Message d'Elise Freinet

Mai 1968

Congrès de Pau 1968

Message d'Élise Freinet 

lu par C. Berteloot


Vous voici réunis, une fois de plus, à l’occasion de cette Pâque qui, pour la troisième fois, marque votre sortie d'une manière d’adolescence, à laquelle l'absence de votre guide a mis fin.
 
Vous avez pu, au cours de ces longs mois où vous vous êtes, un instant, sentis en exil, mettre à l’épreuve vos propres ressources et faire le bilan de vos biens communs, Rassurés par un inventaire confortable, vous vous êtes raffermis dans ce que nous pouvons appeler avec juste raison : la grande marche de la pédagogie Freinet.
 
De cette marche où s'engagent peu à peu les multitudes, je fus le plus fidèle témoin, et aussi le plus immédiat des participants. Je sais, plus que tout autre, que la marche ne se fait que pas à pas ; des pas qui, aux passages enthou­siasmants, s’allongent démesurément et qui se rapprochent aussi du piétine­ment forcé chaque fois que d’insur­montables obstacles barrent inexorablement la route. Je sais aussi que, quelle que soit l’épreuve, quelle que soit la fatigue, l’on peut toujours, comme l’a dit le grand Barbusse : « faire un pas de plus ». « Ce pas de plus » a pesé, plus que les grandes enjambées faciles, sur l'issue des passa­ges cruels et préservé l'avenir, « Ce pas de plus » qui mobilisait la suprême énergie, si proche du désespoir, n’était souvent pour vous tous qu'un incident malencontreux du voyage. Je savais moi qu'il donnait la mesure de l’homme. Et quand, de nouveau, l'homme s’inté­grait à la marche, qu’il animait le lent ébranlement du convoi, chacun se sentait rassuré, insouciant du moment d’incertitude, confiant dans les hori­zons de la route libre.
 
La route ne sera jamais libre pour les hommes de bonne volonté ; même quand les apparences vous laissent croire que des compétences olympiennes vous ont donné le feu vert. A l'heure où, peu à peu, je vais me retirant du flot, mes souhaits seraient que, prenant conscien­ce des potentialités du courant qui, dans une si émouvante unité vous rassemble, vous en sentiez en même temps les dangers des contradictions. Les contradictions ne sont créatrices que si elles renforcent l’unité ; celle que vous a construite et vous a léguée dans tant d’actes et tant d’écrits un militant exceptionnel, mérite tous vos égards et doit mobiliser tout votre courage.
 
Mes souhaits seraient aussi que, repen­sant ce long compagnonnage sous l’autorité du guide fraternel, vous puis­siez vous rendre compte — en mettant vos actes sous l’autorité de sa pensée — que ce guide était un Maître. Avant que d'autres — si loin de vous — vous en avisent, je souhaite que vous en soyez persuadés vous-mêmes. Alors vous considérerez comme une néces­sité de remonter aux sources de notre mouvement, de relire tant d’écrits inlassablement proposés à votre atten­tion, de reconsidérer toujours les aspects multiples d'une pratique pédagogique qui, pour Freinet, n'était jamais définitive.
 
C’est pour vous aider à repenser Freinet qu’en totale humilité — et dans un sentiment d’intime vénéra­tion — je voudrais, avec la simplicité qui fut la sienne, éclairer quelques aspects de son enseignement, à la faveur du thème de ce congrès.
 
Un enseignement rendu accessible à tous les éducateurs, auxquels il a toujours voulu associer la grande masse des parents, dans un vaste mouvement d’éducation populaire.
 
Je n’ignore pas qu’une telle tentative m’expose à des risques ; celui d’une schématisation abusive ; celui de ne retenir que ce qui facilite la compré­hension de la masse ; celui d’une rupture avec l'ensemble d’une œuvre d'une grande portée culturelle.
 
Mais, avertie comme je le suis de la valeur de votre activité pédagogique, de la lucidité de votre formation intellectuelle, je me rassure. Je suis en effet persuadée que, vivant la Pédagogie Freinet dans vos classes et dans vos existences mêmes, vous sau­rez écarter de mes modestes propos les dangers d’une simplification qui, à vos yeux, restera malgré tout, dans les perspectives d'une œuvre que vous avez comprise, personnalisée et promue.
 
