Qu'est-ce que le tâtonnement expérimental ?

Décembre 1960

« Sans aucun doute, nous sommes trop emportés par le désir d'aller plus loin et d'aller plus vite. Puisque tout est élucidé et codifié, à quoi bon les hésitations, les tâtonnements, même s'ils sont le signe de la pensée ? Et puisque nos enfants arrivent à suivre le chemin le plus logique, qui est le plus court et le plus rude, pourquoi revenir aux sinuosités même quand les jeunes aiment à les suivre à l’exemple de l’humanité dans sa marche ? » (1).

Cela commence comme un beau conte de fées...

La notion de tâtonnement expérimental ?... Il fut une fois... un philosophe, qui en donna une définition merveilleuse. Si merveilleuse même qu’on se demande s’il est possible d’en donner une meilleure, et surtout en si peu de mots.

Seulement ce philosophe n’eut qu’un tort : ce fut d’élaborer ensuite une pédagogie qui va exactement à rencontre de cette définition... (2). Au point qu’on peut se demander par quelle aberration cette formule est venue au bout de sa plume.

Ce philosophe, tenez-vous bien, c’est... Alain !

Et sa définition ?

Elle tient en 6 mots : « L’enfant apprend en se trompant ».

Merveilleuse formule, en vérité...

Si vous la connaissez et si vous l’avez déjà méditée, inutile de lire plus loin : le présent article n’en est qu'un commentaire.

Mais rassurez-vous : il n’est pas un commentaire de la philosophie d’Alain !

***

Au Schnepfenried, où ne s’étaient pas réunis des philosophes aussi conséquents et à ce point patentés, force fut bien de... tâtonner, pour commenter cette définition merveilleuse.

Et il faut croire que la méthode a du bon jusque sur le plan philosophique puisqu’elle nous a permis d’aboutir à un certain nombre de conclusions sur la nature du tâtonnement expérimental.

Mais sans doute est-il indiqué de commencer par des faits (3) :

La notion de balance est inscrite au programme de sciences du Cours Moyen. Dès lors il est indispensable qu’au cours de l’année cette notion soit abordée.

Que va faire le maître de classe traditionnelle ? Ayant pris soin de réserver une place pour cette notion sur sa répartition mensuelle, le jour dit il apporte une balance Roberval. Et assurément il propose à ses élèves d'innombrables pesées. Mieux encore : il s’est peut-être avisé qu'avant d’expliquer le fonctionnement de cette balance si « parfaite », il valait mieux commencer par opérer sur un matériel plus simple ; et pour peu qu’il soit ingénieux et adroit, il aura réussi un assemblage de pièces de meccano qui permettra de mieux saisir le principe de la pesée.

Mais pourquoi ce jour-là ? Et pourquoi des pesées sans but ? Pourquoi cet assemblage déjà constitué, si simple soit-il ? Et pourquoi des explications forcément dissociées des manipulations elles-mêmes ?

Dans une classe moderne, Philippe a posé sa règle plate sur sa gomme. Et il a constaté qu’en plaçant un taille-crayon à une extrémité, la règle s’inclinait mais qu’elle revenait à sa position normale si l’on plaçait sur l’autre extrémité un taille-crayon semblable. C’est là tout au plus une approximation grossière, suffisante toutefois pour déclencher le choc initial. De son côté Thierry a utilisé bien souvent la balançoire de la cour ; et il a constaté qu’en se plaçant tout au bout, il réussissait à soulever Bernard qui est pourtant d’un poids respectable. Comme Philippe, il a été frappé par cette constatation voilà déjà plusieurs années et il n’en a tiré aucune conclusion. Mais Alain éprouve aujourd’hui le désir de réaliser le dispositif qui intrigua naguère Philippe. Et comme il est désormais habile et curieux, l’idée lui vient de mettre au point un système plus précis. Ce ne sont pas fatalement Thierry et Philippe qui l’y aideront le plus efficacement. Car d’autres auront peut-être fait des constatations nettement plus utiles. Mais sans doute interviendront-ils. Progressivement l’équipe réalise un assemblage de ficelles et de cartons relativement « sensible». Et lorsque le maître apporte la balance Roberval parce qu’il faut bien en utiliser une pour peser le paquet de roches que la coopérative doit envoyer aux correspondants, on n’éprouve plus de difficultés pour saisir l’utilité du couteau ou la nécessité d’un fléau.

