Le Tâtonnement Expérimental processus universel d'apprentissage (3) - Tâtonnement et feed-back

Novembre 1968

« La vie est. C'est le seul fait incontestable. Ce n'est point parce que nous ne pouvons point encore remonter à sa genèse et sentir son intégration à la matière, que nous essayerons d'en faire fi, d'en minimiser la portée ou d'en escamoter le dynamisme,

...A l'origine, l'homme porte en lui un potentiel de vie, tout comme les êtres vivants échelonnés dans la hiérarchie zoologique, tout comme le grain de blé ou la plus infime semence et ce potentiel de vie anime la créature d'un invincible élan, la lance en avant vers la réalisation puissante de sa destinée,

...La vie n'est pas un état mais un devenir. C'est ce devenir qui doit expliquer notre psychologie, qui doit influer et diriger notre pédagogie. » (1)

C'est cette notion de devenir qui va tout spécialement marquer la supériorité de l'être vivant sur la machine cybernétique, serait-elle la plus perfectionnée. C'est ce devenir qui va aussi différencier à son avantage le tâtonnement orienté du feedback de la mécanique : la vie suscite en effet un au-delà de l'instant présent, un futur à explorer qui n'est pas dans les possibilités de la machine, outil exclusif du présent.

Ceci dit simplement eu égard à la nature des choses, sans préjuger des avantages de rendement et d'information pour lesquels les machines cybernétiques dépassent de façon stupéfiante dans l'immédiat, l'efficacité humaine. Nous nous en tenons, pour ce qui nous concerne, au problème spécifique et simple de l'éducation dans lequel une conception dynamique de la vie est déterminante. 

Quelle contribution la cybernétique peut-elle apporter à la psychologie et par voie de conséquence, à la pédagogie?

C'est là une question qui a retenu longuement la réflexion de Freinet : elle devait étayer l'un des aspects du Tâtonnement Expérimental dans une dernière et vaste synthèse de toute son œuvre psycho-pédagogique. Le destin ne permit pas, hélas ! l'éclosion de ce livre essentiel.

Dans la mesure où j'ai été associée à la pensée profonde de Freinet, où dans un travail de secrétariat, j'ai participé à la recherche des matériaux théoriques et pratiques nécessaires à la généralisation de son postulat initiai, dans la mesure aussi d'une collaboration étroite pour tous projets mis en chantier, je veux essayer d'apporter ma contribution bien modeste à l'œuvre inachevée. Ma tentative n'aura d'autre but que d'ouvrir quelque peu l'horizon d'une théorie que nos camarades ont tendance à ne considérer que sous un angle de simple pratique pédagogique. Il va de soi que j'espère susciter ainsi les réflexions et surtout les critiques indispensables à une œuvre qui, dès ses origines est apparue si féconde de contenu et d'applications pratiques, si riche d'une dialectique nouvelle, qu'elle semble appelée à révolutionner les domaines de la psychologie, de la pédagogie et donc de la philosophie.

La spécialisation imposée par l'ampleur des connaissances humaines — mais qui cantonne chaque chercheur et praticien dans un domaine nettement délimité et isolé d'un ensemble qui cependant le concerne — s'oppose dangereusement à une interpénétration des techniques parallèles, La cybernétique n'a vu le jour que parce qu'elle a résolument brisé son isolement spécifiquement technique pour s'associer, si l'on peut dire, aux réactions humaines, à la vie : elle devint « la science qui rapproche mécanique et neurologie », rapprochement né du « parallélisme frappant entre certains troubles du système nerveux et les dérèglements des régulations mécaniques. » Dès lors un pont fut jeté entre la machine et la vie et il en résulta « une mutuelle fécondation de la mécanique et de la physiologie. »

