L'Educateur n°11 - année 1966-1967

Mars 1967

C’est la vie qu'il faut atteindre

Mars 1967

On a fait erreur en plaçant, au centre du projet de rénovation, l'idée d’un principe : la Méthode Active, par exemple. Cela a été un drapeau. Comme le tracteur qu’on promène à travers champs, symbole des réalisations nouvelles. Ce drapeau a été brandi par Adolphe Ferrière, qui a su le faire claquer au-dessus des conformismes assoupis. Il a animé, suscité, orienté les problèmes et les recherches. Mais nous devons aujourd'hui aller plus loin,

D'abord, que nos adhérents, et les critiques, ne se méprennent plus — ou ne feignent plus de se méprendre — sur les fondements de la modernisation de notre enseignement. .

Il ne s'agit ni « proprement parler d’activité, ni encore moins de vulgaire plaisir, ni de déification de la pensée ou du jugement enfantins, ni de liberté abstraite ou de self-government intégral.

Le problème est autrement complexe et profond, et on fait d'avance fausse route si on lie considère que l’un des éléments, si puissant soit-il, de la rénovation scolaire.

Aucun grand éducateur ne s’y est jamais trompé : c’est la vie qu’il faut atteindre. « L’Ecole par la vie et pour la vie », disait Decroly. « La vie enseigne, le livre précise. »

Toutes nos techniques visent en effet à replacer l'effort éducatif dans le circuit normal de la vie, à retrouver les éléments fonctionnels qui poussent irrésistiblement l’individu à aller de l’avant, à monter, à se perfectionner (besoin naturel et normal de connaître, de chercher et d'agir pour triompher des obstacles qui s'opposent à cette marche en avant, ajustement permanent des outils et des techniques — naturels ou créés par l’homme — qui aident à ce triomphe, besoin d’extériorisation et d’expression par la parole, le dessin, l'écrit, l'acte manuel, la danse, le théâtre, le cinéma, la radio).

C’est à cette besogne complexe que nous nous sommes attelés victorieusement. Et non plus seulement par des conseils théoriques mais par la mise au point des outils et des techniques qui permettent cette reconsidération vivante de notre enseignement.

Et c’est tout à la fois un véritable plan d'enseignement que nous traçons ainsi, en même temps que le programme de nos efforts coopératifs :

a) Expression libre et circuit normal de la pensée et des écrits par l'imprimerie à l'Ecole, le journal scolaire et les échanges interscolaires,

b) L’Ecole par la vie et pour la vie par : le travail véritable à l'Ecole, les enquêtes vers la vie ambiante, la coopérative scolaire, l'intégration des adultes dans l'œuvre éducative.

c) Satisfaction normale du besoin de connaître et de se perfectionner par : le Fichier Scolaire Coopératif, les fichiers autocorrectifs, la Bibliothèque de Travail, le Cinéma et la Radio, les recherches techniques (calcul, agriculture, sciences, etc.)

d) La satisfaction artistique par ; l'imprimerie, la gravure, le dessin, le théâtre, le cinéma, la danse et la rythmique.

On le voit, ce n'est ni au nom de l'activité, ni au nom de la joie ou du plaisir, ni pour le seul profit pédagogique que nous travaillons avec nos enfants. Il s’agit d'une activité fonctionnelle bien plus essentielle que celte que vous risqueriez de susciter dans vos classes ; la joie et le plaisir ne sont que des manifestations superficielles d'une satisfaction intime qui ne redoute ni la peine, ni l'effort, ni les grincements de dents,

Ainsi comprise, réalisée techniquement, avec les outils adaptés aux besoins nouveaux dont nous savons l'éminence, la rénovation pédagogique est inattaquable. Elle ne peut donc que triompher.

