Techniques de vie n°6

Décembre 1960

L'Education à la croisée des chemins

Décembre 1960

L'Éducation à la croisée des chemins
 
    par  C. FREINET
  Nous ne croyions pas, quand nous avons décidé à Vence de choisir comme thème du prochain Congrès l'Éducation à la croisée des chemins, qu'un choix allait nous être si prochainement imposé par les événements, par certaines décisions administratives et par l'évolution générale des esprits au cours de ces derniers mois.

  1. Tant l'on crie Noël, dit le proverbe, qu'à la fin il arrive. On a tellement palabré sur la réforme et la démocratisation de l'enseignement que des échéances sont là, qui exigent des décisions qu'on avait bien prévues, mais à longue échéance, comme si cette échéance ne devait jamais venir. Et on se trouve aujourd'hui face à une véritable marée qui secoue les portes des écoles : au premier degré bien vite débordé et aujourd'hui dans un second degré où rien n'avait été prévu pour accueillir les nouveaux venus : manque de maîtres et de locaux, manque de méthodes aussi et de techniques de travail. Alors les maîtres du premier degré se plaignent de la pédagogie du second degré, les professeurs accusent les instituteurs de mal préparer leurs élèves à un enseignement de culture. Et l'administration ballotée entre ces impératifs prend des décisions contradictoires : la direction du premier degré préconisant un désuet retour au par cœur dénoncé par la direction du second degré.

  Nous nous trouvons bien là à une croisée des chemins dont les éducateurs doivent d'abord prendre conscience s'ils espèrent s'orienter un jour prochain efficacement.

2. Parents et éducateurs sont inquiets.
  Si quelques élèves particulièrement doués ou bénéficiant de conditions exceptionnelles de travail ou de milieu profitent à 100 % de l'enseignement qui leur est donné et dans lequel ils réussissent quelles que soient les tares possibles de cet enseignement, le problème de l'instruction, de l'éducation, de la formation et en définitive de la préparation à la vie se pose avec gravité pour la grande masse des enfants. Problème nouveau, né de l'évolution très rapide des modes de production et de vie contemporains, et pour lequel il faut d'urgence, au risque de déchéance humaine et sociale, trouver une solution pratique.
— les enfants sont énervés, excités et incapables d'attention ;
— ils ne travaillent pas en classe ;
— ils deviennent passifs et insouciants ;
— ils ne bénéficient en classe d'aucun succès et ne souhaitent qu'une chose : quitter l'école et entrer dans la vie, avec ou sans instruction et culture. D'autres signes déplorables sont unanimement constatés :
— Les enfants ne sont pas obéissants et respectueux comme autrefois et leur comportement est visiblement influencé — hélas ! presque exclusivement en mal — par les journaux illustrés qui inondent les kiosques, par le cinéma et la télévision dont tant de spectacles sont, pour le moins qu'on puisse dire, ni moraux ni éducatifs.
— Mal éduqués dans des familles où les parents, happés par le travail, n'ont pas le temps de s'occuper d'eux, mal instruits dans une école qui n'est pas une école de culture, les enfants deviennent asociaux et risquent trop souvent de s'engager sur !a pente de l'immoralité, de la délinquance et du crime. Les Blousons noirs sont la personnification de ce drame scolaire, familial et social.

  A situation nouvelle, solutions adéquates. Il ne suffit pas de dire : revenons à la sévérité, à la punition, voire aux châtiments corporels. Il nous faut trouver des remèdes efficients, préventifs si possible.

  Là aussi, on est à la croisée des chemins.

3°. Ces questions préoccupent éducateurs, administrateurs et pouvoirs publics.
— le thème des Conférences Pédagogiques au 1er degré gravitait autour de la formation morale et civique (1) ;
— Le récent Congrès de l'Office de la Coopération Scolaire a discuté de la préparation morale et civique des jeunes générations par la Coopération scolaire.
— La récente circulaire de l'Enseignement du 1er degré (19 octobre 1960) a bien analysé le mal, mais a cru bon, paradoxalement, de chercher empiriquement un remède dans des pratiques « qui ont pourtant fait leurs preuves» et qui nous ont menés où nous en sommes.

CROISÉE DES CHEMINS !

4°. Et pourtant confiance et espoir.
  Si le mal est grave, si des décisions urgentes s'imposent, il n'en reste pas moins que nous ne saurions désespérer.

a) Parents et éducateurs commencent à prendre conscience des nécessités éducatives.
  Une jeunesse qu'on disait trop volontiers irrémédiablement avilie se réveille.

  Elle ne se réveille pas toujours au gré des dirigeants, ni même au gré des adultes. Elle ne se satisfait plus des nourritures frelatées dont on l'avait pervertie. Des valeurs morales qu'on croyait définitivement atteintes prennent rang d'impératif moral et social, dans un comportement exemplaire d'hommes et de citoyens. Dans le désarroi d'une guerre qui s'éternise, les jeunes crient leur opposition à l'injustice, à l'abêtissement, à la destruction et au meurtre. Des milliers d'objecteurs de conscience sont poursuivis ou en prison parce qu'on ne leur laisse pas le choix — qui était pourtant autrefois de tradition — entre servir le peuple et l'humanité, ou tuer et mourir. C'est à tort qu'on a parlé à leur sujet d'insoumission. Les jeunes ne se refusent pas à «servir». Ils sauront même souffrir et se sacrifier pour une juste cause. Ils se refusent seulement à torturer et à tuer. Ils sont d'héroïques objecteurs de conscience. Ils méritent le respect qu'on a toujours accordé à ceux qui, dans les pires circonstances, ont su défendre et honorer un idéal de liberté, d'égalité et de fraternité.

  C'est cette conscience et cette dignité qui imprégnaient la lettre émouvante reçue récemment d'un jeune camarade instituteur. Il me disait adieu. II avait demandé à être mobilisé dans un service civil quel qu'il fût. On lui imposait la guerre. II a choisi l'humanité. « Je ne sais, me disait-il, quand je pourrai reprendre ma place dans votre grande famille. Demain, je serai en prison et quand j'en sortirai, je doute qu'on m'accorde encore le droit d'éduquer ».

  Ainsi ce jeune — et ils sont nombreux comme lui — affronte sciemment la prison, la misère, la souffrance, pour rester un homme digne de son destin.

  Chapeau ! devant cette jeunesse.

  b) Et n'est-elle pas significative aussi, et encourageante, l'intelligente prise de position de l'Union Nationale des Etudiants de France (UNEF) ? Les étudiants sont las de se voir soumis à des règles d'autrefois qui sont inopérantes dans les conjonctures d'aujourd'hui. Ils demandent qu'on les aide à s'élever et à se libérer.

  c) Et nous constatons avec satisfaction que les jeunes instituteurs s'intéressent beaucoup plus que naguère, et plus que leurs aînés, à des techniques de travail vivant.

  Ils sont à la croisée des chemins.

  On les disait voués au conformisme béat et aux plaisirs faciles, exerçant leur métier comme d'autres sont vendeurs ou comptables. Et voilà que, soucieux d'un travail intelligent et libérateur, ils sacrifient une partie de leur maigre traitement à l'effort collectif, qu'ils parcourent le soir des vingtaines de kilomètres pour participer à des réunions ou à des stages, qu'ils sacrifient leurs jeudis à l'amélioration de leurs conditions de travail.

  La parole est aux jeunes ne doit pas être une vaine formule. Elle doit synthétiser notre souci à tous de les aider à se saisir avec audace des commandes d'une société dont ils ne doivent pas se résigner à être les victimes, mais qu'ils influenceront bénéfiquement par leurs efforts généreux.

  Les jeunes sont dignes aujourd'hui de la confiance que nous leur faisons. (Et nous ne nous illusionnons pas. Nous ne prétendons pas que la masse des jeunes éducateurs sont dès aujourd'hui engagés dans cette voie. Il suffit que se manifeste une élite qui ouvre la marche).

QUELS CHEMINS PRENDRE ?

  Ce serait trop simple si quelqu'un avait la possibilité, le génie ou la puissance de nous tracer le chemin, soigneusement accompagné de barrières et de garde- fous pour que nous n'avons pas la tentation de regarder à droite ou à gauche si, par hasard, les pistes n'y seraient pas plus engageantes.

  Hitler avait ainsi délimité ses chemins autoritaires, auxquels la dictature donnait une illusion de réussite. On sait où cela nous avait menés.

  Notre but n'est donc point de vous présenter des conclusions avant les recherches et les discussions qui peuvent seules les préparer. Nous voudrions surtout instituer un débat, auquel nous espérons intéresser les diverses associations à but culturel, les syndicats, les partis et la presse. Il est en effet tristement caractéristique de voir à quel point les problèmes d'éducation dont nul pourtant ne saurait nier l'importance décisive, sont négligés dans notre pays. Aucun journal, aucune revue n'y consacre le moindre article, exactement comme si aucun de ces problèmes ne se posait ni au public, ni aux parents, ni aux éducateurs.

  II y a là une lourde pente à remonter. La chose est pourtant possible car ces problèmes agitent aujourd'hui la grande masse. Je crois qu'ils ne s'extériorisent pas davantage parce que les intéressés n'osent pas avouer leurs doutes ni présenter des suggestions et qu'ils se sentent irrémédiablement mineurs en face de l'imposante Université. Comme les malades se sentent mineurs en face des médecins et ne réagissent que lorsqu'ils en sont dégagés en se rendant chez les guérisseurs.

  Nous voudrions donc, par le questionnaire fondamental ci-joint poser les problèmes, présenter l'éventail des voies possibles, engager parents et éducateurs à choisir, et donc à réfléchir à prendre conscience des réalités.

  Ce questionnaire, nous allons le diffuser parmi les adhérents de l'Ecole Moderne. L'Office Central de la Coopération à l'Ecole a bien voulu participer à sa rédaction et en assurer la diffusion parmi ses centaines de mille adhérents et nous remercions M. l'Inspecteur Général Prévôt, Président de l'Office, d'avoir bien voulu signer avec nous le présent questionnaire.

  Nous demanderons aux uns et aux autres de soumettre ce questionnaire à leurs collègues, aux parents de leurs élèves, aux amis de l'Ecole.

  La répartition des réponses selon les divers chapitres sera pour nous comme une sorte de test. Nous verrons avec précision quelles sont les tendances actuelles et nous orienterons en conséquence nos efforts.

  Mais le véritable travail constructif se fera sur la base du second questionnaire auquel il ne suffira pas de répondre par oui ou par non, mais sur lequel il nous faudra longuement discuter, argumenter, en confrontant les opinions, en recueillant les résultats d'expériences afin d'orienter les personnes inquiètes qui cherchent leur voie à cette croisée des chemins.

GRANDE ENQUETE
sur
L'EDUCATION à la croisée des chemins

  Le questionnaire qu'on trouvera en fin de ces notes n'est certes pas limitatif. Nous savons que sont nombreuses et diverses, et importantes, les questions que nous nous posons dans la recherche des formes valables de culture. Nous nous sommes efforcés de limiter ici le débat sur les points que nous estimons essentiels et fondamentaux et dont la discussion devrait nous permettre de tomber d'accord sur un maximum de solutions désirables.

  Nous précisons bien que cette enquête est évidemment faite sans aucun préalable. La confrontation des opinions entre gens sincères et de bonne volonté doit être loyale et totale. Nul d'entre nous ne détient la vérité intégrale. Dans une recherche aussi complexe que celle des processus d'éducation, aucune pensée, aucune idée, aucune démonstration ne saurait nous être indifférente.

  Pour amorcer et introduire le débat, nous présentons ci-dessous les divers points de cette enquête avec un maximum d'objectivité, ce qui n'empêche nullement les participants de contredire nos points de vue si besoin est.

  Première question : Pensez-vous que les enfants sont des êtres essentiellement mineurs, qui ont besoin d'être pétris et modelés du dehors, par les adultes.

  Ou qu'ils sont au contraire des êtres en permanente évolution qui sont susceptibles d'un maximum de progrès, pourvu que le milieu aidant leur en donne la possibilité.

  Les grands désaccords sur la pratique éducative viennent toujours d'un désaccord à la base sur les processus de culture.

  Nous ne croyons pas exagérer en affirmant que toute la technique éducative traditionnelle — de la maternelle à l'agrégation — est basée sur une conception de l'enfant, cire molle sur laquelle l'adulte inscrit, par démonstrations, explications et leçons, les éléments de connaissance et de culture.

  À cette technique, nous opposons une autre formule éducative, celle qui agit exclusivement de l'intérieur, par un long tâtonnement expérimental qui inscrit les acquisitions en indélébiles techniques de vie.

  Bien que la nécessité d'une éducation expérimentale se fasse chaque jour davantage sentir et que la circulaire ministérielle du 8 septembre 1960 reconnaisse que « les travaux scientifiques expérimentaux sont un essai de définition positive d'une pédagogie du monde moderne, source, tout autant que les disciplines traditionnelles de réflexion critique, de pensée abstraite et de pensée humaine» le passage de l'une à l'autre de ces pédagogies s'avère laborieux parce que l'adulte ne croit pas en l'enfant.

  Nous avons été habitués à enseigner et à commander et c'est bien à regret que nous verrions un jour les enfants se libérer et parler d'égal à égal avec le maître des soucis qui leur sont communs. Nous les avons entraînés à copier et ne comprenons pas qu'ils puissent produire par eux-mêmes des œuvres valables. La réaction de tous ceux — parents et maîtres — qui visitent nos classes et nos expositions est toujours de suspicion et de doute : « Vous ne viendrez pas me dire que c'est tout seul que cet enfant a écrit ce texte sensible et fleuri ou imaginé ce poème ; qu'Alain Gérard n'a pas copié ses chefs d'œuvre et que ces dessins et ces tentures qui ne dépareraient pas les murs des grandes galeries sont leur œuvre exclusive ».

