L'Educateur n°4 - année 1968-1969

Janvier 1969

Congrès de l'amitié - Chalon-sur-Saône 1954

Janvier 1969

Notre visite en Suisse devait apporter comme un témoignage vivant de cette fraternité internationale. Pendant trois jours, plus de cent congressistes ont excursionné en Suisse sous la bienveillante attention des camarades suisses de notre Guilde de Travail. Lorsque après la réception du premier soir, à la Galerie de l’Entracte d'abord où étaient exposées les peintures et les travaux d'enfants sous la direction de notre camarade Perrenoud, au Café Validais ensuite, les excursionnistes eurent pris le chemin du camp qui devait les héberger, ils restaient là les 10 à 15 camarades actifs de la Guilde Vaudoise, comme se réunissent dans les départements les 10 à 15 camarades actifs de nos Groupes. Et j'appréciais cette même atmosphère de familiarité, de simplicité et de fraternité, symbolisée par une dégustation du plat traditionnel : la fondue, où chacun puise à même, dans le même plat collectivement préparé jusqu'à partager la croûte qu'on vient de racler au fond de la marmite maintenant vide.

Le développement national de cette fraternité, son extension par-dessus les frontières dans un même esprit d'éducation et de paix, c'est bien la plus belle offrande que des éducateurs puissent faire à l'internationalisme des travailleurs.

Il semble enfantin de rappeler que ce n'est pas par le sommet que se fait, nationalement et internationalement la liaison avec le peuple, mais à la base, dans la vie, les souffrances et les luttes de tous les jours. Et nul mieux que l'éducateur de l'Ecole Moderne ne saurait réaliser cette intégration de l'Ecole au peuple, par une pédagogie qui se nourrit de la vie, du travail, des souffrances et des joies de l’enfant du peuple.

Et c’est parce que le rôle d’éducateur du peuple exige un total désintéressement que nous avons rectifié aussi une erreur qui risquait de nous être fatale.

Nous avions trop tendance, depuis quelques années, « présenter aux nouveaux venus une maison montée et aménagée où ils n'avaient plus qu’à s’asseoir pour en apprécier les avantages. Nous sous-estimions le dévouement de nos camarades, qu’ils soient jeunes ou moins jeunes.

Nous avons dû rappeler, pour tous, que notre mouvement ne s’est jamais nourri, qu’il ne se nourrit pas de bons profits bourgeois, mais de luttes, d’efforts et de sacrifices. Ce qui nous unit, ce qui ramène chaque année autour de nous le noyau vivace de tous les fondateurs, c’est le souvenir intégré à notre vie de tous les travaux, de toutes les recherches, de tous les incessants sacrifices qui ont permis l’édification de notre œuvre. Il n’y a jamais eu chez nous répartition de bénéfices, et il n’y en aura jamais. Notre bénéfice commun — et il nous suffit — c’est cette reconsidération humaine de notre fonction d’éducateurs, c’est cette joie, c’est cet enthousiasme qui éclairent désormais notre route ; c’est l'efficience de l’Ecole que nous aimons ; c’est l’exaltation de ce que nous avons de meilleur en nous — tous avantages qui ne se mesurent ni avec de l’argent ni avec des titres mais auxquels les éducateurs sont particulièrement sensibles.

Et c’est parce que nous connaissons la grande soif d'idéal des éducateurs laïques français que nom leur demandons de nous rejoindre. Nous leur offrons notre exemple coopératif et le fruit d'une longue et parfois dramatique expérience. Et c'est avec confiance que nous leur céderons alors la grande entreprise qui leur permettra de continuer notre œuvre, pour l'Ecole Laïque, pour la formation démocratique et libératrice des enfants du peuple, pour la Paix.

C, FREINET
L'Educateur, 1er-15 mai 1954
 

Une formule nouvelle de congrès

Janvier 1969

Cette grande fraternité, spontanée et familière que la page de Freinet évoque ici par l'image d’une « fondue » mangée en commun, elle fut l’essence même du climat de nos congrès : s’écouter les uns les autres par le cœur, c’est la meilleure façon de s’entendre, de se comprendre. Notre guide sentait cela qui savait porter ces élans instinctifs et culturels de la masse, à la hauteur d’une communion spirituelle.

Quels que soient nos regrets de ces temps révolus que nous savons irremplaçables — à cause du bonheur que nous en ressentions, à cause du souvenir, comme d’une grande époque, qu’il nous en reste — il nous faut aujourd’hui tourner une page du livre de notre histoire. Sans que la page tournée soit une rupture avec un passé si présent à notre esprit, mais au contraire, une continuité, une adaptation de nos valeurs humaines et culturelles à la réalité présente. Une réalité qui, nous le savons bien, n’a rien de reposant. Tant sont pressants et exigeants les problèmes qui nous incombent. Tant vont s’amplifiant les antagonismes de besoins, d’idées, d’actions préparant sans fin le mûrissement des pensées explosives du mai 68 de la jeunesse protestataire.

L’Ecole du peuple se trouve au cœur du grand drame d’éducation si bien que nous devons en permanence nous recycler par rapport à lui ; repenser nos techniques d'action et de réorganisation pour que nous nous trouvions à la hauteur de l'histoire du peuple.

Le premier devoir qui nous incombe est celui de lucidité : voir clair dans la réalité qui est spécifiquement la nôtre et qui toujours est dépendante de la grande réalité sociale.

De la base au sommet, tous nos militants le savent bien, trois dangers immédiats nous menacent, liés les uns aux autres dans une dépendance qui renforce nos responsabilités :

— Envahissement de nos groupes départementaux par de nouvelles recrues en voie de recyclage pédagogique et dans lesquelles la jeunesse est un facteur décisif.

— Insuffisance du nombre de nos responsables, des cadres, pour faire face à cet appel de la base qui a l'impatience du besoin.

— Main mise sur la pédagogie Freinet par des notoriétés en mal d’arrivisme et surtout par une administration aux abois qui, n'ayant lien dans les mains, entend se servir là où ont fleuri les moissons généreuses de ceux-là même qu’hier encore elle pourchassait. Quand on est au sommet, la chose est simple : il suffit de changer notre noble label de Pédagogie Freinet, en étiquette passe-partout de « pédagogie nouvelle» et le tour est joué...