Je me suis située sous le signe de la simplicité car, vous le savez, elle était chez Freinet comme une force douce de nature qui, aux moments de grande communion, se coulait dans l'être collectif de nos assemblées pour en resserrer l’unité intellectuelle et humaine. Et chacun de vous garde les images de l'accueil familier et chaleu­reux qui, d'emblée, vous plaçait, à votre insu, au niveau d’un vrai, d'un grand camarade. Peut-être la familiarité prenait-elle trop facilement le pas sur la profondeur des échanges ; peut- être y avait-il, trop souvent, gaspillage de biens qui auraient pu être sauvés. Mais pour finir, tout était bien ainsi, puisque c’est dans l’ambiance chaude et communicative de l’amitié, où le tutoiement signait la sincérité des contacts, que s’est avéré lumineuse­ment vrai, l'aphorisme de d'Alembert : « La simplicité est la suite ordinaire de l'élévation des sentiments ».
 
 
 
Cependant, pour Freinet, la simpli­cité était plus encore : une démarche de préhension et de recherche, un postulat en permanence doublé d’hypo­thèse, qui sans cesse le faisait pénétrer au cœur des vrais problèmes. Par elle, il prenait ses mesures à son poste d'homme et, de plus en plus, il s'éloignait de cette « philosophie des apparences » qui ne touche jamais du dur. Mais, prenant ses distances vis-à-vis d'un intellectualisme spéculatif, il s'éloignait en même temps d'une simpli­cité qui serait l'exclusive qualité de ce qui n'est pas compliqué et qui se complairait dans une évaluation som­maire des faits et des idées. Loin de lui faire redouter la complexité de la réalité, la simplicité de Freinet la lui faisait au contraire rechercher. Elle l'aidait à pressentir la densité de l’obstacle, ses zones de moindre résis­tance, pour toucher enfin l'assise fonda­mentale, dans les données mêmes de la vie. Ainsi allait s'affirmant l'aptitude à éliminer l'accessoire au profit de l'essentiel, à saisir l'inaccessible souvent par le haut, et venait le pouvoir de condenser le tout en peu de mots, et mieux encore, la nécessité de rester silencieux devant la vérité pressentie. Car la connaissance est toujours plus près du silence que de la parole. Une simplicité donc qui, loin de renier le savoir préverbal, se sentait à l'aise dans l'informulé, assurée d'avance que de l'assise constatée monteraient d’eux- mêmes les circuits de sève préparant l’éclosion. Alors, peu à peu, dans le va-et-vient de tâtonnements nettement orientés, une substance nouvelle livrait sa raison d'être, dans une analyse méticuleuse et ténue qui était l'avers de la synthèse première.
 
Ainsi naquirent les œuvres fondamen­tales de Freinet : celles qui furent publiées et celles restées en attente de mûrissement. Tout spécialement ce livre à la fois si simple et si profus qu'est son Essai de Psychologie Sensible est caractéristique de ce processus de création : la vie initiale, sans cesse pressentie et jaugée globalement, y coule à flots dans les interférences continuelles du biologique et de la pensée, unies en une solidité consubstantielle qui est celle de la loi découverte et délivrée.
 
Est-ce là une méthode de recherche et de pensée ?
 
Freinet, j'en suis certaine, ne se posa jamais la question, tant il était humble face aux pouvoirs inouïs de la vie ; tant il se sentait semblable aux autres dans cet immense fond de pensée humaine que constitue la vie de tous les jours et de toute une existence.
 
Mais ce dont il était sûr, c'est que la sagesse s’apprend en même temps que l’on apprend son métier, et que les deux vont ensemble quand ils sont nourris de la grande simplicité de la vérité. Et c'est sans doute parce que Freinet apprit plusieurs métiers, celui de berger, de paysan, d'éducateur — métiers de réel travail d'homme — qu'il sut, dès le départ, s’arranger avec la sobriété, cette forme supérieure de simplicité qui exige des ressources réelles de pensée et d'action.
 
La guerre apporta hélas ! un douloureux complément d'expérience humaine à ces vertus innées de silence et de méditation. A vingt ans, ramené par miracle de la fournaise du Chemin des Dames, Freinet devait vivre de longs mois dans l'alternative angois­sante de la vie ou de la mort.
 
