L'Educateur n°6 - année 1967-1968

Mars 1968

Les problèmes nouveaux de la pédagogie de masse

Mars 1968

Parmi les problèmes que mus impose la réforme scolaire, il en est un qui nous paraît plus particulier, c’est celui du « recyclage » des éducateurs.

Le mot est aujourd'hui devenu courant car le recyclage est une nécessité dans tous les domaines de la vie sociale. Nous dirons même que, comme toujours, l'Education Nationale est lente à en sentir la nécessité, et plus lente encore à en préparer les moyens. Le commerce et l'industrie, l'agriculture même, nous ont sérieusement devancés. Si, dans le monde mouvant et complexe d'aujourd'hui l’Education Nationale veut remplir dignement sa fonction, elle est dans l’obligation de s’attaquer sans retard à ce recyclage, dont nous avons préparé les données.

Par nos efforts et nos réussites, nous avons donné aux éducateurs, aux jeunes surtout, le désir, le besoin d’un changement de formule et de méthode pédagogiques. C’est incontestablement un succès. C'était peut-être même une première étape nécessaire dont nous pouvons nous féliciter.

Mais il nous faut prendre garde que ce refus d’une pédagogie dont nous avons tant souffert, et le désir inconditionnel d'un changement ne suscitent chez les jeunes une sorte d’anarchie dans le travail dont l’Ecole risquerait de faire les frais.

Les jeunes ont entendu parler du Tâtonnement Expérimental et, sans connaître davantage notre théorie, ils se lancent tête baissée dans le changement et l'expérience, comme si l'Ecole Moderne se résumait dans ce changement, qui n’est que l'aspect négatif du processus, l'essentiel étant la construction à élever susceptible de remplacer le passé condamné.

Notre lent effort de près de quarante ans est justement l’expression parfaite de ce tâtonnement qui s'est poursuivi au rythme des changements intervenus dans les modes de vie et de travail.

Selon nos propres besoins, nous avons, sans gêner en rien le fonctionnement de nos classes, amorcé nos premiers essais, qui étaient effectivement une aventure jamais encore tentée. Et nous atténuions les aléas possibles par le travail supplémentaire, parfois considérable, que nous consentions d'avance pour que ni les parents ni les enfants ne puissent souffrir de notre expérience.

Cette expérience réussie était laborieusement reprise par d'autres camarades qui contribuaient à en préciser le déroulement. Et c'est ainsi, par tâtonnement expérimental, sans que nos essais se présentent jamais comme une dangereuse aventure, que nous avons transformé lentement, années après années, nos expériences en techniques de vie.

Nous avons ainsi établi de solides plates-formes pour les premiers étages d'où les nouveaux arrivants pouvaient partir en toute sécurité vers les réalisations nouvelles.

Cette mise en garde ne signifie point que nous fassions une obligation aux éducateurs qui veulent sortir de la scolastique de suivre passivement les chemins que nous avons laborieusement tracés.

Mais si nous devons suivre les chemins tracés, diront les jeunes, n'allons- nous pas nous engager dans une nouvelle scolastique aussi limitative et inhumaine que celle que nous voulons détruire ?

Les méthodes traditionnelles mènent à la scolastique parce qu'elles sont des chemins qui ne débouchent que sur des impasses. On a suivi un chemin indécis de montagne ; il nous conduit au fond d'une vallée ou au bord d'une falaise d'où nous devons retourner, déçus, pour chercher d’autres chemins vers le monde que nous voulons connaître et affronter.

Notre pédagogie moderne, parce qu'elle est une pédagogie de vie, débouche sur la vie.

Ne craignez pas de vous amollir parce que vous aurez utilisé les chemins que nous vous avons préparés. Ils vous aideront à aller plus loin que nous.

Partez sagement par les moyens les plus rapides et les plus sûrs. Ne craignez pas de vous entraîner, de vous endurcir, de vous familiariser avec les nouveaux chemins à parcourir. Plantez votre tente toujours plus avant et un jour, tout en gardant intact votre besoin de connaître, de chercher et d'agir, vous vous trouverez à la limite de ce que nous avons découvert nous-mêmes. Mais vous resterez confiant et décidé pour tenter alors l'aventure et la découverte.

Voilà la voie sûre du progrès pédagogique. Elle est suffisamment enthousiasmante pour que, peu à peu, s'y engage la grande masse des éducateurs.