  La maîtresse a beau dire qu'elle ne sait pas dessiner, le maître qu'il n'a jamais produit de poèmes, les visiteurs ne seront nullement convaincus. Ils n'essaieront même pas d'approfondir ce mystère : la possibilité pour l'enfant de produire au même titre que les adultes, et pour les mêmes raisons, des œuvres de valeur.

  C'est contre ce reliquat de l'esprit scolastique que nous aurons longtemps encore à lutter, même quand la partie semblera gagnée. Nous en avons pour preuve encore l'éditorial caractéristique de Mme Herbinière-Lebert dans un récent numéro de l'Education Enfantine. Elle répond implicitement à des institutrices maternelles qui, par le dessin libre, ont produit dans leurs classes des œuvres dont elles prétendaient naïvement décorer des murs jusqu'à ce jour destinés à recevoir les chromos traditionnels. « Je n'ai jamais pensé, dit-elle, que des travaux d'enfants soient d'assez belle qualité pour mériter de parer la classe qui doit être un milieu de beauté rare. »

  Autrement dit : les enfants travaillant selon des techniques non scolastiques sont-ils capables de produire, comme les adultes de la beauté vraie, de la science vraie, du calcul efficient ; ont-ils une pensée, un jugement, un génie parfois qui ne sont point des ersatz mais un aspect original de la grande recherche de l'homme pour une plus grande connaissance dans l'exaltation bénéfique de ce que nous portons en nous d'idéal au service de la vie.
 

Y A-T-IL DES PÉRIODES DE CROISSANCE ET DE MATURATION ?

  Il y aurait peut-être lieu de reconsidérer les périodes de croissance telles que les ont étudiées les psychologues, et la conception même du phénomène de maturité, qui ne signifie pas forcément infériorité vis-à-vis des adultes.

  Nous pourrions comparer l'évolution des enfants aux divers paliers de civilisations contemporaines : entre un Européen, un Arabe ou un Ghanéen, il y a des différences profondes certes : elles tiennent d'abord à la physiologie et à la longue empreinte du milieu d'une part, aux expériences de vie si diverses d'autre part. On peut comparer leurs civilisations mais il serait arbitraire et dangereux d'affirmer que l'Européen est plus civilisé que l'Arabe ou le Ghanéen, tant du moins qu'on ne considère pas exclusivement la civilisation mécanique et technique qui n'en est que l'aspect extérieur. Il y a plutôt des formes différentes de civilisation et de culture qui ont toutes leurs aspects particuliers sans qu’aucune d’elles puisse être, sous tous ses aspects, tenue pour mineure par rapport aux autres.

  Il en résulte que nous avons tort de considérer l'enfant comme un être insuffisamment évolué, dont les faits et les gestes, et la pensée, sont encore incohérents, sans logique, sans directive vitale et sans portée.

  Ce même enfant, replacé dans son milieu, s'avère tout aussi sérieux et appliqué qu’un adulte, sinon plus. Il connaît moins de choses peut-être, il a des connaissances, et une expérience insuffisantes dans bien des domaines. Mais n'est-ce pas là notre lot à tous ? Et l'agrégé qui va prendre des leçons de conduite automobile n'est-il pas, en définitive, dans la même position relative que nos écoliers.

  Certes les pratiques et les buts de nos enfants ne sont pas exactement les nôtres, comme ne sont pas les nôtres maintes pratiques des Tunisiens et des Nigériens. Nous les jugeons mal parce que nous les voyons du dehors, avec notre optique, et que nous ne pénétrons pas leur propre milieu. Nos conceptions et nos rapports changent lorsque, par nos techniques d'Ecole Moderne, nous entrons de plain-pied dans le milieu des enfants, que nous nous y incorporons pour sentir du dedans les aspects originaux d'une vie que nous ne voyons que du dehors, avec nos propres canons d'adultes présomptueux de leurs prérogatives.

  Nos enfants ont désormais, non plus clandestinement mais régulièrement et normalement, leurs associations et leurs équipes, leurs règles et leurs lois, leur journal, leurs correspondants, leurs coopératives, leurs chants, leurs ateliers, leurs bandes sonores et leurs films, ils sont, dans ce milieu, en leur élément, sérieux et efficients, majeurs.

  Au fur et à mesure que se développe leur expérience de vie, ils accéderont naturellement à d'autres étapes, plus évoluées, mais qui ne seront pas plus ferventes ni plus riches que celles qui ont précédé !

  On a parlé de tous temps du conflit des générations, devenu souvent dramatique en raison de l'accélération des processus de vie. Il y a, au sein même des générations un conflit permanent entre enfants, adolescents et adultes. C'est ce conflit que nous devons étudier et nous appliquer à résoudre.

  Je sais que nombreux seront les chercheurs qui auront leurs points de vue à présenter dans un essai d'explication dont notre pédagogie nous a permis d'établir les bases.
 

JEU ET TRAVAIL

  Ces idées sur la maturité nous amèneront à discuter justement du jeu qui tient une si grande place dans la pédagogie traditionnelle, alors que nous ne lui en laissons pratiquement aucune dans notre pédagogie.

  Lorsqu'il est dans son milieu, sans influence autoritaire des adultes, l'enfant vit toujours intensément. A ce niveau, nos thèses s'avèrent justes : ce n'est pas le jeu qui est naturel à l'enfant mais le travail. L'enfant non déformé par les impératifs du milieu ne joue que lorsqu'il ne peut pas travailler.

  Cette exaltation du jeu, qui deviendra bientôt le centre de toute l'activité enfantine — et dont les adultes aussi font de plus en plus de cas — est la conséquence de ce dédain des adultes pour les activités enfantines auxquelles on ne saurait reconnaître aucun sérieux d'essence vitale. « Ce ne sont que jeux d'enfants », dit-on d'une pratique futile et de passe-temps.

  L'écart est ici tellement grand entre de nombreuses tendances pédagogiques qui placent le jeu à l'origine exclusive de leur éducation, et nos propres considérations, développées dans mon livre : L'Éducation du Travail (1), qu'une discussion avec large confrontation des thèses est indispensable.

 

  2. — Quelles sont la nature, et la forme, de l'autorité — nécessaire — des parents et des éducateurs ? Le recours aux sanctions est-il nécessaire à cette autorité ?

  C'est peut-être un des problèmes les plus graves qui se posent aujourd'hui à l'attention des éducateurs.

  Il est un fait que l'autorité familiale telle qu'elle était comprise au début du siècle est fortement entamée et cela pour diverses raisons qu'il y aura lieu d'étudier, car il est nécessaire de prévenir le mal qu'il sera toujours difficile de guérir. Cette autorité n'a pas évolué — ce qui serait normal et souhaitable. Elle a évolué heureusement dans certaines familles où ont été reconsidérés les rapports parents-enfants, mais pour accéder à une forme d'autorité presque idéale que nous voudrions voir se généraliser.

  Dans la plupart des familles cette autorité s'est surtout dégradée pour faire place au laisser-aller, à l'irrespect, à la faiblesse. Conditions évidemment déplorables pour une formation de virilité et d'humanité.

  Elle a évolué de même, heureusement, dans certaines classes, celles surtout qui sont imprégnées d'esprit Ecole Moderne… Mais elle n'a fait que se détériorer dans la masse des classes où, en raison même des conditions retardataires de travail, les éducateurs sont condamnés à des rapports disciplinaires pour faire faire aux enfants ce qu'ils ne veulent pas faire, parce qu'ils n'en voient ni la nécessité ni les buts.

  Ce manque d'autorité naturelle et humaine d'une large proportion d'éducateurs est évidemment déplorable et dangereuse.

  On a raison de se préoccuper de ce double problème et d'essayer d'y trouver des solutions.

  Il y a deux tendances :

  — La plus simple, et qui semble la plus facile : renforcer l'autorité, accentuer les obligations et les sanctions, punir, durement s'il le faut pour obliger à l'obéissance et remettre les délinquants dans le droit chemin.

  C'est ce que certains pays colonialistes ont essayé de faire avec les peuples naguère asservis et sur lesquels, l'exemple aidant, a passé désormais un vent de libération. On a beau renforcer la police, envoyer des soldats, torturer et guillotiner, on peut réprimer un instant, mais c'est toujours le courant de libération qui l'emportera. Et c'est heureux qu'il en soit ainsi.

  Il ne sert à rien d'accentuer la répression à l'Ecole. Elle n'aboutira qu'à un désordre et une opposition toujours plus profonds.

  Le recours aux sanctions pour maintenir l'indispensable autorité n'est qu'un pis-aller, provisoirement inéluctable dans certaines données qui nous sont imposées. Elles peuvent rétablir un instant une discipline qui fait illusion, mais en réalité le mal ne fera que progresser.

  — Ce qu'il faut c'est changer :
* les conditions de milieu :
* les conditions de travail ;
* la nature des rapports entre enfants d'une part ;
* entre enfants, éducateurs et milieu d'autre part.

  C'est à cette tâche que s'est voué, avec quelque succès, le mouvement de l'Ecole Moderne.

  Je ne crois pas que puisse être contestée la validité de cette présentation du problème.

***

  Les sanctions communément employées à l'Ecole et dans la famille seraient donc sans valeur pratique si ce n'est d'arrêter un instant le flot hostile, qui va immanquablement dévier, se renforcer parfois, et déferler ensuite.

  Mais ce ne sera pas impunément et nous posons la question :

  « Les sanctions disciplinaires ne risquent-elles pas d'avoir parfois de graves conséquences sur le comportement affectif et psychique des individus ? Que pensez-vous des châtiments corporels ? »

  Parce que le problème de la discipline et de l'autorité qui a mission de la maintenir, se pose aujourd'hui avec acuité, et qu'il y a urgence, et qu'on ne veut pas faire les dépenses d'imagination, d'organisation et d'argent qui s'imposeraient, une campagne est ouvertement menée pour un retour sévère aux sanctions, y compris aux châtiments corporels.

  Outre que ce ne sont là que de fallacieux pis-aller, il nous faut considérer tout le mal que causent, en profondeur, de telles pratiques.

  Mais pour cela, afin aussi de juger plus humainement des conséquences de nos actes, il nous faudrait distinguer :

  — La sanction, même corporelle, qui n'est qu'accidentelle, même si elle est une mesure de mauvaise humeur de la part de l'adulte, mais qui ne fait pas partie d'un système disciplinaire, qu'il y ait faute de l'enfant, du maître, ou des deux à la fois, le mal ne sera pas profond : ce sont les crises à peu près inévitables qui interviennent souvent dans les familles, sans entamer cependant les sentiments profonds de la communauté.
  — La sanction employée comme système disciplinaire, dans certaines familles, et surtout à l'Ecole. La pratique de ces sanctions s'inscrit alors d'une façon maléfique dans les techniques de vie scolaire.
  — Les conséquences de ce système :
  — Il y a les enfants sensibles, qui ne tolèrent pas ces sanctions et les ressentent toujours comme des atteintes à leur dignité et à leurs sentiments. Ils se referment, courbent l'échine, se font plus sages encore jusqu'à faire croire aux éducateurs que leurs pratiques ont eu un heureux effet
  — Et il y a ceux qui ne les tolèrent pas, se mettent en colère, frappent des pieds, injurient, jusqu'à se faire mettre à la porte.

     Ils deviennent parfois des forcenés, habitués de trop bonne heure à réagir, par leurs propres moyens, à l'injustice et à l'autorité.

  Ce sont les futurs désadaptés, les délinquants, les blousons noirs dans le destin desquels l'Ecole porte son incontestable part de responsabilité.

  Le problème est délicat. Il l'est surtout parce que les conditions de travail imposées aux maîtres et aux élèves entraînent presque inévitablement le recours au système de sanction, seul capable de maintenir l'autorité.

  Il y aurait surtout à étudier par quel processus à peu près inévitable une discipline peut être normale avec 20 ou 25 élèves, et devenir déplorable dès que l'effectif dépasse ce chiffre. Le recours plus fréquent aux sanctions, l'officialisation qu'on semblerait leur donner, les essais de justification théorique de certains psychologues, semblent être la conséquence directe et inévitable de l'augmentation catastrophique des effectifs scolaires.

  Il faudrait que nous parvenions à faire comprendre aux éducateurs que les critiques que nous formulons contre le système disciplinaire qui leur est imposé n'attentent nullement à leur propre dignité et qu'ils devraient collaborer avec nous pour dénoncer des états de faits dont nous sommes les victimes et qui sont gravement dommageables et à l'éducation des enfants et à la santé mentale des maîtres eux-mêmes.

  Si, ces précautions oratoires prises, il nous était possible de mener une enquête impartiale auprès des enfants qui nous diraient l'hallucinante diversité des sanctions pratiquées dans les écoles, tant laïques que privées, si nous avions le courage de décortiquer l'abcès, peut-être soulèverions-nous une réprobation telle contre la pédagogie traditionnelle, que pourraient changer en profondeur ies formes mêmes de notre pédagogie.

***

  Nous avons posé une troisième et dernière question :

  « Pensez-vous que le recours à l'autorité formelle et, au besoin, brutale, puisse contribuer à former les hommes et les citoyens de la société de demain ?»

  Je crois que, dans les données actuelles de l'évolution sociale et politique, la question ne devrait même plus se poser. « Ce n'est pas avec des hommes à genoux que nous mettrons une nation debout. »

  Nous redressons les enfants, nous leur donnons le visage clair et audacieux de ceux qui vont se saisir du monde qui vient ; ils prennent les yeux brillants et profonds des chercheurs, des inventeurs et des constructeurs.

  Mais encore faut-il nous mettre d'accord sur les possibilités non seulement idéales mais aussi contingentes de réaliser pour les enfants de 1961 une éducation 1961.


