La rénovation de l'école du peuple se fera par la base

Mars 1969

LA RÉNOVATION DE L'ÉCOLE DU PEUPLE SE FERA PAR LA BASE

Le rôle des sous-commissions cantonales

Élise FREINET

Le 21 mars 1921, dans ce qui fut peut-être son premier article, Freinet écrivait dans L'Ecole Emancipée :

« Il est faux d'arguer qu'on ne peut rien faire pour l'Ecole du peuple avant le renversement de la bourgeoisie... Improviserez-vous (au grand soir) l'organisation future de l'école populaire ? ... Occupons-nous donc de cette tâche urgente…

... Et je voudrais que tout le monde s'en occupât, même ceux qui ne se sentent pas capables d'être syndicalistes- révolutionnaires. Car, si nous sommes souvent inaptes à faire des militants, nous serions nombreux alors, comme éducateurs-révolutionnaires. »

Freinet n'avait guère que quatre à cinq mois d'enseignement, quand déjà, mis à l'épreuve des difficultés de l'école publique et orienté par la pensée marxiste, il partait à la recherche d'une pédagogie de classe, se développant dans les antagonismes sociaux du présent. Il savait qu'il faudrait désormais rejeter les formes conciliatrices — qui ne sont qu'une façon détournée de prolonger le passé vétusté — et appeler le peuple tout entier vers une éducation de masse.

Cette prise de position — à l'instant d'un départ encore si incertain — il l'affirmait avec autorité quelque vingt-cinq ans plus tard : fort d'une expérience qui mettait en place, dans les masses prolétariennes, une pédagogie populaire, créée de toutes pièces par les humbles pionniers du rang, il pouvait sans crainte, préparer et parfaire, au sein même du capitalisme, les assises d'une école révolutionnaire.

«Quelles que soient les convulsions qui accompagnent la naissance d'un ordre nouveau, notre révolution pédagogique devra naître du désordre existant, devra construire le futur au sein du présent, convaincre plus que contraindre et convaincre non par des mots, mais par l'évidence d'un progrès essentiel dans l'organisation, par l’éblouissement d'une efficience décuplée, par l'irradiation presque mystique de l'enthousiasme qui anime ceux qui ont osé, en précurseurs, ouvrir les voies salutaires de cette réadaptation. » (1)

Telles sont encore aujourd'hui les données de notre engagement, de nos enthousiasmes, de nos travaux mais aussi de nos luttes, car nous n'avons pas la naïveté de croire que la pédagogie est une arme suffisante pour changer la société. Nous nous emploierons certes de toutes nos énergies à élargir les voies si laborieusement mais si judicieusement tracées, mais nous savons que « le problème pédagogique tel que nous le concevons nous place au cœur même de la complexité sociale... Nous dénonçons l'illusion des timides qui espèrent faire fleurir dans le chaos social une pédagogie et une école susceptibles de servir de modèle pour les réalisations sociales à venir... L'école suit avec un retard regrettable les conquêtes sociales. A nous de réduire ce retard, ce qui sera déjà une appréciable victoire... Le peuple accédant au pouvoir aura son école et sa pédagogie. Cette accession est commencée. N'attendons pas davantage pour adapter notre éducation au monde nouveau qui est en train de naître. » (1)

C'est à la lumière de ces directives qui éclairent notre route, que nous nous devons de profiter des événements qui peuvent nous permettre d'accrocher plus solidement nos efforts pour élargir notre champ d'action dans la masse enseignante.

C'est ainsi que, sans parti pris et sans illusions, nous avons toujours considéré comme un avantage l'esprit et le contenu des Instructions Ministérielles qui, depuis 1933, sont en fait la justification de toute notre pratique pédagogique. Plus encore nous nous sommes réjouis du Plan d'Etudes de 1936 promu par Jean Zay alors très au courant de nos efforts. Et, actuellement, nous ne saurions nous plaindre que la Rénovation Pédagogique devienne un fait national et que les décrets d'Edgar Faure nous donnent — en apparence — le feu vert.

Mais, en praticiens habitués à retrousser nos manches, nous n'aurons de cesse dans notre activité amplifiée, que la rénovation scolaire quitte les séances parlementaires pour atterrir tout bonnement sur le carreau. Là où, truelle en main, nous allons continuer à façonner et à enrichir notre pédagogie au goût et aux besoins des enfants du peuple.

Aussi ne sommes-nous pas pris au dépourvu, ni victimes d'un mirage de victoire quand nous constatons que notre secteur primaire échappe, comme par hasard, aux directives du renouveau pédagogique. Nous en deviendrons plus que jamais les acteurs car nous savons que «cette réadaptation, cette modernisation ne se feront point sous le signe de la fantaisie, de la mode ou même par décret supérieur des autorités... elle se fera en partant de la base ».

Nous voilà donc tous désignés pour prendre nos responsabilités pédagogiques — et pourrait-on dire, historiques — dans les sous-commissions cantonales mises en place par les conférences pédagogiques : la porte est ouverte, il faut entrer. Elle nous fut si longtemps fermée ! Il faut en franchir le seuil pour retrouver l'audience de nos collègues, leur faire connaître en toute bonne foi et simplicité nos réalisations, leur offrir les solutions qui déjà ont pris corps dans un pragmatisme pédagogique préparé depuis longtemps et qui donc apporte sécurité et efficacité.

La réalité répond-elle à notre attente? Qu'en est-il des tentatives qui ont été faites dans la laborieuse mise en place des commissions cantonales ?

Quelles perspectives de travail rentable sur le plan pédagogique, intellectuel, humain, se dessinent à l'appui de notre intervention?

