Le tâtonnement expérimental, processus universel d'apprentissage (1)

Septembre 1968

La contestation révolutionnaire, introduite si soudainement et si délibérément au sein de la féodalité universitaire, oblige les circuits enseignants à une reconsidération générale du vaste problème d'éducation ; liée désormais aux domaines social et politique qui inexorablement en modifieront l'aspect et la portée culturelle, l'Université doit liquider, dans le plus bref délai, les normes d'un passé révolu, ne cadrant plus avec un présent trop dangereusement dynamique.

C'est parce que toute l'œuvre de Freinet, tout le mouvement d'Ecole Moderne qui en découle participent à ce présent dynamique, que nous avons le devoir de faire en profondeur l'inventaire des acquisitions positives que nous pouvons proposer pour aider à la solution du grand drame de l'éducation. C'est ce long travail de généreuse initiation que nos camarades font à la base, dans leur classe, dans un militantisme inlassable auprès des masses enseignantes, dans des stages inlassablement renouvelés, dans des réunions et des colloques, dans toutes circonstances et occasions où l'éducateur a un rôle à jouer.

Tant et si bien que la pédagogie Freinet apparaît en ces temps de brusque rupture d'équilibre et d'inquiétude, comme une planche de salut que s'empresseront de saisir ceux là mêmes qui ricanaient du dynamisme utopique et sentimental d'une pédagogie naturelle, parce qu'elle a l'élan, la ténacité, la force de la vie.

Plus spécialement, je voudrais tenter de justifier ici, les bases psychologiques et philosophiques du tâtonnement expérimental, pierre d'angle de toute l'œuvre psycho-pédagogique de Freinet et théorie unique de sa philosophie.

Parler d'une théorie unique, c'est appeler les sarcasmes de tout esprit qui ne se considère tel que par une aptitude à absorber un savoir encyclopédique comme l'éponge absorbe l'eau. De son vivant et par un parti pris de réelle indifférence, Freinet ne se sentait nullement affecté de la commisération des universitaires vis-à-vis d'une œuvre que, sans la connaître, ils taxaient de simplicisme et de naïveté puisqu'elle venait de ce territoire inculte dans lequel tous les universitaires du monde ont irrévocablement parqué tous les Calibans prisonniers de leur rusticité et de leur ignorance. Ce sont là préjugés régulièrement transmis ou acquis à telle fin que se perpétue la caste des clercs en voie permanente de trahison !

Il va de soi que parler d'une théorie unique des processus de la vie, c'est aller au devant de la déconsidération la plus ouverte de la part de ceux dont le rôle est justement de faire se battre les théories. Ils ont sur le clavier de leur culture de consommation et de rappel, une infinité de doctrines, toutes solides quant à la logique des formes, à la rectitude des dialectiques, et qui donnent prestige cautionnées qu'elles sont par des Maîtres illustres, A croire que tout a été mis en place pour une bonne fois dans le champ clos d'un intellectualisme trié sur le volet, et qu'il ne reste plus désormais qu'à jongler avec des philosophies de vocabulaire transcendant en donnant l'impression, cela va de soi, que l'on sait passer à bonne distance des lieux communs.

Les lieux communs voilà justement par antithèse et contradiction l'aliment de résistance des primaires et tout spécialement de Freinet. Rien ne fut jamais proposé par sa réflexion qui n'appartienne d'abord au plus grand nombre. C'est-à-dire à la grande réserve de la pensée populaire dans laquelle chacun se trouve être soi- même en toute sécurité et sans prétention, Chacun donc, étant sûr de sa doctrine et qui plus est sans même savoir qu'il puisse exister d'autre doctrine que celle qui permet de vivre en réussissant au mieux sa vie.

