L'Educateur n° 9 - année 1966-1967

Février 1967

L'organisation technique du travail scolaire

Janvier 1967

Elle est notre souci essentiel dans l'orientation nouvelle que nos techniques impriment peu à peu à la pédagogie française.

On nous a enseigné à l'Ecole Normale comment il fallait mener une leçon de calcul, de grammaire ou d'histoire, la préparer et l’expliquer en prévoyant naturellement tes exercices complémentaires d’application. Mais, ce faisant, on a procédé exactement comme un directeur d'usine qui s'occuperait de faire marcher un moteur, éclairer un système de lampes ou mouvoir un monte-charge, et qui, négligeant les problèmes majeurs de coordination technique, aurait de ce fait une entreprise dont toutes les pièces prises séparément fonctionneraient à sa satisfaction, et dont l'ensemble pourtant serait sans efficience et sans vie.

Le jeune débutant se rend compte de cette insuffisance. Quand il aborde ses aînés, il est moins préoccupé de savoir comment ils conduisent une leçon de grammaire ou de calcul que de leur poser les questions qu'il estime plus essentielles : « Comment parvenez-vous à intéresser vos enfants, à faire travailler simultanément plusieurs divisions? Quelle discipline adoptez-vous ? Comment faut-il punir ou récompenser et quelle attitude adopter en face des bons élèves d’une part, des malades, des nerveux et des fortes têtes d’autre part ? »

L’Ecole Normale ne nous a point préparés à la solution technique de ces difficultés et les journaux pédagogiques portent irrémédiablement l’accent sur la méthode d’étude de chaque matière du programme. Reconnaissons cependant que, de plus en plus, les Inspecteurs ne se contentent plus, comme il y a vingt ans, de juger la maîtrise avec laquelle le patient — l’instituteur inspecté — développe une leçon d’histoire devant des élèves préalablement placés dans la position optimum de réceptibilité : bras croisés ou mains au dos, mais qu’ils sont particulièrement sensibles à l’effort de l’instituteur pour la conduite de sa classe, pour l’intégration du travail scolaire dans le milieu ambiant, pour l’exaltation d’un éminent circuit de vie.

Qu’on nous comprenne bien : nous ne disons pas qu’il soit inutile de savoir conduire une leçon avec aisance et doigté : nulle connaissance n’est superflue lorsqu'elle est l’apanage d’un esprit juste, sans œillères, sensible aux enseignements des choses, pour lequel la forme n'a point obstrué la compréhension de la vie. C'est ce bon sens, cette libération du formalisme, cette intégration à la vie, qu'il nous faut désormais promouvoir.

...La meilleure classe n’est point celle où l'on fait les leçons les plus parfaites et les mieux ordonnées. Il fut de ces classes où l’instituteur se dépensait avec maîtrise et qui ne nous ont laissé qu'un arrière-goût de “geôle de jeunesse captive". Une bonne classe moderne n'est point celle où l'instituteur subordonne la vie de sa classe à la régularité méthodique de son enseignement, mais celle où les enfants vivent, s'attaquent avec profit aux problèmes innombrables que leur pose leur dynamique croissance et savent parer aux faiblesses théoriques par l'entrain qui domine et digère tout.

Nous considérerons donc dans le processus deux zones d'activité :

— La méthode qui prévoit le biais par lequel nous aborderons les diverses disciplines. Cette méthode a son importance et nous ne la négligeons pas. Nous la considérons seulement comme non essentielle et devant occuper dans notre comportement pédagogique la seconde zone seulement.

— La conduite générale de la classe, la façon dont nous aménagerons les relations entre élèves d'une part, entre élèves, maîtres et milieu d’autre part ; la possibilité technique, pour les uns et pour les autres, d'œuvrer selon leurs besoins, même si leur dynamisme n'évolue pas selon les normes classiques prévues par les méthodes. C'est sur cette organisation technique du travail et de la vie scolaires que nous avons mis l’accent. Si ça tourne rond chez nous, si l'appétit est grand, la soif inextinguible, si les relations de travail et de vie se sont normalisées, si les outils, l'installation, les locaux sont prévus et réalisés dans le sens de cette conception dynamique de notre effort, alors nous ferons du bon travail.