Il faut compter comme une expérience déterminante cette dure épreuve d'un grand blessé, abandonné à son sort par un diagnostic médical des plus sévères, alors que tout l'appelait à vivre.
 
Je fus témoin de ce drame et partici­pai à ce combat qui, au-delà du déses­poir, nous fit découvrir les ressources infinies de la vie, toujours rédemptrice si elle participe à la vaste unité et à la vaste dialectique de la Nature. C'est au cœur de cette dialectique et par le secours du naturisme, que Freinet mena de pair et le rétablissement de sa santé et l’apprentissage de son métier d'éducateur, tous les deux inclus dans un rythme grandiose de forces dont il vivait les contradictions et l'unité.
 
C'est ainsi que, sans le savoir, il remonta aux données d'Hippocrate, présentant intuitivement les mécanis­mes dynamiques d’auto-régulation qui tendent à rétablir l'équilibre compromis. Dans le jeu et dans le secret des réactions personnelles physiologiques et psychiques à la fois, il réapprit à vivre.
 
Cette confiance en la nature à laquelle le prédisposaient ses atavismes paysans et ses activités champêtres d'un passé encore si récent, devait le conduire à une logique primordiale de bon sens qui était, à l'origine, la seule logique qui fut à sa portée. Elle devait d'ailleurs garder toutes ses pré­rogatives, au long de sa vie de praticien et de penseur. Ainsi se précisa, sous les auspices de la plus grande simplicité, cette dialectique élémentaire dans la­quelle la multiplicité des situations était dépendante toujours d'une unité fondamentale dominant à son tour la multiplicité. Ainsi allaient se précisant et s’affirmant des pouvoirs de synthèse et d’analyse, se complétant sans cesse dans une alternance critique.
 
Les postulats d’Hippocrate, Freinet les pressentit à son tour. Ils étaient la base de son comportement ; ils venaient des mêmes données de nature ;
 
ils étaient inclus dans un empirisme enrichi d'expérience, point de départ d'un déterminisme progressivement scientifique,
 
«La Nature est un tout, mais infiniment varié, écrivait Hippocrate il y a quelque vingt-cinq siècles. C'est un agent incon­nu dans son essence qui travaille pour le tout et pour les parties. La nature a des facultés qui lui sont propres.
 
Il faut laisser aller ce qui va bien naturellement... D’abord, ne pas nuire... Ensuite aider, chercher à parvenir au mieux ne se contentant pas d’approcher ».
 
C'étaient là des vérités essentielles que Freinet découvrait à Bar-sur-Loup et qui éclairaient, d’un jour secourable, les obscurités de son métier et de son état de malade. Une sorte de phylum en a été préservé, qui est l’essence d’une sagesse dans un art de vivre et d’enseigner, à la fois nourri de tradition et dynamisé d’évolution.
 
Une autre source d’inspiration et de connaissance vint au secours du jeune instituteur inexpérimenté : les fertiles pratiques de sa vie de berger. Par son expérience pastorale exercée dès l'en­fance, Freinet devait accéder à un autre domaine de recherche intuitive, celle que déjà, dès cette époque, je pourrais appeler : la psychologie com­parée.
 
Dans les joies et les incertitudes de la conduite du troupeau à laquelle il fut initié par la sagesse placide des bergers, le petit pâtre eut, précocement, le sentiment de la toute-puissance de l'instinct global et automatique du troupeau mû par une puissance d’unité inexorable. Il eut aussi le subtil plaisir de saisir, à « fleur de vie » pourrait-on dire, les particularités de la bête choisie et préférée : cabri bondissant du prin­temps, agneau inquiet de l’automne ou brebis dominée par la tranquille fonction de maternité.
 
Cet échange instinctif de l'enfant et de la bête, venu des sources d'une genèse triomphante, Freinet devait en faire un argument primordial de son outillage intellectuel. Il en fit aussi le leitmotiv d'une sagesse poétique, chaude et persuasive comme les versets du psalmiste biblique.
 
Avant même de lire les biologistes et les physiologistes, Freinet portait en lui, globalement, les données de ce qu'il devait appeler « une échelle d'Hu­manité» qu’il résuma plus tard dans la XVe loi de son Essai de Psychologie Sensible.
 