« Les théories, même les plus généreuses, sont mortelles pour les individus comme pour les peuples si elles ne sont que dangereuses constructions de l'esprit, sans assises suffisamment solides sur les réalités. Le penseur moderne — et encore moins le pédagogue — ne peuvent plus se réfugier dans une tour d'ivoire d'où tombent les oracles : ils doivent vivre avec leur temps, penser et souffrir avec leurs congénères, sentir et comprendre les situations individuelles et sociales telles qu'elles sont, dans leur inextricable brutalité parfois, voir ce qui est, et, sur ces données effectives, construire une technique de vie. » (1)

Voilà un conseil qui, venu de la base, pourrait peut-être rendre quelques services en ces temps difficiles où les universitaires cherchent une pédagogie qui, coûite que coûte, les tire de l'impasse où les a acculés leur superbe isolement. Il ne s'agit plus, désormais, de faire s'affronter les théories entre elles, sans risques, dans les joutes brillantes de « l'esprit contre l'esprit ». Mais bien de reprendre eu main un pragmatisme pour lequel on n'avait jusqu'ici que sarcasmes ou dédain. La pratique, les clercs ne l'imaginaient jusqu'ici que les yeux fermés, comme  un lointain secteur banal dévolu aux tâcherons qui s'enthousiasment, eux, de techniques donnant tout de suite confiance et certitude, et même, ce qui est un comble, sans hypothèse préalable ! Ce n'est évidemment pas, là, penser selon les formes culturelles où le doute joue un éternel cache-cache dans des syllogismes que l'on tire avec brio mais souvent aussi comme des chevaux tirent le foin de la crèche trop pleine.

Car, c'est parce que la crèche est trop pleine que l'on se fait un devoir d'en dispenser le contenu en rations abusives et indigestes. A cela, à quelques exceptions près, se résume la fonction éducative universitaire, soucieuse de prodiguer le plus possible dans le mouvement des idées retirées de l'action ; de leur conserver leur noblesse jusque dans un rationalisme idéal mais sans compromission avec un rationalisme militant ouvert et neuf susceptible de renverser l'ordre des hiérarchies établies. Ne nous faisons pas d'illusion, les événements de mai n'auront pas, pour autant, changé le cours des choses : la garde jalouse veille au seuil du temple que par concession bienveillante quelques primaires soutirés de la base, seront autorisés à franchir. Non, certes pour y poser et y discuter des problèmes de la base, mais pour recevoir quelques miettes de la manne céleste qui paraît-il les rendra aptes à mieux faire leur métier. Car l'esprit universitaire si abusivement persuadé de son bon droit, se fait fort, comme les gens de qualité, de tout savoir sans initiation préalable et de former des maîtres dont ils ignorent tout du métier et de la vocation.

Le pragmatisme, en bas, exige un engagement plus grave ; car pour le praticien, il ne s'agit lien moins que d'asseoir l'idée dans la pratique et ainsi de vivifier l'expérience pour qu'elle rende. Ici, l'on est en plein dans le réel et l'on n'ergote pas sur l'objet : l'on n'a de cesse que l'objet fasse la preuve de son utilité ou qu'il soit dominé comme on domine l'obstacle s'opposant à la marche en avant inscrite au programme de tout ce qui bouge et s'en va vers l'avenir.

C'est en effet dans cette opposition devenue violente, entre l'intelligence pure et l'intelligence pratique imposée depuis des siècles, entre l'aristocratie universitaire et le peuple, que va se mener la lutte dont l'éducation doit être l'enjeu.