Toutes nos innovations, toutes nos mises au point et nos réalisations sont subordonnées à ce critère souverain. Est-ce que cet outil, ce livre, cette fiche, ce manuel, cette méthode, serviront la vie de la classe dans son ensemble, la montée dynamique des élèves ? Il ne suffit pas qu'ils aboutissent à l'aménagement d'une discipline supérieure ; que, grâce à eux, l'enfant écrive mieux, calcule plus vite, comprenne un point d’histoire ou de géographie. Encore faut-il que ce résultat n’ait pas été obtenu au prix d'un nouvel assujettissement à une scolastique mortelle pour le tonus général de la classe,

...Nous avons l’impression, pour ne pas dire la certitude, que ces conquêtes ont fait beaucoup plus pour le progrès pédagogique que toutes les améliorations, toujours provisoires, que nous aurions pu apporter à telle ou telle méthode, Nous avons ouvert les pistes, dont quelques-unes sont déjà des chemins et même des routes nationales. Il est des ouvriers de la onzième heure qui, déjà, s'engagent en trombe par la brèche ouverte, en brandissant les drapeaux de triomphe. Estimons-nous heureux s'ils ne nous décochent pas, dans leur hâte, un de ces petits coups de pied d'amitié — bien connus! — parce que, par les nouvelles brèches auxquelles nous nous attaquerons, nous dérangerons la quiétude avec laquelle ils se préparent à exploiter — pas pédagogiquement — nos réalisations.

C. FREINET

L’Éducateur n° 5

du 1er Décembre 1947

 

Ecoles - témoins et écoles expérimentales

Février 1967

Le temps a marché depuis que Freinet, dans sa petite classe de Bar-sur-Loup, installait, jour après jour, sa première classe expérimentale. Elle était en effet, cette classe, expérimentale au sens total du mot, dès l'instant que le jeune maître, partant à contre - courant de l’Ecole traditionnelle, inventait des techniques et créait des outils nouveaux, dès l'instant surtout où ces outils entraînaient une expérimentation permanente, qu’ils instauraient un comportement différent des élèves et du maître, une reconsidération totale de l'action d'enseigner dans laquelle l'enfant prenait une place déterminante.

Il s'en suivait quantité de changements que l'on pouvait dire révolutionnaires : l'organisation technique de la classe, née des besoins mêmes des enfants et de l'éducateur, devenait une nécessité de premier plan dont dépendaient toutes questions pédagogiques et psychologiques. Cela, sans aucun à priorisme, sans leçons explicatives, par les seules vertus des techniques instaurées : expression libre, travail sous toutes ses formes, par équipes ou individualisé, échanges interscolaires, coopérative, liaison permanente de l'école au milieu. L’on pouvait constater, en conséquence de ces riches et multiples initiatives, que dans une telle classe où la recherche était comme un pain quotidien, tout était déjà en place pour témoigner des potentialités d'une pédagogie qui, nourrie des sèves de la vie, portait en elle des raisons d’utilité et de rendement, des perspectives théoriques et culturelles.

Mais, expérimenter c'est d'abord savoir douter : tout au long de sa carrière enseignante, le doute, chez Freinet, alla toujours de compagnie avec l’optimisme dans la longue patience des mises au point sans cesse recommencées, les ruptures d'équilibre qui, parfois inquiétantes, finissaient pourtant par susciter le bond en avant qui assure le passage enthousiasmant de la quantité à la qualité. Ce faisant, l'on comprend pourquoi Freinet s'est toujours refusé à faire de sa pratique pédagogique une méthode ayant un caractère absolu et exclusif, imposant un code de dogmes immuables et définitifs. «La pédagogie Freinet, écrivait en 1931 celui qui allait devenir «l'instituteur de Saint-Paul », cherche à embrasser toutes les forces de l'éducation et de l'enseignement ; elle se défend d’être figée et parfaite, mais elle veut être éminemment souple et prête à toute évolution vers le mieux... »

Si je reviens à ces exigences éducatives qui furent toujours celles de Freinet, c’est pour signifier qu’un maître ne saurait prétendre instaurer une école expérimentale sans avoir pris une définitive conscience d'un complexe de données scolaires, humaines et intellectuelles, presque toutes dépendantes d’une organisation technique du travail de la classe. C'est aussi pour nous aider à hiérarchiser nos milliers d’écoles dans des niveaux différents de l’apprentissage et de la connaissance et pour nous orienter vers un recensement nécessaire des divers stades de rénovation de nos classes modernes.