Voir le danger, en prévoir les conséquences, c’est déjà le premier acte de l’action que nous savons dure à mener. Car, en permanence, elle se double de combat. L'essentiel est de savoir où porter la lutte : dans quel secteur elle peut tailler une brèche ; dans quel autre elle peut planifier une activité féconde ; dans quel autre encore elle doit systématiquement organiser l'entraide des enseignants, toujours liés aux grandes revendications syndicales. Il n’est pas un écrit de Freinet qui, parlant dans la généralité historique des devoirs qui incombent aux éducateurs du peuple, n’ait repris ces nobles engagements. Ils sont, vous le savez, plus que jamais, ceux du moment.

Ce sont ces questions primordiales étayant notre pédagogie qui devraient être mises à l’étude et en discussion lors de notre grande rencontre de masse de ce printemps, si cette rencontre, rendue encore plus ample et plus dynamique, avait pu avoir lieu. Vous savez qu’il n'en est rien : dans les circonstances actuelles, il n'est pas de formule qui puisse répondre à l'accueil et à la mise en place, en un même lieu, de la multitude qui nous étreint. Seul le camp mérovingien pourrait peut-être proposer une solution... Mais la terre, hélas ! n'est plus libre. Et, plus encore que le manque d’espace, l’insuffisance de nos cadres ne saurait répondre à la situation nouvelle : dominer le flot humain, dont la spontanéité anarchiste s'apparente d'une mentalité de foire ; le convoyer vers des séances de travail dont il entend garder le libre choix ; l’intégrer dans des séances plénières où chacun vient avec le désir d’user de sa propre participation aux débats, sans avoir au préalable une notion nouvelle d’une liberté exigée par le nombre. Ce sont là des problèmes pour lesquels aucune solution n’est possible.

Force nous est donc de chercher une formule nouvelle qui, d'abord, ne sacrifie en rien ces facteurs essentiels à la continuité et au dynamisme de notre mouvement, c’est-à-dire : le travail et l’amitié. Alors, quels que soient les aléas de l’heure, seront préservées nos créations pédagogiques et notre grande unité morale si essentielles à la permanence de notre œuvre commune, C’est ainsi que nous vous avons proposé pour travailler en profondeur et en étendue : un congrès national de travail et des congrès- stages régionaux, grand brassage de militants de tous les niveaux.

Notre congrès de travail qui, cette année se tiendra à Grenoble, n’est pas une nouveauté. Il est dans la tradition de nos pré-congrès ; réunissant nos responsables départementaux et nos responsables de commissions, il sera, comme à l’habitude, une mise en commun des travaux réalisés, une confrontation de recherches, la mise en route d'une documentation concluante nécessaire à nos techniques, à nos revues, à notre propagande de pédagogie pratique et culturelle. Y participeront cette année des jeunes camarades qui, sur un plan plus spécialement culturel, auront ici une place à prendre et qui ne leur sera pas marchandée. Le nombre d'adhérents prévu ne dépassera guère les cinq cents, venus de toutes les régions de France et de l’étranger. Car ce rassemblement de nos spécialistes pédagogiques est ouvert, cela va de soi, à toute notre FIMEM dans laquelle œuvrent tant d'exceptionnels camarades. Un jour viendra, nous l’espérons, où nous pourrons réaliser de grands congrès FIMEM, si les hautes personnalités directoriales de l'Unesco veulent bien s’apercevoir qu'un mouvement international pédagogique existe ; qu'il est puissant et dynamique et qu'il est même le seul à pouvoir, au monde, faire la preuve de sa réelle et vaste existence et de son efficience.

En attendant, nous sommes ramenés à nos trop étroites possibilités, mais qui ne nous empêcheront pas de prévoir, pour notre pré-congrès, de vastes expositions techniques et artistiques qui accueilleront un large public populaire ; des tables rondes auront lieu sur les grands thèmes de l’actualité éducative et enseignante ; une conférence aux parents sera prévue.

Pour la grande masse de nos adhérents qui ne pourront participer au rassemblement des spécialistes de commissions, nous avons proposé des congrès- stages régionaux. L'idée n’en est pas nouvelle car déjà nos grands stages du S.O. avaient l’ampleur, le climat, l’efficacité d’un congrès régional. La proposition de rencontres semblables n’était, en somme, que l'élargissement d’une expérience de base concluante.

Disons tout de suite que le projet de semblables rassemblements, dans lesquels l'âme du terroir se sent à l’aise dans des habitudes communes, des façons de sentir et de penser, a suscité grande sympathie et réel enthousiasme. L'essentiel est de se sentir disponibles, prêts à l’initiative et à l'effort : le succès sera toujours au bout.

Donc avec audace ou tout au moins sans excessive prudence, nous ferons notre tâtonnement expérimental des congrès régionaux. Ce qui veut dire que nous ne visons pas d'emblée, la perfection, mais que nous ferons le maximum pour que, partout en France, nos camarades se retrouvent dans leur domaine d’actions, unis par la grande fraternité d'une Pâque qui nous fut toujours habituelle, car elle fut toujours le signe d’une renaissance : tantôt congrès, tantôt rencontres, tantôt stages ou simples réunions de bons camarades qui se retrouvent pour mettre en commun leurs projets, leurs travaux ou simplement leur cœur à l'aise. Nous sommes certains que nos jeunes prendront dans ces rassemblements des responsabilités dans lesquelles ils feront leurs premières passes d'armes et forgeront leur style de militants.

Certes, dans ces manifestations diverses et un peu anarchiques, l’absence de nos responsables nationaux se fera sentir. Ils sont à l'ordinaire les organisateurs éprouvés de tous nos stages ou grandes rencontres nationales et internationales. Mais chez nous, un responsable se double ou se multiplie par une infinité d’autres responsables qui, dans l’organisation des travaux et dans la mise en place et le déroulement des activités, sont souvent d'une remarquable efficience. Bonne occasion pour eux de devenir, à leur tour, les animateurs de cette grande masse militante qui sera toujours la grande réserve du cœur populaire. La place revient à ceux qui ont plus que tous autres, ce don d’accueil et de spontanéité qui, d’emblée, rassemble une équipe, un groupe, ayant même esprit, même sensibilité, même style de travail. Alors, les choses vont de l'avant, sous l’effort de forces décuplées et concordantes. Ainsi, dans le sein même de la masse, s’affirmera, cette année même, l’homme de nos cadres nouveaux. Non pas le leader idéal, efficient dans toutes les activités, sur tous les plans, mais le militant, de tout-venant pourrait-on dire, susceptible d'informer, sinon de façon parfaite, d'ouvrir, du moins, les voies essentielles de la pratique des techniques Freinet et de la compréhension de l'esprit qui les domine.

