Le tâtonnement expérimental, processus universel d'apprentissage (suite)

Juin 1969

Les exigences de notre modeste Educateur soumis à des impératifs d’abord pédagogiques me font une obligation de mettre fin à cette rubrique. Cependant, de l’avis de quelques camarades et de quelques professeurs, il serait intéressant de poursuivre cette comparaison entre la psycho-pédagogie de Freinet et les psychologies qu’étayent les théories les plus modernes du comportement (cybernétique, pavlovisme, behaviorisme, psychologie comparée). C’est avec quelque regret, je l'avoue, que je dois supprimer l’article relatif au choc et refoulement, l’un et l’autre apparaissant comme le point de contact et le point de clivage entre les psychologies matérialistes et les psychologies mythologiques de plus ou moins grandes « profondeurs »...

Tout spécialement, il y aurait intérêt à pousser plus loin la correspondance entre les mystérieux mécanismes des êtres vivants et les mécanismes fabriqués par l’homme et de déduire de cette correspondance des méthodes relevant des sciences exactes. Il y aurait dans cette voie un approfondissement véritable de la critique des psychologies, en remettant en cause et en procès — par une matérialisation des mécanismes mathématisés — les démarches mêmes qui engendrent des psychologies mythologiques qui s’ignorent. La notion de refoulement par exemple, peut être matérialisée par l’analogie qui existe entre le dérèglement des mécanismes artificiels rétroactifs et le dérèglement du système nerveux : dans les deux cas, mêmes chaînes de feed-back détraquées, impuissantes à corriger l’erreur et aussi, même énergie prisonnière qui tourne sur elle-même sans retrouver son chemin.

Revenant, par intuition, à la grande dialectique de contradiction de la nature, Freinet matérialise par des images sensibles le phénomène de l'énergie refoulée, désorientée : l'eau du torrent prisonnière du barrage, bute contre l'obstacle, « il y a choc, arrêt plus ou moins bruyant et déchiquetant de l’élan ; puis après un moment d'inquiétude et d’indécision, le flot refoulé reflue sur lui-même dans un remous tourbillonnant. Il se produit alors, en même temps que le retour sur soi, une sorte de vide, de creux, que le courant met plus ou moins longtemps à combler selon la hauteur de l’obstacle.

L’individu est de même refoulé par un obstacle anormal qu’il n’a pas pu surmonter. Il a la sensation d’un trou qui se creuse brusquement en lui, comme un manque de puissance consécutif à l’échec momentané et qu’il devra combler par l'appel urgent à des forces neuves » (1).

Car ici encore la supériorité de la cybernétique vivante sur la cybernétique artificielle, c’est qu’elle peut, par tâtonnement, retrouver des chaînes de feed-back de sauvetage en mobilisant son énergie pour tailler une brèche dans l’obstacle. La brèche est un acte réussi de grande importance : « Il se produira désormais dans tout l’organisme une tendance « utiliser cette brèche et les possibilités qu’elle offre pour réaliser sa destinée. »

Ces images si simples que nous propose Freinet, et dont par intuition nous sentons globalement la dialectique d'antagonismes, ne sont pas des raisons simplistes d'explication. Elles sont en fait, au centre des problèmes les plus aigus de la philosophie la plus moderne s’appuyant, comme le fait Freinet sur un concept d'énergie antagoniste dans lequel «l’énergie (peut) se retourner contre elle-même et qui implique la possibilité du feed-back d’équilibrer certaines forces par d’autres qui s’y opposent ». (p. 180),

Cette citation empruntée au livre remarquable de Stéphane Lupasco : L’énergie et la matière (2) condense à elle seule d'innombrables vérités développées dans quelque trois cent cinquante pages à l’appui du phénomène de vie. Le point central en est : le passage de la potentialité d’un système à l’actualisation, c'est-à-dire à l'utilisation de forces nouvelles équilibrant par feed-back les forces dangereusement compromises. Pour Freinet, l’eau qui cherche une issue, c'est la potentialité ; la brèche c'est l’actualisation, la finalité retrouvée. « La finalité absolue, écrit P. de Latil, est commune à tous les effecteurs ou systèmes d’effecteurs. Elle est la recherche d’un point d’équilibre entre, leurs effets et les facteurs internes ou externes qui donnent ces effets. »

Sur un plan sensible et familier, Freinet démontre jusqu’à l'évidence ces idées-forces qui sont la sève nourricière d'une psychologie scientifique dans laquelle les données de la science la plus neuve et de l'intuition humaine restée vierge de toutes compromissions de scientismes, se rejoindront.