L’enfant ne comprend pas ce qu'est un fléau ou un couteau en écoutant les explications du maitre. Il le comprend en redécouvrant leur bien-fondé. Ce n’est pas en subissant l’énoncé d'une belle loi qu’il réalisera que l’augmentation de la sensibilité va de pair avec raffinement du couteau ou l'allongement du bras. Incidemment il va constater sur un cas que si les bras sont plus longs ou le couteau plus fin, la sensibilité augmente. Il va le vérifier sur d’autres. Et c’est alors que la loi se gravera définitivement dans sa mémoire, pour avoir été opportunément induite au lieu d’être gratuitement imposée. D’ailleurs que signifie « comprendre » pour un enfant, sinon appréhender les faits dans leur mouvement même avant d’en préciser l’équivalent symbolique ? Et comment y parvenir valablement, sinon par des approches successives qui mettront de mieux en mieux sur la voie ?

L’accord de l'adjectif est inscrit au programme de grammaire du Cours Elémentaire. Dès lors il est nécessaire que la règle soit une bonne fois appréhendée dans toute son ampleur.

Le jour dit, le maître tire cette notion de sa répartition. Il porte au tableau un texte qu'il a composé soigneusement. Et bien entendu il s’arrange pour que les élèves soient peu à peu amenés à découvrir que, comme par hasard, quand tel nom est au pluriel, l’adjectif est lui-même au pluriel. De sorte qu’il se trouvera toujours un élève assez éveillé pour amorcer l’énoncé de la règle, qu’il suffira ensuite de consolider dans les mémoires à grand renfort d’exercices d’application.

Mais ce schéma si séduisant s’avère-t-il convaincant pour tous les élèves ? Et le sera-t-il autant que si Pierre avait buté sur cet accord dans son texte libre, requérant l’assistance de tous lors de la mise au point pour opérer d'utiles rapprochements et saisir peu à peu la règle dans toute sa généralité abstraite ?

***

Au programme du Cours Moyen figurent « des monographies très simples de quelques animaux communs ». Et, du coup, il peut paraître très logique, il est en tout cas très commode, d’aborder une étude comparée des squelettes seulement quand la répartition mensuelle le prévoit.

Mais Michel a trouvé jeudi un crâne de sanglier dans la forêt. Cela a rappelé à Gilles et Claude l'emplacement d’autres os. Et, en retournant sur les lieux, d’autres encore sont recueillis.

Les ignorer ? C’est évidemment une solution. Mais, alors, il faut croire que le crâne de porc présenté par le maître en temps opportun ressemble fort peu au précédent puisqu’on a négligé la première occasion ! !

Les garder soigneusement jusqu’au jour prévu ? Il y aura belle lurette que l’intérêt sera dissipé. Et, d’ailleurs, est-ce là le plus grave ? En comparant ces différentes pièces sur le moment même, l’effort qui est requis pour introduire une classification s’avère au plus haut point bénéfique. Car ce n’est pas le savant exposé du maître, serait-il agrémenté de nombreux croquis ou de réelles recherches impliquant une « activité », qui permettra à Michel de retenir définitivement la différence entre les dentitions d’un ongulé et d'un rongeur. Ce « travail scolaire » n’a rien de commun avec la démarche intellectuelle du curieux, qu’il s’agisse du spécialiste ou de l’amateur. Il lui aurait suffi d’avoir en mains ces mâchoires pour être tenté de découvrir cette différence. Et le travail entrepris pour fixer les os sur des planches, précisément parce qu'il ne va pas sans déconvenues et requiert le concours de tous en vue d'éliminer toute erreur, est par cela même supérieurement formateur.