Ainsi se continuera la présence multiple : s’agrandir sans se renoncer ; se multiplier sans se disperser ; garder toujours vivace et instinctif le lien organique qui suscite en chaque participant la fonction de travailler et de penser pour l'organisme commun » Ainsi sera préservée l'amitié, ainsi ira se renforçant l'aptitude au travail, toujours à l'origine d'initiatives nouvelles.

Pour matérialiser en actes de réelle communication ce lien organique des parties à un tout, nous proposerons, non un thème pédagogique qui risquerait de rendre hésitants nos camarades de la base, mais, restant fidèles à nos engagements de mai 68, nous proclamerons l' Ecole ouverte ; avec tous les recours, toutes les résonances qu’elle appelle dans le peuple qui en sera un jour, espérons-le, le garant. Et puis d'un congrès à l’autre, de stage en stage, de rencontres en rencontres, nous établirons en permanence les liaisons avec Grenoble d'où pourront sans cesse nous parvenir de précieux conseils. Ce que les estafettes de Chilpéric réalisaient à travers les vastes espaces guerriers, les moyens de liaison moderne nous permettront de le faire avec plus d'aisance et de promptitude...

Ainsi, les dangers qui nous menacent de l'intérieur trouveront peu à peu remèdes, mais il est à craindre que ceux qui nous viennent, depuis toujours, de l'extérieur soient plus difficiles à dominer. Depuis toujours, en effet, le plagiat et le démarcage de la pédagogie Freinet sont allés bon train. Mais il faut constater que nous entrons aujourd’hui dans la véritable foire d'empoigne. Nous savons, hélas ! que c'est là la loi de la jungle capitaliste, Mais que des enseignants la pratiquent avec une sorte d'impudeur et de cynisme bravaches, voilà qui surprend quelque peu. Qui surprend et qui peine à la fois ; en raison de cette valeur d'honnêteté et de conscience spirituelle que l'on se doit d’attacher à la fonction enseignante. En raison, tout simplement de cette prescription d'élémentaire justice, familière au commun des mortels : le bien d’autrui ne volera! On a, paraît-il, fait des prisons pour les contrevenants, ceux du moins qui n'ont pas le bras long et des complicités olympiennes.

Nos chers camarades s’indignent d’une certaine séquence télévisée qui, à la première chaîne, à 20 h le jeudi 38 novembre, était consacrée à l'éducation. Il s'agissait de courts extraits de films de l’I.P.N. traitant de l'expression libre et de la correspondance scolaire, réalisés dans la classe de notre camarade Nicole Athon de Sartrouville. Un inspecteur primaire était là pour placer les étiquettes. Comme il fallait s'y attendre, il devait obligatoirement se tromper. Et sur le choix de l'étiquette et sur le nombre de classes pratiquant ces techniques dites immanquablement « nouvelles », et sur l'ancienneté d'une pratique pédagogique, curieusement ramenée d'un demi-siècle à un an, puisqu’aussi bien elles sont dans 40 classes parisiennes les « nouvelles »-nées d’une « nouvelle » expérience... C'est ainsi que, mine de lien, on escamote Freinet et que, le temps étant ainsi aboli et l'outrecuidance portée à son comble, tout désormais commence avec l’expérience du 20e arrondissement, Mais « les choses étant ce qu'elles sont» comme dit quelqu'un qui n’a pas vécu pour rien, va-t-on crier au scandale pour si peu ! Et ici encore, déplaçant les facteurs du dilemme, le scandale ne risque- t-il pas de rester pour compte à celui qui le dénonce? Il faudrait la verve aiguisée d’un Voltaire ou d’un Paul-Louis Courier pour transposer dans le domaine de la satire et de l'ironie percutante de si lamentables incidents. Comment des éducateurs pourraient-ils rester indifférents, non seulement à une spoliation de biens, mais plus encore à cette sorte de déchéance d’arrivisme qui fait perdre à l'homme le sens de la relation entre l’homme et sa fonction, entre sa fonction et celle des autres?

Cependant, quelles que soient les complicités favorables au petit jeu des fausses renommées, favorisées à dessein par l'ORTF, les administrateurs en mal de découverte perdent quelques points dans une certaine sous-commission de l'I.P.N. où l'escamotage des créateurs authentiques est mis à l’épreuve de la simple vérité bibliographique et d'un ample mouvement de praticiens qui, à travers le monde, honore la pédagogie Freinet. On ne détruit pas l’Histoire ; on n'anéantit pas la vérité qui s’est faite action par les plus nobles engagements de la nature humaine et par les multitudes.

Chers camarades, plus ou moins anonymes dans le flot des combattants de la grande mission éducative ; qui vous sentez habités par la même noble passion qui fut celle de votre Maître ; qui avez le sentiment de n'être quelque chose qu'en fonction d’un organisme commun, ne perdez pas courage ! C’est au coude à coude, dans le travail, dans la fraternité idéale, en vous intégrant davantage dans le grand mouvement qui est le vôtre et dans le corps social, que vous affirmerez; votre puissance et participerez au destin du peuple. Il faut voir loin quand 011 voit grand et c’est pour l’avenir que vous travaillez. Et l’avenir n'appartiendra qu’à ceux qui savent unir indissolublement l’instinct personnel et l’instinct social pour les grandes époques de l’histoire des hommes.

 

 

In Mémoriam - J. Gorce

Janvier 1969

 

La relation maîtres-élèves et l'expression libre au second cycle (1)

Janvier 1969

 

Supprimer l'inspection?

Janvier 1969

Il y a un parallélisme évident entre les revendications des élèves et celles des maîtres et ceci n'a rien d'étonnant si l’on veut bien considérer que les maîtres eux aussi sont contrôlés, notés et classés. Leur façon de faire classe est codifiée strictement, malgré les déclarations officielles en faveur de la liberté des méthodes, car cette prétendue liberté des méthodes est bien mince face aux contraintes des effectifs, des horaires, des programmes et des examens. Cette situation est séculaire de sorte qu’on n’imagine pas que des maîtres ne soient plus inspectés, notés et classés sans danger pour la qualité de l'enseignement.

Plusieurs états ou cahiers de doléances rédigés par les comités de grève souhaitent que l'inspecteur ne soit plus un contrôleur, mais un conseiller. Or, existe-t-il encore des inspecteurs tyranniques, maniaques, inconsciemment méprisants ? Alain, qu'on ne saurait soupçonner de démagogie, a noté souvent que toute parcelle de pouvoir dénature les individus qui en bénéficient et les abuse quant à leur influence réelle. Il est indéniable que noter et conseiller correspondent à deux attitudes antinomiques qu'un paternalisme traditionnel seul peut faire coexister.

