de CFE ne se présenteront jamais, étant en dehors des préoccupations normales d'une classe, d'une famille ouvrière ou paysanne et ne correspondant nullement aux intérêts des enfants d'âge scolaire. Le bon sens, la sûreté dans le choix des opérations à effectuer, acquis par le tâtonnement expérimental au cours des années précédentes, aideront à surmonter ces difficultés qui devront nécessairement être abordées par un biais plus traditionnel.

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«La cohérence interne des Techniques Freinet » s'imposa aux participants de ce colloque avec une évidence accrue. L'œuvre éducative est une, et il semble contradictoire de reconnaître au tâtonnement expérimental en français les vertus que nous avons énumérées plus haut sans éprouver le désir de permettre le même tâtonnement en sciences et en calcul. Ne serait-ce pas briser l'unité éducative de l'atmosphère de la classe ?
La création du milieu favorable devrait être la préoccupation première et permanente de l'éducateur. Tout le reste viendra par surcroît à qui sait faire preuve de patience. Il convient de favoriser le tâtonnement à longueur de journée et de scolarité, en mettant à contribution ces auxiliaires efficaces que sont l'intérêt spontané de l'enfant, sa curiosité toujours en éveil, son affectivité puissante, sa faculté d'étonnement et le dynamisme contenu dans la socialisation des intérêts.
Certes, l'utilisation de méthodes différentes dans un même groupe scolaire et le manque de liaison entre les maîtres, la surcharge des effectifs, sont souvent des obstacles insurmontables à l'instauration de techniques reposant sur l'expérience talonnée. Des méthodes monstrueuses de travail mettent en échec toute méthode, quelle qu'elle soit. Encore ne faut-il pas attribuer la pauvreté des résultats à des facteurs étrangers et convient-il, si les conditions le permettent, de faire avec foi et ténacité, l'essai que tant de classes ont réussi.
R. FROMAGEAT.