« Les réactions primaires de l’homme et de l’enfant — écrit-il — sont en tous points comparables aux réactions des animaux et de tous les êtres animés... Il n’y a, selon les espèces et les individus, qu’une différence de rythme et de degrés. Et c'est cette différence qui nous permet d'établir une échelle élémentaire du comportement intelligent. L’homme cependant, dépasse l’animal parce que son organis­me, les milieux où il a vécu, le succès de ses expériences, ont suscité une infinité de tâtonnements, cristallisés en règle de vie qui ont marqué les géné­rations ».
 
Ce sont ces fonctions fondamentales de relation avec le milieu qui obligent le biologiste comme le psychologue praticien à éviter toute hypothèse invérifiable, ce qui les met les uns et les autres dans l'obligation d'éviter les symboles ; et les « facultés » sont des symboles : ce sont des mots qui ne correspondent à aucune réalité et qui font de la psychologie tradition­nelle une immense fiction.
 
Cette liaison nécessaire entre la biologie et la psychologie que semblent délibé­rément ignorer les psychologues, Freinet la portait en lui, intuitivement, nous l’avons dit, tissée dans l’étoffe même de son être et de ses souvenirs d'en­fance, Avec une simplicité géniale il fit de cette réalité, la sève de ses enseignements. C'est en plongée vers ces souvenirs qu'il revenait sans cesse, comme à un foyer de fertile inspiration, chaque fois que sa pensée adulte se sentait indécise dans ses hypothèses ou dans ses arguments de démonstra­tions, Ces souvenirs sont le fondement même de ses explications par images sensibles. Les Dits de Mathieu sont la pastorale de la vie de la bête et de celle de l’enfant, unis dans l'ingénuité d'un instinct qui a pour première loi de donner raison à la vie.
 
C'est donc avec une sorte de sentiment de confraternité que Freinet comparait ses expériences d'éleveur de bêtes et d'éducateur à celles des biologistes, soucieux, comme lui, de replacer la créature dans son milieu naturel où elle assimile des énergies selon la technique de vie qui est d'abord celle de l'espèce. Il se séparait d'eux, cepen­dant, sur des points précis de conduites personnelles : il leur reprochait — et plus encore aux physiologistes — de fausser le champ d’expérience naturelle par les excès d’une recherche trop étroitement expérimentale, à vif, dans le conditionnement artificiel du labo­ratoire.
 
Mais Freinet était reconnaissant aux biologistes, comme aux physiologistes, d'avoir délimité une sorte de domaine préservé où l'instinct reprenait ses droits, jusque dans les conditions bar­bares de l’expérience de laboratoire, II leur savait gré surtout de nous débarrasser de ce grand mythe de la « conscience » et de tout le vocabulaire encombrant et pédant venu au secours d’une psychologie exclusivement spé­culative. La conscience écartée, on se retrouve, en toute simplicité, en face de constatations et de comparaisons de conduites se manifestant en faits irré­vocables,
 
Cependant, quels que fussent les inté­rêts innombrables qui orientaient Freinet vers une psychologie des com­portements, il fut, dès ses débuts de recherches psychologiques, l’adversaire de la « psychologie de réaction » des béhavioristes américains. En particulier de la théorie des « essais et des erreurs » qui devait jouer un rôle déterminant- dans la psychologie moderne améri­caine, et aboutir aux aspects divers d'une pédagogie de « conditionnement».
 
Le « conditionnement opérant » sur­tout, si éloigné des situations natu­relles, lui fit pressentir, dès ses débuts, les dangers d'une robotisation accélérée.
 
A la complexité diabolique des laby­rinthes et des souricières, il opposa le champ d'expérience de la vie quoti­dienne.
 
Au « conditionnement », il substitua le « tâtonnement expérimental » dans toute l'ampleur des actes de vie.
 
A l'arithmétique barbare des « essais et des erreurs » imposée de l’extérieur par un opérateur, il opposa la « perméa­bilité à l'expérience », démarche person­nelle des êtres dans des situations de nature.
 