 

L'ÉDUCATION A LA CROISEE DES CHEMINS
Grande enquête pour les professeurs, les psychiatres, les psychologues
et les journalistes, organisée conjointement par :

L'OFFICE CENTRAL DE LA COOPÉRATION A L'ÉCOLE (M. PRÉVÔT, Inspecteur Général-Président) et
L'ÉCOLE MODERNE (C. FREINET)


QUESTIONNAIRE N" 1 (Considérations générales)

   Les diverses manifestations de Blousons Noirs et, plus récemment une circulaire ministérielle préconisant le retour au par cœur et aux méthodes d'autorité posent devant le grand public un certain nombre de questions essentielles qui demandent discussions pour la recherche de solutions valables.

1 — Pensez-vous que les enfants sont des êtres essentiellement mineurs, qui ont besoin d'être pétris et modelés, du dehors, par les adultes ? Ou qu'ils sont au contraire des êtres en permanente évolution qui sont susceptibles d'un maximum de progrès pourvu que le milieu aidant leur en donne la possibilité ?
De l'une ou de l'autre de ces conceptions découle le choix qu'on fera pour les méthodes d'éducation.
  

2 — Quelles sont la nature et la forme de l'autorité — nécessaire — des éducateurs et des parents ?
   Le recours aux sanctions est-il nécessaire à cette autorité ?
Les sanctions communément employées ne risquent-elles pas d'avoir parfois de graves conséquences sur le comportement affectif et psychique des individus ?
   Que pensez-vous des châtiments corporels ?

3 — Pensez-vous que le recours à l'autorité formelle et au besoin brutale puisse contribuer à former les hommes et les citoyens de la Société de demain ?

   Envoyez vos réponses à : C. Freinet, Cannes (A,-M.)r pour l'Ecole Moderne ; et à l'OC.C.E., 4, rue des Irlandais, Paris-5mo, pour les Coopératives.


 

L'EDUCATION A LA CROISEE DES CHEMINS

Grande enquête organisée conjointement par :

L'OFFICE CENTRAL DE LA COOPÉRATION A L'ÉCOLE (M. PRÉVÔT, Inspecteur Général-Président)

et

L'ÉCOLE MODERNE (C. FREINET)

QUESTIONNAIRE N 2 (Parents et éducateurs)
   Pour des raisons indépendantes de notre commune volonté, l'éducation du début du siècle ne permet plus de résoudre les problèmes actuels.
   Plusieurs voies s'offrent à la Croisée des Chemins.
   Vous avez sans doute essayé quelques-uns de ces chemins. Selon votre expérience, tracez, sur le schéma ci-dessous, au crayon de couleur, la voie qui vous semble préférable, le chemin que vous vous efforceriez de suivre, en justifiant si possible votre choix.

EDUCATION TRADITIONNELLE

1 — La Voie 1 est celle que nous disons Traditionnelle. C'est celle que nous avons tous subie et qui, au début du siècle ne manquait ni d'efficience ni de grandeur : autorité incontestée des maîtres et des parents, obligation pour devoirs et leçons. Les enfants doivent se plier aux exigences de l'Ecole, de la Famille et de la Société.

   Mais le milieu a changé ; les enfants ne sont plus ce qu'ils étaient au début du siècle. Des méthodes qui réussissaient alors, risquent aujourd'hui de n'être plus valables. Faut-il changer? Et pourquoi?

OUI NON

TOTALE LIBERTE

2 — L'enfant ne veut plus obéir. On dit que vous êtes trop sévère, qu'il faut lui laisser une totale liberté pour éviter des complexes, qu'il faut lui faire confiance à 100 %, Prendrez-vous cette voie et pourquoi ?

OUI NON

EDUCATION DE FACILITE

3 — Les méthodes d'autrefois étaient trop austères et trop sévères. A l'Ecole et dans la famille on a alors essayé une éducation non pas de liberté mais de facilité par le jeu, par les images, puis par le cinéma et la télévision.
   Pensez-vous que ces solutions puissent être recommandées et pourquoi ?

OUI NON

ORGANISATION COOPERATIVE DU TRAVAIL

4 — Il y a aujourd'hui une méthode plus efficiente basée sur le libre travail des enfants : l'organisation coopérative, l'expérience vivante dans le cadre d'une solide discipline collective. Le film « L'Ecole Buissonnière » que vous avez peut-être vu montre quelques-uns des aspects de cette méthode.
En seriez-vous partisan ?    

OUI NON

RETOUR A LA SEVERITE

5 — Ou bien pensez-vous que ces diverses méthodes ont fait fausse route, que l'enfant n'est pas mûr pour la confiance et la liberté, qu'il ne se conduira bien que si on l'y oblige, au besoin en le punissant.
Iriez-vous, dans cette voie, jusqu'à la sanction violente et aux châtiments corporels, et pourquoi ?    

OUI NON

6 — Il y a, naturellement, tous les intermédiaires (le cinéma et la télévision sagement employés pouvant par exemple être recommandés).  
Indiquez les autres voies possibles en justifiant votre option.

 

  OUI NON

  (1) Voir C. FREINET ; L'Éducation morale et civique. Bibliothèque de l'Ecole Moderne, Canne.

  (2) L'Éducation du Travail. 1 vol. aux Editions Delachaux et Niestlé.

 
  Envoyez vos réponses à ; C. Freinet, Cannes (À.-M.), pour l' Ecole Moderne, et à l'O.C.C.E., 4, rue des Irlandais, Paris-5, pour les Coopératives.

 

Pitié pour l'éducation nouvelle

Décembre 1960
La récente circulaire ministérielle du 19 octobre 1960 et les commentaires que M. Lebrette en a faits dans L'Education Nationale ne pourront laisser insensibles les pédagogues convaincus depuis longtemps des insuffisances de !a pédagogie traditionnelle. On nous propose, en effet, un retour aux « méthodes qui ont fait leurs preuves », c'est-à-dire à celles qu'ont précisément combattues depuis plus de cinquante ans les promoteurs de l'éducation nouvelle. Il serait fort intéressant de rechercher les raisons sociologiques qui ont pu conduire à cette situation. Il y a des modes, en pédagogie, et M. le Recteur Hubert avait pu pertinemment en montrer les raisons et les lois.

Les intentions explicitement exprimées suffisent cependant à faire comprendre à la fois les raisons de ce retour en arrière et les conceptions pédagogiques qui y président.

« L'expérience a montré que les connaissances et mécanismes de base — que les maîtres pouvaient croire solidement acquis — se révèlent souvent fragiles et imprécis ». Telle est, en effet, la constatation qu'ont pu faire, non seulement les professeurs des classes de sixième, mais encore tous ceux qui ont pris connaissance des récents sondages expérimentaux faits à ce sujet (BINOP, numéro spécial de 1958 : De l'enseignement primaire à l'enseignement secondaire ; le Courrier de la Recherche pédagogique, n° 11, avril 1960. I.P.N.).

La constatation de ce niveau réel, face au programme théorique, aurait pu conduire à s'interroger sur la valeur de ces programmes. C'est la réaction inverse qui est venue : il s'agit, coûte que coûte, de faire passer ce programme, jugé a priori assimilable. De là l'idée d'une insuffisance des méthodes pratiquées et la « réhabilitation du rôle de la mémoire».

Certes, il y aurait lieu d'examiner avec précision en quel domaine et dans quelles conditions la mémoire peut efficacement intervenir. On ne contestera pas la possibilité, par exemple, de doter tous les élèves entrés en sixième d'une connaissance suffisante de la lecture courante ou des tables d'addition et de multiplication (1) ; cette possibilité est moins évidente en ce qui concerne le programme de conjugaison, moins encore pour certaines règles d'orthographe et de grammaire et maintes parties du programme de calcul. Car je ne pense pas qu'on aille jusqu'à penser qu'il faille faire apprendre « par cœur» ce qui n'a pas été compris. Ce point est très important, fondamental même : mais il est beaucoup trop complexe pour être traité dans le cadre d'un article et sans précisions : la pédagogie expérimentale, jointe à l'appréciation des maîtres, aurait beaucoup à nous apprendre à ce sujet.

Ce que je voudrais simplement relever ici, c'est la liaison établie par M. Lebettre entre ce niveau qu'on déplore et la méthode qui serait actuellement employée. Car cette insuffisance serait, entre autres causes, le fait des méthodes d'éducation nouvelle. L'affirmation est grave. Elle déchaînera les passions et elle les a déjà déchaînées. Par cette brèche officiellement ouverte se rue déjà toute une réaction pédagogique d'autant plus audacieuse qu'elle se croit autorisée. Or, je pense que cette condamnation est mal ajustée. Il me paraît difficile d'incriminer une méthode pédagogique qui est restée, jusqu'ici, purement expérimentale, disons mieux, confidentielle. La quasi totalité des classes françaises s'inspire des méthodes les plus traditionnelles. Il ne faut pas cesser de le dire et de le redire : l'échec de notre enseignement, à supposer qu'il soit effectivement prouvé et dans la mesure où la méthode est seule en cause, vient, non pas des méthodes nouvelles, mais d'un emploi défectueux de la méthode traditionnelle. En particulier, on a cru «moderniser» l'enseignement en introduisant simplement dans les programmes une pléthore de matières, en poussant le souci des « acquisitions indispensables » à un niveau excessif pour les élèves auxquels elles sont destinées (2). Calcul, français, histoire, géographie, sciences, ont fait petit à petit l'objet de programmes précis et volumineux. Les auteurs de manuels, comme tous spécialistes amoureux de leur matière, ont encore alourdi la charge. Mais, ce qui est fondamental, la méthode n'a pas changé. Les leçons succèdent aux leçons, la parole du maître envahit le temps disponible au détriment de l'activité propre des élèves. Les facultés d'attention s'émoussent à ces « cours de Sorbonne». Je pense à ces leçons d'histoire, de sciences, de géographie ou de grammaire, faites devant 40 élèves de C.E., leçons d'où les maîtres sortent épuisés, les élèves surexcités.

C'est pourquoi il y a un apport très positif dans les nouvelles instructions, surtout dans les commentaires que M. Lebettre en a faits. La généralisation de l'expérience de Vanves dont il déclare s'inspirer aurait le grand mérite d'éliminer tous ces beaux discours et de permettre, par une décontraction salutaire, la mise en œuvre d'une méthode active véritable. « L'Education nouvelle » n'a jamais pensé autrement : elle n'a jamais cessé d'affirmer que l'enfant n'était pas fait pour écouter, mais pour agir ; elle a toujours condamné les programmes encyclopédiques et les manuels qui s'en inspirent. Il est navrant de constater qu'on puisse imputer à son influence les conséquences d'un intellectualisme qu'elle n'a cessé de dénoncer et de combattre.

Mais, dira-t-on, qui pourra nier l'importance prise dans l'éducation nouvelle par ces à-côtés que sont l'étude du milieu, les sciences, le travail manuel ? N'est- ce pas là un temps précieux volé aux matières fondamentales : au calcul, au français ? Ici se trouve précisément la source de cette confusion regrettable que nous venons de dénoncer. On croit communément « moderniser » l'enseignement en ajoutant des matières et on pense que cette adjonction caractérise l'éducation nouvelle. Or, rien n'est plus éloigné de ses préoccupations. Elle n'a jamais douté que le calcul et le français sont l'essentiel de l'action pédagogique et Freinet n'aurait pas introduit en premier lieu l'imprimerie à l'école si le « Verbe » n'avait pas été l'objet de ses préoccupations. Certes, d'abord calculer, lire, s'exprimer. Mais que calculer, que lire, quoi dire? Voilà des questions auxquelles l'école moderne cherche à répondre et que l'enseignement traditionnel considère comme sans importance. Le fonctionnement abstrait de l'esprit suffit pour un grammairien ou un mathématicien. Mais l'enracinement affectif et actif de ces activités est fondamental chez l'enfant d'âge primaire, par souci d'efficacité et de formation morale. Qu'est-ce qu'une élocution sans désir de parler, une rédaction sans espoir de lecteur? En quoi la connaissance parfaite des tables et des opérations dispenserait de comprendre ces opérations et comment pourrait-on les faire comprendre sans les enraciner dans l'activité manuelle ? Dans ces conditions on ne voit pas pourquoi les activités que M. Labettre prévoit en après-midi comme « histoire, géographie, et sciences d'observation sous forme rédactive » (auxquels nous souhaiterions voir ajouter le travail manuel) ne pourraient offrir, partiellement au moins, la matière des activités de calcul et de français du lendemain matin. On ne voit pas en quoi ce souci de motivation et d'enracinement pourrait nuire à l'acquisition des mécanismes indispensables.

Certes, tout ceci « demande des maîtres expérimentés, des classes très peu nombreuses, des moyens matériels, or nous ne les avons pas ». Comment ne pas être absolument d'accord. Mais je pense que « l'apprentissage par cœur» ne résoudra aucunement ce problème. Dans une classe de 45 élèves il n'est ni plus facile, ni moins coûteux de faire apprendre « par cœur » la table de multiplication ou de donner une leçon quotidienne de gymnastique fonctionnelle. Pour l' affirmer et pour le croire, il faudrait aller jusqu'aux conséquences ultimes et indispensables : la récitation mécanique et collective, les exercices militaires. Tel ne peut être l'espoir de notre directeur.

 

1. A condition, bien entendu, qu'il ne s'agite pas des 80% de la population scolaire des CM2

2. DOTTRENS : L'amélioration des programmes scolaires (Delachaux et Niestlé). où l'on pourra voir que les programmes français sont en avance, souvent de plus d'un an, sur les programmes étrangers.

 

Urgence et difficultés d'un dialogue

Décembre 1960

Urgence et difficultés d'un dialogue
par C. COMBET

 

Je suis ici, l’autre est ailleurs, et le silence est terrible...
PAUL CLAUDEL.

Point n'est besoin d'avoir lu Sartre et Camus pour sentir quel tour de force représente le dialogue sincère et authentique entre deux hommes et combien miraculeusement la mise en commun de leurs expériences, de leurs pensées, de leurs projets se joue au-dessus de l'abîme ; car l'homme s'adresse à autrui à travers toute l'épaisseur de son propre monde — et c'est du cœur d'un royaume étranger que lui répond son partenaire. Or, bien souvent les paroles se perdent en chemin, la communication qui semblait amorcée se dégrade et s'efface sans lendemain : stérilité absolue de tant de contacts humains.