Il nous faut revenir sur deux aspects essentiels de cette géniale question de systèmes antagonistes : la causalité et la logique qui ne sont séparées que pour la facilité de l'explication mais qui, en fait, sont incluses dans le même dynamisme de vie, ce dynamisme même que Freinet prend comme fil conducteur et qu'il pose comme préambule nécessaire à son livre Essai de psychologie sensible : Le sens dynamique de la vie (chap. II),

Stéphane Lupasco, approfondissant ses connaissances sur le système vital en arrive à « une causalité qui implique que chaque cause possède une cause antagoniste, que chaque phénomène implique un phénomène antagoniste qui lui est constitutivement lié, ce n'est qu'une telle CAUSALITE D’ANTAGONISME qui peut donner naissance à des systèmes, les justifier et les prévoir logiquement ».

P. de Latil parle, lui, de causalité fonctionnelle en s’inscrivant contre «l'intangibilité du principe causal». «Le principe de causalité, base classique de la pensée, s’énonce classiquement : TOUT CE QUI COMMENCE D’EXISTER A UNE CAUSE. Parce que le principe de raison suffisante se formule (en prenant le texte de Leibnitz) « JAMAIS RIEN N’ARRIVE SANS QU'IL Y AIT UNE CAUSE, OU DU MOINS, UNE RAISON DETERMINANTE.» (p. 142) (Intelligence artificielle).

Cette affirmation de cause initiale qui est à l'origine de tant de controverses philosophiques, fait sourire le praticien habitué à veiller de près à la mise en train et à l'exécution de sa besogne. Inévitablement les choses sont pour lui, beaucoup plus compliquées, car loin de s’en remettre à une seule cause, il doit veiller à tous les facteurs de la contingence susceptibles d’influer sur le développement et la réussite de son travail.

Ainsi, le paysan sait, par intuition et par expérience à la fois, donner à chaque facteur influant sur la germination de ses semences le quotient le plus favorable : il sait que les graines doivent être jeunes, saines, sélectionnées, conservées à l'obscurité et au sec ; que le sol qui va les recevoir doit être meuble, aéré, ni trop humide ni trop sec et avoir une composition favorable à une culture donnée ; que la graine doit être enfouie ni trop profond ni trop en surface ; que la chaleur et l’humidité doivent être ni trop poussées ni trop raréfiées, etc. Toutes ces causes sont causes, aucune n'est cause en soi : la seule véritable cause est la conjonction de plusieurs causes » (3) (p. 143).

Il faut lire les écrits de Mitchourine pour comprendre les raisons méticuleuses qui lui faisaient apporter tant de soins et de patientes sollicitudes à tous ses travaux. Ainsi pour la simple greffe à écusson, dix prescriptions garantissent l'heureuse finalité de la greffe et sont causes consubstantielles de sa réussite.

Le dernier conseil est celui-ci : « Ne jamais poser le couteau au soleil, car la lame réchauffée dessèche l’incision. » Un détail qui passe inaperçu pour l’amateur est facteur causal pour le praticien émérite.

C'est certainement parce que Freinet, dès son enfance a été un paysan consciencieux, soucieux du rendement de son travail, sentant la complexité des faits naturels, qu’il a apporté à sa tâche d'éducateur cette richesse de facteurs de causalité qui explique le dynamisme complexe de l’action vitale » (XIIe chapitre : la complexité des recours-barrières).

Dans toute l’œuvre psycho-pédagogique de Freinet que résume Essai de Psychologie Sensible, il ne s’agit point de cause unique déterminante permettant des déductions de syllogisme ; il ne s’agit pas non plus de causes multiples mais indépendantes, agissant comme des facteurs venus les uns à la suite des autres ; il s’agit de facteurs électifs, réagissant les uns sur les autres, inscrits dans des fonctions causales de feed-back hiérarchisés, déterminant le comportement de l’être. C’est parce que ces fonctions causales témoignent, dans la continuité, des liaisons de conjonction et de dépendance que la psychologie de Freinet peut être dite scientifique ; cela d’autant plus et d’autant mieux qu’elle s'affirme dans un pragmatisme sans faille.

Nous sommes là, dans un déterminisme permanent qui ne laisse pas de place au hasard : quand « tous les pions sont en place (on peut) déclencher le mécanisme et tâcher d'en comprendre les lois, ou du moins le sens et la portée » (dix-huitième loi des recours-barrière, p. 101, ancienne édition). Car c'est bien à la loi qu’aboutit Freinet quand il analyse causalement les fonctions antécédentes et les fonctions d'actualisation, incluses dans le même système de contradiction dynamique : la puissance de l'être aux prises avec le milieu.

