L'Educateur n°3 - année 1967-1968

Décembre 1967

Le contrôle

Décembre 1967

A outils nouveaux, technique nouvelle, entraînant l’adaptation des moyens de contrôle.

Il va sans dire que ce contrôle ne saurait être le même, ni dans sa forme, ni dans ses buts, chez le petit commerçant qui n'a qu’une activité limitée et strictement spécialisée, et dans le grand magasin aux rayons multiples et divers.

Les normes de contrôle de l’Ecole traditionnelle ne sont plus valables pour notre école du travail. Les notes étaient basées sur la récitation de leçons apprises par cœur, sur les corrections de devoirs, sur le contrôle de l’explication verbale et de la lecture à haute voix. La récitation et le par cœur sont supprimés chez nous ; nous ne corrigeons plus les devoirs à l’encre rouge et la lecture à haute voix n'est qu'une portion de notre apprentissage synthétique de la langue.

Le classement était simplifié par la réduction à la fonction intellectualisée de tout le processus scolaire. Notre complexe d’intérêts est un monde, à l'usage du monde, et un tel, qui échoue lamentablement pour telle discipline, peut se révéler un ouvrier génial pour une autre spécialité.

Il nous faut donc trouver un autre moyen de contrôle.

Nous sommes en effet partisans d’un contrôle, mais pas d'un contrôle jaloux et soupçonneux, en vue d’abord d'un classement plus ou moins arbitraire. Ce contrôle-là n’est recherché que par les forts en thème, les premiers de la classe qui tirent orgueil de leurs succès, tandis que les moyens et les faibles sont de plus en plus dominés par cette tyrannie de la note qui les rejette dans un dangereux sentiment d’infériorité.

Par contre l'enfant — comme l’homme d’ailleurs — recherche la mesure et le contrôle de son effort, la notation la plus précise possible de ses progrès. Plus la besogne est complexe et importante, plus la marche est longue, plus l'enfant éprouve le besoin de se ménager des paliers entre les étapes. Ce sont ces paliers- et ces étapes que notre contrôle doit définir et mesurer.

C. FREINET
L'Ecole Moderne Française

 

Lettre de Pologne

Décembre 1967

Otwock (Pologne), le 8 octobre 1967

Chère Elise, chers Camarades,

Le jour du premier anniversaire de la mort de notre inoubliable Freinet, nous nous sommes réunis dans l’esprit du travail pour continuer son œuvre.

Le Mouvement de l'Ecole Moderne se répand de plus en plus dans les écoles primaires en Pologne. Nous ne cessons pas nos efforts d'initiation des éducateurs par les conférences, les expositions, par la presse pédagogique et la radio et surtout par notre exemple et nos résultats.

Depuis janvier 1967 notre école à Otwock est officiellement nommée « Ecole Pilote » pour les Techniques Freinet. Nous recevons chaque jeudi des éducateurs, des inspecteurs et des étudiants qui s’intéressent à notre expérience — nous leur faisons des démonstrations, nous leur donnons des consultations. En ce moment il y en a en Pologne environ vingt classes qui pratiquent régulièrement le texte libre, le journal scolaire, la correspondance interscolaire et certaines expériences tâtonnées en science et en géographie. Ce qui nous cause les plus grandes difficultés et nous retarde, c’est le manque total du matériel approprié à la pratique des Techniques Freinet et cela nous oblige à nous débrouiller par notre propre invention. Néanmoins une chose est absolument certaine, nous avons réussi à faire connaître Freinet et sa grande œuvre pédagogique dans les larges milieux éducatifs, tant scien¬tifiques que pratiques de notre pays.

Aujourd'hui, pendant cette journée de tristes souvenirs, nous sommes très proches en pensée avec vous tous, avec Elise et avec toute notre grande famille de l’Ecole Moderne.

HALINA SEMENOWICÜ
et un groupe d’éducateurs polonais

 

Education naturelle et connaissance de l'enfant

Décembre 1967

Il faut du temps pour que les idées les plus simples, nées dans l’élémentaire de la vie et qui font partie du patrimoine et de la tradition, fassent leur chemin dans le monde des élites. «Les idées, même les plus sublimes, dit Alain, ne sont jamais à inventer, elles se trouvent inscrites dans le vocabulaire consacré par l'usage… les lieux communs sont tous vrais, il ne leur manque que d’être repris et de nouveau être compris. »

Mais l'élite peut-elle prendre en considération les lieux communs qui sont la somme d'expérience de ceux qui toujours savent agir avant de penser, alors que ses prérogatives, à elle, lui viennent de penser sans avoir besoin d'agir? Rien d’étonnant, dans ces conditions, que les vérités, filles du bon sens praticien, connaissent dans la hiérarchie intellectuelle d'inquiétantes éclipses : il suffit que les philosophes de métier s'emparent d’elles et, avec « leur prétention de réfuter tout et de penser neuf», qu'ils les soumettent à leur dialectique ambiguë, les voilent dans leur vocabulaire hermétique, s'ingénient à leur faire un destin de transcendance, pour que l'oiseau familier, habillé des plumes du paon, soit méconnaissable.

