ENSEIGNER DANS UN C.E.T. Pour qui ? Pour quoi ? Comment ?

FĂ©vrier 1976

 

ENSEIGNER DANS UN C.E.T.
Pour qui ? Pour quoi ? Comment ?
 
 
A) CONDITIONS DE FORMATION ET PERSPECTIVES OFFERTES AUX ÉLÈVES
1) Pour qui enseigne-t -on ? ou encore : nos élèves
C'est bien connu, sauf quelques exceptions, les élèves qui entrent dans les C. E.T. sont ceux qui se sont mal adaptés au système scolaire du premier cycle. Vu la situation de celui-ci on pourrait penser que cela dénote déjà pas mal de qualités. Bien au contraire on admet généralement que, n'ayant pas su déjouer les pièges tendus principalement par le français et les maths, ils ont à des degrés divers une sorte d'infirmité cérébrale (certains préfèrent dire que ce sont des "manuels").
Dans la bouche des enseignants cela se traduit par des expressions du genre : "au second cycle court, c'est le déchet ... on n'envoie que les non-valables ... le niveau est très bas ... etc.) » Les élèves concernés admettent fort bien la chose et détournés à jamais des délices de la spéculation intellectuelle ou artistique, ils font contre mauvaise fortune bon coeur, ils s'occupent au minimum de tout ce qui est "enseignement général" sans se rendre compte que celui -ci est l'affaire de tous, dans tous les domaines.
En un mot, ils admettent facilement que leur "orbite frontale" n'est pas au point. Ils ne peuvent plus imaginer qu'ils sont capables d'imaginer.
 
2) La situation de nos élèves dans la société
Tout le monde sait que nos élèves sont, dans leur énorme majorité, recrutés dans les couches les plus modestes de la société. Beaucoup sont ce que l'on appelle des "cas sociaux". (En liaison avec le paragraphe précédent cette constatation est un élément à faire intervenir dans le débat qui est ouvert entre l'inné et l'acquis indépendamment des conclusions politiques que l'on peut en tirer).
J'ajouterai quelques remarques qui sont valables pour tous les adolescents d'aujourd'hui, qu'ils soient de C.E.T. ou non :
- la révolution industrielle a affaibli le cadre socio-culturel dans lequel vivaient les individus autrefois.
- les traditions ont perdu leur caractère sacré au profit de l'utilisation immédiate.
- ne maîtrisant pas leur travail, ne détenant pas des valeurs solides à transmettre à leurs enfants, les parents ont perdu la confiance de ceux-ci.
- les grandes épreuves (par exemple : examens) qui pouvaient constituer une initiation (dans le sens de rite d'initiation) pour permettre à l'adolescent de devenir adulte ont perdu leur caractère premier.
 
3) L'avenir de nos élèves
On pouvait lire dans une circulaire qui communiquait les recommandations de l'Inspection Générale sur les enseignements technologiques et pratiques : "Dépassant les perspectives d'emploi immédiat,l'enseignement doit être organisé de façon à permettre aux élèves; de s'adapter à l'évolution permanente des techniques et s'élever dans la hiérarchie des fonctions industrielles s'ils ont la volonté de faire l'indispensable effort de perfectionnement". Cette même circulaire recommandait un peu plus loin, d'orienter notre activité pédagogique plus vers l'épanouissement de la personnalité que vers la seule acquisition des connaissances technologiques. Et je suis d'accord pour penser qu'épanouir la personnalité consiste à développer par exemple (et je reprends à nouveau les termes de la circulaire): "l'imagination créatrice, l'esprit d'initiative et de décision, le sens des responsabilités, l'aptitude au jugement et au travail en équipe".
Parler ainsi c'est déjà aborder le problème des finalités de notre enseignement, mais je me réserve de commenter ces quelques lignes un peu plus loin pour me contenter de constater la situation telle qu'elle se présente : la plupart des élèves entrent dans nos C.E.T. sans vocation. Ils sont là à la suite d'une scolarité difficultueuse et bien souvent le métier qui les aurait tentés se trouve préparé dans un C.E.T. trop éloigné de chez eux ou pour lequel ils n'ont pas été admis. Ils doivent donc pour beaucoup apprendre à aimer ce qu'ils font à défaut de ne pouvoir faire ce qu'ils aiment.
Cela est évidemment déjà hautement éducatif mais d'autant plus difficile qu'ils savent qu'un pourcentage énorme ne travaillera pas dans la spécialité pour laquelle ils se préparent. Ils peuvent s'estimer comblés s'ils ne sont pas chômeurs en sortant de l'école. Ils "s'adaptent donc".
Et puis de toutes les façons cette circulaire nous avait été communiquée avant que Monsieur Haby ne soit appelé à s'occuper de mettre en place une réforme. Depuis je n'ai rien lu de tel. J'ai par contre vu, dans le projet de réforme, que dans les C.E.T. "l'enseignement général" serait dispensédans la mesure où il pourrait être utile à la formation professionnelle. Les techniques et méthodesde formation au niveau de l'enseignement professionnel privé, si en vedette aujourd'hui, ne laissentpar ailleurs aucun doute sur la question.
 
4) La vie scolaire que nous offrons à nos élèves :
Chaque élève se trouve chaque semaine devant une dizaine de professeurs. Ceux-ci ont pour objectif essentiel de lui enseigner un programme souvent important et même parfois difficile étant donnés les échecs scolaires préalables des élèves de C.E. T. Aucune structure de travail n'est prévue pour assurer une coordination des enseignements, une uniformisation des méthodes, une planification des contenus etc. Lorsque cela a lieu, c'est le fait d'initiatives individuelles. Je constate que mise à part la personnalité particulière de chaque professeur et l'influence inévitable de sa simple présence physiqueet de son comportement moral, tout notre enseignement au niveau de SON ORGANISATIONELLE-MÊME conduit à faire acquérir à nos élèves uniquement des connaissances.
 