Les maîtres souhaitent non des conseils mais des solutions. C’est plus qu’une affaire de nuances, c’est un problème de situations. Le conseil oblige. Il hiérarchise. La solution est le résultat d’une complicité dans la recherche ou l’effort et souvent dans l’humilité qui est le vrai ciment de l’amitié. Qui n'a surpris le sourire de pitié gêné de son fils ou de sa fille au moment où il piétinait lui-même devant un obstacle imprévu dans un travail scolaire qu'on croyait simple ? 

Le père partageait enfin son découragement, il devenait humble (en fraternisant au besoin dans une hostilité au professeur).

Cet inspecteur qui semble avoir réponse à tout est exaspérant, Sa phrase- clé ne serait plus : « Montrez-moi votre cahier de préparations», mais « Parlez- moi de vos difficultés et voyons ensemble comment en venir à bout. » Cette belle phrase, il faut espérer pourtant qu’aucun inspecteur n’aura le ridicule de la prononcer. Les guérisseurs pédagogiques sont rares (et peut-être dangereux). Alors il ne reste plus qu'une issue : supprimer l'inspection au profit d’une autre forme de contrôle et d’impulsion.

L’inspection correspond très exactement à la démarche stupide d'un directeur d’entreprise qui déciderait de voir l'un après l’autre les 400 ouvriers et cadres de son personnel, mais négligerait les ateliers, la production, les relations avec l’extérieur. A priori, il pourrait attendre beaucoup de ces 400 entretiens faisant suite à une observation du poste de travail. En fait, ses autres obligations le conduiraient à répartir ses visites sur plusieurs années et à ne rien tirer de la mosaïque de ses jugements. Entre temps, l’entreprise aurait fait faillite, d’ailleurs.

L’enseignement est la seule entreprise que la catastrophe à court terme ne menace pas, d’où la conservation de rites et de formalismes sans efficacité réelle. Supposons que l’inspecteur soit libéré du souci de rapporter et de noter et que par ailleurs son secrétariat soit normalement équipé, comment ferait-il fonctionner l’entreprise appelée circonscription ?

Il se soucierait d'abord d’avoir des écoles dans lesquelles le personnel fasse équipe, ce qui implique un système de mutations se faisant selon de nouveaux critères. Le nouvel arrivant ne serait pas parachuté en vertu d’un barême mais coopté par le conseil des maîtres. Cette procédure suppose naturellement que les maîtres aient l'occasion de se voir souvent et même de travailler ensemble.

Ici interviendraient les réunions d’enseignants, au niveau de l’établissement, mais aussi au niveau d’un secteur mettant en contact des maîtres de même cours et des professeurs de même discipline. Ce serait la meilleure façon d'assurer la formation et le recyclage professionnels, puisque le métier s’apprend essentiellement chez des collègues et non en écoutant une conférence pédagogique ou en lisant un rapport d’inspection.

La programmation de ces rencontres, la diffusion de leurs résultats, la mise en œuvre d’expériences pédagogiques et la collaboration à l’orientation et à la carte scolaire, modifieraient profondément l’activité et l'influence des ex-inspecteurs qui deviendraient, non des commis-voyageurs de la pédagogie, baptisés conseillers pédagogiques, mais des coordonnateurs, des organisateurs.

Les promotions au choix des instituteurs appartiendraient au passé. Leur attribution doit beaucoup au hasard. L'enveloppe budgétaire qu’elles représentent pourrait servir à augmenter les traitements de début de carrière ou à doter les débutants d'une bourse ou d'un prêt d’installation de quelques milliers de francs. Cette solution, diront certains, semble ignorer les faiblesses de la nature humaine : les tire-au-flanc seront impunis, les meilleurs sans encouragement concret. On ne peut pas dire que le système actuel inquiète beaucoup les maîtres incapables. Alors que le recrutement accepte le tout-venant, une indulgence généralisée et la répugnance à la procédure fait que moins d’un auxiliaire sur cent est refoulé actuellement, alors qu’il faudrait en refuser au moins dix ou quinze fois plus. Par an, moins d'un titulaire sur dix mille est sanctionné autrement que par une note faible, qui signale une incapacité notoire, mais n'y apporte aucun remède.

L'illusion commune est de croire que le contrôle hiérarchique est le meilleur. En réalité il est peu fréquent et assez superficiel. Une nouvelle gestion des établissements faisant agir au bénéfice de l'école : maîtres, parents et élèves, entraînerait par la discussion coopérative un contrôle plus exigeant, lié à un soutien plus réel. L'inspection actuelle, correspondant chez le maître au statut de l'isolement contrôlé, céderait la place à la critique mutuelle mais aidante et positive.

Comment passer de ces idées de bon sens à une réalisation prochaine ?

1) Supprimer le rapport d'inspection classique et la note. Le remplacer à titre provisoire par un constat pédagogique rédigé en commun, complété par l’équivalent d’un plan de travail, c’est-à-dire par une série d’essais que le maître s’engage à faire.

2) Publier et attribuer les postes non isolément mais en bloc pour les écoles neuves et recruter des « équipes », c'est-à-dire des maîtres désireux d'œuvrer ensemble. Dans les autres cas, faire intervenir l'accord des conseils de maîtres.

3) Adopter les promotions à l'ancienneté pour tous. Accorder des primes à l'assiduité et des prêts d'installation sur la masse budgétaire ainsi bloquée.

4) Les Directeurs (élus et rééligibles) ne toucheraient pas de supplément de traitement mais seraient déchargés à proportion de leur activité de coordination et de gestion.

5) L'ex-inspecteur, animerait, en équipe avec ses collègues, l’enseignement obligatoire dans le cadre d'un secteur scolaire ou d’un district.

 

La part du maître

Janvier 1969

Cet article avait été lu lors du Congrès de Tours, il y a deux ans déjà. Malgré la demande de plusieurs camarades, je ne l'avais pas publié.

Depuis, la marche inexorable des idées a fait exploser la pédagogie Freinet. Dans cette grande brassée des masses, les nombreux contacts avec les jeunes et les débutants, m’ont permis de prendre conscience de la difficulté de « l'engagement ». C'est pour ces jeunes que je ressors cet article, En essayant de démanteler cette part du maître, je voudrais les sauver de leur inquiétude, de leur peur, de leurs irrésolutions.