Il y a, en effet, dans chaque département, des écoles diversement démonstratives des avantages et de l’efficacité de la pédagogie Freinet ; les unes donnant une totale sécurité pour la propagande, les autres étant dans l’ensemble rassurantes, d'autres enfin dont il est à craindre que les techniques qui y sont employées le sont dans l’ignorance des moyens et des buts qui justifient leur utilisation. On conçoit qu’il en soit ainsi, en raison des variations de temps nécessaire à l'apprentissage, en raison des difficultés inhérentes au milieu scolaire, à l'isolement d'une classe qui rompt avec les pratiques traditionnelles, en raison surtout de la valeur du maître. Car il y a une garantie de sécurité donnée par la personnalité de l’éducateur, « Il est incontestable, écrivait Freinet il y a vingt ans, qu'en éducation, plus encore que pour les autres branches d'activité, la valeur de l’homme reste une des conditions essentielles pour la formation du parfait technicien ».

Ce n’est pas en vain que depuis tant d’années « la part du maître » reste un souci permanent de notre pédagogie, un objectif sans cesse remis en honneur, quels que soient les avantages des techniques Freinet, quelles que soient les possibilités intellectuelles et sensibles des élèves.

Un bon maître obtient toujours des résultats satisfaisants dans une classe qu’il domine de son autorité intellectuelle et humaine. Un mauvais maître peut en quelques mois compromettre l’avenir de ses élèves. Il est hélas ! à redouter qu'à mesure que va s’accentuant le discrédit de la fonction enseignante, et l’absence de formation des instituteurs, la proportion des maîtres inexpérimentés aille augmentant et tout spécialement dans le premier degré. Il arrive certes que nos écoles modernes aient leur lot de débutants plus ou moins dangereux mais ici, du moins, la nécessaire initiation aux techniques Freinet minimise les risques que court sur une grande échelle l’école traditionnelle. Ne restent « chez nous » que ceux qui sont intéressés par l’expérience et qui ont confiance dans des techniques qui changent d'emblée les rapports de maître à élèves ; encouragés et épaulés par nos camarades du groupe départemental, ces nouveaux venus ont toute chance de réussir si, par ailleurs, ils suivent nos stages, visitent des écoles entraînées à utiliser nos techniques, restent attentifs aux conseils de nos camarades qui les parrainent et surtout lisent l'abondante bibliographie de l'Ecole Moderne et les œuvres de Freinet.

Cela étant, nous devons cependant rester très vigilants et très prudents dans une propagande qui risque de friser parfois un prosélytisme abusif. Il faut, ainsi que le recommandait Freinet dans son dernier leader de L’Educateur, « revenir à plus de simplicité, de modestie, de sobriété dans la propagande ».

L’essentiel est de se pénétrer de l'esprit nouveau qu'apporte une technique bien adaptée. Un débutant peut s'en tenir, au départ, au texte libre, et à la correspondance qui en est le complément, pour voir s'affirmer dans sa classe un climat de spontanéité et de confiance apte à humaniser les disciplines restées encore dans le sillage de la pédagogie traditionnelle.

Un pas en avant sera fait en enrichissant ce départ novateur du journal scolaire imprimé, de la coopérative scolaire, de l’expression libre par le dessin et la peinture, des fichiers autocorrectifs, des bandes enseignantes, ces deux dernières techniques s'accommodant des données d'une classe où les leçons du maître et les « devoirs » d'élèves sont encore employés.

Nous aurons dans ces conditions une classe en voie de modernisation qui ne sera pas démonstrative à 100% de la pédagogie Freinet mais qui par certains de ses aspects peut être significative des premiers avantages qu'on peut en espérer.

Les classes-témoins doivent offrir un éventail plus large de techniques sous l'autorité d’un maître, passé technicien, c'est-à-dire ne redoutant aucun aléa venu de l’emploi des outils, aucun contretemps surgi de l’expression libre ; un maître imprimant à sa classe un rythme d’activités toujours compatible avec une pédagogie unitaire. La meilleure façon d’enseigner prend le visage de l'intérêt profond des enfants, de la spontanéité et de la joie. La discipline est l'essence même du beau travail réussi ensemble. Alors s’ouvrent les portes merveilleuses de la connaissance et de la culture.