Le livre remarquable de Pierre de Latil, La pensée artificielle (2), en est une saisissante démonstration. Il fait comprendre les prodigieux horizons encore jamais imaginés qui s'ouvrent au carrefour de toutes les sciences humaines et quelles révolutions sont prêtes à surgir d'une découverte qui, avançant à pas de géant a, en quelques dizaines d'années, bouleversé toute l'humanité. L'homme de science, le poète et le philosophe vibrent d'enthousiasme dans cet ouvrage qui se situe au seuil d'un avenir qui ne saurait hélas ! nous rassurer sur les pouvoirs de l'homme,

« Tout est parti de cette simple idée, écrit P. de Latil, que la vie peut être sinon expliquée, du moins approchée par des raisonnements et des expériences à démarches mathématiques. L'idée, cependant, était loin d'être neuve. Claude Bernard, dont tant de vues triomphent dans la cybernétique, n'a-t-il pas écrit : les organes nerveux ne sont rien autre chose que les appareils de mécanique et de physique créés par l'organisme. Ces mécanismes sont plus complexes que ceux des corps bruts mais ils n'en diffèrent pas quant aux lois qui régissent leurs phénomènes. C'est pourquoi, ils peuvent être soumis aux mêmes théories et étudiés par les mêmes méthodes. »

« Et si, poursuit P. de Latil, comme l'a dit Poincaré « les grands progrès se reproduisent lorsque deux sciences se rapprochent, lorsqu'on a pris conscience de la similitude de leur forme malgré la dissemblance de leur matière » quels progrès ne doit-on pas attendre de l’interfécondation des sciences biologiques et mathématiques ? »

Notre propos, à notre niveau primaire, n'entrevoit pas de si nobles perspectives. Mais, à la suite de Freinet, nous sommes tout de même heureux de nous trouver au point (il serait mieux de dire au rond-point) où s'ouvrent les radieuses et nouvelles voies de l'avenir philosophique. Et cet avantage nous vient très certainement de la situation privilégiée qu'a eue Freinet de pratiquer à la fois plusieurs métiers, mettant à sa disposition, en permanence, les similitudes fondamentales de leur empirisme intelligent eu égard à la vie. Berger, paysan, éducateur, bricoleur et penseur — par obligation artisanale — Freinet était à son rang, une sorte de personnalité polytechnique à la hauteur de toutes les situations de la vie quotidienne. Il n'en fallait pas plus pour que se forme un esprit aux démarches d'abord synthétiques, toujours orientées dans le sens dynamique de la vie ; qui ne pouvait donc rester indifférent aux perspectives qu'ouvrait la cybernétique en liaison avec les êtres vivants : « Tout se passe, écrivait-il dans le premier chapitre de son Essai de Psychologie sensible, comme si l'individu — tout être vivant — était chargé d'un potentiel de vie, dont nous ne pouvons pas encore définir ni l'origine, ni le but, qui tend non seulement à se conserver, à se recharger, mais à croître, à acquérir m maximum de puissance, à s'épanouir et à se transmettre à d'autres êtres qui en seront le prolongement et la continuation. Et cela non pas au hasard, mais selon les lignes d'une spécificité qui est inscrite dans le fonctionnement même de l'organisme et dans la nécessité de l'équilibre sans lequel la vie ne pourrait s'accomplir. »

Ainsi, l'être vivant est tout comme la machine un organisme auto-régulateur, auto-créateur et il est de ce fait intéressant de rechercher les raisons de similitude et de différences de l'un et de l'autre.

Mais déjà, Freinet met en évidence la similitude des organismes avec les mécaniques auto-régulatrices, et plus encore la supériorité de l'être vivant sur la machine ; car il ne s'agit pas seulement d'un simple fonctionnement d'organes mais d'une trajectoire de vie intimement organisée entre des antécédents irrécusables, et un devenir qui en dépend : passé, présent, avenir accumulent les caractères stables de l'espèce qui détermine une unité globale et définitive dans le temps et une dialectique de la nature. C'est tout l'immense problème de l'évolution qui se profile à l'appui de ces simples constatations de bon sens formulées par Freinet. Nous sommes ici à l'échelle de la Création dont Lamarck, le premier, a dessiné le prestigieux et saisissant déroulement et dont Teilhard a redit le poème lyrique en des termes inoubliables, impliquant une orientation, une ligne de perfectionnement et de progrès.