Le dialogue que nous allons envisager voudrait mettre en présence l'instituteur et le professeur. Qu'il laisse filtrer en filigrane notre expérience personnelle, aucun doute là-dessus. Nous pensons toutefois que notre cas n'est pas si singulier qu'il ne puisse éveiller des analogies dans la conscience de nos lecteurs.

 

LE MONDE DE I'INSTITUTEUR

 

Le monde de l'instituteur s'élabore à travers les années de formation théorique et les années d'apprentissage. En ce sens, les modes d'action fixés par les directives officielles prennent une importance déterminante. Il n'est pas indifférent pour notre propos, que l'instituteur assume seul la tâche d'initier les enfants à une culture encyclopédique. Sur le plan intellectuel, c'est là qu'il trouvera sa revanche sur le professeur rivé à son étroite spécialisation. D'autre part, il importe de souligner que l'instituteur se trouve en contact permanent avec sa classe, son unique classe, Pendant neuf mois, au moins, il vivra toutes ses journées avec le même groupe d'élèves, situation privilégiée pour qui ne se préoccupe pas seulement d'instruire mais d'éduquer. Etant seul à enseigner toutes les matières dans sa classe unique, l'instituteur a une vision globale de l'intelligence, des aptitudes et des progrès de l'enfant. Le jugement qu'il portera sur ses élèves aura des chances d'être nuancé : la faiblesse en français sera compensée, à ses propres yeux, par des succès en mathématiques ou en géographie ; des aptitudes pratiques se feront jour à l'occasion des travaux manuels et l'instituteur en tiendra compte. Bref, le profil scolaire de l'enfant ne se révélera pas seulement à travers un bulletin de notes trimestrielles, mais dans la vie scolaire de chaque jour ; ce sera une vivante réalité. D'autre part, l'instituteur est le mieux placé pour observer les liens de camaraderie qui se nouent entre élèves. Il surveille les récréations, il enregistre les attitudes sociales ou anti-sociales des uns ou des autres. Sa connaissance de la personnalité de l'enfant n'a donc en principe aucune peine à s'enrichir. Faut-il ajouter que l'instituteur ayant la responsabilité de la discipline tout au long de la journée peut l'infléchir dans le sens d'un apprentissage progressif de la liberté (dans le cadre de la coopération scolaire, par exemple). Enfin, dans bien des cas, surtout à la campagne, l'instituteur connaît le milieu familial de chaque enfant, le climat sociologique où il baigne. Au village, le maître d'école assiste à la vie de l'enfant. Même s'il se cantonne dans les méthodes les plus traditionnelles d'enseignement, il ne peut faire complètement abstraction de la vie personnelle de ses élèves. Dans les écoles urbaines elles-mêmes, où les contacts avec les familles sont plus rares et plus fuyants, l'instituteur, s'il parvient à créer dans sa classe un climat de confiance, aura tôt fait de recueillir des confidences d'enfants qui lui révéleront leur milieu de vie.

Encyclopédisme de la culture, permanence et proximité de la présence du maître à l'égard des élèves, telles sont les dimensions du monde de l'instituteur qui nous paraissent les plus essentielles ou, du moins, les plus générales.

Des considérations sur la formation reçue à l'Ecole Normale, sur la direction pédagogique donnée par les Inspecteurs Primaires, sur les options philosophiques ou politiques des instituteurs nous renverraient à l'examen de cas particuliers innombrables. Ces facteurs que nous nous contentons donc d'énumérer structurent puissamment l'expérience professionnelle et la mentalité de l'instituteur et interviennent nécessairement dans le dialogue, suscitant sympathie ou antipathie chez l'interlocuteur. Nous les laisserons cependant entre parenthèses pour ne retenir que les modes d'action les plus généraux, imposés aux instituteurs par l'organisation même de l'Enseignement du Degré.


LE MONDE DU PROFESSEUR

 

Du monde du professeur, nous ne retiendrons aussi que les caractéristiques les plus générales.

Tous les professeurs n'ont pas passé par la rue d'UIm ou par Fontenay, mais tous sont voués à une étroite spécialisation. Le professeur de mathématiques n'enseignera pas la physique, le professeur de français n'enseignera pas l'histoire. Cette rigoureuse division du travail entraîne un morcellement du temps à une heure dans une classe, bonjour, au revoir, une heure dans une autre, bonjour, au revoir, une heure ici, une heure là. Des visages nouveaux apparaissent, disparaissent, d'autres leur succèdent. Le professeur n'a forcément qu'une idée très incomplète du profil scolaire de ses élèves, il ne peut vraiment les juger que sur la matière qu'il enseigne. Sans doute peut-il compléter son point de vue en glanant les impressions de ses collègues ou en consultant les livrets scolaires. Mais ce n'est là qu'un pis-aller : l'opinion d'un collègue sur un élève ne remplace jamais la vision de l'enfant au travail, aux prises avec des difficultés concrètes. Par ailleurs, le professeur ne surveille pas les récréations. Ses contacts personnels avec les élèves sont presque obligatoirement décousus, rapides, furtifs. Enfin les contacts avec les familles sont rarissimes. La plupart du temps, le professeur ignore tout de la situation et de l'ambiance familiales de ses élèves. Les confidences d'enfants naissent difficilement dans un monde de rapports humains où la présence du maître perd beaucoup de son efficience, par la seule vertu de l'emploi du temps. Ces apparitions-disparitions de professeurs fonctionnaires situent l'enfant dans un univers du spectacle : d'une heure à l'autre, il attend Je nouveau pantin aux exhibitions duquel il assistera. Ce monde du spectacle implique des rapports de distance concrétisés matériellement par la chaire professorale et par l'estrade, au pied du tableau noir : rares sont les professeurs qui en descendent ; tout au plus viennent-il jusque sur l'avant-scène. Ces rapports de distance, élèves et professeurs s'en accommodent très facilement et nul ne tient vraiment à les remettre en question. De part et d'autre, des réflexes se créent : le professeur domine, l'élève ne se sent pas concerné. Le professeur se satisfait des marques de déférence qui lui sont rendues : le surgissement, d'un seul bloc, à son apparition, de trente ou quarante élèves le confirme dans sa supériorité ; ce n'est pas loin d'être l'essentiel. Du côté des élèves, le style neutre, d'une neutralité si correcte, que prend immédiatement le cours, ne touche personne. Comédie classique... L'agriculture en Grande-Bretagne... Abscisses et ordonnées... Structures des entreprises nationalisées, quatre heures de cours, quatre visages et des mots, des mots, des mots. Cette expérience n'évoque-t-elle pas irrésistiblement l'expérience absurde du Mythe de Sisyphe ? Et certes il faudrait en prendre conscience pour se révolter. Malheureusement, le confort intellectuel nous engourdit, notre belle culture universitaire nous comble de plaisirs solitaires et nous nous plaisons tellement à psalmodier devant un auditoire recueilli les litanies de l'Art et de la Science — pontifes que nous sommes !

On nous fera remarquer que décrivant les conditions de travail du professeur nous avons finalement esquissé la silhouette de tout enseignement dogmatique, qu'il soit du Premier ou du Second Degré.

 

ENSEIGNEMENT SECONDAIRE ET MÉTHODES ACTIVES

 

En fait, l'assimilation de l'enseignement secondaire au dogmatique scolastique n'a rien de fortuit. Elle nous apparaît presque inévitable. Nous sommes là en présence d'une organisation des tâches et d'un dirigisme universitaire qui vouent toute tentative de libéralisme pédagogique à une sorte de défi solitaire et présomptueux.

Nous savons bien que l'esprit et les méthodes de l'école active — et particulièrement de l'Ecole Moderne — sont loin d'avoir pénétré jusqu'au cœur de l'Enseignement primaire. Mais la vieille citadelle craque. La révolution est dans la place — car il y a la place pour la révolution ; il n'y a pas incompatibilité entre les structures de l'Enseignement Primaire et l'orientation de l'Ecole Moderne. C'est un conflit d'esprit et de méthodes, mais qui ne remet pas tellement en question l'organisation fondamentale du Premier Degré.

Dans le Secondaire, il en va tout autrement. La division des tâches et le morcellement du temps représentent des obstacles majeurs autrement plus difficiles à dépasser que l'autoritarisme agressif d'un Inspecteur Primaire. Les tentatives d'individualisation de l'enseignement réalisées dans les 6e et 5e nouvelles n'ont été que des expériences de laboratoire timides et décevantes, les professeurs attachés à ces classes n'ayant pas d'instruments pédagogiques adéquats (ni, souvent, de vocation éducative bien précise) et ne parvenant pas, malgré leur bonne volonté, à créer l'ambiance affective et le climat de travail indispensables pour faire d'une classe une unité organique vivante.

Le plus inquiétant, c'est qu'on ne peut parler de véritable malaise pédagogique au niveau du Second degré. C'est un enseignement qui a bonne conscience et se trouve assez satisfait de soi. L'argument bien connu revient sans cesse : c'est un enseignement qui a fait ses preuves. Ses preuves de quoi ? Terrible aveuglement ! On retient les noms d'anciens élèves qui devinrent députés, officiers supérieurs ou hommes de lettres, mais la masse des ratés, des méconnus qui ne demandaient qu'un peu de compréhension et d'aide fraternelle pour se dépêtrer de leurs pauvres difficultés, ceux-là nous les oublions et les confondons dans l'absence. De l'échec d'un adolescent dans la vie, quel professeur se sent responsable ? Il a enseigné consciencieusement les mathématiques, la littérature ou l'anglais. Que lui reprocherait-on? Que pourrait-il même se reprocher? Il a obéi scrupuleusement à la Règle. Celle-ci n'a jamais demandé au professeur d'entrer en rapports personnels avec ses élèves et de les éclairer sur eux-mêmes. Et puisque le professeur, en dehors de ses heures de cours était déchargé de toute surveillance des élèves, comment aurait-il pu les initier à cet apprentissage progressif de la liberté hors duquel l'éducation morale n'est que mensonge?

 

LA QUESTION DU DIALOGUE

 

Si l'instituteur et le professeur ont une expérience pédagogique bien différente, il n'en reste pas moins qu'ils ont pour tâche commune de travailler à l'instruction et à l'éducation de l'enfant et de l'adolescent. Peu importe ici l'ensemble des méthodes, des outils, des talents pédagogiques dont chacun dispose. Enfants et adolescents sont notre lot commun, le champ de notre labeur quotidien. Le temps n'est plus où l'école primaire était seule à s'honorer de la prise en charge des enfants du peuple, lycées et collèges ne recrutant que dans les milieux riches. Actuellement, la démocratisation de l'enseignement est assez poussée pour offrir à la grande majorité des élèves du 1er Degré la possibilité de poursuivre leurs études. L'entrée en 6z n'a aucun caractère de discrimination sociale. Les enfants passent ainsi du Premier au Second Degré. Chaque automne pousse son contingent de nouveaux venus : l'écolier devient lycéen ou collégien. Et c'est alors que tout commence.

Car l'enfant passe sans transition d'un monde familier, à sa mesure, dans un monde qui le dépasse et dont il éprouve immédiatement l'hostilité. Il se trouve perdu dans une masse d'élèves où il reconnaît parfois bien peu de visages. La distance des professeurs lui est chose nouvelle. Tout l'intimide, le déconcerte, Il ne se sent pas aisé. Neuf fois sur dix, les résultats scolaires cessent de répondre à ce que l'on était en droit d'attendre. On assiste même à de véritables régressions en orthographe ou en arithmétique. L'enfant ne comprend pas ce qui lui arrive et, au fond de lui, il connaît l'amertume du désenchantement. Ce lycée, ce collège, qu'on lui avait vanté et qui représentait pour lui une promotion intellectuelle, voilà qu'il prend l'allure d'une caserne confondue dans la grisaille du premier hiver. Certes, les forces de vie dépasseront peu à peu ce sentiment de malaise et d'échec. Elles reprendront le dessus. Mais en attendant, que d'énergie gaspillée, que de temps perdu parce qu'aucune transition n'est ménagée entre le monde de l'école et celui du lycée ou du collège.

C'est là que nous sentons l'urgence d'un dialogue entre instituteurs et professeurs. C'est de l'enfant qu'il s'agit et non de nos préjugés de culture. L'instituteur connaît l'enfant. Sans songer à faire systématiquement de la psychologie, il a accumulé des observations. Il sait comment l'enfant travaille et joue. Il peut juger de ses aptitudes, de ses chances intellectuelles. Il peut attirer l'attention du professeur sur telle infirmité discrète mais puissante. Il peut signaler le niveau de moralité de l'enfant, etc... Bref, l'instituteur est riche d'une connaissance vivante de l'enfant. Il a pu pratiquer chacun de ses élèves au cours de l'année. Pourquoi n'en ferait-il pas profiter le professeur, oralement, à l'occasion de rencontres ou par écrit, au moyen de rapports détaillés que la direction du lycée ou du collège communiquerait à tous les professeurs intéressés ? Le professeur qui prend en charge, dans les limites de sa spécialité, jusqu'à deux cents élèves, ne peut refaire par lui-même tout le travail d'observation que dix ou vingt instituteurs ont réalisé peu à peu en classe dans le courant de la vie quotidienne. La discussion entre instituteurs et professeurs pourrait donc fournir à ceux-ci l'occasion unique de discerner bientôt les individualités quelque peu nivelées dans les premiers mois de classe.