Certes, nous le savons bien, nous le savons depuis toujours, sur le plan du verbe, Caliban ne saurait jamais se risquer à confondre tous les Prospero qu'inspire le génie céleste d'Ariel. Nous sommes là en face d'un byzantisme élégamment organisé et dont le mandarinat n'est que l'apparence vulgaire d'une mainmise délibérée de la bourgeoisie sur l'une des structures les plus décisives de la société qu'elle régente. Certes, par la voix de ses prophètes la bourgeoisie saura toujours se rendre libérale, attirer à elle, par l'annonce de bourses concédées, les intelligences vierges montant du peuple comme des bulles de savon dont l'illusion d'arc-en-ciel est bien vite évanouie. Ceux-là seuls qui veulent parvenir savent d'emblée prendre place dans les hiérarchies établies et même ils arriveront très tôt à manier l'insolence intellectuelle avec la maladresse du parvenu. Ce sont pour la plupart ces parvenus qui régentent notre secteur primaire d'une abusive vanité verbale, par un autoritarisme puisé dans un passé culturel et politique irrémédiablement révolu : ils n'ont pas eu l'intuition d'un exact et subtil recyclage dans une bourgeoisie sélecte mais qui les trouve, tout compte fait, aptes à devenir de louables serviteurs.

Mais, en face, dans le peuple, il y a ceux qui ont pris comme un devoir le refus de parvenir. Et il y a la jeunesse et ses militants qui soudainement y voient clair parce que leurs yeux sont neufs et qui ont — parce qu'ils sont au cœur du drame qui engage leur vie — la brusque révélation que les réalités sociales et humaines sont en rupture avec l'idéologie de la classe dominante ; que, pour en sortir, il faut résolument s'engager dans une culture fille de l'action et du travail, ce facteur immense gardant au long des siècles ses prérogatives pratiques et humaines dans la noble tradition des corps de métiers qui sont l'assise des civilisations.

« Seules une instruction d'origine magique conçue exclusivement d'abord dans sa jonction d'initiation et, plus tard, une éducation pour classes désœuvrées ont pu ignorer à ce point la nature sociale et formative du travail et concevoir une préparation humaine, ou même humaniste, dans le cadre artificiel des Facultés, des Universités, des collèges et des cloîtres. Tout comme les abeilles gavent d'une nourriture spécialement choisie les larves destinées à devenir reines, les scoliastres préparaient dans ces lieux fermés, par une culture particulière, l'élite qui saurait profiter du travail des autres et régler à leur avantage les affaires communes.

Et. ma foi, jusque là, étant donnée la conception sociale de l'époque, le projet n'était pas foncièrement illogique, sauf que la nourriture n'était pas toujours intelligemment choisie ni habilement administrée et qu'elle ne formait, au total que des avortons de reines.

Mais étendre par la suite ces principes particuliers d'une telle éducation à la masse des travailleurs et des producteurs, prétendre nourrir les enfants de ce suc hybride et dégénéré préparé pour ce que l'on croit être une élite intellectuelle ou sociale et négliger la fonction même du travail et du travailleur, n'est-ce pas pure folie ? » (2)

Nous sommes là au nœud du drame culturel, économique et social. Nous touchons aux raisons profondes de l'erreur scolastique et pseudo-scientifique dont nous vivons les formes aiguës.

Allons-nous être assez naïfs pour nous en laisser conter et croire que, tout compte fait, tirant profit des événements l'Education Nationale bourgeoise peut trouver le moyen de corriger l'erreur et de rétablir l'équilibre d'une société dépassée? Allons-nous faire une confiance abusive aux universitaires — parmi lesquels, il est vrai, tant d'esprits s'ouvrent à la réalité — mais qui restent dans leur ensemble prisonniers d'une idéologie et d'un comportement abusivement intellectuel et spéculatif? Allons-nous nous laisser intégrer intellectuellement dans une Université qui ne masque plus son jeu d'accaparement organique du primaire et qui entend, tout comme l'Eglise dans ses cloîtres, prendre la direction des esprits ? Ce serait couper l'éducateur primaire de ces assises populaires, de cette classe de travailleurs qui sent la nécessité de former les générations nouvelles À l'image de la société qu'elle entrevoit et dont elle a commencé la majestueuse édification.

L'effort de rajeunissement, d'adaptation et d'enrichissement de l'Ecole du Peuple, c'est dans le peuple qu'il a pris naissance et qu'il se poursuivra : pour que les éducateurs prolétariens se mettent hardiment aux écoutes de la vie nouvelle, s'adaptent à cette vie, à son esprit, à ses techniques, à ses obligations et rejoignent le grand chantier de l'Ecole populaire.

