Supprimer l'inspection?

Janvier 1969

Il y a un parallélisme évident entre les revendications des élèves et celles des maîtres et ceci n'a rien d'étonnant si l’on veut bien considérer que les maîtres eux aussi sont contrôlés, notés et classés. Leur façon de faire classe est codifiée strictement, malgré les déclarations officielles en faveur de la liberté des méthodes, car cette prétendue liberté des méthodes est bien mince face aux contraintes des effectifs, des horaires, des programmes et des examens. Cette situation est séculaire de sorte qu’on n’imagine pas que des maîtres ne soient plus inspectés, notés et classés sans danger pour la qualité de l'enseignement.

Plusieurs états ou cahiers de doléances rédigés par les comités de grève souhaitent que l'inspecteur ne soit plus un contrôleur, mais un conseiller. Or, existe-t-il encore des inspecteurs tyranniques, maniaques, inconsciemment méprisants ? Alain, qu'on ne saurait soupçonner de démagogie, a noté souvent que toute parcelle de pouvoir dénature les individus qui en bénéficient et les abuse quant à leur influence réelle. Il est indéniable que noter et conseiller correspondent à deux attitudes antinomiques qu'un paternalisme traditionnel seul peut faire coexister.

Les maîtres souhaitent non des conseils mais des solutions. C’est plus qu’une affaire de nuances, c’est un problème de situations. Le conseil oblige. Il hiérarchise. La solution est le résultat d’une complicité dans la recherche ou l’effort et souvent dans l’humilité qui est le vrai ciment de l’amitié. Qui n'a surpris le sourire de pitié gêné de son fils ou de sa fille au moment où il piétinait lui-même devant un obstacle imprévu dans un travail scolaire qu'on croyait simple ? 

Le père partageait enfin son découragement, il devenait humble (en fraternisant au besoin dans une hostilité au professeur).

Cet inspecteur qui semble avoir réponse à tout est exaspérant, Sa phrase- clé ne serait plus : « Montrez-moi votre cahier de préparations», mais « Parlez- moi de vos difficultés et voyons ensemble comment en venir à bout. » Cette belle phrase, il faut espérer pourtant qu’aucun inspecteur n’aura le ridicule de la prononcer. Les guérisseurs pédagogiques sont rares (et peut-être dangereux). Alors il ne reste plus qu'une issue : supprimer l'inspection au profit d’une autre forme de contrôle et d’impulsion.

L’inspection correspond très exactement à la démarche stupide d'un directeur d’entreprise qui déciderait de voir l'un après l’autre les 400 ouvriers et cadres de son personnel, mais négligerait les ateliers, la production, les relations avec l’extérieur. A priori, il pourrait attendre beaucoup de ces 400 entretiens faisant suite à une observation du poste de travail. En fait, ses autres obligations le conduiraient à répartir ses visites sur plusieurs années et à ne rien tirer de la mosaïque de ses jugements. Entre temps, l’entreprise aurait fait faillite, d’ailleurs.

L’enseignement est la seule entreprise que la catastrophe à court terme ne menace pas, d’où la conservation de rites et de formalismes sans efficacité réelle. Supposons que l’inspecteur soit libéré du souci de rapporter et de noter et que par ailleurs son secrétariat soit normalement équipé, comment ferait-il fonctionner l’entreprise appelée circonscription ?

Il se soucierait d'abord d’avoir des écoles dans lesquelles le personnel fasse équipe, ce qui implique un système de mutations se faisant selon de nouveaux critères. Le nouvel arrivant ne serait pas parachuté en vertu d’un barême mais coopté par le conseil des maîtres. Cette procédure suppose naturellement que les maîtres aient l'occasion de se voir souvent et même de travailler ensemble.

Ici interviendraient les réunions d’enseignants, au niveau de l’établissement, mais aussi au niveau d’un secteur mettant en contact des maîtres de même cours et des professeurs de même discipline. Ce serait la meilleure façon d'assurer la formation et le recyclage professionnels, puisque le métier s’apprend essentiellement chez des collègues et non en écoutant une conférence pédagogique ou en lisant un rapport d’inspection.

La programmation de ces rencontres, la diffusion de leurs résultats, la mise en œuvre d’expériences pédagogiques et la collaboration à l’orientation et à la carte scolaire, modifieraient profondément l’activité et l'influence des ex-inspecteurs qui deviendraient, non des commis-voyageurs de la pédagogie, baptisés conseillers pédagogiques, mais des coordonnateurs, des organisateurs.

Les promotions au choix des instituteurs appartiendraient au passé. Leur attribution doit beaucoup au hasard. L'enveloppe budgétaire qu’elles représentent pourrait servir à augmenter les traitements de début de carrière ou à doter les débutants d'une bourse ou d'un prêt d’installation de quelques milliers de francs. Cette solution, diront certains, semble ignorer les faiblesses de la nature humaine : les tire-au-flanc seront impunis, les meilleurs sans encouragement concret. On ne peut pas dire que le système actuel inquiète beaucoup les maîtres incapables. Alors que le recrutement accepte le tout-venant, une indulgence généralisée et la répugnance à la procédure fait que moins d’un auxiliaire sur cent est refoulé actuellement, alors qu’il faudrait en refuser au moins dix ou quinze fois plus. Par an, moins d'un titulaire sur dix mille est sanctionné autrement que par une note faible, qui signale une incapacité notoire, mais n'y apporte aucun remède.

L'illusion commune est de croire que le contrôle hiérarchique est le meilleur. En réalité il est peu fréquent et assez superficiel. Une nouvelle gestion des établissements faisant agir au bénéfice de l'école : maîtres, parents et élèves, entraînerait par la discussion coopérative un contrôle plus exigeant, lié à un soutien plus réel. L'inspection actuelle, correspondant chez le maître au statut de l'isolement contrôlé, céderait la place à la critique mutuelle mais aidante et positive.

Comment passer de ces idées de bon sens à une réalisation prochaine ?

1) Supprimer le rapport d'inspection classique et la note. Le remplacer à titre provisoire par un constat pédagogique rédigé en commun, complété par l’équivalent d’un plan de travail, c’est-à-dire par une série d’essais que le maître s’engage à faire.

2) Publier et attribuer les postes non isolément mais en bloc pour les écoles neuves et recruter des « équipes », c'est-à-dire des maîtres désireux d'œuvrer ensemble. Dans les autres cas, faire intervenir l'accord des conseils de maîtres.

3) Adopter les promotions à l'ancienneté pour tous. Accorder des primes à l'assiduité et des prêts d'installation sur la masse budgétaire ainsi bloquée.

4) Les Directeurs (élus et rééligibles) ne toucheraient pas de supplément de traitement mais seraient déchargés à proportion de leur activité de coordination et de gestion.

5) L'ex-inspecteur, animerait, en équipe avec ses collègues, l’enseignement obligatoire dans le cadre d'un secteur scolaire ou d’un district.