Ce ne sont pas nos hésitations et nos difficultés d'adultes qui doivent l'emporter. Seuls les besoins exigeants, pressants des enfants doivent nous obliger À sortir de nous-mêmes, à nous oublier pour les laisser vivre, pour que soit tout entière préservée intacte leur « part d'enfant ».

 

Elise Freinet a consacré une grande part de son activité à la part du maître, Toute une partie de « l’Enfant Artiste », de nombreux articles parus dans L’Educateur et dans Art Enfantin, abordent le problème sous tous ses angles. Il suffirait donc de relire toutes ces pages pour essayer de partager avec Elise, cette part du maître qui est la part la plus subtile, la plus délicate de notre engagement, la part qui nous demande le plus grand «art» et pour laquelle il n’existe ni procédé, ni recette.

Puisqu’il nous faut ici, pour nos jeunes camarades débutants, tenter de dénuder les fils impalpables de ce qui reste la part la plus secrète de chacun de nous, je vais donc m'y essayer à travers l'œuvre de Freinet et d'Elise, en fonction, bien sûr, de mon expérience propre. Je le ferai aussi en cherchant à travers vos présences, à travers nos activités diverses, nos discussions controversées, en cherchant tout ce qui crée notre commune passion, notre irremplaçable fraternité, notre unité aussi.

La part du maître pour moi commence dès l'instant où vous découvrez Freinet, Pour chaque jeune qui se trouve attiré d'abord, séduit peut-être par des techniques nouvelles, un matériel, des outils, des réalisations spectaculaires, pour chacun de vous, le cheminement sera le même. A travers Freinet, à travers sa vie, son œuvre, vous serez obligés de reconsidérer votre métier, votre propre vie, votre vie de vivant.

Vous vous trouverez en état de mutation dans un sentiment d'insécurité, de malaise, de doute. Vous serez lancé dans un dédale de questions sans réponses, de découvertes, de tâtonnements, qui aboutiront à une quête perpétuelle, à une recherche toujours insatisfaite, à une naissance sans cesse renouvelée.

La première part du maître demande ce retour complet sur nous-mêmes, cet engagement authentique dont personne ne peut nous décharger.

Vous serez aidés sans doute par toute l'œuvre de Freinet, par celle d'Elise, par le travail des centaines de camarades qui vous ont précédés, par celui de ceux qui vous entourent ; mais votre départ, vous serez seuls à en sentir le poids, à en assurer l'équilibre, à en chercher la trace, à en affirmer la continuité.

Quant à votre inquiétude, rassurez- vous, elle vous suivra partout.

La deuxième part du maître consistera à vous poser des questions et à essayer d'y répondre. Mes propres questions, mes essais de réponse, les voilà. Maîtresse de CP, j'apprends à lire à une classe de filles selon la méthode naturelle de lecture Freinet. Mon but est d'assurer l'expression libre de l'enfant.

Ma part est de créer pour chaque enfant le milieu de confiance, de sécurité, de compréhension qui assurera son épanouissement naturel, qui le conduira avec un maximum de liberté à prendre conscience de sa pensée, de sa vérité, qui le conduira à l'exprimer, à la communiquer, et, en retour, à comprendre celle des autres. J'apprends donc à lire mais avant tout j'apprends à vivre. J'apprends à vivre à même la vie, minute à minute, derrière l'enfant, pas à pas, oreille à oreille, dans une mise en partage incessante, une écoute patiente, inlassable.

Ma part, c'est cette lutte continuelle corps à corps avec le quotidien. Ma part, c'est cet échange constant avec l'enfant, cette disponibilité totale qui me garde attentive, cette complicité aussi, qui me rend pareille à lui.

Ma part, c'est cette aventure qui me jette à la suite de mes enfants sur un chemin mouvant certes, mais qui, chaque matin, m'emmène loin de l'ennui des choses sues à l'avance, qui, chaque matin, me fait découvrir à la suite de l'enfant la nouveauté éblouissante d'un monde neuf.

J'apprends à vivre et ma part est de découvrir avec l'enfant le merveilleux tournoiement des mots, des couleurs, des sons, des idées, d'assister à la récréation de l'impalpable matière du monde, de la lumière de tous les jours, lumière qui est la même que celle de Rembrandt ou celle de Van Gogh, sons et mots essentiels dont Verlaine savait le secret et l'irremplaçable musique.

Ma part, c'est de donner à chacun de nies enfants, soif de beauté et de perfection.

Ma part, c’est d’assurer ce capital beauté à l'enfant du taudis comme à l’enfant du palace, à l’enfant dont l’esprit est comblé comme à l'enfant dont l'esprit est privé.

Ma part, c'est de ne jamais les frustrer de ce constant dépassement qui les entraîne en avant. Ma part, c'est de ne jamais décevoir cette attente qu’ils ont de la vie.

Je vous écoute penser : « Comment dans ce débordement lyrique, comment trouver le support solide et pratique qui m’aidera à démarrer les premières journées de classe?

Comment trouver le fil ténu qui conduira l’enfant neuf du CP à s’exprimer librement? »

Moi aussi, chaque année je démarre. Je démarre, comme vous, sans rien. Mon matériel complet : peintures, imprimerie, ateliers est rangé dans mes armoires.

Je ne le sors pas encore.

Mon univers de vie est fait d’un grand couloir escalier et de quatre murs où mes enfants de ville vivront entièrement pendant les six heures de classe journalière.

Ma seule préparation pour le jour de la rentrée sera la transformation de ces murs auxquels je consacre tous mes soins.

J’y opère ma première révolution- beauté.

J’y installe les chefs d’œuvre de l’an passé. Je chasse le terne, le gris, l’ennui, le quelconque. Je les remplace par la magie des couleurs, par l'essentiel des formes. J'abolis la médiocrité. J'installe l'harmonie.

Mes enfants entrent en classe. Alors je me mets en veilleuse. Comme la poule de Delbasty, je couve et je laisse patiemment couler le temps. Mes enfants disposent de stylos noirs et d’autant de papier blanc qu'elles veulent. Elles remplissent page après page, tranquillement, calmement.

Elles peuvent parler quand elles veulent, elles peuvent se taire quand elles veulent.

Le « Parler », c’est aussi bien le « parler- parlé » ou le « parler-raconté » que le « parler-chanté » ou encore le « parler- poésie ».

Elles parlent. Elles racontent, elles se racontent.

Je les écoute et je leur réponds.

Patiemment, nous apprenons à nous connaître, à nous reconnaître, à nous entendre, à nous comprendre.