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Ce n’est pas seulement en sciences ou en grammaire que nous découvrons une telle démarche en cours. C'est dans toutes les disciplines. Ou, plus exactement : dans tous les complexes vitaux (4) qui se décanteront progressivement en histoire, vocabulaire, écriture, etc., selon les exigences apparues au grand jour.

Car nous pourrions en dire autant en dessin. Ce ne sont pas de savantes dissertations sur la perspective qui persuaderont l’enfant de la nécessité de réduire les dimensions du clocher. C’est par tâtonnements de mieux en mieux récompensés, autrement dit de plus en plus satisfaisants, qu’il discernera les rapports véritables entre les objets.

Ou en gymnastique : il n’y a pas une manière privilégiée d’apprendre à lancer le disque ; avec des cailloux plats, l’enfant s’est amusé à faire des ricochets sur la mare ; même implicitement, il est parvenu à certaines conclusions qui sont peut-être encore plus motrices que raisonnées. Et c’est seulement le jour où une occasion favorable permettra d’en tenir compte que des progrès marquants seront réalisés et qu’une technique de vie, à la fois efficace et formatrice, sera instaurée.

L’école traditionnelle s’imagine qu'en décomposant méthodiquement les difficultés et en prévoyant de savantes étapes, il sera possible d’en venir à bout. C’est ainsi qu’elle recommande d’apprendre à former des phrases avant de former des paragraphes et d’apprendre à former des paragraphes avant de former des développements. Ce faisant, elle impose un schéma qui n’a strictement rien de commun avec la manière dont se réalisent, en fait, les progrès. Le texte libre, au contraire, part d'une nébuleuse. Ce magma encore informe, la collectivité, chargée de sa toilette, l’épure progressivement. Et cela ne va pas sans difficultés ou déconvenues. Mais ce sont précisément les obstacles, pour peu qu’ils restent « naturels » et « motivés », qui sont formateurs.

Qu'on apporte devant les élèves une balance, et sa « perfection » accable. Tous les horizons sont bouchés. Que faire de cette balance, sinon constater qu’elle remplit admirablement un office au plus haut point indifférent ? Mais qu’il faille construire un panneau d’affichage parce qu’une « conférence » sur les outils préhistoriques l’exige, immédiatement l’intérêt se polarise, les projets se formulent, les initiatives se prennent. Et plus l’ébauche aura été grossière, plus le résultat s’avérera fécond. Car au moins toutes les facultés auront été requises dans des conditions normales d’exercice et permettront d’aboutir à l’assimilation de notions franchement abstraites (ces planches, il aura fallu les mesurer ; chemin faisant, la notion de rectangle ou celle de plan aura émergé ; et rien n’empêchera de lui donner les prolongements les plus généraux, une fois l’intérêt enclenché).

Lors du dernier congrès d’Avignon, j’ai été au plus haut point intéressé par l’album de la deuxième classe de l’Ecole Freinet sur la montgolfière. Un enfant de Vence avait conçu le dessein de construire un ballon et, aussitôt, l’intérêt était devenu contagieux. Des matériaux très divers furent essayés. Lors de chaque essai, la jeune institutrice se contentait de fournir le matériel nécessaire, même s'il devait s'avérer décevant (papier qui s’enflamme, etc.). A chaque tentative, on allait librement au bout du tâtonnement. Dans l’enthousiasme, une foule de techniques ont été découvertes. Et, évidemment, Malou s’est empressée d’en tirer toutes les exploitations possibles. Mais déjà ce travail a été remarquablement bénéfique, car il mettait la sagacité à l’épreuve, tout en débouchant sur une masse de notions neuves.