Toutefois, ce n'est pas seulement au niveau de l'entrée en 6e que l'urgence du dialogue se fait sentir. L'éducation de l'enfant et de l'adolescent forme un tout et c'est rétrécir étrangement ses perspectives sur l'homme que de vouloir ignorer ce qui se passe à l'âge de la Maternelle ou à l'âge du bachot. Notre souci de l'enfant ne doit pas se limiter au périmètre d'une salle de classe. Enseignants, nous devons nous sentir solidaires, toujours prêts à éclairer et élargir notre propre expérience par celle des autres. Les problèmes de la rééducation des jeunes délinquants par exemple, ou de l'éducation des débiles mentaux ne sauraient nous laisser indifférents. Nous nous voulons éducateurs de l'être en croissance et pas seulement pédants en titre, attachés à un cours élémentaire ou à une classe de rhétorique.

A ce dialogue, l'étanchéité de certaines cloisons administratives n'oppose pas un obstacle bien sérieux. Les difficultés véritables, il faut les chercher dans nos préjugés.

Ceux-ci tournent autour d'une incompréhension réciproque du sens de la culture. Au regard de l'agrégé, la culture de l'instituteur ne pèse pas lourd ; son encyclopédisme même n'est pas sérieux. Et l'agrégé n'est pas loin de penser que l'instituteur a tout à recevoir et rien à donner, impression qui s'exprime par des attitudes de supériorité, à peine voilées par une politesse condescendante.

Aux yeux de l'instituteur, le professeur apparaît victime d'une culture complètement coupée de la vie. C'est un théoricien qui cultive les idées en vase clos, un prestidigitateur qui jongle avec les mots et escamote la réalité.

Ni Ses uns ni les autres ne songeraient à mettre en commun leurs expériences, à se tutoyer d'homme à homme, à reconnaître en l'autre ce qu'il y a de meilleur, il faudrait pourtant se défaire de schémas simplistes. Que le professeur cesse de voir dans l'instituteur une sorte d'ignorantin, un bachelier de deuxième catégorie, mais qu'il apprenne auprès de lui la simplicité des contacts avec les enfants, qu'il retrouve le goût de pain gris des premiers rudiments de la culture.

Quant à l'instituteur, il doit s'efforcer de comprendre que la culture ne nous éloigne pas forcément de la vie ; qu'il y a moyen de retrouver à travers la culture une vie plus riche, plus profonde, plus émouvante. Il ne faut ni mésestimer ni surestimer le quotidien. Dans le premier cas, le professeur risque de s'enfermer dans sa tour d'ivoire ; dans le second, l'instituteur risque de borner sa vision de l'homme et du monde à un pragmatisme dénué de toute dimension créatrice.

Le mal ne réside pas dans la culture mais dans le sens qu'elle prend pour nous. Dès qu'elle devient parasitaire, dès qu'elle cesse d'être intégrée à la personnalité de l'homme et de nourrir son ouverture au monde, elle fait obstacle à la rencontre. Nous ne connaissons que trop ce complexe de supériorité qui anime si souvent les universitaires, cette culture qui s'ingénie à dresser des barrières entre celui qui parle et celui qui écoute. Récemment encore, nous avons pu assister à un véritable tournoi d'éloquence, à un raffinement de subtilité entre Inspecteurs Primaires devant un auditoire nié, en tant qu'interlocuteur à part entière, par cette exhibition acrobatique. La parole qui n'appelle pas refuse.

Instituteurs ou professeurs, nous avons donc à retrouver notre simplicité d'hommes, à nous dépouiller de ce masque qui nous oblige à parler selon le style de nos fonctions. Si nous sommes vraiment des hommes de bonne volonté, soucieux de la formation des enfants, nos problèmes, nos difficultés, nos tâtonnements, nos échecs peuvent fournir la matière d'un dialogue fraternel, sans réticence.

 

Qu'est-ce que le tâtonnement expérimental ?

Décembre 1960

« Sans aucun doute, nous sommes trop emportés par le désir d'aller plus loin et d'aller plus vite. Puisque tout est élucidé et codifié, à quoi bon les hésitations, les tâtonnements, même s'ils sont le signe de la pensée ? Et puisque nos enfants arrivent à suivre le chemin le plus logique, qui est le plus court et le plus rude, pourquoi revenir aux sinuosités même quand les jeunes aiment à les suivre à l’exemple de l’humanité dans sa marche ? » (1).

Cela commence comme un beau conte de fées...

La notion de tâtonnement expérimental ?... Il fut une fois... un philosophe, qui en donna une définition merveilleuse. Si merveilleuse même qu’on se demande s’il est possible d’en donner une meilleure, et surtout en si peu de mots.

Seulement ce philosophe n’eut qu’un tort : ce fut d’élaborer ensuite une pédagogie qui va exactement à rencontre de cette définition... (2). Au point qu’on peut se demander par quelle aberration cette formule est venue au bout de sa plume.

Ce philosophe, tenez-vous bien, c’est... Alain !

Et sa définition ?

Elle tient en 6 mots : « L’enfant apprend en se trompant ».

Merveilleuse formule, en vérité...

Si vous la connaissez et si vous l’avez déjà méditée, inutile de lire plus loin : le présent article n’en est qu'un commentaire.

Mais rassurez-vous : il n’est pas un commentaire de la philosophie d’Alain !

***

Au Schnepfenried, où ne s’étaient pas réunis des philosophes aussi conséquents et à ce point patentés, force fut bien de... tâtonner, pour commenter cette définition merveilleuse.

Et il faut croire que la méthode a du bon jusque sur le plan philosophique puisqu’elle nous a permis d’aboutir à un certain nombre de conclusions sur la nature du tâtonnement expérimental.

Mais sans doute est-il indiqué de commencer par des faits (3) :

La notion de balance est inscrite au programme de sciences du Cours Moyen. Dès lors il est indispensable qu’au cours de l’année cette notion soit abordée.

Que va faire le maître de classe traditionnelle ? Ayant pris soin de réserver une place pour cette notion sur sa répartition mensuelle, le jour dit il apporte une balance Roberval. Et assurément il propose à ses élèves d'innombrables pesées. Mieux encore : il s’est peut-être avisé qu'avant d’expliquer le fonctionnement de cette balance si « parfaite », il valait mieux commencer par opérer sur un matériel plus simple ; et pour peu qu’il soit ingénieux et adroit, il aura réussi un assemblage de pièces de meccano qui permettra de mieux saisir le principe de la pesée.

Mais pourquoi ce jour-là ? Et pourquoi des pesées sans but ? Pourquoi cet assemblage déjà constitué, si simple soit-il ? Et pourquoi des explications forcément dissociées des manipulations elles-mêmes ?

Dans une classe moderne, Philippe a posé sa règle plate sur sa gomme. Et il a constaté qu’en plaçant un taille-crayon à une extrémité, la règle s’inclinait mais qu’elle revenait à sa position normale si l’on plaçait sur l’autre extrémité un taille-crayon semblable. C’est là tout au plus une approximation grossière, suffisante toutefois pour déclencher le choc initial. De son côté Thierry a utilisé bien souvent la balançoire de la cour ; et il a constaté qu’en se plaçant tout au bout, il réussissait à soulever Bernard qui est pourtant d’un poids respectable. Comme Philippe, il a été frappé par cette constatation voilà déjà plusieurs années et il n’en a tiré aucune conclusion. Mais Alain éprouve aujourd’hui le désir de réaliser le dispositif qui intrigua naguère Philippe. Et comme il est désormais habile et curieux, l’idée lui vient de mettre au point un système plus précis. Ce ne sont pas fatalement Thierry et Philippe qui l’y aideront le plus efficacement. Car d’autres auront peut-être fait des constatations nettement plus utiles. Mais sans doute interviendront-ils. Progressivement l’équipe réalise un assemblage de ficelles et de cartons relativement « sensible». Et lorsque le maître apporte la balance Roberval parce qu’il faut bien en utiliser une pour peser le paquet de roches que la coopérative doit envoyer aux correspondants, on n’éprouve plus de difficultés pour saisir l’utilité du couteau ou la nécessité d’un fléau.

L’enfant ne comprend pas ce qu'est un fléau ou un couteau en écoutant les explications du maitre. Il le comprend en redécouvrant leur bien-fondé. Ce n’est pas en subissant l’énoncé d'une belle loi qu’il réalisera que l’augmentation de la sensibilité va de pair avec raffinement du couteau ou l'allongement du bras. Incidemment il va constater sur un cas que si les bras sont plus longs ou le couteau plus fin, la sensibilité augmente. Il va le vérifier sur d’autres. Et c’est alors que la loi se gravera définitivement dans sa mémoire, pour avoir été opportunément induite au lieu d’être gratuitement imposée. D’ailleurs que signifie « comprendre » pour un enfant, sinon appréhender les faits dans leur mouvement même avant d’en préciser l’équivalent symbolique ? Et comment y parvenir valablement, sinon par des approches successives qui mettront de mieux en mieux sur la voie ?

L’accord de l'adjectif est inscrit au programme de grammaire du Cours Elémentaire. Dès lors il est nécessaire que la règle soit une bonne fois appréhendée dans toute son ampleur.

Le jour dit, le maître tire cette notion de sa répartition. Il porte au tableau un texte qu'il a composé soigneusement. Et bien entendu il s’arrange pour que les élèves soient peu à peu amenés à découvrir que, comme par hasard, quand tel nom est au pluriel, l’adjectif est lui-même au pluriel. De sorte qu’il se trouvera toujours un élève assez éveillé pour amorcer l’énoncé de la règle, qu’il suffira ensuite de consolider dans les mémoires à grand renfort d’exercices d’application.

Mais ce schéma si séduisant s’avère-t-il convaincant pour tous les élèves ? Et le sera-t-il autant que si Pierre avait buté sur cet accord dans son texte libre, requérant l’assistance de tous lors de la mise au point pour opérer d'utiles rapprochements et saisir peu à peu la règle dans toute sa généralité abstraite ?

***

Au programme du Cours Moyen figurent « des monographies très simples de quelques animaux communs ». Et, du coup, il peut paraître très logique, il est en tout cas très commode, d’aborder une étude comparée des squelettes seulement quand la répartition mensuelle le prévoit.

Mais Michel a trouvé jeudi un crâne de sanglier dans la forêt. Cela a rappelé à Gilles et Claude l'emplacement d’autres os. Et, en retournant sur les lieux, d’autres encore sont recueillis.

Les ignorer ? C’est évidemment une solution. Mais, alors, il faut croire que le crâne de porc présenté par le maître en temps opportun ressemble fort peu au précédent puisqu’on a négligé la première occasion ! !

Les garder soigneusement jusqu’au jour prévu ? Il y aura belle lurette que l’intérêt sera dissipé. Et, d’ailleurs, est-ce là le plus grave ? En comparant ces différentes pièces sur le moment même, l’effort qui est requis pour introduire une classification s’avère au plus haut point bénéfique. Car ce n’est pas le savant exposé du maître, serait-il agrémenté de nombreux croquis ou de réelles recherches impliquant une « activité », qui permettra à Michel de retenir définitivement la différence entre les dentitions d’un ongulé et d'un rongeur. Ce « travail scolaire » n’a rien de commun avec la démarche intellectuelle du curieux, qu’il s’agisse du spécialiste ou de l’amateur. Il lui aurait suffi d’avoir en mains ces mâchoires pour être tenté de découvrir cette différence. Et le travail entrepris pour fixer les os sur des planches, précisément parce qu'il ne va pas sans déconvenues et requiert le concours de tous en vue d'éliminer toute erreur, est par cela même supérieurement formateur.

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Ce n’est pas seulement en sciences ou en grammaire que nous découvrons une telle démarche en cours. C'est dans toutes les disciplines. Ou, plus exactement : dans tous les complexes vitaux (4) qui se décanteront progressivement en histoire, vocabulaire, écriture, etc., selon les exigences apparues au grand jour.

Car nous pourrions en dire autant en dessin. Ce ne sont pas de savantes dissertations sur la perspective qui persuaderont l’enfant de la nécessité de réduire les dimensions du clocher. C’est par tâtonnements de mieux en mieux récompensés, autrement dit de plus en plus satisfaisants, qu’il discernera les rapports véritables entre les objets.

Ou en gymnastique : il n’y a pas une manière privilégiée d’apprendre à lancer le disque ; avec des cailloux plats, l’enfant s’est amusé à faire des ricochets sur la mare ; même implicitement, il est parvenu à certaines conclusions qui sont peut-être encore plus motrices que raisonnées. Et c’est seulement le jour où une occasion favorable permettra d’en tenir compte que des progrès marquants seront réalisés et qu’une technique de vie, à la fois efficace et formatrice, sera instaurée.

L’école traditionnelle s’imagine qu'en décomposant méthodiquement les difficultés et en prévoyant de savantes étapes, il sera possible d’en venir à bout. C’est ainsi qu’elle recommande d’apprendre à former des phrases avant de former des paragraphes et d’apprendre à former des paragraphes avant de former des développements. Ce faisant, elle impose un schéma qui n’a strictement rien de commun avec la manière dont se réalisent, en fait, les progrès. Le texte libre, au contraire, part d'une nébuleuse. Ce magma encore informe, la collectivité, chargée de sa toilette, l’épure progressivement. Et cela ne va pas sans difficultés ou déconvenues. Mais ce sont précisément les obstacles, pour peu qu’ils restent « naturels » et « motivés », qui sont formateurs.

Qu'on apporte devant les élèves une balance, et sa « perfection » accable. Tous les horizons sont bouchés. Que faire de cette balance, sinon constater qu’elle remplit admirablement un office au plus haut point indifférent ? Mais qu’il faille construire un panneau d’affichage parce qu’une « conférence » sur les outils préhistoriques l’exige, immédiatement l’intérêt se polarise, les projets se formulent, les initiatives se prennent. Et plus l’ébauche aura été grossière, plus le résultat s’avérera fécond. Car au moins toutes les facultés auront été requises dans des conditions normales d’exercice et permettront d’aboutir à l’assimilation de notions franchement abstraites (ces planches, il aura fallu les mesurer ; chemin faisant, la notion de rectangle ou celle de plan aura émergé ; et rien n’empêchera de lui donner les prolongements les plus généraux, une fois l’intérêt enclenché).