Ce sont de telles classes qui sont les plus aptes à faire la preuve de la fertilité et de l'efficience d’une pédagogie puisant dans la vie ses raisons d'être, unissant dans le travail les ouvriers d’une même œuvre dans laquelle le maître est devenu l’ami, le conseiller, le grand camarade.

A un niveau de plus exigeante recherche se situent nos écoles expérimentales, dans lesquelles des maîtres spécialistes de certaines disciplines abordent dans toute leur complexité les problèmes pédagogiques sur le plan de l’efficience pratique, intellectuelle, culturelle.

Ces classes, comme leur nom l’indique, se vouent à l’expérimentation et à la recherche, sans but immédiat de rendement ce qui ne veut pas dire que les résultats en soient aléatoires. La part du maître est ici essentielle et l’expérience d’hier est argument de l'expérience de demain. En apparence, de telles classes ne sont pas, comme l'exige une science scolastique, méthodiquement scientifiques ; elles abordent la vie de front, dans une reconsidération permanente des données en jeu, elles sont sans cesse libératrices de spontanéité et d'imagination, elles sont formatives de personnalités, celles des enfants comme celle du maître.

Les classes expérimentales doivent être jugées à leur niveau et il va de soi qu'elles risquent, au premier abord, de décevoir les spectateurs non avertis ou les inspecteurs dominés encore par des soucis de méthodes progressives. L'atmosphère d’exubérante recherche qui leur est habituelle est la démontration simple et loyale des méthodes naturelles pour lesquelles la part du maître, nous l'avons dit, est décisive ; mais il faut pour le comprendre des esprits ouverts qui, plus loin que le simple contrôle, savent discerner les pouvoirs de la pensée créatrice.

Ceci nous amène à une reconsidération des techniques d'inspection pour nos écoles modernes. C'est une très grave question sur laquelle il nous faut revenir de façon à prévenir certaines incompréhensions ou attitudes plus ou moins hostiles entre inspecteur et « inspecté », alors que, de part et d'autre, tout acte de bonne volonté, tout travail sérieux, toute pensée loyale, devraient être toujours ciment d'entente et de collaboration pour le plus grand bien de l'enfant.

La même reconsidération est à faire pour les stages dans nos classes-témoins. Il faut savoir être soi-même détendu, offrant, avoir l’esprit accueillant et libre pour susciter l'attitude de simplicité et de confiance qui doit être le point de départ d'une propagande fructueuse.

Il faut encore et toujours savoir prendre et savoir donner la part du maître.

ELISE FREINET

 

"Autour" d'une expérience (II)

Février 1967

Voir la première partie dans l'Educateur n° 7 page 19.

A Brest, Delbasty me critiquait parce qu'il pensait que l'on devait toujours partir des créations spontanées des enfants. Il avait raison. Et je pensais d'ailleurs comme lui. Mais, à ce moment, il fallait que je me saisisse d’abord moi-même des notions nouvelles. Et il fallait aussi que je mette à l'épreuve, au besoin à l'aide de créations non-spontanées, toutes sortes d'idées mathématiques pour voir si elles étaient assimilables par mes jeunes élèves. C'est ce premier sondage nécessaire qui m'a permis de me lancer totalement comme je l'ai fait et dans la même optique que Delbasty.

D'autres camarades me critiquaient parce que je ne partais pas toujours de la vie. Ils avaient raison d'insister sur la très grande place que l’on doit faire à la vie. Mais je différais d'eux — et je diffère encore — parce que je pensais qu'on pouvait aussi bien partir de l’abstrait pourvu que l'on ne s'y enfermât point, Pour mot, l'abstrait et le concret sont indissociables.

« Quel que soit le point de départ de l’activité scientifique, cette activité ne peut commencer qu’en quittant le domaine de base : si elle expérimente, il faut raisonner ; si elle raisonne, il faut l’expérimenter ». (Bachelard)

Depuis j’ai eu l'occasion d'entendre à la télé quatre grands savants qui parlaient de ce problème. Voilà à peu près ce que j'ai retenu.

« On découvre quelque chose : là- dessus les mathématiciens interviennent et ils proposent des idées d'expériences à l’appui de leurs conceptions mentales. Et les physiciens expérimentaux exécutent les programmes établis. Et ainsi on arrive à trouver des choses que l’on avait pu prévoir.