Patiemment, nous nous écoutons vivre. Enfants de la ville, nous essayons de retrouver les sources de Freinet, l’essentiel même des êtres et des choses.

Nous nous promenons lentement dans le dédale confus du présent et du passé, du réel et de l'inventé, dans le labyrinthe des souvenirs et des angoisses, des joies et des peines.

Nous parlons de tout :

— de la feuille qui remue,

— du vent qui passe,

— de New York où Joanne est née, où le ciel était sale et loin de la tête,

— du silence dans le jardin,

— de la rose en plastique qui ne sait pas chanter,

— de l’arbre qui pleure, 

— de l’arbre qui s'est noyé dans la rivière pour rien.

Nous parlons « du petit frère - de l’auto neuve - du soulier qui fait mal - du pique-nique de dimanche - du papa et de la maman qui ne vivent plus ensemble - de l'assistance publique où Ghislaine est allée, là où elle était toute seule le jour et la nuit. » Nous parlons « du désert de Djibouti où Christine habitait, où elle voyait des gazelles - de la maison de Farida où l'eau rentre quand il pleut. »

Patiemment, à travers la dent qui remue, à travers le vent qui passe, patiemment nous nous découvrons.

Lentement se tisse, fil à fil, la trame subtile de la pensée de l'enfant, qui peu à peu arrive à découvrir pour s'exprimer, la perfection du mot vrai, essentiel, de la pensée de l'enfant, qui peu à peu arrive à éclater dans l'éblouissement de la poésie pure qui est sa marque propre.

Patiemment, le grand arc-en-ciel de la vie et de la mort, du bonheur et de la peine, le grand arc-en-ciel du soleil et de la pluie, se lève un jour, au-dessus de tous ces jours passés à perdre le temps.

Alors nous sommes prêtes. Nous nous installons. Nous sortons tout notre matériel des armoires.

Nous sommes prêtes à travailler.

 

 

 

Le tâtonnement expérimental processus universel d'apprentissage - De l'acte réussi à l'intelligence (suite)

Janvier 1969

Serait-il exact que, par un coup d'audace intellectuelle, Freinet ait pu — dépassant Condillac — trouver des points de similitude scientifiquement démontrés, entre sa psychologie et les créations cybernétiques les plus subtiles et les plus évoluées?

Il apparaît que la notion — essentielle pour Freinet — de l'acte réussi puisse, dans ce domaine, ouvrir des perspectives neuves entre le comportement des mécanismes évolués et le comportement initial des êtres vivants. Nous disons le comportement initial, celui qui est à l'origine des premières manifestations de la vie et que Freinet appelle « comportement mécanisé comme règle de vie. » (7e loi). « Une expérience réussie au cours du tâtonnement crée comme un appel de puissance et tend à se reproduire mécaniquement pour se transformer en règle de vie. »

Le besoin de puissance, dont Freinet fait globalement le moteur fondamental de la vie, doit être considère comme une charge d'énergie obligatoirement entretenue et exaltée par l'organisme, à seule fin de donner à l'individu la sécurité et l’élan indispensables à son cycle vital.

Ainsi il en est de l'énergie indispensable à la durée des robots qui, par l'effet d'une recharge permanente d'énergie lumineuse ou électrique permet le fonctionnement des mécanismes,

« Les premières impuissances, écrit Freinet, sont d'origine physiologiques. Le tout jeune enfant réagit par des moyens exclusivement physiologiques ou physiques. Il n'y a, à l’origine, aucune complication d'ordre psychique ; l’enfant n'élaborera des réactions du second degré que s’il y est contraint par l’impuissance de ses recours physiologiques,

...L'enfant a faim : ce qui veut dire que le corps — on ne sait encore en vertu de quel processus — suscite le besoin de s’alimenter. Il s’agite et fait des mouvements de succion ; ou bien il crie, ce qui paraît être comme le signal d’alarme d’un organisme insatisfait.

Un contact désagréable l'affecte : il agite bras et jambes et pleure.

Une lumière trop vive l’incommode : il cligne des yeux et essaye de tourner la tête.

Qu’un bruit anormal ou trop violent survienne : il sursaute et esquisse les premiers gestes de défense.

Tout cela sans ombre d’un processus quelconque de raisonnement ; la réaction est exclusivement physiologique et physique.

Les animaux inférieurs en sont restés à ce stade de réactions pour ainsi dire mécaniques. Certains anormaux passeront lentement et péniblement au stade suivant et ce temps de réaction pourrait déjà être un indice précieux de la perfection vitale et du potentiel de puissance du mécanisme qui commence à tourner.,.

Quoi qu’il en soit « l'expérience qui n’est en définitive, nous le verrons, qu'une systématisation et une utilisation du tâtonnement, commence. C'est elle qui est à l’origine du psychisme et non le psychisme ou une hypothétique pensée à la base de cette première manifestation dynamique de la vie. »

Et Freinet énonce sa sixième loi, déjà citée, mais que nous reprenons intentionnellement pour bien préciser sa pensée :

« A l’origine, les recours physiques et physiologiques ne sont chargés d'aucun contenu cérébral ou psychique. Ils s’effectuent par tâtonnement, ce tâtonnement n’étant lui-même, à ce stade, qu'une sorte de réaction mécanique entre le milieu et l’individu à la poursuite de la puissance vitale, »

Sans transition intellectuelle, reportons-nous en aux tortues de Grey Walter, à seule fin de trouver les similitudes de comportement entre l'animal mécanisé et l’enfant, par l’effet des feed-back que nous pouvons qualifier de sommaires.

«Elsie — c'est le nom scientifique de la tortue (Electro light Sensitive Internai External) — Elsie va et vient comme une bête. Au bout d'un long cou, une espèce de tête surmonte la haute carapace comme un phare, un promontoire. Et, comme un phare, elle tourne, tourne sans cesse : c'est une cellule photo-électrique qui explore l’environnement à la recherche de la lumière ; ainsi l’antenne d'un animal à vision rudimentaire recherche un contact qui puisse être un repère.

J’enferme Elsie dans un dédale de meubles, Se heurtant ici, reculant, se heurtant là, se cognant encore, elle finit cependant par trouver une sortie. J'ai eu l’impression de voir un insecte qui se bute contre les obstacles avant de découvrir une voie libre.

Mais Elsie semble inquiète. Elle cherche visiblement quelque chose qu'elle ne trouve pas. Moi, je sais quoi : une lumière.