Lors du dernier congrès d’Avignon, j’ai été au plus haut point intéressé par l’album de la deuxième classe de l’Ecole Freinet sur la montgolfière. Un enfant de Vence avait conçu le dessein de construire un ballon et, aussitôt, l’intérêt était devenu contagieux. Des matériaux très divers furent essayés. Lors de chaque essai, la jeune institutrice se contentait de fournir le matériel nécessaire, même s'il devait s'avérer décevant (papier qui s’enflamme, etc.). A chaque tentative, on allait librement au bout du tâtonnement. Dans l’enthousiasme, une foule de techniques ont été découvertes. Et, évidemment, Malou s’est empressée d’en tirer toutes les exploitations possibles. Mais déjà ce travail a été remarquablement bénéfique, car il mettait la sagacité à l’épreuve, tout en débouchant sur une masse de notions neuves.

Comme l’écrit Bernardin, « l’attitude que prennent ordinairement les maîtres est une fausse attitude. Le fait de connaître la solution, le but à atteindre leur dicte un comportement qui n’a rien de scientifique. Et je sais, pour ce qui me concerne, que toutes les fois que j’ai voulu faire avancer plus rapidement une solution en présentant à mes enfants une expérience qui m’était dictée soit par mes souvenirs, soit par la conclusion vers laquelle je voulais diriger ma troupe, je n’ai abouti qu’à un échec, car cette expérience, n'arrivant pas comme une conséquence logique de tout ce qu’ils avaient découvert, ne trouvait chez eux aucun terrain favorable. Par contre, lorsque travaillant avec eux et avec la même disposition d’esprit qu’eux, j’apportais comme eux mon idée ou le résultat de mes observations du moment, alors tout marchait bien. Et je vous confierai même que mes observations sont très rares, car j’ai peur de les gêner. Je suis là, toujours là, mais sans être là à toujours mettre mon grain de sel » (5).

Que, sous cette forme occasionnelle, des notions proprement scientifiques puissent être abordées très tôt et préparer ainsi l’avenir, même les Américains viennent de s’en aviser. C’est ainsi que la commission de l’enseignement de l’Etat de New York suit en ce moment, avec un intérêt croissant, les recherchés de Milgrom, devenu missionnaire de ce nouvel esprit. Pour son enseignement dans les jardins d’enfants, Milgrom se sert d’un matériel qui, précisément, n’a pas la prétention d’être un matériel scientifique : ...sacs de plastique, cordes de violon, morceaux de ficelle, moulinets de papier, etc. Ce matériel courant qui n’impressionne pas les enfants, comment l’emploie-t-il ? Le plus simplement du monde (le plus « naturellement », dirions-nous). Voici un sac en plastique, il est plat, transparent. Toi, Tommy, tu vas le remplir d’eau. Le sac n’est plus plat. Il est toujours transparent, mais il est lourd. L’eau est lourde, elle n’a pas de couleur, elle prend exactement la forme du sac. Vidons ce sac et soufflons dedans : il n’est pas vide puisqu’il n'est pas plat ; il est transparent toujours ; il est gonflé comme tout à l'heure ; mais maintenant il est très léger. L’air est incolore. L’air est léger, il est plus léger que l'eau. Perçons-le d’un petit trou. L’air s’échappe avec un sifflement. Avez-vous déjà vu un ballon qui crève ? On entend comme une explosion. L’air qui s’échappe du trou bouge, vous le sentez du doigt. On peut faire ainsi tourner ce moulin de papier. D’ailleurs, le moulin tournerait aussi si je le mettais au-dessus du radiateur. Le vent, c’est de l’air qui bouge. Un certain nombre de notions fondamentales s'imprime ainsi dans les cerveaux enfantins. Bientôt l’air, l’eau, le son, le temps qu’il fait n’auront plus de secrets pour eux.

***

Mais, au tâtonnement expérimental, il y a un empêchement : la leçon.

Dès l’instant que le maître a choisi lui-même un sujet et inventé un scénario à cet effet, plus d’espoir. Car il faudrait être bien naît ou bien aveugle pour croire à l'efficacité de ses artifices. La pédagogie traditionnelle a multiplié ceux- ci à l’envi ; et ce qu’elle transmet pieusement par le truchement des ouvrages ou des cours spécialisés n’est rien d’autre que la somme de telles recettes. Peine perdue. En vain, les stratagèmes ainsi codifiés s’efforceront-ils de favoriser le véritable tâtonnement expérimental. Ils sont condamnés à passer à côté. Car c’est le cadre et jusqu’à la forme même de la « leçon » qui l’exigent. Là où l’on attendait une occasion naturellement motivée, un thème imposé. Là où l’on espérait un libre cheminement, un plan préétabli. Là où l’on désirait des rebondissements enrichissants, des conclusions tirées à l’avance, qui aimantent indûment la recherche et, du même coup, la falsifient et la stérilisent.

D'où notre déception de constater qu'on n’a rien trouvé de mieux comme sujet, pour les conférences destinées aux maîtres d’application en 1960, que : ... « la leçon ».

Non plus même : « la leçon d’histoire » ou « la leçon d’instruction civique »... Mais la leçon : quintessence suprême !

« La leçon », encore et toujours. Alors que les techniques Freinet ont permis des activités fonctionnelles précises ! Alors que ces activités favorisent pleinement le « tâtonnement expérimental » ! Alors que ce tâtonnement est le seul mode authentique de formation des individus !

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« L’enfant apprend en se trompant ».

Pourquoi ?

Parce qu'une représentation subjective du monde l’enserre et l’accable, tant que l’objectivisation nécessaire n’est pas venue de confrontations motivées. Parce que la Vérité ne lui apparaît pas de loin comme une statue où se rejoindraient fatalement une étoile d’avenues plus rectilignes les unes que les autres.

Parce que les phénomènes eux-mêmes, loin d’être prévisibles et figés, participent à un mouvement qu’il faut éprouver dans tous ses détours et même ses risques, au lieu d’avoir à se contenter d'écarter certains voiles.

« L’enfant apprend en se trompant », reconnaît Alain. Et ces six mots auraient suffi pour valoir à l’auteur une place éminente au Panthéon des pédagogues. Malheureusement, le reste n’est guère que foin où la perle a glissé.

Car le tâtonnement expérimental n’est pas seulement pour l’enfant une exigence tenant à sa nature d’enfant, — exigence qui viendrait de ce que sa Raison demeure chancelante, eu égard à l’impétuosité de ses sens. Il est encore moins un simple artifice de métier pour le maître, — qui reconnaîtrait la nécessité de ruser avec cette même nature enfantine en lui passant momentanément certaines lubies. Bien plus profondément, il est une exigence tenant au devenir intime des choses : la réalité « se faisant » de sorte que le mouvement est réellement dans les choses et pas seulement dans l’esprit de M. Alain ou de pédagogues non moins patentés, et que ce mouvement n’est pas disposé à « s’arrêter » à seule fin de leur faire plaisir ! Comme l’écrit Engels, « le mouvement est le mode d’être de la matière» (6).

Assurément, Alain ne risquait guère de s’en aviser, tant demeuraient fortes en lui les préventions idéalistes. En bon disciple de Platon, il ne risquait guère de douter que chaque chose (si superficielle d’ici-bas) « renvoie » à un modèle archétypal (si éternellement stable) qu’il suffit de regarder à la lumière du « soleil intelligible » pour savoir tout et définitivement sur lui, — les Idées, pour peu qu’elles soient correctement appréhendées, nous disant d’emblée sur chaque chose tout ce qu’il est possible d’en dire.

Bien plutôt nous croyons, selon une formule désormais fameuse, que « l’existence précède l’essence » (ce qu’Hamlet exprimait déjà fort élégamment en disant « qu’il y a plus de choses sur terre et dans le ciel que dans toute la philosophie ») et, qu’en particulier, la forme psychique que prend ce flux évolutif dans le comportement des hommes est très précisément « le tâtonnement expérimental ».

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Pourquoi lui ?

Première conclusion : « Le tâtonnement expérimental », c’est le mouvement même des Sciences au cours de leur histoire. »

Qui dit sciences dit marche hésitante : bonds en avant, mais aussi reculs, en tout cas zigzags. Non seulement la Science va un peu à tâtons mais aussi dans sa marche elle n’est jamais, à l’avance, assurée du succès. Alors qu’une nouvelle théorie paraît rendre compte de tous les phénomènes constatés, les obstacles se dressent soudainement. Et, souvent, il en résulte de notables enrichissements. C’est à coup de contradictions surmontées que se font les progrès.

Déjà, dans les recherches du simple amateur. Ainsi, tout au long de l’histoire de la Science. Et tout aussi bien au cours du développement enfantin qui ne s’opère pas selon une progression régulière et rectiligne mais par à-coups, par brusques illuminations fugitives.

Dès lors, il ne sert à rien d’imposer une route préalablement jalonnée, même et surtout si elle est bien étayée. Combien de fois avons-nous pu constater que plus le maître inventoriait et ordonnait soigneusement les difficultés, plus il vidait son enseignement de sa vertu formatrice (dans l’initiation à la multiplication, par exemple, telle institutrice prévoyait une leçon sur l'insertion du 0 dans le multiplicateur et ménageait si bien les intermédiaires que les élèves ne connaissaient jamais le bénéfice de l’obstacle imprévu et vaincu). Ce qu’il faut, au contraire, c’est permettre ces tâtonnements en laissant toute liberté d’allure, car eux seuls sont éducatifs.

Deuxième conclusion : Chez les vivants, le « tâtonnement expérimental » est à la fois le signe distinctif et le privilège des êtres supérieurs.

Le « tâtonnement expérimental » n’est pas une invention de pédagogue. Il n'est pas spécial à la pédagogie, même si c’est là son meilleur champ d’application. En réalité, c’est un processus général. Non seulement on le retrouve partout où l’homme entreprend une recherche mais ses linéaments sont décelables à un certain niveau de l’échelle des êtres.

Chez les Animaux inférieurs, le comportement est ordinairement stéréotypé : tropismes, réflexes, instincts, etc. Mais il arrive déjà que d’étonnantes initiatives soient prises dans des circonstances imprévues.

Avec le développement du psychisme apparaît la conduite par « essais et erreurs ». C’est par tâtonnements successifs de mieux en mieux organisés que l’animal parvient à la solution. Engagé dans le labyrinthe, le rat expérimente les sorties et trouve la bonne de plus en plus rapidement. Isolé de l'appât par un grillage, le chien se hasarde dans les deux sens et finit par découvrir le détour favorable. Séparé de la banane par une trop grande hauteur, le chimpanzé hésite entre plusieurs bâtons et, finalement, entasse plusieurs caisses pour se hisser assez haut.

Tant qu’il se trouve dans des conditions normales, l’être supérieur consolide les conduites qui lui ont réussi jusque-là. Mais, s’il se trouve dans une situation inattendue, il tâtonne jusqu’au succès.

De même, l’enfant utilise d'ordinaire ses techniques de vie. Mais qu’une difficulté surgisse sur le chemin de son entreprise, et il expérimente le jalon qui prépare lui-même une nouvelle technique de vie.

Le « tâtonnement expérimental », ce sont les « essais et erreurs », transposés au niveau humain.

Encore qu'une mutation énorme se soit produite de l’animal à l’homme, l’évolution s’est poursuivie de l’un à l’autre et le tâtonnement expérimental fait le trait d’union.

Troisième conclusion : Le « tâtonnement expérimental » n’exprime-t-il pas une exigence cosmique ?

Sur ce dernier point, évidemment, il importe d’être beaucoup plus circonspect.

Et, pourtant, nous trouverions, dans l’œuvre de Teilhard de Chardin (7), de nombreux arguments en faveur d'une « Evolution tâtonnée ».

Loin que l'Evolution ait suivi une progression rectiligne et régulière, elle s'est développée en quelque sorte « à l’aveuglette », avec d’admirables « inventions » (la nageoire devenue patte, aile, etc.) et d’étonnantes régressions (certaines hypertélies, notamment), multipliant les orthogenèses mais aussi accumulant les extinctions d’espèces.

Et, dès lors, on peut se demander si ce n’est pas une exigence profonde, voire universelle, que l’enfant satisfait lorsqu’il procède par « sauts et gambades », comme disait Montaigne, et lorsqu'il se plie à certains rythmes pour le moins déconcertants.

Quatrième conclusion :

Le « tâtonnement expérimental » est aux antipodes d’une prétendue logique éducative.

Nous vivons sur le mythe « cartésien » d’une progression purement logique. Et cette progression est peut-être valable dans le domaine des « sciences exactes ». Mais elle n’a aucun fondement dans le domaine des sciences humaines, notamment en pédagogie.

Le complexe est donné en même temps que le simple et souvent avant le simple. En voulant « simplifier », on altère, sinon la réalité elle-même, du moins la bonne façon de l’appréhender.

Autant il est légitime de tenir le raisonnement logique pour une fin essentielle d’une éducation bien comprise, autant il est arbitraire d’en imposer les séquences dès les premières démarches de la pensée enfantine et vain d’en multiplier les formes lors de ses premières conquêtes.

Un tableau ne se construit pas à l’aide de touches logiquement assemblées. Le peintre a d’abord un dessein encore vague. Et c’est par tâtonnements progressifs qu’il dégage et épure son ébauche (8).

De même en éducation.

Cinquième conclusion :

Il est normal de tendre vers la représentation que l’adulte se fait du monde. Mais encore faut-il partir réellement de la représentation qu’en a l’enfant. Et seul le « tâtonnement expérimental » le permet.

Il ne s’agit pas d'abandonner précipitamment une interprétation fautive de la Réalité pour lui substituer d’emblée la Vérité. Il s’agit, au contraire, de partir de cette interprétation elle-même pour aller librement à la Vérité par des chemins que seul peut frayer, sur le moment même, l'effort de recherche.