Comme l’écrit Bernardin, « l’attitude que prennent ordinairement les maîtres est une fausse attitude. Le fait de connaître la solution, le but à atteindre leur dicte un comportement qui n’a rien de scientifique. Et je sais, pour ce qui me concerne, que toutes les fois que j’ai voulu faire avancer plus rapidement une solution en présentant à mes enfants une expérience qui m’était dictée soit par mes souvenirs, soit par la conclusion vers laquelle je voulais diriger ma troupe, je n’ai abouti qu’à un échec, car cette expérience, n'arrivant pas comme une conséquence logique de tout ce qu’ils avaient découvert, ne trouvait chez eux aucun terrain favorable. Par contre, lorsque travaillant avec eux et avec la même disposition d’esprit qu’eux, j’apportais comme eux mon idée ou le résultat de mes observations du moment, alors tout marchait bien. Et je vous confierai même que mes observations sont très rares, car j’ai peur de les gêner. Je suis là, toujours là, mais sans être là à toujours mettre mon grain de sel » (5).

Que, sous cette forme occasionnelle, des notions proprement scientifiques puissent être abordées très tôt et préparer ainsi l’avenir, même les Américains viennent de s’en aviser. C’est ainsi que la commission de l’enseignement de l’Etat de New York suit en ce moment, avec un intérêt croissant, les recherchés de Milgrom, devenu missionnaire de ce nouvel esprit. Pour son enseignement dans les jardins d’enfants, Milgrom se sert d’un matériel qui, précisément, n’a pas la prétention d’être un matériel scientifique : ...sacs de plastique, cordes de violon, morceaux de ficelle, moulinets de papier, etc. Ce matériel courant qui n’impressionne pas les enfants, comment l’emploie-t-il ? Le plus simplement du monde (le plus « naturellement », dirions-nous). Voici un sac en plastique, il est plat, transparent. Toi, Tommy, tu vas le remplir d’eau. Le sac n’est plus plat. Il est toujours transparent, mais il est lourd. L’eau est lourde, elle n’a pas de couleur, elle prend exactement la forme du sac. Vidons ce sac et soufflons dedans : il n’est pas vide puisqu’il n'est pas plat ; il est transparent toujours ; il est gonflé comme tout à l'heure ; mais maintenant il est très léger. L’air est incolore. L’air est léger, il est plus léger que l'eau. Perçons-le d’un petit trou. L’air s’échappe avec un sifflement. Avez-vous déjà vu un ballon qui crève ? On entend comme une explosion. L’air qui s’échappe du trou bouge, vous le sentez du doigt. On peut faire ainsi tourner ce moulin de papier. D’ailleurs, le moulin tournerait aussi si je le mettais au-dessus du radiateur. Le vent, c’est de l’air qui bouge. Un certain nombre de notions fondamentales s'imprime ainsi dans les cerveaux enfantins. Bientôt l’air, l’eau, le son, le temps qu’il fait n’auront plus de secrets pour eux.

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Mais, au tâtonnement expérimental, il y a un empêchement : la leçon.

Dès l’instant que le maître a choisi lui-même un sujet et inventé un scénario à cet effet, plus d’espoir. Car il faudrait être bien naît ou bien aveugle pour croire à l'efficacité de ses artifices. La pédagogie traditionnelle a multiplié ceux- ci à l’envi ; et ce qu’elle transmet pieusement par le truchement des ouvrages ou des cours spécialisés n’est rien d’autre que la somme de telles recettes. Peine perdue. En vain, les stratagèmes ainsi codifiés s’efforceront-ils de favoriser le véritable tâtonnement expérimental. Ils sont condamnés à passer à côté. Car c’est le cadre et jusqu’à la forme même de la « leçon » qui l’exigent. Là où l’on attendait une occasion naturellement motivée, un thème imposé. Là où l’on espérait un libre cheminement, un plan préétabli. Là où l’on désirait des rebondissements enrichissants, des conclusions tirées à l’avance, qui aimantent indûment la recherche et, du même coup, la falsifient et la stérilisent.

D'où notre déception de constater qu'on n’a rien trouvé de mieux comme sujet, pour les conférences destinées aux maîtres d’application en 1960, que : ... « la leçon ».

Non plus même : « la leçon d’histoire » ou « la leçon d’instruction civique »... Mais la leçon : quintessence suprême !