Mais Leprince-Ringuet ajoutait qu'il arrivait parfois que l'on découvrît quelque chose à côté de ce que l’on cherchait. Et il savourait cette bonne découverte fortuite. Il ajoutait également :

— Evidemment, les mathématiciens interviennent à nouveau et nous redonnent des pistes à suivre, des idées d'expériences nouvelles. Mais c’est bon, la découverte fortuite. Ça c'est le plaisir. Le reste, c'est le travail, utile certes, indispensable même, mais source de moins de joie », Il me semble que ce qui est vrai à ce très haut niveau est peut-être également vrai au niveau de nos enfants.

Mais revenons précisément à ces enfants.

LES EDUQUES

Bon, j'en ai fini avec le maître et ses caractéristiques. Il faut maintenant que je dise un mot de mes compagnons de route, c’est-à-dire des neuf gamins que j’entraînais dans l'aventure. Je dis neuf, mais en réalité, par un prompt renfort, nous devînmes vite treize. En effet, des enfants du CP, que je comptais tenir à l'écart, rejoignirent le gros de la troupe des matheux à tête chercheuse.

Voici les dates de naissance des enfants du CE1 : 15.13.57; 13.8.58; 18.9.58; 19.9.58; 15.10.58; 22.10.58; 3.12.58; 1.2.58; 28.2.58,

Ce qui donne en gros, au début d'octobre 65, les âges suivants ; 709, 702, 700, 700, 700, 700, 610, 609, 607.

Ce qui fait une moyenne de 700. Cette moyenne est légèrement inférieure de trois mois à la vraie moyenne : s'ils étaient tous nés au milieu de l'année, le 1.7.58, ils auraient eu 703.

Je signale que le 709 avait dû redoubler son CE1. Pour diverses raisons, il n'était pas suffisamment mûr. Mais comme il était né en décembre, son retard n'était que de 6 mois par rapport à la moyenne. C'est également pour des raisons de non-maturité que Patrick s'est trouvé un moment à l'écart du groupe. Il était né le 26 décembre et n'avait que 6 ans 9 mois au début de cette année scolaire. L’âge ne fait pas tout évidemment : il y a aussi une question de perméabilité individuelle. C’est ainsi que Michel et Christian, bien qu'âgés seulement de 609 et 607, ont très bien suivi leurs camarades. Dans l'ensemble, le niveau de ce CE1 était un peu au-dessus de la moyenne, — Avec le CP qui le suit, je n’aurais pas osé courir les mêmes risques car il est habité par des garçons beaucoup moins rassurants —. C’était aussi des garçons suffisamment libres. En effet, rassuré par le travail effectué au CP, je pouvais les libérer de mon angoisse. Mais en cours d’année, j’ai réussi à les libérer assez bien de leurs angoisses propres et à les rendre, eux aussi, disponibles.

Ces enfants avaient passé par une maternelle Ecole Moderne et un CP Ecole Moderne. Ils avaient donc pu conserver leur fraîcheur d’invention, leurs facultés de création et leur personnalité.

Ajouterai-je que ce sont des enfants pris au sérieux par le maître et qui prennent parfois le maître au sérieux? Des enfants suffisamment malicieux pour aimer étonner, surprendre, mettre le maître en difficulté et le vaincre. Des lutteurs acharnés au travail parce qu'on ne les empêche pas de travailler et parce qu'on leur offre un champ d’investigations tel qu’ils ne se trouvent jamais à court d’inspiration.

Enfin, ce sont des enfants libres de toute note, de tout classement, de toute appréciation de rendement. Des enfants libres de ne pas travailler et qui, de ce fait, travaillent deux fois plus.

LES MOYENS DE L'EDUCATION

Il s'agit essentiellement des moyens pédagogiques. Ils ressortent tous de la pédagogie Freinet. Quels sont les caractéristiques principales de cette pédagogie? La question mérite vraiment d'être posée. Et on ne peut se contenter d'une maigre réponse, C'est pourquoi je vais parler un peu plus longuement de sept points que je considère comme des points fondamentaux. Il en est d'autres, évidemment, que je laisse, volontairement ou inconsciemment, de côté. Mais, déjà avec ces sept points, on marchera sur une large avenue de discussion.