Alors Grey Walter allume une lumière. Passant dans cette direction, la tête qui n'a cessé de pivoter l'a vue... Mais sur le trajet qui mène à la lumière l'expérimentateur, sans pitié, place une boîte. Et c’est le heurt inévitable : Elsie accuse le coup, semble hésiter et... ne reprend pas sa marche vers cette lumière, que pourtant, par-dessus l’obstacle, elle voit toujours. »

Indiscutablement, le robot, comme le bébé, semblent aller dans le sens de la « poussée de la vie » vers le mouvement et par la même voie du tâtonnement qui est exclusivement mécanique. Nous sommes là à un point de rencontre brûlant de la cybernétique, de la physiologie et de la psychologie : des voies multiples se dessinent dans le sens des réflexes de Pavlov, « feed-back » permanents, qui relient l'individu au milieu et démontrent l'unité et l’intégralité de l’organisme.

De cette constatation, Freinet tire immédiatement des conséquences pédagogiques :

— Mécaniser au plus tôt les gestes indispensables à la satisfaction des besoins primordiaux du bébé, manger, dormir, évacuer, agir.

— Eviter cependant de faire de l'enfant un pur automate, dressé à la répétition d’actes qui ne sont point dans sa nature. Les mécanismes de base ne doivent être que la fixation solide d'assises réalisées par l'enfant lui-même avec l'aide de l'adulte.

— Eviter donc la mécanisation d'actes nuisibles à la montée de l'être.

— Faciliter au contraire la répétition de tous comportements favorables.

Nous nous trouvons, là, à la base matérielle des phénomènes communs à tous les animaux et à l’homme — et aussi aux machines cybernétiques — phénomènes que Pavlov appelle premier système de signalisation et dont Freinet fait le départ de sa psychopédagogie, dynamique et unitaire.

Les facteurs des feed-back des êtres vivants et des mécanismes auto-régulateurs, se modifient sans cesse par l'influence du milieu extérieur, ce qui détermine le comportement dont les behavioristes ont fait la base de leur psychologie et dont Pavlov a tiré la théorie de ses réflexes conditionnés. Nous aurons à revenir sur ces voies diverses qui, nous venons de le dire, se dessinent à ce point commun d'où ont surgi des théories diverses.

Revenons-en à la comparaison entre le comportement des organismes vivants et le comportement des robots, Dans le jeu des tâtonnements mécaniques, la supériorité manifeste de l'animal est de multiplier ses feedback vers des finalités diverses, qui correspondent à des besoins réels et non à des schémas de besoins. C'est aussi une possibilité de moyens d'expression multiples pour atteindre le but et c'est surtout un pouvoir de perfectionnement des réflexes nécessaires, une aptitude à rendre les tâtonnements plus précis, mieux ajustés de telle façon que de mécaniques, ils deviennent intelligents.

C'est ce que Freinet explique dans le chapitre VII de son Essai de psychologie sensible : Du tâtonnement mécanique au tâtonnement intelligent.

Il compare à ce sujet, le comportement de deux animaux, la poule et le chien, enfermés dans un poulailler alors qu’à l'extérieur, la pâtée et la liberté les sollicitent ; la poule, peu encline à l’expérience ne sait faire que des tentatives mécaniques qui n'ont pas de prise sur l’obstacle qui la retient prisonnière. Elle reviendra inlassablement buter contre le grillage, sans chercher d’autres tentatives de sortie.

« Mais, dit Freinet, enfermons dans ce même poulailler, un chien mû par un même besoin de retrouver dans la cour, la liberté et la pâtée. Le chien va une première fois, peut-être, buter contre le grillage. Mais, cette notion de l'obstacle s'imposera à lui immédiatement ; il ne reviendra plus à la charge : l'expérience lui aura suffi. Il ira aussitôt tâtonner vers une autre direction, Ses tâtonnements seront conditionnés d’une part, subjectivement, par la sollicitation de la vie qui exige la satisfaction d'un besoin (feed-back internes) et d'autre part, par l'appel et les offres de l'extérieur (feed-back externes), Exactement comme le fait la poule. Avec cette différence, qui n'est rien et qui est tout : qu'il est perméable à l'expérience, qu’il se rend compte de l'inutilité d'un recours, et va alors, de lui-même, vers d'autres tentatives, vers d’autres recours.

Il recule donc en arrière du grillage et reste un instant perplexe, comme à un croisement de chemins, pour s'imprégner des autres voies qui s'offrent. Un bruit moins assourdi se perçoit au travers de cette portion de mur. Il s’y dirige et se met à gratter. Il enfonce son nez dans le trou plus ou moins profond déjà creusé. Si l’auscultation lui donne quelque espoir, il reprend plus nerveusement sa tâche de terrassier. Dans le cas contraire, il hurlera, il mordillera, il rongera la porte. Si l’appel de la vie se fait particulièrement puissant, si le besoin sexuel, par exemple l'agite, le chien multipliera les tentatives et finira par sortir. »

Et Freinet formule la 8e loi « du tâtonnement intelligent » dans le sens d'une dialectique de la Nature, dont nous reparlerons.

« Si l’individu, comme la source qui coule n’est sensible qu’à l'appel impérieux de son être et aux sollicitations extérieures, ses réactions se font mécaniquement, en raison seulement de la puissance de l'appel et des variations des circonstances ambiantes.

Chez certains individus — animaux et humains — intervient une troisième propriété : la perméabilité à l'expérience qui est le premier échelon de l’intelligence. Le tâtonnement, de mécanique qu’il était, devient alors intelligent. C’est même à la rapidité et à la sûreté avec lesquelles l’individu profite intuitivement ou expérimentalement des leçons de ses tâtonnements que nous mesurerons son degré d'intelligence,

...L'être humain passe plus ou moins rapidement par ces divers stades. Sa perméabilité à l'expérience semble être vraiment à l’origine de son éminente et perfectible dignité.

En général, le nouveau-né ne se contente pas longtemps de ses tâtonnements mécaniques, il évolue très vite vers la forme intelligente de ces tâtonnements. Il a faim : sa main s’agite pour amener à sa bouche la nourriture dont il a besoin. Il se rend bien vite compte que ce geste est impuissant et vain. Il cherche alors un autre recours. Il crie... Si ses cris ne sont pas plus efficaces, il en viendra peut-être à une agitation plus accentuée : il soulèvera la tête, ses cris exploseront dans un accès de rage. Et, il se tiendra au tâtonnement qui lui a le mieux réussi. L'acte réussi qui répond plus ou moins parfaitement aux besoins de l’être, crée comme un courant qui suscite la reproduction automatique fixée ensuite en règle de Vie. »

Cette quête permanente de l'acte réussi répondant à un besoin interne et obtenu par la perméabilité à l’expérience, Grey Walter en a — en apparence —- suscité le processus chez ses tortues mécaniques.