S’il en est ainsi, c'est parce que psychiquement (comme le prouve bien l’égocentrisme), l'enfant fait bloc avec les réalités ambiantes ; mentalement,, l'enfant est encore lié très étroitement, voire confondu, avec ces réalités ; et s’il faut le laisser libre d'accueillir ces réalités comme elles se présentent, c’est tout simplement parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de respecter la représentation qu’il en a.

Sixième conclusion

Il n’y a pas un seul cheminement qui mène à la vérité dans un cas concret particulier, mais autant qu'il y a d’enfants et même qu’il y a de moments dans la vie de l’enfant.

Aussi est-il nécessaire de :

— respecter tous les cheminements possibles ;

— admettre les réalités non seulement comme elles se présentent mais quand elles se présentent ;

— manipuler, non pas gratuitement mais de manière à réaliser, de mieux en mieux, un dessein par des perfectionnements progressifs ;

— permettre tous les essais d’explication, même et surtout quand l'enfant est dans l’erreur, quitte évidemment à le laisser prendre conscience de cette erreur et, éventuellement, à intervenir au bon moment pour la redresser.

Les notions nouvelles ne doivent pas être posées d’emblée, comme un but vers lequel il faut tendre directement. C’est chemin faisant qu’elles émergent, c’est-à-dire occasionnellement et fonctionnellement. Et c’est de ce biais qu'il faut se saisir pour les dégager dans toute leur généralité.

Comme l’écrit encore Bernardin (9), « nous avons la chance, nous les maîtres, de connaître la prétendue vérité. Car, au moins, lorsque nous expérimentons, nous savons :

1° que notre expérience est bien choisie et qu’elle est la bonne ;

2° que nous arriverons à la conclusion souhaitée ;

3° qu’au besoin, nous saurons donner le coup de pouce qui fera pencher la balance du bon côté, ce qui nous permettra de dire par la suite : « cette expérience nous prouve que, » etc.

Nous aurons beaucoup de mal à donner l’esprit scientifique à nos enfants, si nous ne nous abaissons pas à leur niveau. En effet, chaque fois que nous voulons enseigner une vérité ou un principe, nous partons de ce principe même, ce qui est une absurdité. Nous dirons que c’est faux, qu’au contraire nous cherchons toutes les expériences susceptibles de mettre en évidence un principe, ce qui permet ensuite d’arriver à l’énoncé de ce principe. Il n’en est pas moins vrai que si l’on a, au départ, le point d’arrivée dans la tête, on fera tout ce qu’il faudra pour atteindre le but en vue, et on éliminera à l'avance tout ce qui nous en éloigne. Ce n’est pas là du travail scientifique. Il ne faut pas, dans ce genre de travail, ressembler au coureur cycliste qui fonce à toute vitesse vers la ville-étape, mais bien au contraire à l’explorateur qui, lentement, mais sûrement, n’avance dans la bonne voie qu'après avoir examiné, étudié, puis éliminé tous les chemins latéraux. Je pense à Magellan qui a mis si longtemps pour traverser le détroit qui porte son nom. Lui, il travaillait scientifiquement, car il n’a découvert le passage qu’après avoir minutieusement exploré toutes les veines d’eau qui se présentèrent à lui ».

« Explorer toutes les veines qui se présentent à lui... », voilà ce qu’il faut permettre à l’enfant, non seulement dans l’enseignement scientifique, mais dans toutes les formes de culture !

« Nous devons laisser les enfants découvrir la réalité, ajuster leurs mesures mais nous devons aussi leur épargner les trop longs tâtonnements », écrit M... (10). A quoi Pons répond : « C’est bien notre infirmité de gens qui n'ont pas cherché ce qu'ils savent, qui ne l’ont pas gagné. En voulant leur « épargner», nous coupons toutes les racines vives et nous nous étonnons que la plante végète ».

***

« Conclusions » multiples, par conséquent. Mais « conclusions » nullement divergentes car, appliquées à différents aspects des choses, elles ne font jamais qu'exprimer une même intuition centrale.

« Conclusions » fécondes. Et pourtant « conclusions » nullement originales. Car, s’agissant de pédagogie, elles procèdent de l’esprit qui anime « L’Essai de Psychologie Sensible Appliquée à l’Education ». Et, chevauchant d’autres domaines, elles recoupent d’innombrables observations d’éminents spécialistes.

Peut-être sont-elles formulées d’une manière particulière du fait qu’elles ont été dégagées au cours d'un colloque consacré plus spécialement à la pédagogie des sciences et du calcul. Mais elles n'en reflètent pas moins une conception qui trouve ses fondements et puise sa justification dans des domaines infiniment divers.

A dire vrai, elles remettent en cause, non seulement la pédagogie traditionnelle, mais toute la « philosophie » qui en constitue l’assise. Car, en constatant que le mouvement est le mode d’être de la réalité, et que ce mouvement ne laisse pas d’être évolutif, elles portent un coup sérieux à deux courants de pensée vivaces encore qu’antagonistes, à savoir le positivisme et l'idéalisme.

Ce mouvement qu’Auguste Comte croyait clos et achevé par l’avènement du dernier « état » dans le cerveau des hommes, elles l’estiment ouvert (plus que jamais ascendant et complexifiant !) Et ce même mouvement que Brunschwicg voulait bien reconnaître continu mais exclusivement dans les esprits (leur dérobant d’ailleurs le soleil intelligible !), elles le constatent partout dans les choses, sous des formes qui, précisément, soulignent l’étroite parenté de l’homme non seulement avec le reste des vivants mais avec le reste de l’univers.

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« Contrairement aux croyances habituelles qui ont contribué à accréditer les théories des psychologues et des philosophes, et les conceptions religieuses basées sur une éminente fonction de l’âme, nous n’avons découvert en l’enfant aucun processus spécial suscité par une intelligence spécifique à la nature humaine. Nous avons eu à mettre en valeur, au contraire, l’universalité des grandes lois de la vie, qu’elle soit végétale, animale ou humaine. Les réactions primaires de l’homme et de l’enfant sont en tous points comparables aux réactions des animaux et de tous les êtres animés en général. L’intelligence elle-même, que nous avons définie comme perméabilité à l’expérience, est commune aux hommes et aux animaux. Il n’y a, selon les espèces et les individus, qu’une différence de rythme et de degrés», écrit Freinet (11). Et ailleurs il précise : « N’y a-t-il pas, dans les premières réactions de l’enfant, dans ses premiers gestes, un peu de logique, une lueur de compréhension supérieure et d’intelligence, résultant de certaines aptitudes héréditaires et de son éminente destinée d’homme ? Nous ne le croyons pas. La grande loi que nous trouverons toujours au centre de tous les recours humains, c’est la loi du tâtonnement » (12).

Aussi découvre-t-il le problème sous son aspect proprement philosophique lorsqu’il ajoute : « l’expérience qui n’est, en définitive, qu'une systématisation et une utilisation du tâtonnement, commence. C’est elle qui est à l’origine du psychisme et non le psychisme, et une hypothétique pensée, à la base de cette première manifestation dynamique de la vie » (13). Et il pressent même le mode d’explication qu’ont frayé les travaux de Pavlov : « Ce processus de tâtonnement réussi, se fixant dans la répétition automatique de l'acte réflexe qui se transforme en règle de vie, est la norme de comportement de toute vie organique. Il s’agit là d’un processus d’adaptation sans lequel la vie elle-même ne serait pas possible » (14).

Le tâtonnement expérimental est un processus général, et non pas spécifiquement humain. Et si le comportement animal (globalement pris) n’en est lui-même qu’un aspect, c’est parce qu’il représente une manifestation profonde de la réalité mouvante. Il ne saurait en être autrement dans un monde en marche d’où l’homme lui-même a émergé sans cesser d'entretenir les rapports les plus étroits avec le milieu environnant. Et, au cours de son développement, l’enfant ne saurait échapper à cette exigence proprement vitale.

***

S’il y a lieu de favoriser sous tous ses formes le tâtonnement expérimental, ce n’est pas seulement parce que les efforts de l’éducateur se trouvent mieux récompensés. Ni non plus parce que certains besoins de la mentalité enfantine y gagnent d’être davantage assouvis. C’est parce qu’il s’agit là d’une exigence fondamentale, conforme à la nature même des choses, que la pédagogie traditionnelle a réussi à masquer jusqu’à présent parce qu’elle s’abritait elle-même derrière une philosophie des « Idées » et non pas des « Valeurs », donnant des démarches de la connaissance et de la Vérité même l’image la plus fausse, alors que cette exigence trouve, dans les domaines les plus variés, des répondants profonds et doit, au contraire, nous guider vers une pédagogie authentique.

D’ores et déjà, le tâtonnement expérimental est réalisé pleinement dans l’enseignement du français. La mise au point progressive du texte libre, avec tous les prolongements qu’elle appelle, en constitue la démarche majeure. Mais il reste à en découvrir toutes les modalités pratiques, non pas seulement dans le calcul et les sciences, mais dans les domaines les plus variés comme la « musique naturelle » ou la « gymnastique libre ».

Forts que nous sommes de son universalité, nous devons y parvenir.

***

« Le tâtonnement expérimental est à la base de notre psychologie et de notre pédagogie », écrit Freinet dans le numéro 1 de « Techniques de Vie ».

Nous pourrions ajouter qu’il « est à la base de la psychologie et de la pédagogie » tout court.

 

(1) MARIJON ET LECONTE : Rapport des Inspecteurs Généraux sur les Conférences pédagogiques de 1928.
(2) Quand ce n'est pas de sa philosophie tout entière !
(3) Certifiés authentiques.
(4) Et non dans les « centres d’intérêt » et « thèmes de vie », pauvre caricature.
(5) Lettre à Freinet du 15-III-1960.
(6) F. ENGELS : Anti-Duhring, tome 1. p. 74. Edition Costes.
(7) Complétant sur ce point Hegel.
(8) Nous en trouverions une confirmation dans « la genèse des autos », la genèse de l’homme, etc.
(9) Ibidem.
(10) ln cahier de roulement du 3-III-1960 lancé par Delbasty.
(11) Essai de psychologie sensible, p. 71 .
(12) Ibidem, p. 27.
(13) Ibidem, p. 27-28.
(14) Ibidem, p. 31.

 

Un peu de lumière, s'il vous plaît

Décembre 1960

La recherche d’une « technique de vie » nous impose une meilleure connaissance de l’enfant et de l'homme. Or cette connaissance n’est pour nous un « aliment digéré » que si elle s’appuie sur des faits. Elle peut certes venir d’autrui, et fort heureusement, mais nous désirons connaître les faits observés qui ont conduit à échafauder une théorie

Malgré une vingtaine d’années passées avec des enfants nous devons avouer que si nous les connaissons mieux, nous les connaissons encore très peu. Je dois reconnaître que notre lanterne s’éclaire lorsque les enfants vivent avec nous et non lorsque nous leur imposons « nos » leçons et « nos » exercices. Nous recevons des lettres. Il faut y répondre. Le journal scolaire reçu fait s’écarquiller les yeux, avive les esprits. La promenade fait se délier les langues ; les jeux de la cour révèlent des traits de caractère, ainsi que le travail en équipe, pour l'imprimerie par exemple. Et l’on se confie au maître qui ne punit plus et qui sait pardonner en exigeant l'ordre et l’effort.

Mais nous ne connaissons un enfant que dans ses rapports avec un certain milieu qui dépend de notre comportement et de conditions matérielles. Si nous le connaissons dans un milieu aidant et calmant nous ignorons ses réactions possibles devant un milieu énervant ou contrariant.

Trouve-t-il dans le milieu familial un enrichissement intellectuel, un élargissement de vie par les relations, les voyages, la télévision ? Quelles seraient ses réactions dans un milieu banal, insignifiant ? Ne serait-il pas stimulé, porté vers l’évasion dans les lectures ou le rêve ? Ce mal apparent n’est-il pas un bienfait ? Le seul mal, n’est-ce pas l’étouffement d’une personnalité par une contrainte inacceptable ?

Mais alors, que faisons-nous dans nos classes, nous les spécialistes en éducation, soucieux de rester conformes aux normes ?

N’est-ce pas l’instituteur quelconque ou limité par sa santé qui, en aidant l’enfant ou en suscitant ses efforts, lui rend les plus grands services ?

Un trop bon maître, très dynamique, ne risque-t-il pas de briser l’évolution d’un enfant s'il rompt celui-ci à ne compter que sur lui comme il a pu compter sur papa et maman. Un être perpétuellement emmailloté, charmant peut-être, s’en ira désarmé vers la vie ! Ce n’est pas ce que nous désirons.

Si l’on ne considère qu'un seul enfant avec ses possibilités propres nous nous trouvons devant un problème complexe. Que dire de l’éducateur qui vit avec un groupe ?

Eh bien ! il ne fait que ce qu’il peut ! à l’aveuglette ou en s'appuyant sur des « méthodes éprouvées » comme le paralytique sur sa canne. Il apporte aux uns des bienfaits ; des autres il ignore les vrais problèmes.

Non, rien ou presque rien n’a été dit de la nature de ces êtres fragiles qu’on nous confie par fournées et avec lesquels nous devons vivre, obligatoirement.

Nous vous crions, messieurs les psychologues, psychiatres ou professeurs : « Venez-nous en aide ».

Nous n’avons pas le temps, nous, la fatigue et l’âge aidant, d’approfondir des théories qui sont parfois, ou le paraissent, trop éloignées, détachées de notre terre à terre quotidien. Vous sera-t-il possible de descendre jusqu’à nous pour étudier la nature de ces enfants ? Pour réviser peut-être des théories que nous- même avons toujours ignorées, pour nous faire éviter les plus grosses erreurs ?