(à suivre)

 

 

 

 

BUT de l'enseignement du calcul et des mathématiques

Février 1967

 

Information mathématique(II)

Février 1967

 

Mozarts assassinés

Février 1967

Mais, enfin, comment se fait-il que je sois le seul à crier ? Jusqu'à présent, je me taisais car j'avais d'excellentes conditions de travail. Et je me préoccupais, uniquement, de manger avidement tout mon pain blanc. Mais, pendant ce temps, d'autres camarades voyaient leurs conditions de travail se dégrader. Et ils n’ont rien dit. Pourquoi, mais pourquoi donc? A peine ai-je posé la question, que j’ai déjà trouvé la réponse. C’est bien simple : ils ont fui en avant ; ils ont pris la filière des classes de perfectionnement. Ecrasés par le nombre, les programmes, le manque de place, l’univers concentrationnaire des écoles de ville et cette suprême imbécillité du certificat de désuétude, ils ont saisi la seule planche de salut qui s’offrait. Ils voulaient travailler, ils avaient déjà une certaine expérience, ils voulaient progresser, améliorer leurs techniques d’éducation ; ils avaient foi en leur métier d’éducateur, ils avaient une énergie considérable. Et ils étaient bâillonnés, ligotés, paralysés.

Et comme, en même temps, on leur offrait, du moins théoriquement, une formation supérieure, ils n’ont pas hésité.

Est-ce un bien? Est-ce un mal?

C'est certainement un bien puisque ces camarades ont pu, à nouveau, travailler. Mais ils ont eu quelque mérite à faire ainsi contre mauvaise fortune bon cœur, car il faut bien l’avouer, ce prétendu bien n'était qu'un moindre mal.

Non, non, ne croyez pas que je sois contre les classes de perfectionnement. Au contraire, je les apprécie tant que je voudrais qu’elles soient généralisées. Oui, car tous les enfants ont droit au perfectionnement, à l’attention des maîtres, au perfectionnement des maîtres, à des horaires aménagés, à des programmes-planchers. Tous les enfants y ont droit. Et pas seulement cinq pour cent d'entre eux.

Je sais que vous allez protester, et avec juste raison peut-être ; mais il me semble, à moi, que mes deux débiles X et Y sont plus à leur place dans ma classe que dans une classe de perfectionnement. En effet, le tonus des enfants dits normaux y est si élevé que X et Y, excités par la tension générale, se réveillent et s'efforcent de sortir d’eux-mêmes pour se mettre à l’unisson. Dans une classe de débiles, il n'y aurait pas cet élan, cet enthousiasme, cette ardeur créatrice. Par exemple, quand les autres viennent créer individuellement des danses russes, espagnoles, mexicaines, ils se lèvent à leur tour et inventent des danses trégastelloises. Et, pour lire, ils ont de l'ardeur : ils crient plus fort que les autres, ce qui est déjà un premier pas ; ce ne sont pas des endormis.

De la même façon, Joël et James sont plus à leur place dans ma classe car leur début de névrose ne se nourrit pas de la névrose de leurs camarades. Et pour le maître, il est plus facile de s’attacher à fond à un ou deux cas que d'affronter une condensation de 15 cas difficiles.

J’ajouterai que dans une classe, même pour les équilibrés, il est bon d'avoir des enfants un peu en dehors de la norme. Car, un peu inconscients des dangers qu'ils pourraient courir en se livrant à fond, ils osent être eux-mêmes et parlent de leur monde. Et cela secoue les autres qui auraient tendance à rester enfermés dans les habitudes de pensée somnolentes de leurs petits bourgeois bien classiques de parents.

Une classe avec un ou deux débiles, un ou deux perturbés est une classe équilibrée. Et qui équilibre les uns et les autres en permettant aux uns des petits succès bien utiles et aux autres une mise en porte-à-faux qui a pour résultat de les mettre en mouvement

— car pour qu'il y ait marche, il faut qu'il y ait rupture d'équilibre ; la marche est une succession de chutes. Seulement, attention, je vais vous dire. Si vous voulez que les enfants tirent le maximum d’eux-mêmes, la question de l'effectif se pose immédiatement.

Soixante, voilà l’effectif normal d’une classe où l’on hurle en cœur : B,A : BA, B,E : BE ; 1 et 1 = 2 ; 1 et 2 = 3 ; 1 et 3 = 4.