 

 

Appel aux jeunes

Mars 1968

« Ah! la jeunesse! Il n’y a que la jeunesse qui soit à sa place » écrivait le grand Barbusse dans son remarquable ouvrage de l'après-guerre 14-18 : Clarté.

Le moment est venu où la jeunesse n'est plus à sa place ; où la jeunesse n'a plus sa place dans un inonde où elle entre cependant comme facteur numérique essentiel et comme valeur d'avenir. Que faire de toute cette innombrable jeunesse, vibrante comme essaim qui ne sait plus trouver son point d'orientation et de fixation? Une société qui ne se soucie pas de donner un but d'action à la jeunesse, qui ne cesse de déplorer sa furieuse décision de vivre et ses besoins d'activités fructueuses, qui ne sait que réduire à l’impuissance et au désespoir cet élan vers la lucidité et le bonheur, est une société proche de son déclin. C'est du moins ce que semble annoncer ce que l'on appelle déjà « la civilisation des ordinateurs » ; indifférente aux forces vives de la multitude des jeunes à travers le monde, elle ne vise qu'à régenter tous les aspects de la science, tous les domaines de l'industrie, tous les secteurs de l’information, tous les efforts de l'éducation et peut-être, bientôt, toutes les perspectives de la culture.

Nous sommes en train de vivre le passage hallucinant du capitalisme d'hier — resté malgré tout à la mesure de l’initiative humaine — au capitalisme des technocrates dominés par le slogan forcené des grandes firmes américaines : production-consommation! Dans un monde de compétition effrénée nul pays, en dehors des pays socialistes, ne peut désormais se soustraire sans risques à cette nouvelle loi d'une science technique omnipotente et universelle, Il y a plus grand danger encore : l'acceptation d'un tel état de fait par le génie scientifique, dominé par une griserie de l’invention sans contrôle dans l’emploi de la machine devenue de plus en plus polyvalente. Un rêve démesuré s'empare des cerveaux humains, obsédés par les pouvoirs de l'ordinateur à dominer le temps, dans l’accomplissement de tâches devenues immédiates alors qu'elles auraient usé la patiente activité de l'homme au long d’une existence. Tout s’accomplit désormais à la vitesse d’un éclair ; l’ordinateur a son cerveau, son programme, la parole, l’écriture ; les progrès de ces êtres d’acier sont sans cesse mis en marche par le génie des spécialistes férocement groupés et axés vers des découvertes incontrôlables qui de plus en plus vont dominer le fragile destin des hommes.

Les dangers d'un tel état de fait sont sans limites pour la grande masse des travailleurs honnêtement occupés à leur labeur de fourmi dans un monde social où tant bien que mal, ils avaient une place, un gagne-pain, et la garantie d’un avenir à leur mesure, que cautionnait jusqu’ici la fraction militante des syndicats professionnels. C’est désormais la totalité du travail, valeur économique de premier plan, qui est bouleversée. Plus spécialement, ce sont les jeunes — encore en marge des lois du travail — qui font les frais des machines fabuleuses bouleversant systématiquement le marché de la demande de travail. Dramatique problème ! C'est à l’instant où la jeunesse offre l'élan et l'efficience de ses énergies intellectuelles et physiques les plus sûres, qu’elle est vouée au piétinement, à l'attente, à l’échec par les effets d’une mutation cruelle de civilisation.

Ces vérités, de plus en plus dévoilées, proclamées par les personnalités les plus autorisées de la science, de la culture, du monde du travail, nous touchent, tout spécialement, nous éducateurs. Nous ne saurions en effet, rester indifférents à l’avenir des enfants que nous éduquons avec tant de sollicitude et de lucidité, pour leur donner au départ leurs meilleures chances. Le drame de la jeunesse actuelle c’est le drame de nos élèves d'hier et parce que nous avons pris conscience des exigences de leur nature dynamique et généreuse, nous comprenons, plus que tous autres adultes, leurs réactions face à une société impuissante non seulement à assurer la réalisation de leurs rêves, mais plus encore à leur donner le droit de vivre. Les aspects extrémistes du comportement de la jeunesse, à l’échelle mondiale, dont le phénomène hippy est l'un des aspects les plus saisissants, nous font sentir les raisons valables qui déterminent les jeunes à prendre en main leur propre destin. Dans des formes moins spectaculaires, la jeunesse des usines, comme la jeunesse paysanne, et celle des étudiants innombrables, affirment sous nos yeux, le refus de toutes les valeurs politiques, sociales, philosophiques, culturelles, de la génération qui les précède. Il faut constater qu’il y a dans ce refus, une légitimité et une lucidité qui devraient éclairer les responsables du sommet qui instaurent avec une telle inconscience la mise en disponibilité de la partie la plus vaillante et la plus saine du corps social. C’est tout l’avenir humain qui est en péril.