« Causalité d'antagonisme » dit Lupasco.

« Causalité fonctionnelle » dit P. de Latil. Ces deux notions, Freinet les inclut dans les images démonstratives d’une vie en mouvement où inévitablement et en continuité la puissance de vie affronte l’obstacle : on ne peut séparer les fonctions de causalité des fonctions d'actualisation des buts poursuivis : les feed-back s'articulent, se renforcent, se compliquent au fur et à mesure que les tâtonnements se mécanisent, s'affinent, se multiplient par la perméabilité à l’expérience.

« C'est la difficulté à trouver une technique d'étude de l’être en mouvement, la relativité complexe des résultats obtenus, la commodité, au contraire de l'étude analytique et statique qui expliquent les tâtonnements et les balbutiements d'une psychologie et d'une pédagogie génétique qui se détachent lentement des brumes formelles de la scolastique : la vie n’est pas un état, elle est un devenir. » (4)

Elle a sa propre logique potentielle.

Freinet rejoint ainsi tout naturellement par simple bon sens — devenu méthode de constatation et de découverte —les conceptions les plus modernes de la logique d'antagonisme. Stéphane Lupasco écrit : « Tout événement énergétique, s’il n'est pas constitutivement ou définitivement statique, s'il est un dynamisme et afin d'en être un, doit passer d'un certain degré de potentialisation à un certain degré d’actualisation, et pour ce faire, un événement énergétique antagoniste doit initialement le maintenir, par sa propre actualisation, dans cet état potentiel, et se potentialiser à son tour,

Freinet exprime la même idée par la simple image du torrent aux prises avec les obstacles qui obstruent son cours et dynamisent son élan. Mais il va plus loin que cette logique dynamique en y incluant la notion de recours et de barrière qui décident de son comportement vers une finalité.

« Dans ses tâtonnements l’individu mesure et exerce non seulement ses propres possibilités, mais il essaye aussi de s'accrocher au milieu ambiant et d’y avoir recours pour conquérir son potentiel de puissance.

Mais le milieu est plus ou moins complaisant, plus ou moins docile, plus ou moins utile. Il est tantôt recours, tantôt barrière, le plus souvent un complexe mélange des deux. C'est de la position et du jeu de ces recours-barrières, que résulte, en définitive, le comportement de l'individu vis-à-vis du milieu.

Ce comportement, c’est l'utilisation de la brèche ouverte dans l'obstacle qui en décide : « C’est dorénavant, autour de cette brèche, de cet outil de puissance que s’organisera tout le comportement individuel. Organisation systématique qui peut avoir des avantages, qui peut être bénéfique, mais qui risque aussi de nuire à la solidité de la construction humaine. Plus cette technique de vie est schématisée, plus elle est fragile et dangereuse. Plus elle est différenciée et complexe, plus elle est solide et bénéfique. » (vingtième loi ; de la Technique de Vie).

Dans le cadre des recours-barrières, Freinet place la graine humaine dans le vaste champ de la contingence. Il y apporte la même conscience, le même souci des fonctions de causalités qu'il apporte à ses semences de paysan, mises en terre en vue d'un rendement. Une douzaine de considérants entrent en ligne de compte pour signifier l’antagonisme être-milieu qui s'étend du maximum de puissance de l'être, à l'échec total et à la mort. C'est ainsi, mise en évidence, de façon la plus sensible, que Freinet fait intervenir le vaste phénomène cosmique de l'Entropie. L'Entropie, cette mystérieuse INVOLUTION du monde — dit Teilhard — qui tend à reployer un peu plus, à chaque instant, sur elle-même, dans le plural et l’inorganisé et le plus probable, la nappe de l'énergie cosmique. »

Ce vaste événement cosmique, Freinet le ramène aux dimensions de l'être qui lutte pour affirmer son énergie potentielle irréversible, face à l'obstacle antagoniste et à la mort. La notion d'entropie reprise par les cybernéticiens, (désorganisation des systèmes) par Stéphane Lupasco, (hétérogénéité et homogénéité) par Pavlov, (inhibition) Freinet la reprend inlassablement dans ses images sensibles (le torrent obstrué, la mare, les seaux d'eau, le voyageur sur le quai, etc.) pour signifier les dangers d’immobilisme et de nivellement eu égard à l'énergie agissante de l'individu qui veut vivre : l’être doit acquérir l'élasticité requise pour se prêter à la fois à l’évolution (vie) et à l'involution (entropie) avec toutes les chances de la victoire. C'est le jeu des recours- barrières aidants, accaparants, rejetants : « les réactions de l'individu seront, suivant les cas :