C'est par ce chemin que depuis des siècles les philosophes et théologiens « sorbonnards » ont installé la plus vaine et la plus tyrannique des scolastiques dont les contraintes ont de toujours empoisonné la vie des étudiants et des chercheurs francs-tireurs. Et il faut temps et patience avant que les élites, perdues dans les acrobaties de leurs jeux gratuits et qui se voulaient libres, loin des obstacles, se rendent compte de l'inutilité de leurs épreuves placées toujours avant le combat. Car il faut se battre aussi pour défendre ses idées et cela ne peut se faire que par intégration totale dans la vie qui elle, déferle en grandes masses cohérentes, par actions séculaires qui exigent sans fin options communes des hommes, union dans des actes permanents. Et c’est ainsi que les vérités venues de la base et portées par une énergie militante incessante, arrivent à forcer « quelque seuil de plus grande conscience ». Alors, installées de force sur un nouveau palier, les élites consentent à se saisir des vérités qui, à tout prendre, leur semblent neuves, et à jouer les prophètes, à retardement...

Sur un plan qui nous est familier, nous assistons à la résurgence des vérités ancestrales que l'éducation empirique avait fait siennes de toujours mais que la hiérarchie enseignante présente comme une lumière nouvelle appelée, dès à présent (seulement) à diriger la vie scolaire (d’abord). On ne saurait lire une revue pédagogique ou écouler un discours de ministre d’Éducation Nationale sans y découvrir, plus ou moins égarées dans les brumes de l’indécision, les données venues d'une énergie fondamentale que le simple bon sens met à la disposition de tout praticien qui, lui, sent intuitivement que tout phénomène vivant a un antécédent et appelle une suite. Il n’est pas un éleveur de troupeau, un dresseur de fauves ou de bêtes de race, il n'est pas une mère qui ne pressentent que les vies individuelles dont ils ont charge sont dépendantes de structures élémentaires qui, au long du temps, assurent les divers états d'enfance, de jeunesse et de maturité. Rien ne s’intègre à la vie, rien ne l’amplifie ou ne l’enrichit s'il n’est pris dans le faisceau des structures primordiales. Et, bon gré, mal gré, c’est jusque-là qu’il faut descendre pour se mettre en accord avec la vie. Alors on se rend compte que les vérités qui la servent sont forcément enregistrées dans les formes du passé et que tout ce qui regarde l’avenir doit continuer cet enregistrement toujours dans la plus grande spontanéité et vers la plus grande conscience.

C’est une erreur de croire que l'éducation humaine puisse faire exception à ces impératifs biologiques de base et accéder d’emblée à des vérités supérieures prodiguées de l’extérieur. C’est ce reproche d’erreur que nous pouvons adresser à tous les pédagogues qui, du haut de leur tribune ou de leurs écrits, nous abreuvent de vérités générales et abstraites, bonnes en soi, si toutefois nous était donnée la manière de les faire passer dans la pratique.

Mais quelle que soit l’inconséquence des clercs, les vérités revenues de loin et qu’ils nous présentent quelquefois dans la séduction d’un verbe convaincant, sont tout de même bonnes à lire ou à entendre par la majorité des hommes, jusqu’ici indifférents aux problèmes d’éducation, A telle fin, d’ailleurs, que de la base où ces problèmes sont vécus, ne manquera pas de s’instaurer l’aide généreuse de praticiens qui déjà ont fait la preuve d’efficacité de méthodes ancestrales.

Il n’est donc pas indifférent, en ce qui nous concerne, de relever ici quelques-unes des grandes vérités présentées comme nouvelles dans la littérature pédagogique bien qu'elles soient pour nous de vieilles connaissances.

Voici donc les plats de résistance offerts à nos seules méditations.