Quarante, c’est l’effectif d’une classe où l'on dit :

— Prenez votre règle, tracez un trait, maintenant écrivez : géométrie. Posez votre porte-plume, prenez votre compas. Ouvrez-le de 5 cm, Tracez le cercle...

Vingt-cinq, voilà l’effectif normal d’une classe de l'enseignement ordinaire, qui permet un travail déjà efficace, parce que l’enfant prend la place de l’élève. Mais si vous croyez, comme moi, que l’école peut immensément plus et doit immensément plus, alors vous direz :

Vingt élèves, voilà l’effectif, voilà l’objectif.

Et, lorsque dans la classe, le nombre des cas difficiles est important, il faut descendre nettement en dessous de ce nombre. Et comme la société actuelle secrète beaucoup d'enfants à problèmes, on arriverait assez souvent au nombre 15 que réclame Delbasty.

Mais des gens ne sont pas convaincus de la nécessité, pour le monde présent, de cette école thérapeutique. Et ils disent :

— Nous nous en moquons bien. Ce que nous lui demandons, nous, à l’école, c’est d’apprendre à lire, écrire, compter : un point, c'est tout.

Reconnaissons qu’ils ont un peu raison. Car on sait bien que c’est à cause de son orthographe que Anquetil domine les autres coureurs ; c'est parce qu’il écrit bien que Picasso est un génie ; c'est parce qu’il comptait bien que Einstein était mathématicien et c’est parce qu’elle sait lire que Maïa Plissetskaïa est danseuse émérite...

C’est une idée, intéressons-nous uniquement à l'acquisition des techniques. Mais, vous le savez, maintenant j’ai 29 élèves. Alors, finis les conseils ; plus même un seul regard sur les cahiers ; les séances de planning sont escamotées : les punaises sont déplacées sans commentaires, sans que l'on puisse s’arrêter à la joie de chacun. Au début de l’année, les enfants n’avaient pas encore compris que les temps avaient changé. Et Michel et Christian, fiers de leurs progrès, fiers de leurs victoires, étaient venus, presque en courant, me montrer leurs cahiers. Mais j’étais en lecture avec mes petits et j'avais été obligé de leur dire :

— Oh! je vous en prie, laissez-moi tranquille, laissez-moi travailler avec les petits. Je viens de m’occuper de vous, maintenant, c'est à leur tour, il faut qu’ils lisent tous les dix. Et puis après ce sera le tour des onze moyens, alors, la paix. Cette année, je ne peux pas, je ne peux plus regarder vos cahiers. Et les pauvres chéris ont dû retourner à leur place, tout contrits, tout dépités, déconcertés par ce changement de situation. Ce qui était joie de vivre, élan, enthousiasme est devenu retrait, déception, désenchantement.

Pour les techniques d'éducation manuelle, c'est encore pire. Non seulement, je ne regarde pas les créations, mais je n'organise même pas les ateliers, Vingt-neuf enfants occupés à des choses différentes, c'est, en effet, au-dessus de mes possibilités nerveuses : mon plafond se situe nettement plus bas, Mais même pour ce que je conserve et qui est possible malgré tout, je ne puis être le témoin dont la présence est indispensable aux progrès de chacun.

Vous le savez bien vous, mes camarades, que lorsque le Maître vient soudain à disparaître, la vie perd brusquement son sens : c'est le vide, le désert glacé, l’abîme, le « Maintenant à quoi bon, quelque chose vaut-il encore la peine » ?

Dans les classes chargées, le maître aussi disparaît. Et le petit Rémi peut dire à sa mère, dès le premier soir :

— Tu sais, maintenant, l’école n'est plus pareille : Monsieur a changé, il n'est plus comme avant ».

Si le maître ne peut plus être le témoin, tout change. Vivre sans témoin, peut-on vivre sans témoin? Est-ce que cela vaut la peine de vivre pour soi, replié sur soi, sans qu'il y ait quelqu'un à qui l'on puisse montrer ce que l'on a fait, créé, trouvé, inventé, découvert? Quand il n'y a pas un témoin indulgent, bienveillant, rassurant, sécurisant, à quoi bon commencer à se mettre en mouvement? Mais, le plus important, c'était l'aspect libérateur de notre activité.