— à fixation provisoire— d’abandon

— d'insatisfaction

— de refuge

L’échec total qui équivaut à la mort n'est jamais accepté par l'individu »,

Je m'excuse de condenser abusivement des notions nouvelles relevant d'une dialectique d'antagonisme qui ouvre tant de perspectives neuves et d'où naîtra une psychologie matérialiste scientifique d'anti-hasard, rompant définitivement avec une psychologie mythologique, abstraite par pétition de principe, impliquant un formalisme inévitable et un permanent recours au pastiche transcendant.

Combien, il nous faut regretter que Freinet, confiant dans son outillage intellectuel de praticien-théoricien et se colletant hardiment avec les faits, n'ait pu trouver le temps de justifier ses initiatives et ses audaces, en prenant assise sur certaines notions de la science contemporaine la plus moderne, Il avait, dans ce but, choisi, sélectionné les œuvres scientifiques répondant à son attente. Au point de personnaliser certains ouvrages par des passages soulignés, des annotations impatientes, que l'on retrouve, avec émotion, dans tant de pages faisant déjà partie de son argumentation à venir. Nous donnons ci-après la modeste bibliographie qui, pour la première fois aurait accompagné le travail personnel d’un chercheur qui ne cherchait vraiment dans la somme des connaissances que les pierres nécessaires à l’édifice qu’il était en train de construire pour en faire solide culture de recherche et d'invention.

Il nous faut surtout regretter que Freinet n’ait point réalisé son projet de confrontation de son pragmatisme pédagogique et du pragmatisme des cybernéticiens et de Pavlov œuvrant sur les mêmes domaines et vers les mêmes buts. Les concordances de sa logique des effets par le tâtonnement expérimental et la logique des effets qui est la plate-forme commune des logiciens iconoclastes aurait ouvert devant nous — à notre niveau primaire — les voies nouvelles où le pragmatisme prend ampleur et solidité de science exacte et perspectives d’une philosophie de la vie consultée et sans cesse amplifiée par ses propres pouvoirs.

Ce faisant, Freinet aurait fait la preuve que ce sont toujours les mêmes lieux communs qui, au long des siècles, retiennent inlassablement l’attention des hommes. « Les idées, même les plus sublimes, dit Alain, ne sont jamais à inventer, elles se trouvent inscrites dans le vocabulaire consacré par l'usage... Les lieux communs sont tous vrais, il ne leur manque que d'être repris et de nouveau compris. » (5)

C’est dire que les vérités des lieux communs sont à la fois de plusieurs niveaux et qu'on les aborde par les mêmes chemins intuitifs de tâtonnements installant sans cesse des chaînes de feed back de plus en plus perfectionnées, subtiles, montant sans cesse vers une finalité pyramidale. L’essentiel est d’entrer dans le système de logique fonctionnelle et dynamique dont j’ai essayé, bien maladroitement, de rendre Freinet participant. Du moins saurons-nous comprendre que, partant de l’œuvre de Freinet, on peut accéder à des moyens de recherche moderne qu'ont honorés et qu’honorent les plus grands esprits redécouvrant « la clef parfaite de CETTE ECONOMIE LOGIQUE » à laquelle se réfère Einstein quand il cherche à expliquer « L'ENTIERE REALITE PHYSIQUE » avec Une « EXTREME SIMPLICITE », de cette « ECONOMIE de PENSEE » que veut Ernst Mach. Il ne s'agit de rien moins que de remonter aux plus généraux de ces « principes généraux » qui, selon ce philosophe « APPORTENT DE LA CLARTE, CAR ILS NOUS PERMETTENT DE RETROUVER PARTOUT CES MEMES FAITS SIMPLES, AU TRAVERS DES RAPPORTS LES PLUS COMPLIQUES » (6).

E. FREINET
( 1) Essai de psychologie sensible ( Ed.1950), page 57.
(2) Julliard éditeur.
(3) Pierre de Latil.
(4) Essai de psychologie sensible, p. 6 (Ed. 1950).
(5) Histoire de mes pensées, p. 76, Gallimard.
(6) Histoire de la mécanique, P. de Latil, p. 323-324.