La machine, il est vrai, peut, elle, c'est son rôle, aller vers le progrès comme le montre l'évolution foudroyante de la cybernétique, mais elle restera quelle que soit sa perfection, un élément d'un présent très limité, dépendant toujours de la vie souveraine qui la construit, l'anime, lui commande une suite d'actes coordonnés en vue d'une finalité donnée et inéluctable ; l'inventeur se fixe un but que la machine ne dépassera pas. C'est un déterminisme à court terme et soumis à une simple opportunité d'actions. C'est simplement dans cette opportunité d'actions, exigeant un strict comportement, que la cybernétique peut apporter un appoint considérable à la connaissance de l'être vivant ; une connaissance nouvelle qui doit obligatoirement rompre avec un passé qui, sur le plan biologique, ne nous a rien donné de sûr et de reposant : « Les méthodes histologiques et physiologiques d'analyse ont présentement donné ce que nous pouvions en attendre et l'attaque, pour progresser, doit être reprise sous un angle nouveau.,. Il semblerait que parvenus à une certaine profondeur d'explication, nous tournions, sans plus avancer, autour de quelque impénétrable réduit, » (3)

Cette constatation pessimiste de Teilhard est tout aussi valable pour la psychologie qui, quelles que soient les précautions prises et les explications données, n'en reste pas moins un moyen de compartimenter en fonctions supposées, le psychisme humain. Freinet, rompant avec la science officielle qui ne lui était d'aucun secours, s'en alla en franc-tireur vers les étendues inexplorées du comportement où déjà le behaviorisme avait délimité ses propres voies. A même la vie, dans la familiarité des événements de chaque être, de chaque groupe, de chaque espèce, il traça lui-même ses propres chemins dans lesquels il découvrit la sécurité de ce tâtonnement expérimental, démarche universelle de l'apprentissage de vivre. C'était aller vers la psychologie la plus simple, la plus naturelle et aussi la plus expérimentale par sa généralisation. Il en consigna les lois fondamentales dans son Essai de Psychologie sensible qui n'était à ses yeux qu'une ébauche ainsi qu'il le précise dans la préface du livre.

Ce n'est que tardivement, lisant des ouvrages sur la cybernétique — spécialement de Wiener, de Grey Walter, de Couffignac, de Pierre de Latil — que Freinet entrevit les similitudes et les différences du feedback et du tâtonnement expérimental. Il pensait en tirer d'utiles conséquences pour le renforcement de sa théorie globale et dynamique qui prendrait assise et structure sur une sorte d'étalon mécanique ; mais dont les mécanismes seraient dominés par l'homme et donc trouveraient explication adéquate.

C'est d'ailleurs là le but même des animaux artificiels créés en vue d'une recherche de psychologie humaine devenue compréhensible par la création de « modèles » mécaniques,

Freinet avait l'intuition que sa découverte du tâtonnement expérimental — ou mieux de ce qu'il avait appelé avec plus d'à-propos, l'expérience tâtonnée — lui donnerait quelque appui et quelque avance dans cette recherche commune avec les psychologues cybernéticiens créateurs de servo-mécanismes ou montages à réaction.

Dans une optique semblable de recherche, P. de Latil écrit :

« Comme ce montage semble jouer un rôle essentiel dans le système nerveux, on se trouvait au cœur du problème posé : l'intégration dans un mécanisme, d'une fonction normalement dévolue à l'homme.