La pédagogie doit se soucier (désormais), nous est-il dit, d'instaurer une éducation de la personnalité de l'enfant de façon :
— que soient développées toutes les aptitudes et surtout les facultés créatrices et leur expression originale.
— que, dès le plus jeune âge, des démarches instinctives globales soient employées pour faciliter l’expression libre (orale, écrite, graphique, physique) et l’expérimentation et la recherche,
— que, pour accéder à cette conception plus large de l’éducation, la quantité des connaissances importe moins que leur qualité.
— que soit donc mis fin à la poursuite d'un savoir encyclopédique au profit d'une véritable connaissance enrichissante pour la personnalité.
— que soient humanisés les rapports maître et élèves et que s’instaure un climat de liberté et de confiance, facteur de compréhension et de sécurité.
— que soient conciliées les exigences de la personnalité de l’enfant et les buts d'une société moderne soucieuse de l’avenir de l’homme, ce qui suppose que l'école de 1967 ne soit pas l'école de 1900 ou de 1880.
— Ce qui suppose aussi que cette école « moderne » soit ouverte à l'éducation permanente du monde du travail.
— Ce qui suppose enfin « que surgisse du sein même de l’école publique, cette école du peuple dont déjà ont été minutieusement élaborés les fondements techniques. C'est la masse des éducateurs que nous devons aujourd’hui mobiliser pour cet essentiel combat en préparant les têtes de pont principales, en jetant sur le fossé (qui sépare l'école traditionnelle de l’école moderne) les passerelles qui permettront aux timides eux-mêmes de rejoindre sans tarder le gros des troupes de la nouvelle éducation populaire » (1).

Vous voudrez bien m'excuser si, pour gagner du temps et donner un immédiat aboutissement aux vœux pieux de notoriétés autorisées, j’ai fait intervenir Freinet, présent depuis bien des décennies à l'éclosion des grandes vérités fondamentales de l'éducation. Car, enfin, une pédagogie existe, promue par un vaste mouvement international et qui déjà a fait ses preuves. Ne sait-on pas, dans la hiérarchie vermoulue de l’Education Nationale, que l'on peut, à merci, faire appel aux praticiens de la base dévoués corps et âme à la grande cause éducative? Que l’on peut, à discrétion, utiliser les laboratoires innombrables que sont les chantiers vivants des classes Freinet? Bénéficier au maximum d'une pratique pédagogique orientée dans tous ses aspects par une théorie vivante qui, depuis près d’un demi-siècle, a mis tout en place, pour que s'effectue, jour après jour, année après année, cette montée vers la rénovation de l’enseignement souhaitée et attendue de tous temps?

Ceci dit, « nous n'avons pas la prétention de détenir le monopole de cette rénovation, ni de fixer prématurément les formes d’une vie scolaire dont le dynamisme est la grande loi pédagogique. Fiers de notre passé, forts de notre expérience, nous lançons des avant-gardes vigilantes et éclairées. Mais c’est tous ensemble ensuite, éducateurs du peuple, que parmi le peuple, dans la lutte du peuple, nous réaliserons l'école du peuple » (2).

Il en sera ainsi — nous en avons l'espoir car l'éducation est en réalité une grande chose — de la grande masse des hommes, depuis toujours intégrée dans la vaste éducation du travail « grand principe et moteur de la philosophie et de la pédagogie empirique populaire, activité d'où découleront toutes les acquisitions » (3).

Il en sera ainsi car l'éducation est une fonction naturelle, incluse dans les processus de la vie même qui ne peut durer que par elle. «L'éducation est chose infiniment banale, dit Teilhard, elle se présente à nous sous des apparences si claires, si humbles, presque vulgaires... (Elle) est au moins virtuellement une fonction biologique universelle coextensive à la totalité du monde vivant. » (4)

C'est à ces origines humbles et universelles de l'éducation que Freinet est remonté pour en saisir toute l'ampleur, la spontanéité et le dynamisme dont il découvre le levier essentiel : le tâtonnement expérimental, processus fondamental de la vie dans ses aspects biologiques, psychiques, mentaux, au long de l’aventure des créatures et des espèces. Tout praticien de notre Ecole Moderne sait que la pédagogie Freinet n’est pas une simple méthode pédagogique qui s'enseigne entre les quatre murs d’une classe à l'âge où commence la scolarité de l'enfant. Il faut lutter, comme a lutté Freinet tout au long de son existence, pour que l'œuvre généreuse, indiscutablement liée au phénomène grandiose de la vie, ne soit pas ramenée à la pratique de simples techniques coupées de la pensée profonde qui les vivifie et qui leur donne valeur structurelle, organique, dans l'éclosion de la personnalité de l’enfant. Nous nous devons d’être exigeants dans nos responsabilités d’éducateurs si nous avons compris que nous avons en main non pas une simple méthode scolaire mais une science pédagogique en formation permanente, qu’il nous appartient de conduire à la maturité, « Nous avons la solidité doctrinale et la cohésion technique qui nous permettront de ne pas nous arrêter en chemin, de ne pas prendre pour un aboutissement les réalisations qui ne sont qu’une étape et nous avons l'allant coopératif qui nous permettra de toujours tenir la tête du peloton. » (5)