Nous transcrivons, à ce sujet, une partie de reportage de Pierre Latil présent aux évolutions d'Elsie soumise aux effets d’une cellule photo-électrique l'orientant vers la lumière.

« ...Elsie avance de côté comme un crabe (et tourne l’obstacle). Et bien vite l’obstacle dépassé, elle reprend sa marche vers la lampe qui l'aimante.

La voici devant son but. Soudain! elle change « nouveau de comportement : elle recule, telle une bête qui se serait approchée trop près du feu. Elle décrit autour de la lumière une ronde, coupée de petits temps d'exploration, d’avances et de reculs, comme si elle cherchait quelque chose qu'elle ne trouve pas en cette lampe (qui n’est pas la lampe habituelle mais une fausse lampe). Finalement, elle s'en désintéresse. Elle repart en exploration, tête pivotante, ampoule-témoin brillante.

...Mais Elsie semble ne plus avoir la même force pour aller et venir,

— Il ne faut plus tarder à lui donner à manger, dit Grey Walter.

Il tourne un commutateur. Dans un coin de la pièce, au ras du sol, une espèce de niche, dans une boite portative, s’illumine d'une très forte lumière intérieure. Aussitôt, Elsie marche vers elle et tout droit, elle entre dans cette étable où elle va trouver enfin à se nourrir. Un léger déclic se produit et Elsie ne bouge plus : attirée au plus près par la puissante ampoule, elle a touché au fond de la niche, des contacts spécialement aménagés pour donner à ses accus le courant du secteur,

— Elle biberonne! plaisante Grey Walter. »

Des similitudes très étroites s’imposent, entre le comportement du chien enfermé dans le poulailler qui le prive de sa liberté et le comportement d'Elsie en butte aux obstacles qui s'opposent à sa marche vers la lumière :

La tortue comme le chien semble posséder une sensibilité qui permet les relations avec le monde extérieur. La nature des rapports de l’être et du milieu est caractéristique des modifications d’un système intérieur par des feed-back ou réflexes régulateurs d’un comportement. Il y a rétro-action permanente dépendant d'une fonction interne qui ne peut être que sensible. La perfection des robots fera la preuve d'ailleurs de la subtilité surprenante d’organes créés par le génie de l’homme et dépassant la subtilité de ses propres organes.

En raison de cette sensibilité, la tortue comme le chien, sont perméables à l'expérience vers un but. Ils peuvent tous deux être dits intelligents et Grey Walter n’hésite pas à employer le mot. L’intelligence dépend seulement de la structure interne des organismes qui ne sollicitent dans le milieu que ce qui leur convient, ce qui les équilibre.

« Pour chaque être, l’univers se limite à ce qu'il sent : l'univers infra-rouge de certaines plaques photographiques et l'univers olfactif du chien ne sont pas le nôtre. La contingence n’est donc pas imposée à l’être par le monde en soi, mais par le « spectre » discontinu qu’il en perçoit. Les actes sont naturellement « organisés » à travers la contingence, voilà pourquoi ils répondent à la contingence, donc aux besoins de l'organisme ». (1)

Voilà pourquoi, dit plus simplement Freinet, l'organisme est intelligent car il sait, de lui-même, s'adapter à toutes les situations par les actes utiles suscités par la perméabilité à l'expérience.

« A ce premier degré, écrit Freinet, c'est la vie végétative qui importe plus spécialement. C'est elle qui donnera à l'organisme, sa puissance et son allant. Notre corps a sur la machine cette supériorité merveilleuse qu'il tend — dans ses débuts surtout — non pas à l'usure et à la fatigue et à la mort, mais à l'exaltation permanente de son potentiel de puissance, à la recharge de ce potentiel, à la régénération et à la compensation des déficiences ; c'est un organisme parfait qui répare lui-même l'usure, panse ses plaies, corrige les erreurs. Il suffit de l'y aider. »

Freinet retrouve ici, sans le savoir, les théories les plus audacieuses des inventeurs de mécanismes cybernétiques basées sur des feed-back de plus en plus nombreux et subtils, jusqu'à approcher les comportements vivants qui leur servent de modèle. Mais, a écrit Claude-Bernard « un organisme vivant est fait pour lui-même ; il a ses lois propres, intrinsèques. »

Ces lois propres, Freinet, dans sa quête permanente des pouvoirs de la vie, en a pressenti la densité et la portée, et les points brûlants qui ouvrent les voies nouvelles d’une science de la vie créatrice et réparatrice chère à Hippocrate,

« Les hommes prétentieux ont voulu trop souvent se substituer à cette nature créatrice et réparatrice. Ils ont négligé ce pouvoir merveilleux qui, par-delà la science, fait mieux que la plus parfaite des sciences. Ils se sont mis en travers de la vie pour se glorifier des ponts qu'ils ont jetés par-dessus les vallées et des barrages ingénieux qui ont coupé les eaux, oubliant que la vie a prévu ses ponts et ses barrages à elle, et qu'il suffit d’en retrouver les secrets.

Quant à nous, plus exigeants en face de la nature dont l'organisme n'est qu’un aspect, nous tâcherons de retrouver quelques-uns de ces secrets, et malgré la dictature d'une science trop souvent scolastique, jalouse de ses prérogatives, nous ferons porter l'accent sur la vie que nous stimulerons, selon les lois qui lui sont propres et que nous tâcherons de retrouver et de préciser. » (2)

(à suivre ) E, FREINET

(1) P. de Latil, p. 296.
(2) C. Freinet : Essai de Psychologie Sensible, p. 47 (Edition 1950).

 

 

Vers l'autogestion

Janvier 1969

 

Art enfantin à l'Ecole Normale des Batignolles

Janvier 1969

 

L'atelier mathématique

Janvier 1969

 

Plus de leçons de géographie!

Janvier 1969

 Une première série de bandes programmées

Le cinéma, moyen d'expression et de création

Janvier 1969

 

Le cinéma, moyen d'expression et de création

Janvier 1969

 

Citations...

Janvier 1969

 

Stage étude du milieu 1968

Janvier 1969

 

Liste des délégués départementaux ICEM (1969)

Janvier 1969

 

L'Ecole ouverte - Education en bidonville

Janvier 1969