Les Dits de Mathieu (III)

 
Annie Dhénin nous propose deux nouveaux extraits des Dits de Mathieu.
L’intégralité du texte est sur le site (BENP N°47 - Les dits de Mathieu première partie) et (BENP N°73 - Les dits de Mathieu II)
 
L'ÉCOLE SERA-T-ELLE CHANTIER ?
 
 Vous trouvez, je sais, que le mot de chantier, comme celui de travail dont je vante la noblesse, est trop chargé de peines, de souffrances et d'injustes sacrifices.
 Et pourtant, regardez si vos enfants, quand ils ne sont pas sous votre dépendance, n'organisent pas des chantiers de travail : pour dévier le cours d'un ruisseau et remplir une mare ou attraper des poissons ; pour aménager un tas de sable en place forte ; pour construire un village d'Indiens ... Et quel enthousiasme, là, quel acharnement ! et quelle activité ! Ah ! ils ne ménagent pas leur peine ni leur sueur ! Ils vont jusqu'à la limite de leurs forces, toujours. Parce qu'il est dans la nature humaine de se surpasser... Ils en oublient même de manger !...
 Leur effort ne s'accomplit pas forcément dans une ambiance de rires et de chants, - qui ne sont qu'une des manifestations, et pas la plus courante, du vrai travail. - Il y a de la souffrance et des grincements de dents... Il y a la vie !
 Et l'enfant rêve la nuit de son chantier et attend avec impatience le jour nouveau pour recommencer.
 Ne croyez-vous pas que si l'École devenait un chantier aussi enthousiasmant autant que la montagne de sable ou la cabane d'Indiens ; si vos élèves en rêvaient la nuit ; s'ils se donnaient ainsi à 100 % muscles tendus et dents serrées, à leur travail, - il y aurait quelque chose de changé dans l'atmosphère de vos classes et dans le rendement de vos efforts ? 
Impossible ! disaient les vieux pédagogues… Parlez-leur de jouer, oui, mais ils n'aiment pas le travail.
Ils n'aiment pas le travail, ni le chantier, et les adultes réagissent de même, - tant que l'effort qu'ils nécessitent n'est pas lié, à leur vie profonde, à tout leur comportement, non seulement économique et social, mais psychique aussi.
Mais organisez la Coopérative scolaire, cette société d'enfants qui naît spontanément lorsqu'il s'agit de construire la cabane d'Indiens ; donnez à vos élèves des outils de travail, une imprimerie, du linoléum à graver, des couleurs pour dessiner, des fiches illustrées à consulter et à classer, des livres à lire, un jardin et un clapier, sans oublier le théâtre et le guignol, - l'École sera ce chantier où le mot travail prend toute sa splendeur à la fois manuelle, intellectuelle et sociale, au sein duquel l'enfant ne se lasse jamais de chercher, de réaliser, d'expérimenter, de connaître et démonter, concentré, sérieux, réfléchi, humain !
Et c'est l'éducateur alors qui se fera à son image.
Freinet. Les Dits de Mathieu (p.114)
 
 
MAGNIFIER
Travailler « pour de bon »... « Faire joli »... « Pour que ça serve »... Ce sont là les grands soucis de l'enfant aux prises avec la vie.
Il termine son château de sable en le couronnant d'un bouquet de fleurs. Dans ses doigts de magicien, il agite au soleil un prisme qui pare le monde des couleurs merveilleuses de l'arc-en-ciel.
La page elle-même qu'il vient d'animer de ses graffiti attend la palette capricieuse du peintre pour acquérir vie et splendeur, comme si l'enfant avait besoin sans cesse d'habiller son œuvre du coup de pouce décisif qui fait les choses plus belles que ce qu'elles sont.
Vous vous contentez, vous, de battre des mesures pour rien, de faire copier des textes que vous annotez sans scrupule et que vous barrez avec autorité d'un rouge rageur. Vous trouvez toute naturelle l'hécatombe en fin de séance, pour récupérer l'argile plastique des chefs-d'œuvre modelés avec tant de sérieux et tant d'amour.
Le maçon travaillerait-il avec cœur et avec goût si on détruisait systématiquement la maison qu'il vient d'achever et sur laquelle il a posé, avec la légitime fierté du constructeur, le bouquet symbolique ? Le paysan reprendrait-il la charrue si son blé était non plus accidentellement mais méthodiquement fauché en herbe, et si étaient rasés les arbres qu'il a plantés ?
En ce début d'année, essayez d'oublier les enseignements inhumains de la scolastique, écoutez les exigences normales de la vie, magnifiez l'œuvre la plus humble du plus humble de vos enfants ! Que chaque travailleur — et l'enfant a les soucis et la dignité du travailleur — ait, à tout instant, conscience d'avoir posé une pierre à son édifice et ajouté à son patrimoine un peu d'efficience et un peu de beauté.
Magnifiez le texte informe en lui donnant la pérennité du majestueux imprimé; magnifiez, par les couleurs et la présentation, des dessins qui seront dignes d'une collection ou d'une exposition, émaillez et cuisez au four des poteries qui, dans leur forme définitive, sauront défier les siècles.
Alors vous sentirez la fierté de l'œuvre bien faite animer et passionner vos jeunes ouvriers, vous ferez naître et s'imposer cette grande dignité du travail que nous voudrions écrire, nous aussi, en lettres définitives aux frontons de nos écoles modernes du peuple.
 
Freinet. Les Dits de Mathieu (p.48)
 

 

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