C. FREINET

L'Educateur du 15 décembre 1945

 

La rénovation de l'enseignement

Mars 1967

« Ce n'est pas avec quelques conseils, par des plans ou des leçons-modèles que nous avons influencé si radicalement la modernisation de notre École française — puisqu’on trouve aujourd’hui nos réalisations et nos techniques au carrefour de toutes les préoccupations pédagogiques des revues, des conférences, des conseils officiels... Ce qui transforme l’Ecole française, ce sont les outils de travail, nos techniques libératrices...»

C. FREINET,

L’Educateur, 15 octobre 1946,

 

la rénovation de l'enseignement
par Elise Freinet

Un danger guette nos jeunes camarades qui ne sont pas suffisamment informés des origines et du développement de notre mouvement pédagogique : l'instauration d’une simple pédagogie à d’Ecole nouvelle ou d’Ecole active sacrifiant toute théorie au mythe de « l'enfant agissant ». Par ce biais commode et relativement facile, on ouvre la porte à une pédagogie dépassée, à une scolastique pour laquelle l’activité des élèves, le jeu, l’exercice et bientôt la leçon prennent la place du réel travail. Un travail naturel, inscrit dans le rythme d'une classe où l'enfant développe au maximum sa personnalité dans une communauté qu’il sert et qui le sert.

C'est à dessein, pour éclairer nos camarades sur ce sujet brûlant, que nous avons placé en tête de ce numéro de notre Educateur, un écrit de Freinet qui au-delà des données de l’Ecole active situe nos techniques « dans le circuit normal de la vie » : là où l’Ecole active voit une occasion vivante et joyeuse d'occuper l'enfant pour l'instruire sans trop qu'il s’en aperçoive, la pédagogie Freinet instaure, dans des milliers d’écoles la rénovation de l’enseignement.

Ce serait une sorte de trahison que d'ignorer, par manque d'information, l'ampleur, le dynamisme et l’efficience d'une pédagogie qui dès ses débuts a vu grand parce que la vie est vaste ; qui a fait fond sur le travail parce que le travail est la marque de la grandeur de l'homme ; qui a lié sans cesse l’école au peuple parce que c'est le peuple qui fait l'Histoire. Il y a ainsi de grandes têtes de chapitre qui nous permettront toujours de déceler avec sûreté les forces essentielles et permanentes que nous devons mobiliser pour atteindre une éducation à hauteur d'homme, digne du destin de l'homme. .

Ce ne sont pas là des mots et moins encore une sorte de forfanterie qui permettrait de tirer la couverture à soi, en un moment difficile où nous seraient particulièrement utiles certains titres de noblesse.

Nos titres de noblesse n'ont besoin d'aucune caution : ils ont été écrits jour après jour, par la ferveur et la ténacité d'un maître sorti du rang, par la compréhension et le dévouement de milliers d'adeptes qui dans leur classe rendaient démonstrative une pédagogie réaliste et humaine, qui prenait les visages mêmes de la vie. C'est ainsi que, partie de la base, monta, redisons-le, au long des années à même le peuple, une rénovation de l'enseignement qui devait influencer toute la pédagogie française et, en partie, la pédagogie mondiale.

Il nous faut le souligner : c’est parce que l'œuvre de Freinet et de ses camarades a été par-dessus tout réaliste qu'elle a pu s'implanter dans les classes les plus pauvres, là où se posent avec acuité les problèmes éducatifs, dans les contingences souvent pénibles des écoles primaires. C'est parce qu'elle a été accrochée à ces données primordiales des contingences, parce qu'elle a toujours tenu compte des programmes officiels, des examens, des répercussions de l'école sur le milieu humain, que la pédagogie Freinet s'est bâtie sur des assises sûres qui ne redoutent pas l'épreuve du temps. Ce travail d’intégration à la vie du milieu social a été constamment facteur d’équilibre, de sécurité, d’assurance pour le maître et pour l'enfant dans l'exercice de leur fonction éducative et de leur personnalité.