Ceci suppose pour chaque militant de notre pédagogie, humilité et audace : humilité restée dans le sillage d’une modestie qui, chez le Maître, s'est toujours complue à souligner la relativité de ses découvertes sans cesse considérées comme des démarches de transition vers des formes plus parfaites d'éducation dignes de rallier la grande unanimité des hommes. Et qui, dans cette vision, a sans cesse suscité la fraternité loyale du travail, le désir de bénéficier des critiques autorisées, des découvertes personnelles « pour que se précisent peu à peu les lois profondes et sûres du comportement qui permettront de construire la pédagogie expérimentale et humaine dont nous avons réalisé l'ébauche ».

Humilité mais audace aussi, persuadés que nous sommes de la valeur de nos biens : audace de dire et de faire la preuve que c’est en partant de la base que doit se faire la réadaptation de l’école du XXe siècle pour l'homme du XXe siècle ; que c’est à notre niveau primaire que se prend le bon départ dont doit dépendre l'avenir. Plus que jamais c’est dans l’enfance que doit commencer l’adaptation à une complexité sociale de plus en plus déroutante : « quelles que soient les convulsions qui accompagnent la naissance d'un ordre nouveau, notre révolution pédagogique devra naître du désordre existant, construire le futur au sein du présent, convaincre plus que contraindre et convaincre non par des mots mais par l’évidence d’un progrès essentiel dans l’organisation, par l’éblouissement d’une efficience décuplée ».

C'est pour rester dans la ligne de ce noble engagement qui nous concerne tous que nous avons proposé comme thème de notre prochain Congrès :

LE CONTROLE DANS LA PÉDAGOGIE MODERNE
La pédagogie Freinet témoin et garantie de la personnalité de l’enfant

Thème des profondeurs d’une pédagogie qui est centrée tout entière sur les besoins de l’enfant. « C’est de ces besoins essentiels, en fonction des besoins de la société dont il participe, que découleront les techniques — manuelles et intellectuelles — à dominer, la matière à enseigner, le système de l'acquisition, les modalités de l’éducation. Il s’agit d'un véritable redressement pédagogique rationnel, efficient et humain, qui doit permettre à l'enfant d'accéder avec un maximum de puissance à sa destinée d'homme. » (6)

Que nous voilà loin du simple contrôle couperet-des-connaissances imposé de l’extérieur par machines à enseigner aux inspecteurs attardés dans une scolastique antédiluvienne ! Notre contrôle à nous, usagers de la pédagogie Freinet, a l'ampleur de la vie de l'enfant.

Il est fait du souci permanent d'un meilleur rendement psychique, intellectuel, moral, social de l'être tout entier et non du rendement mesquin et illusoire d'une mémoire de rabais. Notre contrôle suit pas à pas le processus d'éducation de chaque être ; il est la connaissance intuitive des étapes de son évolution dynamique, l’évaluation de ses victoires dans les combats et les difficultés ; il est le constat d’une maîtrise gagnée dans les activités manuelles et intellectuelles, d'une perfection qui peu à peu signe la vocation spirituelle de l’homme. Tous ces biens, inlassablement gagnés dans la méthode naturelle par le tâtonnement qui, de mécanique, devient intelligent et culturel, nous en sommes les témoins. Ils nous dictent notre rôle de présence, d’aide vigilante, de compagnonnage permanent dans l’expérience intime et complexe des individus et des groupes. Il s'agit, pour l’éducateur, de s’intégrer à une fonction globale de vie. Au-delà d’une méthode pédagogique, il s’agit en fait de reconsidérer tout le processus de civilisation ; apporter à l’enfant d’aujourd'hui les moyens d'atteindre ses plus grands pouvoirs et sa plus grande conscience pour dominer demain, le drame d’une société qui, grisée par un progrès technique sans, contrôle, en oublie les égards dus au destin de l’homme.

(1) C. Freinet : L'Ecole Moderne Française) p. 11.
(2) op. cité p.11.
(3) op. cité p. 16.
(4) Teilhard de Chardin : L’avenir de l’homme, p. 44
(5) C. Freinet : L’Educateur, 10 mars 56.
(6) C. Freinet : L’Ecole Moderne Française, p 14.

 

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