Quelle garantie quelque peu rassurante pourrait nous être donnée pour sauver l’humanité sacrifiée au dieu aveugle de l’invention mécanicienne déchaînée?

« La culture, assure André Malraux, redonnera sève et humanisme à la civilisation technique qui, si elle n'a pas encore ses temples, doit refaire, elle aussi son anthologie, sa culture, »

Oui, mais l'anthologie qui fut jusqu'ici la nourriture privilégiée des hommes ne sera-t-elle pas désormais chasse gardée des ordinateurs placés comme de nouveaux dieux lares au seuil des temples du savoir? Dans cette sélection qui se fait de plus en plus impérative à l’entrée de l’Université, devra-t-on considérer comme une calamité la démocratisation de la culture? La foule des étudiants qui se presse à l’entrée de l'enseignement supérieur dans l’espoir d'y trouver accès au savoir et à la profession, ne risque-t-elle pas de se voir refouler par les rigueurs du programme de l'ordinateur de contrôle? Par la carence d'une Education Nationale royalement indifférente à ce qui se passe au-dessous d'elle, l'absence de locaux, d’encadrement, de moyens de travail, d'allocations d'études va-t-elle vouer à l'immobilisme et au désespoir élèves et professeurs à tous les niveaux de l'enseignement? La gravité de la situation ne peut être partiellement atténuée que par le travail des francs-tireurs qui, en dehors des règlements limitatifs d’une Education Nationale sans horizon, s’ingénient à apporter de l'extérieur des solutions susceptibles de situer les problèmes actuels de l'enseignement à leur véritable place d'urgence et d’importance.

Il y a quelques années, Freinet écrivait (1) à ce sujet qui déjà s’imposait à l'attention des esprits les plus lucides : « Il ne fait pas de doute qu'avec les découvertes scientifiques hallucinantes de ces dernières années, avec l'industrialisation qui est en train de se généraliser, avec l'entrée dans le circuit culturel d'éléments explosifs comme la radio, la télévision, le cinéma, la cybernétique, une mutation est en train de se produire dans le milieu où nous vivons. Cette mutation a comme corollaire une mutation similaire dans l'esprit et le comportement de l’enfance et de la jeunesse, Les processus de connaissance, de pensée, d'action et de réaction en sont profondément affectés. Non pas qu'ils changent, pour l’instant, la nature de l'homme — ce sera peut-être pour plus tard — mais ses relations avec le milieu en sont nécessairement bouleversées.

« A ce bouleversement, à cette mutation, doit répondre un renouvellement, une mutation dans les processus d’enseignement, mutation qui, comme toutes les mutations, change totalement les données jusque-là classiques de la psychologie et de la pédagogie.

« C'est dans ce complexe que nous sommes aujourd'hui À pied d'œuvre. Pour cette besogne immense et jamais terminée, nous n'aurons jamais trop de bonnes volontés. »

Cet appel aux bonnes volontés que lançait Freinet, il y a quelque dix ans, nous le renouvelons tout spécialement aujourd’hui à l’adresse de la jeunesse enseignante. Au point d'évolution scientifique où nous nous trouvons, le premier degré ne peut plus à lui seul résoudre les problèmes que lui imposent au départ les exigences d’une science mathématique toute puissante. Le second degré, « à la fois rendez-vous et charnière » entre le primaire et le supérieur est plus encore dans la nécessité de repenser son rôle et sa vocation.

L’Université doit obligatoirement sortir des pratiques scolastiques, pour rejoindre le grand chantier du travail sous toutes ses formes. Plus que jamais le social et le politique sont imprégnés d’un renouveau psychologique et éducatif aussi exigeant qu’une légitime défense.

Le problème de l'avenir de l’homme ne peut être abordé que sous l'angle d’une collaboration étroite de tous les degrés d’enseignements, à tous les niveaux où se précisent des valeurs qui n’ont de raison d’être qu’en fonction de la vie. Et c'est la culture tout entière qui aura l’ampleur de la vie et dont une même action concertée de tous les enseignants garantira l’unité. Dans les contingences actuelles cette solidarité des enseignants va de soi. Nous ferons, quant à nous, tous les efforts possibles pour en hâter l’avènement.