Prudemment, méticuleusement, Freinet et ses camarades ont creusé larges et profonds les sillons de la rénovation scolaire permanente. Nous ne saurions trop recommander à nos jeunes camarades et aussi à ceux qui ne sont plus très jeunes, la lecture et la « relecture » de Naissance d’une pédagogie populaire. Ce recueil émouvant et instructif des textes de Freinet et de ses collaborateurs les plus marquants, nous fait découvrir, à chaque page, les initiatives hardies d'éducateurs accrochés à la pratique scolaire dans un net souci de rendement, mais encore et surtout dans un respect constant de la personnalité de l'enfant. C'est dans ces nobles engagements que se sont valorisées nos techniques pédagogiques et que, dans une quête enthousiasmante des valeurs de la vie enfantine, prenait corps une reconsidération radicale de la psychologie et de la pédagogie.

Et c'est ainsi que pendant la dernière guerre les persécutions, les tracasseries, l'emprisonnement imposés à nos pionniers par les forces réactionnaires de Vichy n'ont pu atteindre une œuvre qui déjà avait fait ses preuves à la hauteur de la vie scolaire et sociale.

Avec calme et assurance, Freinet pouvait, au lendemain du Maquis, sonner le ralliement de ses amis fidèles et reprendre le travail en commun. Rien n’était perdu d'ailleurs grâce à l'activité silencieuse des camarades restés sur place dans leur classe, grâce aux prisonniers refaisant dans leurs stalags et oflags des foyers de pédagogie Freinet ; grâce à Freinet surtout qui dans le camp de concentration avait eu temps et loisir pour mûrir son expérience dans ces ouvrages de pensée nouvelle et révolutionnaire que sont L'Education du Travail et Essai de Psychologie sensible.

Et c'est avec un optimisme invincible qu'il lançait au monde l'appel du renouveau pédagogique inscrit dans un petit livre magistral qui devait être traduit en douze langues par la suite : L’Ecole Moderne Française.

Tout était en place, en effet, pour que dans la pratique scolaire immédiate, puissent démarrer des techniques — au nombre impressionnant de vingt-huit !(1) — pour lesquelles étaient minutieusement donnés des conseils et directives d'adaptation au milieu scolaire.

Ce réalisme méthodique et que l'on peut affirmer scientifique a été si démonstratif et concluant, que les instructions ministérielles, elles-mêmes, s’en sont inspirées. Il suffit de reprendre, en effet, ces instructions, de 1923 à nos jours, pour y retrouver l'esprit et la justification de toute la pédagogie Freinet, Si ces instructions soucieuses d’un climat pédagogique nouveau, lié à la vie de l'enfant, étaient appliquées — et non systématiquement violées par ceux-là même qui ont charge de les promouvoir — c'est l'ensemble de nos camarades qui devraient être promus instructeurs de masse ! Mais voyez comment vont les choses, dans cette France cartésienne : nous sommes en réalité les seuls à n'avoir pas droit au chapitre et nos offres de généreuse collaboration pour le recyclage des maîtres, faites par Freinet et reprises par nous, ne semblent pas jusqu'ici devoir être retenues...

« On » dit, avec raison, que la pédagogie Freinet n'a pas tout inventé. Et, avec quelque peu de malveillance, « on » sous-entendrait volontiers que Freinet a emprunté des voies, bien avant lui tracées. II n'est qu'à relire les écrits de Freinet et de ses collaborateurs pour se rendre compte au contraire du sentiment de reconnaissance qui les anime à l’égard des maîtres de la pédagogie nouvelle.

« Nous nous engageons sans aucun scrupule, — écrit Freinet en 1946 (2) — sur tous les chemins qui mènent vers les buts que nous avons révélés.

Il faut que vous appreniez à connaître ces chemins, que vous vous familiarisiez avec les techniques qui ont présidé à leur construction, avec les ouvriers qui s’y sont dépensés avec la même bonne volonté que nous apportons à notre tour à la continuation de leur œuvre… Quels sont ces chemins ?