Au « renforcement » artificiel par l’effet d’une récompense, il opposa « l’acte réussi » qui est succès, sentiment de puissance, sécurité, perspective dyna­mique,
 
Alors que le « conditionnement opé­rant » ne voit que l'acquisition des automatismes de dressage, Freinet pro­pose les structures de la « chaîne personnelle d'expérience » dont les maillons, actes réussis ou échecs, vont renforçant ou affaiblissant la solidité,
 
En un mot, à une pédagogie du « dressage » ne visant que l’acquisition de connaissances et un rendement exigé de l'extérieur, Freinet met pro­gressivement en place une pédagogie de mouvement dans laquelle l'efficience personnelle rayonne dans tous les aspects de la vie d'apprentissage, de relations, de culture.
 
En possession d'une psychologie des structures dont l’assise était le « tâton­nement expérimental », Freinet a tou­jours désiré une confrontation solide de son œuvre avec celle de Pavlov. Faute de pouvoir se procurer les traductions, si rares en France, des ouvrages du Maître de la physiologie expérimentale, il ne put réaliser son projet. Il connaissait, cependant, tout le dynamisme de la théorie des « réflexes » à laquelle Pavlov — au- delà du laboratoire — avait donné l’ampleur de toutes les manifestations de la vie. La portée des découvertes pavloviennes dans les domaines de la vie psychique, de la psychologie, de la philosophie, faisait pressentir à Freinet de grandes plages de contact dans lesquelles les « réflexes excitants » et les « réflexes inhibiteurs » jouaient le même rôle que les « actes réussis » et les « échecs ». Les uns comme les autres partaient de la même liaison entre le milieu interne et le milieu externe. Ils relevaient de la même unité organique, de la fusion permanen­te de l'élément psychique et de l'élé­ment somatique. Il ne fallait qu'une confrontation ou qu'une recherche complémentaire pour délimiter les simi­litudes et les différences.
 
Sans doute, Essai de Psychologie Sensi­ble aurait pu s'enrichir d’un second volume inscrit plus encore sous le signe de la grande simplicité et de la familiarité de la vie et dont le but immé­diat aurait été de mettre les données fondamentales de la psychanalyse à la portée de l’homme moyen ; de la resituer dans l’alternance des forces négatives et constructives qui étayent la grande dialectique de la vie.
 
La psychanalyse telle qu'on la présente est le domaine exclusif de l'échec, facteur déterminant du comportement névrotique. La névrose apparaît aux disciples de Freud d’autant plus grave qu’on en fait remonter l'origine à la vie au berceau ou aux premières années d'enfance.
 
Beaucoup plus près d’Adler que de Freud, Freinet prit toujours à son compte cet instinct sans lequel la vie ne serait pas. Il rejetait la « libido » et son contenu ambigu comme il rejetait « l’étiologie sexuelle » des névroses et plus encore tout l’appareil d’un symbolisme pompeux tout entier dépendant d’un imaginaire littéraire et culturel. Dans le processus de vie régressive des névroses, il ne retient que trois étapes chronologiques : le choc, le refoulement, la déviation. « Le choc, écrit Freinet, produit comme une sorte de vide mental qui met plus ou moins longtemps à se combler, suscitant des réactions multiples qui tendent à redonner l’équilibre indispensable pour la reprise de la marche en avant. »
 
Car, dit Freinet, la vie est capable de reprendre sa marche en avant, car elle est à même de cicatriser les solutions de continuité subies par le choc. A une condition cependant : c’est qu’elle puisse trouver, dans le milieu redevenu propice, les éléments nécessaires à la cicatrisation et au rétablissement d’équilibre ; comme l’or­ganisme guérit ses blessures, le psychis­me guérit ses traumatismes dans la mesure où sont propices les éléments de réparation, et cela selon des pro­cessus automatiques relevant de la même unité fondamentale.
 
C'est donc le milieu le plus favorable que Freinet va rechercher et non le secours du psychanalyste, sûr de son autorité du moment, mais forcément limité face à l'ampleur de la vie. Il faut redonner à l’enfant traumatisé le moyen de sortir de son ghetto intérieur, de trouver lui-même dans un milieu le plus « aidant » possible, la libération de ses angoisses. Par « la compensation » et la « sublimation », des actes décisifs sont aptes à employer utilement l’énergie du flot immobilisé par le « choc » et le « refoulement » et à faciliter la reprise du cours du fleuve. Alors, tout naturellement, dans les hauts et les bas inhérents à la guérison, la névrose va se liquidant.
 