J'ai réussi à sauvegarder malgré tout le texte libre quotidien corrigé minutieusement, Mais ce qui m'apparaît clairement, maintenant, c’est que je ne peux plus faire parler chaque enfant au moment de la correction : je n’ai plus le temps de 1’écouter ; je ne peux plus l'entendre. — Berteloot me comprendra, lui qui pense que l'un des avantages du travail par bandes, en physique, c’est de permettre à l’élève de parler au maître de toute autre chose que de la physique.

J'ai réussi également à ne pas trop laisser entamer la demi-heure quotidienne de techniques parlées et le quart d’heure de chant libre que j’avais l'an dernier. Mais, là aussi, c'est nettement insuffisant. Le temps de parole de chacun est très limité. Et personne ne peut plus revenir parler une deuxième, une troisième fois. Pourtant, les mains se lèvent. Mais j'ai beau savoir que la deuxième émission est souvent la plus importante, je dois la leur refuser et accepter la déception des enfants. N'est-ce pas navrant? Le temps me manque parce que je n'en ai jamais fini avec les acquisitions, avec ces 29 lectures, ces textes, cette orthographe, ces opérations. Jamais ne vient, dans la journée, le moment où l'on pourrait, enfin, se livrer au travail créateur.

Vous comprenez bien que la perte en expression n'est qu’un tout petit exemple de ce que nous perdons. C’est dans tous les domaines que nous sommes volés.

Quand je pense à la pression formidable de création mathématique qui habite mes bambins ! Et je dois lui résister, l'étouffer, l'annihiler. En modelage, le palier définitif de l'adresse et de l’esprit créateur allait être atteint. En dessin également. Mais là aussi, j’ignore, je ne vois pas, j'arrête, je bloque.

En français, savez-vous que je n'ai jamais le temps de permettre la prolongation du texte libre du jour? Jamais nous n'en découvrons la musique ; jamais nous ne débouchons sur la poésie, le théâtre, le chant, le reportage, l'observation, l’information. L'an dernier, chaque jour, chaque texte nous faisait faire un pas dans un monde nouveau ou un nouveau pas dans un monde déjà entrevu. Et nous rêvions, nous dansions, nous chantions, nous orthographiions, nous jouions, nous observions, nous réfléchissions, Et l'inspiration de la classe était à un niveau élevé et étendu. Mais ne va-t-elle pas se restreindre maintenant, s'étouffer, s'éteindre? Ne faut-il pas préparer, dès maintenant, les prochains réanalphabètes en ne leur permettant pas d'avoir des pensées personnelles?

Et en gymnastique, toutes ces créations surprenantes auxquelles on ne s'arrête pas et qui ne se développent pas pour cette raison.

Et en musique, toutes ces chansons sur texte, ces textes sur chanson, ces opéras, ces litanies, ces duos, ces récitatifs, ces onomatopées qui vont crescendo, cet infini des découvertes. Et en parlé, ces créations à dominantes psychologique, élocutoire, dramatique, comique...

Et tous ces beaux projets que je caressais, cette imprimerie, ce journal que je voulais relancer pour répondre à la demande des parents, cette correspondance que j'abordais par un nouveau biais, cette sensibilité à l'exploration enfantine du monde physique, du monde vivant...

N'est-ce pas un crime véritable d'assassiner ainsi en chaque enfant le Mozart, le Picasso, le Gérard Philippe, le Evariste Galois, le Einstein, le Jasy, le Kopa, le Béjart, qui sais-je encore, qui sommeillaient en lui?

Et il faudrait accepter cette pédagogie mutilante, aliénante, paralysante? Et il faudrait la considérer comme normale et croire que, avec 29 enfants, je n'ai pas à me plaindre ?

Si, nous avons à nous plaindre ! Si, nous avons à crier. Nous, les enfants, les maîtres et aussi les parents qui devraient souffrir de voir et de savoir que toutes les potentialités de leurs enfants ne sont pas mises à jour. Et aussi, tous les citoyens, qu'ils soient de France ou du monde, à qui rien de ce qui est enfantin ne devrait être étranger.

 

 

Les contes à l'Ecole Maternelle

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Un lutteur pédagogique : Célestin Freinet

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La langue des enfants

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La DIDACTA ou la bonne conscience de l'équipement scolaire

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La rénovation pédagogique au QUEBEC

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Québec

Centre international d'Aoste

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1917-1967 : 50 ans d'espéranto et 40 ans d'Ecole Moderne

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Alphabétisation des adultes

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