5) Ce que sont les réactions de nos élèves :
Je tiens à préciser à ce sujet, mais ceci est valable pour l'ensemble des idées que j'essaie d'organiser du mieux que je peux, que je ne parle qu'en fonction de ce que je connais c'est-à-dire de mon expérience propre.
Dans ce cadre je peux dire que je trouve nos élèves essentiellement préparés à se soumettre à la vie que nous leur proposons. Dans l'ensemble si la manière d'enseigner ou le contenu de l'enseignementne leur conviennent pas, ils savent admirablement devenir passifs, présents uniquement parleur corps. Mais d'un autre côté ils sont prêts à se donner avec toutes leurs facultés à une tâche qui aura quelque rapport avec les intérêts premiers de leur vie. Ils n'ont absolument aucune idéede ce que pourrait être un autre système scolaire que celui dans lequel ils sont et ils ne semblent pas vouloir en chercher un autre. Leur instinct provoque chez la plupart d'entre eux, non pas uneopposition au système mais un désintéressement. Les constatations faites par la commission chargée de rédiger le rapport bien connu sous le nom de rapport Joxe me paraissent bien décrire cela ; la commission a été frappée par l'ennui des élèves, par leur désintérêt, par leur désinvestissement affectif ... phénomène qui conduit de plus en plus souvent à un refus de l'école dont l'absentéisme est la manifestation la plus voyante ... ".
 
B) POUR QUOI ENSEIGNE-T-ON ?
Au paragraphe trois du chapitre précédent j'ai dit déjà que j'étais tout à fait d'accord sur le fait qu'il était nécessaire de développer chez nos élèves : l'imagination créatrice, l'esprit d'initiative et de décision, le sens des responsabilités, l'aptitude au jugement et au travail en équipe. Mais pour moi tout cela ne doit avoir d'autre but que de leur permettre d'être :
- libres, dans la mesure ils sauront que la liberté n'est qu'un mot, lié à la quantité d'informations qu'ils auront ou qu'ils seront capables de recueillir sur eux et sur le mondequi les entoure.
- maîtres de leurs actes et responsables des choix qu'ils feront en fonction des informations qu'ils auront pu recueillir.
Ceci à mon avis étant bien préférable à ce que nous entendons (et ce que trop souvent nos élèves entendent), à savoir que l'idéal est d'avoir un "produit fini", "adaptable", "facile à intégrer dans lahiérarchie des fonctions industrielles" "rentable" etc.
Pour être clair je voudrais préciser en reprenant certaines expressions de la Charte de I'ICEM, ce que devraient être à mon avis, pour nous tous les lignes de forces essentielles de notre action éducative :
 
1) Épanouissement plutôt que conditionnement
Tout doit être mis en oeuvre pour que de plus en plus notre éducation tende vers ''un épanouissement et une élévation" et non vers une accumulation de connaissances, un dressage, ou une mise en condition. Il semble que tout le monde soit d'accord là -dessus mais notre institution scolaire estorganisée de telle façon que pour l'instant elle semble viser le contraire.
 
2) Apprentissage de la responsabilité
Nous ne devons nous faire les complices d'aucun endoctrinement, ne serait-ce que celui de vanter à nos élèves le monde des adultes dans lequel ils sont destinés à entrer. Notre devoir est de leurpermettre d'être assez forts "pour se construire la société qui leur garantira au mieux leur épanouissement".
Ils doivent grâce à nous devenir "des adultes conscients et responsables".
 
3) Faire de l'école un lieu de travail
Nous devons faire de l'école un LIEU DE TRAVAIL et "de travail créateur choisi et pris en charge par le groupe". C'est par le travail "que pourront se faire les acquisitions, que pourront s'affirmerou s'éveiller les potentialités". "Par le travail et la responsabilité", l'école pourra s'intégrer "aumilieu social et culturel dont elle est aujourd'hui arbitrairement détachée".
 
4) Dénoncer la domination et la concurrence
Nous devons éviter de développer chez nos élèves le besoin de dominer, de concurrencer, d'écraser et cela en n'attachant pas à la compétition, à la domination, la valeur que nous leur accordons aujourd'hui. Ce système de rapports humains basé sur la rivalité n'est ni le seul ni le meilleur que nous puissions concevoir, il en est d'autres, mais une telle affirmation est tellement étrangère de la pensée de certains éducateurs, qu'elle leur paraît par là même absolument fausse quand ce n'est pas absurde.
On pourrait sans doute se donner d'autres buts mais il est pour moi une chose essentielle : je ne vois pas comment on pourrait envisager de dissocier ces différentes lignes de forces. C'est-à-direcomment peut-on envisager que le C.E. T. "formera" l'ouvrier et que l'homme, le citoyen, se formeront ailleurs. Nos élèves restent pour la plupart trois ans pensionnaires dans notre école, a-t-on le droit de les laisser se lancer dans la vie avec pour seules armes de beaux cahiers pleins de belles leçons, de beaux discours pleins de bons conseils. Refuser à l'école la possibilité d'être le lieu où les hommes viendront chercher les connaissances et aussi prendront conscience de leurs possibilités individuelles et sociales c'est peut-être leur interdire de trouver cela ailleurs. Le socio-psychanalyste Gérard Mendel ne va-t-il pas jusqu'à affirmer : "En ce qui concerne la formation de la conscience politique du citoyen par exemple, l'école constitue jusqu'à présent le plus solide agent de blocage" !
J.L. BROUCARET
17400 St-Jean-D' Angély