— Les méthodes maternelles y compris la méthode Montessori, auxquelles nous avons apporté tout le dynamisme instinctif des méthodes naturelles,

— La méthode globale de Decroly à laquelle nous apportons le complément merveilleux de l’imprimerie à l’Ecole,

— La méthode des centres d'intérêt de Decroly que nous délivrons de la forme scolastique par la vie de l’enfant et de la classe.

— La méthode Cousinet de travail d’équipe que nous nourrissons par les éléments d’activité par le travail sans lesquels elle ne serait qu’une décevante expérience anarchiste.

— La méthode des projets et du Plan Dalton que nous faisons passer dans le domaine de la pratique courante par nos plans de travail (et nos plannings).

— La Coopération scolaire à laquelle nous donnons but, aliment et ressources.

— La méthode de Winetka ( Washburne) que nous avons modernisée dans nos fichiers autocorrectifs... »

Cette complémentarité permanente apportée à l’œuvre méritante des pédagogues contemporains, est un aspect de l'œuvre de Freinet. Elle s’inscrit dans l'unité profonde, dans le mouvement d’une pédagogie qui sert la vie dans toute son amplitude et dont les techniques exposées dans L’Ecole Moderne française ne sont proposées que pour faciliter le démarrage, pour accéder aux données élémentaires qui ouvrent les voies d'une pédagogie de libération de l’enfant et du maître.

« Nous sommes en mesure d'affronter, plus que quiconque, te problème complexe de l'éducation du peuple », écrivait Freinet dans ce même leader du Ier mars 1946.

C'est ce problème complexe que nos jeunes camarades doivent aborder et comprendre. Il ne faut pas se satisfaire de détails ; se contenter par exemple de laisser l’enfant se livrer à l’observation statique d'un objet alors que « l’observation naît de l'inquiétude du sujet plutôt que des vertus de l’objet... » ; s’enfoncer pendant des jours dans un centre d'intérêt, alors que la masse des documents amassés a déjà défloré la curiosité de l'enfant, anéanti sa mémoire et tari la source de l'émotion culturelle ; s’immobiliser sur un texte libre par le recours aux manies tatillonnes d'une analyse du « sur place » et d'une scolastique grammaticale désuète alors que ces pratiques décevantes ruinent la spontanéité de l’improvisation ; se gargariser de slogans pédagogiques « à la mode »— car il y a toujours une mode pour les indécis et les insatisfaits — se satisfaire d'expressions vagues où plane le mystère : dynamique de groupe, pédagogie non-directive, pédagogie institutionnelle et même l'autogestion dont ceux qui en parlent ignorent le contenu simple et naturel : la coopération est par essence autogestion si le maître en a compris l'esprit de nécessité humaine, d’entraide spontanée, d’engagement de chacun dans l’œuvre de tous. Depuis près d’un demi-siècle, nos meilleures écoles coopératives font de l’autogestion sans se douter que des maladroits non informés allaient inventer le mot et en détruire, du coup, la portée historique. Il y a toujours autogestion dans une coopérative qui est guilde fraternelle ayant ses buts nettement définis et ses techniques de travail efficaces. Car, encore et toujours, c'est le travail qui va centrer l'effort de tous : toujours le travail offre à tout praticien la seule voie de libération et nous ne saurions trop recommander à nos jeunes camarades de relire cet ouvrage magistral appelé à juste titre l’Education du Travail et qui est une somme de vérités pratiques et humaines mise par Freinet à la portée de tous.

Il est encore un autre danger contre lequel nous devons nous prémunir : celui de donner le premier plan à la pédagogie au détriment de l’enfant. Celui d’ignorer que la pédagogie Freinet, n’a été promue que par égard pour l’enfant membre de la communauté, élément d'avenir dont l’existence changeante appelle une reconsidération inévitable de l’éducation.

Bon nombre de nos camarades — et pas seulement les plus jeunes — auraient tendance à revenir à des pratiques scolaires soucieuses surtout de la matière à enseigner, de la quantité des connaissances à acquérir.

