Les problèmes nouveaux de la pédagogie de masse

Mars 1968

Parmi les problèmes que mus impose la réforme scolaire, il en est un qui nous paraît plus particulier, c’est celui du « recyclage » des éducateurs.

Le mot est aujourd'hui devenu courant car le recyclage est une nécessité dans tous les domaines de la vie sociale. Nous dirons même que, comme toujours, l'Education Nationale est lente à en sentir la nécessité, et plus lente encore à en préparer les moyens. Le commerce et l'industrie, l'agriculture même, nous ont sérieusement devancés. Si, dans le monde mouvant et complexe d'aujourd'hui l’Education Nationale veut remplir dignement sa fonction, elle est dans l’obligation de s’attaquer sans retard à ce recyclage, dont nous avons préparé les données.

Par nos efforts et nos réussites, nous avons donné aux éducateurs, aux jeunes surtout, le désir, le besoin d’un changement de formule et de méthode pédagogiques. C’est incontestablement un succès. C'était peut-être même une première étape nécessaire dont nous pouvons nous féliciter.

Mais il nous faut prendre garde que ce refus d’une pédagogie dont nous avons tant souffert, et le désir inconditionnel d'un changement ne suscitent chez les jeunes une sorte d’anarchie dans le travail dont l’Ecole risquerait de faire les frais.

Les jeunes ont entendu parler du Tâtonnement Expérimental et, sans connaître davantage notre théorie, ils se lancent tête baissée dans le changement et l'expérience, comme si l'Ecole Moderne se résumait dans ce changement, qui n’est que l'aspect négatif du processus, l'essentiel étant la construction à élever susceptible de remplacer le passé condamné.

Notre lent effort de près de quarante ans est justement l’expression parfaite de ce tâtonnement qui s'est poursuivi au rythme des changements intervenus dans les modes de vie et de travail.

Selon nos propres besoins, nous avons, sans gêner en rien le fonctionnement de nos classes, amorcé nos premiers essais, qui étaient effectivement une aventure jamais encore tentée. Et nous atténuions les aléas possibles par le travail supplémentaire, parfois considérable, que nous consentions d'avance pour que ni les parents ni les enfants ne puissent souffrir de notre expérience.

Cette expérience réussie était laborieusement reprise par d'autres camarades qui contribuaient à en préciser le déroulement. Et c'est ainsi, par tâtonnement expérimental, sans que nos essais se présentent jamais comme une dangereuse aventure, que nous avons transformé lentement, années après années, nos expériences en techniques de vie.

Nous avons ainsi établi de solides plates-formes pour les premiers étages d'où les nouveaux arrivants pouvaient partir en toute sécurité vers les réalisations nouvelles.

Cette mise en garde ne signifie point que nous fassions une obligation aux éducateurs qui veulent sortir de la scolastique de suivre passivement les chemins que nous avons laborieusement tracés.

Mais si nous devons suivre les chemins tracés, diront les jeunes, n'allons- nous pas nous engager dans une nouvelle scolastique aussi limitative et inhumaine que celle que nous voulons détruire ?

Les méthodes traditionnelles mènent à la scolastique parce qu'elles sont des chemins qui ne débouchent que sur des impasses. On a suivi un chemin indécis de montagne ; il nous conduit au fond d'une vallée ou au bord d'une falaise d'où nous devons retourner, déçus, pour chercher d’autres chemins vers le monde que nous voulons connaître et affronter.

Notre pédagogie moderne, parce qu'elle est une pédagogie de vie, débouche sur la vie.

Ne craignez pas de vous amollir parce que vous aurez utilisé les chemins que nous vous avons préparés. Ils vous aideront à aller plus loin que nous.

Partez sagement par les moyens les plus rapides et les plus sûrs. Ne craignez pas de vous entraîner, de vous endurcir, de vous familiariser avec les nouveaux chemins à parcourir. Plantez votre tente toujours plus avant et un jour, tout en gardant intact votre besoin de connaître, de chercher et d'agir, vous vous trouverez à la limite de ce que nous avons découvert nous-mêmes. Mais vous resterez confiant et décidé pour tenter alors l'aventure et la découverte.

Voilà la voie sûre du progrès pédagogique. Elle est suffisamment enthousiasmante pour que, peu à peu, s'y engage la grande masse des éducateurs.