La pédagogie Freinet apporte des preuves permanentes de ces réalités. Tout spécialement, je vous invite à vous arrêter longuement au stand de l'Ecole Freinet où, par l'image, par le disque, par le texte libre, notre camarade C. Berteloot vous offre les documents émouvants d’authentiques libérations psychiques.
 
Il s’agit d'enfants profondément trau­matisés et signalés comme irrécupé­rables sur le plan scolaire et familial. Et pourtant, ces enfants possèdent en eux les richesses insondables d’une vie refoulée, nouée sur des potentialités dont l'entourage avait signé le refus. Examinant et écoutant des documents si bouleversants de vérité, vous vous rendrez compte des pouvoirs de la libre expression dans ce retour de l'enfant à la vie confiante et joyeuse. Vous constaterez la montée radieuse de l’âme enfantine vers un épanouissement symbolisé par l’arbre généreux dont la sève s'élève vers les formes les plus hautes de l’expression culturelle. Tou­tes valeurs venues naturellement à éclosion dans les conditions familières du milieu le plus « aidant », que sécuri­sent en permanence des éducateurs conscients de leurs responsabilités.
 
Oui, il y a une auto-guérison psychique comme il y a une auto-guérison orga­nique et, nous en avons la conviction, la part du maître est ici plus efficace et plus évidente que la part du psychiatre qui n'a pas en main les libérations explosives de la libre expression,
 
Voilà qui donne à notre thème du « contrôle » une profondeur, un dyna­misme, une élévation qui font sentir les exigences réelles de ce qui était pour Freinet « l’éducation », Voilà qui ouvre aussi devant vous les perspec­tives radieuses du beau métier d’en­seigner.
 
Enseigner dans une simplicité qui met à la portée de tous les vérités ancestrales devenues vérités du mo­ment, par l’apport de données nouvelles qui en enrichissent le contenu sans en changer la nature. Rien ne s’intègre à la vie, rien ne l’exalte s'il n’est pris dans le faisceau des structures primor­diales, Et c’est jusque-là qu’il faut remonter pour se mettre en accord avec la vie. Alors le flot est délivré. Vous connaissez les images familières de Freinet dans ses fréquentes comparai­sons de la vie avec le torrent, qui sont si démonstratives du dynamisme et de l’unité d’une pédagogie incluse dans les processus mêmes de la vie.
 
C’est dans l’impétuosité du flot que se fait le contrôle des potentialités de l’être et c’est dans le sens du courant qu'il faut œuvrer, là où les gouttes d'eau sont portées vers un invincible dynamisme et non dans les seaux d'eau où elles sont à jamais immobili­sées, Ne devenez pas des jongleurs de seaux d'eau, mais entrez au contraire résolument dans le cours des vagues au service de l’universel instinct de vie. 
 
Je n’entrerai pas dans le détail des formes infinies par lesquelles l'édu­cateur prend une nette conscience des pouvoirs de l'enfant, de l'enrichisse­ment et de la formation de sa person­nalité. C'est là le contenu et la démarche dynamique de toutes nos « méthodes naturelles » servies par les outils et les techniques que vous allez analyser au cours de ces journées : texte libre, fichiers divers, bandes enseignantes, plans de travail, conférences, expres­sion d'art sous toutes ses formes plastiques et poétiques, danses, portent l'enfant vers ces contrôles de niveau supérieur que sont les brevets, les chefs-d’œuvre, les inventions scienti­fiques et mathématiques et, au-delà, vers ce comportement de totale respon­sabilité d'une communauté coopérative. Car il y a aussi un contrôle de la communauté scolaire qui témoigne du comportement de tous les élèves d'une classe, de leur montée globale vers un niveau de qualité qui est unité, climat de confiance, fructueux travail et har­monie.
 
Votre contrôle, il est dans cet idéal compagnonnage du maître et de l'enfant, chacun enrichissant l'autre de ses élans et de ses biens donnés en spontanéité et en largesse, dans des échanges de si haute valeur humaine que le souvenir nous en reste pendant toute une existence.
 