C'est là méconnaître le redressement pédagogique si efficient et si humain opéré par les pionniers de l'Ecole Moderne, redressement qui doit dominer l’acquisition des connaissances pour accéder aux modalités d'une éducation digne du destin de l’homme. Et pour cela, d'abord, faire rattraper à l'Ecole son retard sur les conquêtes sociales ; la lier sans cesse au milieu humain, aux grandeurs du travail, l'intégrer dans cette éducation permanente qu'impose la vie.

Nous ne pouvons, hélas ! que regretter le retard angoissant d'une Education Nationale dont certaines notoriétés cherchent à maintenir en vain leurs prérogatives attardées, dans un monde si soudainement changeant et imprévisible.

Qu’importe ! Fidèle à son passé, la pédagogie Freinet s'emploiera par tous les moyens à adapter l'Ecole au monde nouveau sous le signe de la vie, de l'équilibre et, si possible de l'harmonie.

(1) C. Freinet, L'Ecole Moderne Française, chapitre Pratiquement, p. 147.
(2) C. Freinet, Educateur du Ier mars 1946.

 

 

 

J'ai revue "l'Ecole Buissonnière"

Mars 1967

 

APPEL aux candidats députés

Mars 1967

 

Le bonnet tourangeau

Mars 1967

 

« Autour » d'une expérience III - L'affectivité

Mars 1967

Voir les deux premiers articles de cette série dans l’Educateur, n° 7 (p. 19) et n° 9 (p. 7).

Oui, l’affectivité c'est le catalyseur indispensable. Car c’est la relation de l'enfant à l’objet (mathématique ou autre) et les répercussions de cette relation dans le groupe qui assurent une solide et définitive prise. A propos de telle création, de telle découverte, il se produit un entrelacement de relations entre l’enfant et l'objet et aussi entre cet enfant et les autres enfants et toutes ces relations se raccordent à d’autres relations passées et parfois mêmes anciennes. Est-ce clair, est-ce assez inextricable?

L’affectivité assure la solidité des références quand les événements concernent l’être et s'inscrivent dans la psychologie.

L'objet nouveau et l'accueil fait par le groupe à la découverte provoquent souvent chez l’enfant une modification de la personnalité. Souvent, il ne voit plus les choses comme avant.

Mais il peut très bien régresser au lieu de progresser. Il peut se replier au lieu de s’ouvrir. Cela se produit d’ailleurs tous les jours sous nos yeux. La scolastique, par le moyen de notes, classements, punitions, compositions, tableaux d'honneur (Hi ! hi ! hi ! En 1967 ! Et pourquoi pas la croix Au Mérite), prix d'excellence, veut que l’enfant se soumette ou se démette. Il faut qu’il force sa nature et, même si c'est contraire à sa nature, il doit ingurgiter à haute dose des abstractions qui ne peuvent devenir connaissances et qui sont toujours les abstractions des autres. Et il doit les visiter quand cela plaît aux autres.

Certains caractères, faits pour cela, parviennent peut-être à Polytechnique. Mais dans quel état ! Mais aussi, à côté d’eux, combien tombent en chemin qui auraient pu aller loin si on avait su leur offrir des mathématiques plus adaptées à leur personnalité. Combien abandonnent, persuadés qu'ils sont infirmes, qu'il leur manque une case ou une bosse. Et ils en restent marqués, oppressés à jamais. Alors que ça a été, de leur part, une preuve d'intelligence d’avoir refusé l'aberrant. Comme s'il n'y avait que la porte étroite de la scolastique !

Cependant, s'il est possible que, grâce aux procédés que nous employons, nous ne provoquions plus de tels blocages, nous n'en arrivons pas moins souvent trop tard. Pendant six années, que de drames vécus par les enfants, que de refus, de repliements, d'angoisses ont pu se nouer, se sont déjà installés. Comment un enfant qui se trouve empêtré dans un filet de relations intérieures oppressantes serait-il assez objectif, assez extraverti pour saisir les relations qui existent entre des objets extérieurs à lui-même?