Il faut dire tout de suite que les nombreux comptes rendus que nous adressent nos camarades sur le déroulement de cet événement sont riches de promesses rassurantes. On peut affirmer — sans aucune réticence — que la forme nouvelle des conférences pédagogiques, quittant résolument le monologue-leçon de l'Inspecteur, pour susciter discussion et mise en route de travaux, est un incontestable progrès. Voilà nos administrateurs contraints de délaisser leur rôle de clercs, pour aller plus loin que la péroraison, creuser plus profond que les mots et entrer, résolument, dans les essais réels.

Ce n'est pas, pour eux, chose si facile : prendre conscience, tout à coup, que la culture amassée avec tant de peine, ne sert plus à assurer les obligations du présent ; que la tradition intellectuelle est vigoureusement remise en question ; que des voies révolutionnaires proposent un changement radical d'esprit et de technique ; que l'humble subordonné du rang peut devenir maître-d'oeuvre et prendre autorité, voilà qui fausse brusquement les données d'une profession, hier encore, bien classée.

Nos collègues traditionnels connaissent eux aussi de semblables inquiétudes devant l'ordre soudain, donné d'en haut, d'un changement aussi radical de la pratique scolaire : plus de leçons, plus de notes, plus de classement ! Et rien à proposer en mesure de remplacement, puisqu'aussi bien les prescriptions ministérielles se contentent d'interdire, sans proposer des moyens nouveaux susceptibles de justifier ce grand mot de Rénovation. Le désarroi qui résulte d'un si regrettable état de fait est bien compréhensible chez des gens d'un noble métier et, pour la plupart, de haute conscience. Il est partout de bons maîtres, de riches personnalités aimant leur profession et l'accomplissant avec la certitude de remplir une vocation. Le fait que nous ayons acquis une pratique pédagogique qui nous donne quelque avance sur le présent pédagogique, ne nous donne pas forcément une supériorité humaine face à nos collègues traditionnels. Nous devons les comprendre jusque dans une opposition devenue chez certains le seul moyen de défense de leur cas, la seule occasion de préserver leur confiance dans un métier qu'ils aiment et qui leur donne de probants résultats. Nous nous devons d'être compréhensifs ; d'établir des discussions avec les esprits les plus ouverts ; en élevant les débats, en nous situant, les uns et les autres dans une actualité révolutionnaire qui est la marque étonnante de notre époque, remettant en discussion toutes les valeurs dont elle a vécu ; en nous employant ensemble à la solution des problèmes que nous pose inlassablement l'exercice d'une profession de plus en plus difficile à remplir. Attelés aux mêmes actes, nous découvrirons le même sens et la même logique qui finissent par créer un style social du travailleur que bon gré, mal gré il va falloir acquérir.

C'est dans ces démarches de généralité, dans les premiers contacts avec nos collègues traditionnels, que les plus avisés de nos militants gagnent peu à peu la sympathie de la masse et se font animateurs d'une commission centrale. Elargissant leur champ d'action, ils font de leur classe un lieu d'expériences qui, preuves à l'appui, peut donner l'assurance d'une pédagogie de rendement puisque basée sur l'activité, les besoins mêmes des enfants. Et, progressivement, devant les faits vécus, devant les résultats obtenus, devant les obstacles qui s'opposent à une marche en avant nécessaire, se situe dans toute son ampleur le problème d'éducation populaire.

C'est ce qui ressort des comptes rendus (schématiques pour gagner du temps) que nous adresse notre camarade Deléam, sur les premières réunions de travail de la sous-commission cantonale de Rethei, comptes rendus que nous soumettons à la réflexion de nos camarades.

Mais, cela va de soi, tous nos camarades n'ont pas acquis encore ce pouvoir de décision, venu après une sûre pratique scolaire, qui fait surgir du positif jusque dans les données négatives de commissions imposées d'autorité par des inspecteurs restés trop souvent soucieux du respect de l'emploi du temps, des horaires et de la séparation des disciplines... Il n'est pas donné à tous nos praticiens de faire voler en éclat ce carcan scolastique contre lequel s'insurgent toutes les directives de rénovation pédagogique et, par surcroît, de gagner du même coup la sympathie de l'auditoire. Mais, du moins, nombreux sont ceux de nos praticiens qui, entrant dans les commissions, peuvent y apporter les documents démonstratifs d'une pratique scolaire donnant à l'enfant un rôle déterminant dans la réalisation de ses besoins essentiels, en fonction des besoins de la société à laquelle il appartient. Si des demi- journées de travail peuvent être prévues, comme il se doit, dans l'horaire de recyclage des maîtres, les classes Freinet peuvent devenir des champs d'expérience susceptibles d'orienter, sinon de créer, un véritable redressement pédagogique.

Il va sans dire que nous en sommes là, dans ce système D dont parlait Freinet en 1939 en des circonstances de rénovation scolaire à peu près semblables à celles d'aujourd'hui. II nous suffit de nous rapporter au texte de Freinet mis en leader de ce numéro pour comprendre qu'en trente ans, le Ministère de l'Education Nationale est toujours enfoncé dans le même immobilisme et qu'il en donne le change par des vœux pieux qu'il laisse à d'autres le soin de réaliser.

Nous redisons que nous ne sommes pas ici pour suppléer à l'inertie gouvernementale, pour porter à son acquis des résultats qui nous reviennent et que notre dévouement, nos sacrifices ne seront consentis que dans la mesure où l'Ecole du peuple sera progressivement intégrée à la vie sociale dont elle est aujourd'hui arbitrairement détachée.

(1) C. Freinet : L'Ecole Moderne française, p. 19, p. 20.

suite des propositions des différentes commissions dans le pdf ci-dessous