« La leçon », encore et toujours. Alors que les techniques Freinet ont permis des activités fonctionnelles précises ! Alors que ces activités favorisent pleinement le « tâtonnement expérimental » ! Alors que ce tâtonnement est le seul mode authentique de formation des individus !

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« L’enfant apprend en se trompant ».

Pourquoi ?

Parce qu'une représentation subjective du monde l’enserre et l’accable, tant que l’objectivisation nécessaire n’est pas venue de confrontations motivées. Parce que la Vérité ne lui apparaît pas de loin comme une statue où se rejoindraient fatalement une étoile d’avenues plus rectilignes les unes que les autres.

Parce que les phénomènes eux-mêmes, loin d’être prévisibles et figés, participent à un mouvement qu’il faut éprouver dans tous ses détours et même ses risques, au lieu d’avoir à se contenter d'écarter certains voiles.

« L’enfant apprend en se trompant », reconnaît Alain. Et ces six mots auraient suffi pour valoir à l’auteur une place éminente au Panthéon des pédagogues. Malheureusement, le reste n’est guère que foin où la perle a glissé.

Car le tâtonnement expérimental n’est pas seulement pour l’enfant une exigence tenant à sa nature d’enfant, — exigence qui viendrait de ce que sa Raison demeure chancelante, eu égard à l’impétuosité de ses sens. Il est encore moins un simple artifice de métier pour le maître, — qui reconnaîtrait la nécessité de ruser avec cette même nature enfantine en lui passant momentanément certaines lubies. Bien plus profondément, il est une exigence tenant au devenir intime des choses : la réalité « se faisant » de sorte que le mouvement est réellement dans les choses et pas seulement dans l’esprit de M. Alain ou de pédagogues non moins patentés, et que ce mouvement n’est pas disposé à « s’arrêter » à seule fin de leur faire plaisir ! Comme l’écrit Engels, « le mouvement est le mode d’être de la matière» (6).

Assurément, Alain ne risquait guère de s’en aviser, tant demeuraient fortes en lui les préventions idéalistes. En bon disciple de Platon, il ne risquait guère de douter que chaque chose (si superficielle d’ici-bas) « renvoie » à un modèle archétypal (si éternellement stable) qu’il suffit de regarder à la lumière du « soleil intelligible » pour savoir tout et définitivement sur lui, — les Idées, pour peu qu’elles soient correctement appréhendées, nous disant d’emblée sur chaque chose tout ce qu’il est possible d’en dire.

Bien plutôt nous croyons, selon une formule désormais fameuse, que « l’existence précède l’essence » (ce qu’Hamlet exprimait déjà fort élégamment en disant « qu’il y a plus de choses sur terre et dans le ciel que dans toute la philosophie ») et, qu’en particulier, la forme psychique que prend ce flux évolutif dans le comportement des hommes est très précisément « le tâtonnement expérimental ».

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Pourquoi lui ?

Première conclusion : « Le tâtonnement expérimental », c’est le mouvement même des Sciences au cours de leur histoire. »

Qui dit sciences dit marche hésitante : bonds en avant, mais aussi reculs, en tout cas zigzags. Non seulement la Science va un peu à tâtons mais aussi dans sa marche elle n’est jamais, à l’avance, assurée du succès. Alors qu’une nouvelle théorie paraît rendre compte de tous les phénomènes constatés, les obstacles se dressent soudainement. Et, souvent, il en résulte de notables enrichissements. C’est à coup de contradictions surmontées que se font les progrès.

Déjà, dans les recherches du simple amateur. Ainsi, tout au long de l’histoire de la Science. Et tout aussi bien au cours du développement enfantin qui ne s’opère pas selon une progression régulière et rectiligne mais par à-coups, par brusques illuminations fugitives.