Faudrait-il encore parler de psychothérapie? Pas nécessairement. Pourtant, peut-on vraiment se passer de considérer la personnalité profonde du jeune mathématicien? Heureusement, les maîtres du CP-CE ont des pouvoirs dans ce domaine. Certes, ils ne peuvent pas tout, mais ils peuvent beaucoup pour l'amélioration de l'équilibre profond du chercheur. Et, d'ailleurs, même si nous préférions ignorer totalement cet aspect de la question, il s'impose parfois brutalement à nous. A l’appui de mes dires, j’invoque ici deux exemples pris dans mon expérience personnelle.

Un jour, Jacques, élève du CP, apprend que l'on petit faire des problèmes avec des choses inconnues que l'on appelle x ou y parce qu'on ne connaît pas leur vrai nom.

— Tu sais Jacques, c’est pratique ces choses inconnues : on peut faire tout ce que l'on veut avec : on peut les additionner, les soustraire, les diviser...

— Tout ce que l'on veut, dit Jacques, Ah! bon. Alors voici un problème: J'ai 30 x et 15 y; je coupe les pattes à 10 x et je noie 5 y.

Ah ! oui, c’est bien un problème. Et d'importance. Mais c'est un problème psychologique. Qu’est-ce qui peut bien motiver cette agressivité de Jacques? Telle est la question à laquelle il faut d'abord trouver une réponse. Par chance, grâce aux techniques d'expression libre (parlé, chant, gymnastique, théâtre), le maître peut accéder à l'enfant vrai et, par recoupements, il découvre très vite que le grand drame de ce garçon c’est d'être un enfant unique. Il en avertit les parents qui trouvent une solution satisfaisante : plus grande fréquentation d'un petit cousin. Et l'enfant devient alors disponible. Voici maintenant l'exemple d'une fillette de 14 ans (non-école modernisée).

— Moi, j'ai pitié de certains chiffres. Le 8, c'est une belle dame, le 7 c’est son préféré. Le 6 et le 5 font des efforts pour prendre la place du 7 dans l’affection du 8. Mais le 8 rit de leurs facéties, il n’en préfère toujours pas moins le 7. Le 11 est faux, dissimulé. Quelle horreur ce 11! Le 14? le 15? Non, on n’a rien à dire de ces deux-là, ils sont calmes. Le 4 est une petite fille gâtée qui aime le 6 élégant et distingué, mais elle dédaigne le 5 si lourdaud, si pataud.

Que vient faire ici cette affectivité? Enfin, tout de même, est-ce qu'on n'aurait pas pu l'éponger par le moyen de techniques qui en font ordinairement leur miel? Peut-on raisonnablement laisser l'enfant empêtré dans les langes de la mystique pythagoricienne des nombres et l'empêcher ainsi de marcher? Et la prétendue infériorité mathématique des filles ne provient- elle pas d'une plus grande emprise de l'affectivité que l'on doit combattre plus violemment par les moyens, heureusement nombreux, dont nous disposons?

Tenez, voici encore un texte de Didier :

« C'était l’hiver, il pleuvait, il gelait, tout était triste. Le vent faisait s’écrouler les maisons ; il y avait partout des inondations. C’était le 13 janvier. »

La mère consultée m'apprend que la petite soeur de Didier était née le 13 février. La confusion janvier-février a certainement une signification. Mais le fait est que le nombre 13 est chargé de signification pour l'enfant.

On le voit, l'enseignement des mathématiques, ce n'est pas qu'une affaire de mathématiques.