Et, connaissant l'enfant, l’éducateur apprend à se connaître lui-même, à juger son propre comportement dans une classe devenue milieu humain et milieu de méticuleuse organisation tech­nique que Freinet a précisée dans les vastes perspectives de son Education du Travail. Cette éducation du travail, en un demi-siècle de consciencieuse activité pédagogique, vous l’avez faite vôtre, non seulement par vos actions d'enseignants, mais encore par votre valeur d'homme,
 
Ce magnifique mouvement international d’Ecole Moderne, unique au monde, sous l'autorité de Freinet, vous en avez fait votre domaine, votre champ d'expérience, votre culture, votre idéal.
 
Mais vous en avez fait aussi la raison d'un militantisme inlassable, de reven­dications urgentes, de protestations jus­tifiées, face à l'état d'abandon d'une école publique délibérément sacrifiée aux impératifs souverains d'un capita­lisme si peu soucieux du destin des masses populaires. Vous savez que l’on ne saurait isoler un fait social aussi complexe que l'éducation de tous les considérants extrascolaires qui en déterminent les méthodes et en rythment l'évolution,
 
Cette « rénovation de l'enseignement » qui est la nôtre, fruit de tant de labeur, de tant de patientes recherches, de tant de joies, et aussi de tant de décep­tions, vous avez le devoir d'en préserver la dégradation possible ; de la maintenir toujours plus au niveau de l'idéal qui, inlassablement, l'a façonnée et promue.
 
A ce moment décisif de notre histoire où va se précisant la mise à l'épreuve de la pédagogie Freinet dans la grande masse enseignante, vous devez peser le présent et repenser le passé. Dans cette confrontation inévitable de notre « rénovation de l'enseignement » avec le « plan de rénovation pédagogique » instauré des sommets de l'Education Nationale, je ne saurais mieux faire que de vous retracer les lignes que Freinet écrivait à la suite de l'officia­lisation de la pédagogie Freinet pour les classes de transition :
 
«Quand nous disons que notre but est l'officialisation de notre pédagogie, cela ne veut point dire que nous recherchons à tout prix l'estampille officielle et que nous ferons pour l'obtenir tous sacrifices et toutes démarches nécessaires. Nous redouterions au contraire une forme d'officialisation qui risquerait de nous cristalliser dans des solutions qui doivent sans cesse être reconsidérées et améliorées. « Et nous redouterions tout autant que les instituteurs soient un jour poussés artificiellement vers des techniques qu’ils ne sont pas encore à même de pratiquer faute d’initiation et de réadaptation. Leurs échecs ou leurs demi-échecs inévi­tables, risqueraient de redonner des armes à la masse des immobilistes qui sont contre nous, sans nous connaître, parce que nous bousculons l'ordre établi, que nous dérangeons les routines et gênons aussi certains intérêts. »
 
Nous savons que les choses vont lente­ment, et tout spécialement dans notre milieu enseignant, refuge d'une tradi­tion anachronique dans un monde de progrès hallucinant. Nous savons que restera grande encore, et patiente, et nécessairement courageuse, l'action de nos militants de base. Dans l’indé­cision et dans l’incohérence des forces qui s’affrontent dans les milieux ensei­gnants et dont le colloque d’Amiens vient de vivre le drame, nous avons le grand avantage d'être rassurés : nous savons, nous, d'où nous venons. Nous savons où nous allons. Avec tant de richesses dans l'esprit et dans le cœur, il faut réussir, et réussir dans ce climat d’humaine simplicité qui fut la carac­téristique de l’âme généreuse de votre guide. Je veux vous redire, pour conclure, les paroles optimistes qu’il prononçait, il y a quelque trente ans, dans la mise à l’épreuve qui suivit l’affaire de St-Paul :
 
« Courage, camarades! Le bon grain que nous avons semé lève. Des masses toujours plus grandes viennent vers nous que nous assurons de notre collaboration totale et désintéressée,
 
« Car notre but n'est point de mettre en vedette tels individus ou tels groupements, mais de contribuer à la régénération de notre école populaire et à la diffusion d’idées-forces qui ne sauraient être des forces que si elles sont dépouillées de toute individualité, pour aspirer à cette généralité, à cette humilité, à cette simplicité qui les font aptes alors à remuer le monde. »
 
Elise FREINET.