Depuis près d'un demi-siècle de patientes recherches, de dévouement passionné à notre fonction éducatrice, la Pédagogie Freinet nous a placés à l’avant-garde d’une éducation de vie et de vérité qui aujourd’hui peut apporter une contribution que nous pourrions dire décisive, pour la réalisation d'un complexe social et technique pour lequel nous apportons la sûreté de techniques éducatives efficientes et la simplicité naturelle d'une théorie de nature du comportement. Nous en avons éprouvé la logique et la valeur. Nous leur avons donné, par surcroît, une assise intellectuelle et culturelle par la création de notre Institut Coopératif de l’Ecole Moderne dont notre organisme de production et de financement C.E.L, assure la totale indépendance. Ces créations originales et solides ne sont pas tombées du ciel : elles sont nées des difficultés quotidiennement rencontrées et nous ne les considérons que comme des étapes de l’expérience et de la recherche scientifique, d’autant plus démonstratives qu’elles sont sans cesse confrontées à des expériences semblables sous le signe d’une critique permanente des faits.

Ces biens auxquels nous tenons plus qu'à nous-mêmes, nous les mettons au service de la grande fonction éducative de l’enfance et de la jeunesse. Nous disons à tous les jeunes enseignants de tous les degrés de l'enseignement, en toute solidarité et dans une vision très nette de nos devoirs actuels ;

— Venez travailler avec nous qui, avec tant de foi, au milieu du désarroi général, avons su préserver notre confiance en la vie et créer le plus enthousiasmant des chantiers pédagogiques. Entrez avec nous dans la grande geste fraternelle où éducation et coopération se sont unies pour une synthèse permanente de la pensée et de l’action. Nos outils, nos techniques pédagogiques, nos laboratoires de plein vent, nos stages, nos revues sont à votre disposition, Entrez dans la Maison Commune — au sens noble du mot — qui par votre présence, votre travail, vos initiatives deviendra pour vous aussi « la Maison. »

Aucun mouvement de recherche pédagogique et de culture n’est aussi ouvert que notre mouvement de Pédagogie Freinet ; toutes les conceptions philosophiques, sociales, politiques, y sont à l'aise sous la caution d'une passion commune dans le devenir de l'homme. «Tout est à repenser», tout est à rénover par les valeurs nouvelles d’un progrès irréversible. C’est dans la mesure où s'agrandira le nombre de nos camarades conscients des réalités actuelles que s'affermira le destin de notre mouvement.

La maturité dans l’expérience n’est chez nous ni une raison d'autorité, ni un risque de recyclage. Chaque travailleur est à la place qu’il mérite. Mais c’est la jeunesse qui doit à son tour préparer la relève avec décision et conviction. Elle apportera ses vues nouvelles, ses optiques audacieuses, la chaleur d'une sensibilité en partie déracinée des vieux mythes. C’est dans le brassage permanent des idées et du travail, des élans et des rêves que notre métier d’éducateur signifiera dans toute son ampleur une nouvelle culture. En liaison avec les esprits les plus ouverts du vaste mouvement international de coopération, en liaison avec les intellectuels, les spécialistes, les administrateurs soucieux des destins d'une éducation devenue affaire publique et affaire mondiale, nous créerons à l’infini des A.M.E, qui matérialiseront cette éducation permanente qui assurera les destins de l'école du peuple, à tous les degrés.

Le progrès peut servir et desservir l'homme, à nous de trouver les normes d'une adaptation à la civilisation de la machine en faisant intervenir la grande masse des participants à cette adaptation salutaire.

« Il s'agit là, sans doute, du problème le plus délicat qui se pose aux hommes et aux administrateurs de ce jour... Ne nous attendons pas à des progrès spectaculaires immédiats, mais restons persuadés que les considérations amorcées sont indispensables. Il y va de la santé morale et civique des générations à venir. Il y va de toute la culture à promouvoir, de l’avenir d'une démocratie qui ne doit plus rester un mot mais rentrer dans les faits (2). »

E. FREINET
(1) Technique de Vie n° 1 - 1959.

(2) C. Freinet, Technique de Vie n° 16, octobre 1962.

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