Ce chantier, Freinet et ses camarades, en ont assuré, puis affiné le gros œuvre : « C'est à notre équipe d'éducateurs d'avant-garde rassemblés autour de l'idée symbole de l'Imprimerie à l'Ecole que devait revenir la charge et l'honneur de procéder à cette élémentaire adaptation de nos conceptions pédagogiques, de notre matériel, de nos techniques de travail au service de la vie. Depuis plus de quarante-six ans nous luttons pour faire surgir du sein même de l'école publique, cette école du peuple dont nous avons minutieusement élaboré les fondements techniques, psychologiques et philosophiques. » (3)

La pédagogie Freinet a dans des dizaines de milliers d'écoles, à travers le monde, dans les contingences humaines, économiques et sociales les plus diverses, fait la preuve de son efficacité, de ses pouvoirs de conquête intellectuelle, de ses potentialités communautaires.

Il semble que les faits, contrôlables sous tant de diversités ethnographiques, doivent avoir à nos yeux d'éducateurs une richesse d'enseignements plus convaincante que le sont les entités intellectuelles vidées de leur contenu vivant, que l'on s'apprête à dispenser à nos jeunes maîtres, du haut des sommets de l'Olympe.

Oui, mais confrontée à ce réservoir inépuisable du Savoir qu'est l'Université, que vaut l'assise intellectuelle que Freinet, éducateur primaire parmi les primaires, dominé par d'incessants soucis pratiques, a pu proposer à son oeuvre éducative? N'est-ce pas nous rendre service que d'accepter l'aide des universitaires qui se reconnaissent comme un devoir d'équiper le primaire au-delà des limites d'une instruction gratuite et obligatoire qui leur a été concédée? N'est-il pas souhaitable que le savoir chasse l'ignorance et que la science assure le progrès?

Poser ces problèmes de façon aussi évasive et aussi péremptoire, c'est passer par-dessus l'essentiel du contenu d'une éducation si vaste et si élémentaire à la fois, qu'elle s'inscrit dans les processus même de la vie et qu'elle apparaît alors comme une fonction organique qui s'en va se perfectionnant dans des plans de stabilité de plus en plus assurés.

C'est à ces origines les plus humbles, de la vie qui s'organise, que Freinet a pris le grand thème de l'éducation ; qu'il a essayé de démêler le passage des structures anatomiques à des structures d'apprentissage, d'acquisition et de durée qui sont la nature même de la psychologie.

C'est donc à ce niveau de la vie qui prend le départ, à la fois sur le plan organique et sur le plan de la sensibilité qu'il a fait intervenir le tâtonnement « cette arme spécifique et invincible de toute multitude en expansion », dit Teilhard. Nous sommes là dans le mouvant du phénomène de vie qui s'en va dans une succession de paliers vers la stabilité et l'équilibre. « Rien n'est aussi dangereux que de couper l'arbre de ses racines. Il nous faut retrouver la sève », la sève du terroir et la sève du peuple. C'est ce retour nécessaire aux origines qui explique ce préambule qui n'est pas, comme on serait tenté de le croire, hors de la question qui nous occupe, Il ne s'agit, certes pas ici, d'un cours de psychologie, mais d'essayer de trouver les raisons qui justifient la recherche des voies nouvelles auxquelles Freinet a consacré sa vie. Ces voies nouvelles exigent, cela va de soi, une position préalable du problème qui ne peut débuter que par le procès de la société capitaliste et des abus de l'Université qui en assure la continuité, le renouvellement des cadres et la culture.

(à suivre) Elise FREINET

(1) C. Freinet : L'Education du travail, p. 134 (anc. édition)

(2) C. Freinet : L'Education du travail, p. 139 - (anc. édition).

(3) C. Freinet : L'Ecole Moderne Française.