Dès lors, il ne sert à rien d’imposer une route préalablement jalonnée, même et surtout si elle est bien étayée. Combien de fois avons-nous pu constater que plus le maître inventoriait et ordonnait soigneusement les difficultés, plus il vidait son enseignement de sa vertu formatrice (dans l’initiation à la multiplication, par exemple, telle institutrice prévoyait une leçon sur l'insertion du 0 dans le multiplicateur et ménageait si bien les intermédiaires que les élèves ne connaissaient jamais le bénéfice de l’obstacle imprévu et vaincu). Ce qu’il faut, au contraire, c’est permettre ces tâtonnements en laissant toute liberté d’allure, car eux seuls sont éducatifs.

Deuxième conclusion : Chez les vivants, le « tâtonnement expérimental » est à la fois le signe distinctif et le privilège des êtres supérieurs.

Le « tâtonnement expérimental » n’est pas une invention de pédagogue. Il n'est pas spécial à la pédagogie, même si c’est là son meilleur champ d’application. En réalité, c’est un processus général. Non seulement on le retrouve partout où l’homme entreprend une recherche mais ses linéaments sont décelables à un certain niveau de l’échelle des êtres.

Chez les Animaux inférieurs, le comportement est ordinairement stéréotypé : tropismes, réflexes, instincts, etc. Mais il arrive déjà que d’étonnantes initiatives soient prises dans des circonstances imprévues.

Avec le développement du psychisme apparaît la conduite par « essais et erreurs ». C’est par tâtonnements successifs de mieux en mieux organisés que l’animal parvient à la solution. Engagé dans le labyrinthe, le rat expérimente les sorties et trouve la bonne de plus en plus rapidement. Isolé de l'appât par un grillage, le chien se hasarde dans les deux sens et finit par découvrir le détour favorable. Séparé de la banane par une trop grande hauteur, le chimpanzé hésite entre plusieurs bâtons et, finalement, entasse plusieurs caisses pour se hisser assez haut.

Tant qu’il se trouve dans des conditions normales, l’être supérieur consolide les conduites qui lui ont réussi jusque-là. Mais, s’il se trouve dans une situation inattendue, il tâtonne jusqu’au succès.

De même, l’enfant utilise d'ordinaire ses techniques de vie. Mais qu’une difficulté surgisse sur le chemin de son entreprise, et il expérimente le jalon qui prépare lui-même une nouvelle technique de vie.

Le « tâtonnement expérimental », ce sont les « essais et erreurs », transposés au niveau humain.

Encore qu'une mutation énorme se soit produite de l’animal à l’homme, l’évolution s’est poursuivie de l’un à l’autre et le tâtonnement expérimental fait le trait d’union.

Troisième conclusion : Le « tâtonnement expérimental » n’exprime-t-il pas une exigence cosmique ?

Sur ce dernier point, évidemment, il importe d’être beaucoup plus circonspect.

Et, pourtant, nous trouverions, dans l’œuvre de Teilhard de Chardin (7), de nombreux arguments en faveur d'une « Evolution tâtonnée ».

Loin que l'Evolution ait suivi une progression rectiligne et régulière, elle s'est développée en quelque sorte « à l’aveuglette », avec d’admirables « inventions » (la nageoire devenue patte, aile, etc.) et d’étonnantes régressions (certaines hypertélies, notamment), multipliant les orthogenèses mais aussi accumulant les extinctions d’espèces.

Et, dès lors, on peut se demander si ce n’est pas une exigence profonde, voire universelle, que l’enfant satisfait lorsqu’il procède par « sauts et gambades », comme disait Montaigne, et lorsqu'il se plie à certains rythmes pour le moins déconcertants.

Quatrième conclusion :

Le « tâtonnement expérimental » est aux antipodes d’une prétendue logique éducative.

Nous vivons sur le mythe « cartésien » d’une progression purement logique. Et cette progression est peut-être valable dans le domaine des « sciences exactes ». Mais elle n’a aucun fondement dans le domaine des sciences humaines, notamment en pédagogie.

Le complexe est donné en même temps que le simple et souvent avant le simple. En voulant « simplifier », on altère, sinon la réalité elle-même, du moins la bonne façon de l’appréhender.