«Faire de l’algèbre, c’est réaliser des opérations sur les éléments d’un ou de plusieurs ensembles sans avoir égard à la nature des éléments eux-mêmes. »

(Chantiers Mathématiques)

Il ne faut plus faire cette pédagogie algébrique qui ne travaille que sur des ensembles d’enfants sans avoir égard à la nature des éléments eux- mêmes. Pour les maths, comme pour tout, bien des choses peuvent aider à la clarté de la vision de l'enfant. Jamais nous ne remercierons assez Freinet de nous avoir fait comprendre l'unité de la personne humaine et, par conséquent, l'unité de l'éducation. Il écrit dans L'Educateur n° 7 (65-66) : « Notre ami Rauscher a constaté que nos techniques d'expression libre produisent sur l’audition des enfants, sur la rééquilibration des processus, des progrès très nets qui permettent de comprendre que nos enfants modifient peu à peu leur faciès et leur comportement, »

C'est vrai pour toute chose et l'on peut dire que lorsqu'on pratique le texte libre, le chant libre, le théâtre libre, la gymnastique ou n'importe quelle activité d'expression, on fait de l'enseignement des mathématiques en permettant au chercheur l'activité abstractive.

Je peux, pour vous en convaincre et pour préparer en même temps le Congrès, vous en donner un exemple décisif.

Au début de l'année, j'avais dans mon CE1 un enfant qui ne disait jamais un mot : sa voix était extrêmement faible et, en outre, il parlait « avec de la bouillie dans la bouche ». C'est à peine s'il desserrait les lèvres. Je savais que sa famille était terriblement perturbée. Mais Francis ne dessinait pas, n’écrivait pas, ne chantait pas ; il ne pouvait exprimer son drame. Un jour, Petit-Robin a introduit en classe une nouvelle technique : la création poétique parlée. Et au bout d'un mois, Francis s'est décidé, il a trouvé sa voie et il a trouvé sa voix, Car après avoir exprimé « qu'il avait les bras et les mains coupés, qu’il était lié par son père et qu’il ne pouvait plus bouger », il s'est soudain transformé.

Cela il l'a dit une seule fois et après cette fois, il n'a jamais repris ce thème. Et quand je dis jamais, c’est vraiment jamais. Il s'est trouvé, du jour au lendemain, muni d'une terrible voix de stentor (Oh ! mes oreilles). Et un jour, il a écrit le texte suivant: «Le général caleçon avait plein de mayonnaise dans sa casquette, »

Et il riait tellement avec son voisin que j’en avais les larmes aux yeux.

Je pensais :

— Ris, mon petit Francis, ris tout ton soûl, toi qui as vécu et qui vis encore tes drames quotidiens. Va, ris, mon chéri, lave-toi à fond l'âme.

Mais quoi, suis-je toujours dans les maths? Oh ! oui, bien dans les maths. Car c’est mon Francis qui est devenu mon meilleur, mon merveilleux matheux.

Et je suis persuadé que si, au début de l'année, il n'avait pu, grâce aux seules techniques parlées, expulser ce qui le ligotait, sa voix, son dessin, son écriture, son orthographe n'auraient pas été ainsi délivrées et il n’aurait pas non plus été disponible pour les mathématiques. Et les succès remportés dans cette dernière branche n'auraient pas, en retour, contribué au renforcement de l'équilibre si difficilement et si miraculeusement conquis.

Si j'ai raison — et j’ai certainement raison — n'est-ce pas que l'affaire est sérieuse? Aussi, que ce soit pour les maths, pour l'orthographe ou pour n’importe quoi, ne devrions-nous pas avant toute chose consacrer tous nos soins à cette enfance de 6 à 8 ans pour la libérer de son angoisse... et de la nôtre? Et n'est-elle pas terrible la responsabilité des éducateurs de ce niveau? Heureusement, c'est beaucoup plus simple qu'on ne le croit.

Seulement, il ne faut pas attendre ; il faut s'y mettre. Et résolument. Car, maintenant, la première mission de l'école, c'est la psychothérapie. Mais pour cela nous ne sommes pas démunis parce que c’est l’une des principales composantes de la pédagogie Freinet.

PAUL LE BOHEC

 

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