Qu'est-ce qu'un feedback ? Pour l'instant, disons simplement que c'est un dispositif qui fait rétroagir un effet sur une de ses causes et permet ainsi à cet effet d'atteindre un but donné : les écarts entre l'effet réel et l'effet idéal sont traduits en une énergie qui est réintroduite dans le mécanisme et qui tend à toujours annuler les écarts mêmes dont elle est née. »

Nous dirons, nous, plus simplement, que c'est par tâtonnement que les machines s'auto-règlent par action en retours (processus de tâtonnement) dans le sens du but qu'on leur a imposé. C'est la finalité donnée à la machine qui règle la machine (comme c'est le but qui règle le tâtonnement), l'effet exigeant d'un de ses facteurs « qu'il se modère ou se renforce pour que l'effet reste stable. »

L'empirisme, au long des millénaires, n'a cessé de résoudre des problèmes de rétroaction mécanique : régler des facteurs pour obtenir un certain effet est à la base de tous les systèmes de traction, de levée de masses, de locomotion, de mécanismes à rendement, tel que le baille-blé signalé par P. de Latil, système de réglage du moulin, dans lequel le vent ou l'eau, tout comme la dureté du grain, jouent le rôle de facteurs variables, déterminant le débit du blé à moudre.

Freinet au cours de sa vie de praticien, sollicité par tant de projets d'outils nécessaires et à créer de toutes pièces, s'est trouvé au cœur des mécanismes de rétroaction dont sont sortis des inventions authentiques : machine à écrire, presse automatique, machine à frapper les adresses, charrue mécanique, cyclo-planeur, machine automatique à imprimer les bandes enseignantes et tant d'inventions encore restées à l'état de simples ébauches ! Faute de temps et surtout faute d'argent, la presque totalité de ces projets n'ont pu voir le jour, mais deux, du moins, sont entrés dans l'équipement technique de la CEL, grâce à nos « mécanos » qui en ont assuré la mise au point définitive. Il s'agit de la presse automatique et de la machine à imprimer les bandes programmées qui fait l'admiration de tous les techniciens qui l'examinent. Ceci dit pour constater que Freinet fut pendant une grande partie de son existence un constructeur de feedback élémentaires ou compliqués (feedback de feedback). Il était donc bien placé pour en comprendre le mécanisme et pressentir leur similitude avec les mécanismes humains mis à jour par l'expérience tâtonnée. Il savait que les organismes résolvent des cas de feedback à jet continu et que les actes de rétroaction sont caractéristiques de la période d'apprentissage : c'est dans cette période surtout h facteurs et effets variables que le feedback peut être comparé au tâtonnement expérimental.

« Je veux saisir, dit P. de Latil, une aiguille sur la table, mon geste coule, harmonieux, précis » par l'effet d'un réglage des centres nerveux, des muscles et de la vue pour atteindre l'aiguille au point où elle se trouve.

En réalité le feedback est ici dépassé car le réglage du geste a été fait dans sa perfection et ne laisse aucune prise à l'écart ou à l'erreur. Mais cet écart, avec rétroaction de facteurs sur l'effet final est visible chez le jeune enfant s'entraînant à la préhension des objets. Dans ce cas, on assiste à la correction de « l'erreur féconde qui conditionne le droit chemin. » Le droit chemin, c'est ce qui est acquis. Et c'.est seulement ce qui est définitivement acquis qui s'inscrit dans l'automatisme. C'est là le pouvoir de ['acte réussi qui va décider du processus le plus parfait de l'apprentissage. Mais dans les débuts, les gestes de l'enfant ne sont pas sûrs du résultat idéal : ils ne sont que des actions et réactions mécaniques opérant à la manière des feedback.

Il n'y a rien ici de raisonné, pas d'intervention d'une logique des gestes : « A l'origine, les recours physiques et physiologiques ne sont chargés d'aucun contenu cérébral ou psychique : ils s'effectuent par tâtonnement (feedback), ce tâtonnement n'étant lui-même à ce stade, qu'une sorte de réaction mécanique entre le milieu et l'individu A la poursuite de sa puissance vitale. » (4)

Nous allons revenir sur le contenu de cette loi.

(à suivre) Élise Freinet

 

(1) C. Freinet : Essai de Psychologie sensible, p. 1 et 2.
(2) Pierre de Latil : La pensée artificielle. N.R.F. 
(3) Teilhard de Chardin : Le phénomène humain.
(4) C. Freinet : Essai de Psychologie visible (sixième loi).