Fort heureusement, malgré notre ignorance, nous sentons quand cela va, et nous tâchons de recréer les conditions qui ont fait tourner rond : emploi de matériel, exploitation d’un intérêt réel mais toujours fugitif, réaction de l’instituteur devant l'individu et dans le groupe, recherche constante de la sincérité...

Cette mystérieuse antenne, tout intuitive, nous préserve des plus grands dangers mais nous pensons que vos lumières peuvent nous être fort utiles.

Il faudrait que notre revue Techniques de Vie, qui se veut d’un niveau élevé, vienne puiser aux sources de la vie pour confirmer certaines théories existantes ou nous amener à découvrir de nouvelles lois.

 

Le montage des mécanismes dans un enseignement du français et du calcul rendus prioritaires

Décembre 1960

La circulaire du 19 octobre rappelle la primauté du calcul et du français : idée foncièrement juste en soi. Et certains d’en conclure aussitôt à l’urgente nécessité d’un retour aux méthodes les plus traditionnelles, qui ont si bien « fait leurs preuves ».
Comme s’il existait un lien de cause à effet !

1 ) Que les pires contresens aient été naguère commis au nom de « l'école nouvelle », nous avons pu le constater fréquemment. Que des aventures fantaisistes ou saugrenues aient abouti à des catastrophes, nous en avons eu parfois, hélas ! le spectacle. Et surtout qu’il règne encore à ce sujet d’inquiétants malentendus, le débat en cours suffirait pour montrer combien certains mouvements ont réussi à donner le change en masquant leur indigence ou même leur faillite derrière un écran de superbes principes qui sont autant de «mystifications ».

Peut-être d’ailleurs était-ce une nécessité pour la pédagogie pendant sa phase héroïque, comme ce fut le cas pour d'autres disciplines, de franchir un océan de verbiage avant d’entrevoir sa chance d’adaptation au monde ambiant.

Mais cette chance n'était-elle pas précisément en train de prendre corps ?

2) Deux simples questions : parmi ceux qui condamnent indistinctement toutes les « méthodes nouvelles », combien ont effectivement passé une matinée dans une « classe Freinet » (c’est-à-dire non pas la classe pour papillons qui voue un aimable culte au désordre et à l'anarchie comme le voudrait une légende tenace mais la collectivité coopérativement organisée où l’esprit compte autant que la lettre) ? Et parmi ces personnes toujours savamment informées, combien en ont vu un nombre suffisant (disons : une dizaine) pour se faire une idée autrement qu'à l’aide de considérations à priori ?

Si vous procédiez à une enquête un tantinet indiscrète comme ce fut notre cas, vous découvririez avec stupeur que l’existence de fichiers autocorrectifs fait lever les sourcils. Et vous auriez cette révélation ahurissante que l'emploi de ces fichiers dans l’esprit même où ils ont été conçus et laborieusement mis au point paraît encore réservé en exclusivité à la planète Mars.

Aussi passeriez-vous à leurs yeux pour de doux plaisantins si vous leur confiiez que beaucoup en sont venus aux « techniques Freinet » précisément parce qu'ils y ont vu (très justement d’ailleurs) la possibilité de « mécaniser » beaucoup plus largement et efficacement.

« Nous séparons davantage compréhension et mécanisation », écrit Freinet (1) : en termes pratiques, nous initions à chaque notion occasionnellement motivée selon le processus naturel qui la rend opportune ; ensuite de quoi, nous disposons de séances entières pour le travail individuel à l’aide de fiches (opérations, conjugaison, grammaire, etc.) (2) qui évitent de tout mêler stérilement : ce dernier travail venant évidemment en second lieu, mais étant non moins soigné que le premier.

3) Dans l’esprit de la réforme de l’enseignement, il va de soi que le souci d’encyclopédisme disparaît puisque le premier Degré ne se clôt plus sur lui- même. Dès l’instant que les élèves termineront leur scolarité à 16 ans et non plus à 14, il faut prévoir des modifications dans la manière d’enseigner non pas seulement à partir de 11 ans, mais déjà de 6 ans à 11 ans. Aussi est-il normal d’exiger à 11 ans des mécanismes impeccables qui permettront de bâtir solidement.

Mais y parviendra-t-on en sacrifiant histoire, géographie et sciences (sans parler de dessin, chant, gymnastique... dont on connaît le poids quand il est question de faire une dictée ou un problème de plus) sous prétexte que le milieu où vit l’enfant est de plus en plus agité (ce qui est vrai) et qu’en conséquence il faut réserver exclusivement le faible pouvoir d’attention à ce qui est ultérieurement rentable en faisant encore un peu plus, de l’école, un sanctuaire (ce qui est radicalement faux) ?

Car l’expérience montre que la solution réaliste consiste, plutôt que de s’épuiser à couper six heures par jour l’enfant de son milieu vital où il se trouve encore psychiquement immergé, à partir au contraire des sollicitations de ce milieu sous la forme des apports qui motiveront l’enseignement en objets (ce bouchon... ce biface...) comme en idées (ce texte libre, ces données de calcul vivant... ou cette bande de magnétophone, cette lettre des correspondants...).

Tant il est vrai qu’un intellectualisme vivace méconnaît encore foncièrement tout ce qui, chez le jeune enfant, n’est pas « esprit pur » (comme si sa tournure d’esprit n'était pas d’abord essentiellement pragmatique !). Et tant il est vrai aussi que les rapports entre individu et milieu sont encore envisagés d’une manière sommairement mécanique (comme si les automatismes n’avaient pas besoin de jouer d’abord fonctionnellement avant de jouer en eux-mêmes !).

Les « techniques Freinet » ont l’ambition d’apprendre les mécanismes du français et du calcul à même les complexes vitaux » (et non « centres d’intérêt » et « thèmes de vie », pauvre caricature), complexes qu’on mutilerait arbitrairement en empêchant histoire-géographie-sciences (non pas « locales » mais « vécues » à la manière dont Monsieur Jourdain faisait de la prose comme l’implique l’égocentrisme) de fournir opportunément les motivations indispensables. Et les faits montrent que ces mécanismes y gagnent non seulement d’être davantage fondés aux yeux de l’enfant mais de se graver dans sa mémoire d’une manière indélébile.

Faute de quoi notre enseignement ressemblera encore un peu plus à ce renard qui, pour se nourrir, n’avait rien trouvé de mieux que de se manger la queue.

(I) In L’Educateur du 10-XI-I957. p. 16.
(2) Voir le catalogue de la C.E.L.

Les Techniques Freinet dans l’enseignement d’enfants aveugles et amblyopes, à Lisbonne

Décembre 1960

Travaillant dans un Centre de récupération d’enfants aveugles et amblyopes, à Lisbonne, nous sommes en train de mettre en pratique les Techniques Freinet.

L’une de nous a été à Vence, aux Journées internationales et au Stage de Saint-Larry.

Nous travaillons avec :

Une classe pour les première et 3e classes de l’instruction primaire, avec 8 élèves aveugles ;

Une classe pour les 2e et 4e classes de l’instruction primaire, avec 5 élèves aveugles ; Une classe pour le premier cycle (deux années) de l’enseignement secondaire, avec 5 élèves (aveugles et amblyopes) ;

Une classe unique pour amblyopes (les quatre années de l’instruction primaire), avec 7 élèves ;

Une classe maternelle pour amblyopes et aveugles, avec 4 élèves.

A la classe maternelle, on pratique le dessin et la peinture libres, mais l’institutrice n’a pas encore pris directement contact avec les Techniques de l’Ecole Moderne, bien que ce soit elle qui ait introduit chez nous le mouvement des activités artistiques libres (peinture, dessin, modelage, gravure, etc.).

Pour ce qui se rapporte aux autres classes, à la rentrée d’octobre (les classes ouvrent chez nous le 7), nous avons tout de suite mis en pratique le journal mural et, le premier samedi, on a réuni tous les enfants en assemblée générale, pour procéder à l’organisation du conseil de coopérative. Le président, le secrétaire et le trésorier ont été élus.

Depuis, on se réunit tous les samedis, le matin, de 11 heures à 12 heures. On lit le journal mural, on le discute et le critique. D’abord, ça a été quelque peu difficile, les enfants n’étant pas habitués à se juger eux-mêmes. Ayant dans notre Centre quatre classes (excepté la maternelle) mais un nombre réduit d’élèves, j’ai cru utile que le conseil coopératif englobe tous les élèves et que le journal mural soit commun aux quatre classes. Il y a ainsi collaboration et aide entre les voyants (amblyopes) et les aveugles et entre les plus âgés et les plus jeunes de nos élèves.

A mon grand étonnement, je me suis aperçue, à la fin de quatre ou cinq réunions, que les élèves moins âgés (de 8 à 12 ans) prenaient plus rapidement conscience de ce que l’on attendait d’eux et parlaient bien plus librement que les élèves du secondaire (quatre filles et un garçon, de 14 à 16 ans), qui se sont presque brouillés à cause de critiques inscrites au journal mural, m’obligeant à intervenir. Je crois que les aînés sont trop viciés par des méthodes d’autorité et que, chez eux, la prise de conscience va demander plus longtemps.

Au cours des réunions du conseil de coopérative, les décisions suivantes ont été prises :

— Cotisation de tous les élèves ;

— Exécution de billets-cartes pour Noël, en linogravure, pour être vendues ;

— Exécution d’une crèche en céramique, pour la fête de Noël ;

— Préparation d’une fête pour Noël, avec théâtre, chansons, musique, récitations, etc. ;

— Visite à une école de voyants et établissement d’une correspondance régulière avec elle (avec textes manuscrits et dactylographiés, étant donné que l’imprimerie que nous avons commandée à Cannes ne nous a pas encore été remise par la douane) ;

— Réalisation de trois visites à la demande des élèves : au port, à un bois, à l’aquarium (les aveugles ont visité la section de poissons embaumés) ;

— Exposé par un élève aveugle du procédé de préparation de petits poissons pour conservation, afin de pouvoir figurer dans le musée scolaire.

En plus, nous avons pratiqué le texte libre et avons continué à cultiver le dessin, la peinture, la linogravure et la céramique, avec les amblyopes et avec les aveugles. Nous avons aussi organisé des cahiers d’observation où les élèves enregistrent actuellement les observations se rapportant à la croissance de haricots qu’ils ont semé eux-mêmes dans des vases existant dans la classe (nous n’avons pas de jardin).

Cependant, il y a bien des difficultés à surmonter, les unes provenant surtout du fait que notre Centre est la seule école au Portugal où l’on essaye la pratique des Techniques Freinet, les autres provenant des problèmes que pose l’insuffisance visuelle de nos élèves.

Pour ce qui se rapporte au premier groupe, on pourra ordonner comme suit les difficultés :

— Manque de documentation (même les ouvrages et documents qui pourraient figurer dans notre fichier auraient besoin d’être imprimés en gros pour les amblyopes et en Braille pour les aveugles) ;

— Nécessité d’organiser un fichier scolaire coopératif en gros et en Braille ;

— Nécessité de traduire et d’adapter les bulletins de votre Bibliothèque de Travail et de produire des numéros sur le Portugal et les Portugais (histoire, géographie, coutumes, etc.) ;

— Manque de matériel (boîtes de travail, etc.) par manque de moyens économiques suffisants ; éventuellement, nécessité d’adapter ce matériel aux aveugles ;

— Manque de terrain pour cultures et élevages (nous travaillons dans un troisième étage).

Tout ce gros travail ne pourra pas être mené à bien par nous seules, il faut absolument intéresser aux techniques de l’Ecole Moderne d’autres professeurs, spécialistes de l’éducation et parents d’élèves, pour qu’ils s’organisent et travaillent coopérativement. A ce sujet, j’aimerais bien me mettre en rapport avec des camarades qui ont réalisé de semblables expériences hors de France.

Le manque de documentation nous empêche de pouvoir organiser dûment un plan de travail et de faire fonctionner comme il faut le travail libre dans le domaine des sciences, de l’histoire, de la,- géographie. Pour ce qui se rapporte au calcul, nous avons déjà fait venir les fichiers auto-correctifs, qu’il faut recopier en Braille et en gros caractères.

Quant au deuxième groupe de difficultés, il y a, en premier lieu, le problème de la correspondance et de l’imprimerie pour les aveugles. Ils peuvent écrire en Braille aux institutions d’aveugles, mais il n’y en a que trois chez nous et si routinières, hélas ! Une imprimerie Braille est trop chère et, en plus, il faut bien qu’ils se mettent en rapport avec des enfants voyants, c’est même indispensable, car, dans la vie, c’est parmi des voyants qu’ils vont vivre et non pas parmi des aveugles. Comment faire, alors, dans ce domaine ? Ils peuvent dactylographier leurs travaux et peut-être les imprimer en noir, mais ils ne pourront jamais lire les journaux imprimés de leurs correspondants, à moins que le professeur ne les traduise en Braille. Je crois que, pour eux, l’idéal serait la correspondance gravée, mais chez nous, habituellement, les écoles n’ont pas de magnétophone.

Pour les amblyopes aussi, le magnétophone serait d’une grande utilité car, souvent, eux non plus n’arriveront pas à lire ce que leurs camarades leur écriront.

Voilà où nous en sommes !

Pour les mois à venir, notre plan comprend :

— Organisation d’un fichier scolaire pour amblyopes et d’un autre pour aveugles, en Braille ;

— Poursuite de l’organisation du musée scolaire déjà commencé l’année dernière ;

— Organisation d’un vivarium ;

— Utilisation du magnétophone ;

— Peut-être l’organisation d’un atelier de cuisine et de couture pour les filles ;

— Introduction de l’imprimerie, sitôt qu’elle nous sera rendue ;

— Poursuite de toutes les autres activités ;

— Organisation d’une réunion avec des professeurs et autres individualités intéressés aux techniques de l’Ecole Moderne ;

— Acquisition de nouveau matériel dans la mesure des disponibilités économiques.

Sur tout ce que je viens d’exposer, je serais heureuse si les camarades pouvaient me donner leurs conseils et leurs avis.