Autant il est légitime de tenir le raisonnement logique pour une fin essentielle d’une éducation bien comprise, autant il est arbitraire d’en imposer les séquences dès les premières démarches de la pensée enfantine et vain d’en multiplier les formes lors de ses premières conquêtes.

Un tableau ne se construit pas à l’aide de touches logiquement assemblées. Le peintre a d’abord un dessein encore vague. Et c’est par tâtonnements progressifs qu’il dégage et épure son ébauche (8).

De même en éducation.

Cinquième conclusion :

Il est normal de tendre vers la représentation que l’adulte se fait du monde. Mais encore faut-il partir réellement de la représentation qu’en a l’enfant. Et seul le « tâtonnement expérimental » le permet.

Il ne s’agit pas d'abandonner précipitamment une interprétation fautive de la Réalité pour lui substituer d’emblée la Vérité. Il s’agit, au contraire, de partir de cette interprétation elle-même pour aller librement à la Vérité par des chemins que seul peut frayer, sur le moment même, l'effort de recherche.

S’il en est ainsi, c'est parce que psychiquement (comme le prouve bien l’égocentrisme), l'enfant fait bloc avec les réalités ambiantes ; mentalement,, l'enfant est encore lié très étroitement, voire confondu, avec ces réalités ; et s’il faut le laisser libre d'accueillir ces réalités comme elles se présentent, c’est tout simplement parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de respecter la représentation qu’il en a.

Sixième conclusion

Il n’y a pas un seul cheminement qui mène à la vérité dans un cas concret particulier, mais autant qu'il y a d’enfants et même qu’il y a de moments dans la vie de l’enfant.

Aussi est-il nécessaire de :

— respecter tous les cheminements possibles ;

— admettre les réalités non seulement comme elles se présentent mais quand elles se présentent ;

— manipuler, non pas gratuitement mais de manière à réaliser, de mieux en mieux, un dessein par des perfectionnements progressifs ;

— permettre tous les essais d’explication, même et surtout quand l'enfant est dans l’erreur, quitte évidemment à le laisser prendre conscience de cette erreur et, éventuellement, à intervenir au bon moment pour la redresser.

Les notions nouvelles ne doivent pas être posées d’emblée, comme un but vers lequel il faut tendre directement. C’est chemin faisant qu’elles émergent, c’est-à-dire occasionnellement et fonctionnellement. Et c’est de ce biais qu'il faut se saisir pour les dégager dans toute leur généralité.

Comme l’écrit encore Bernardin (9), « nous avons la chance, nous les maîtres, de connaître la prétendue vérité. Car, au moins, lorsque nous expérimentons, nous savons :

1° que notre expérience est bien choisie et qu’elle est la bonne ;

2° que nous arriverons à la conclusion souhaitée ;

3° qu’au besoin, nous saurons donner le coup de pouce qui fera pencher la balance du bon côté, ce qui nous permettra de dire par la suite : « cette expérience nous prouve que, » etc.

Nous aurons beaucoup de mal à donner l’esprit scientifique à nos enfants, si nous ne nous abaissons pas à leur niveau. En effet, chaque fois que nous voulons enseigner une vérité ou un principe, nous partons de ce principe même, ce qui est une absurdité. Nous dirons que c’est faux, qu’au contraire nous cherchons toutes les expériences susceptibles de mettre en évidence un principe, ce qui permet ensuite d’arriver à l’énoncé de ce principe. Il n’en est pas moins vrai que si l’on a, au départ, le point d’arrivée dans la tête, on fera tout ce qu’il faudra pour atteindre le but en vue, et on éliminera à l'avance tout ce qui nous en éloigne. Ce n’est pas là du travail scientifique. Il ne faut pas, dans ce genre de travail, ressembler au coureur cycliste qui fonce à toute vitesse vers la ville-étape, mais bien au contraire à l’explorateur qui, lentement, mais sûrement, n’avance dans la bonne voie qu'après avoir examiné, étudié, puis éliminé tous les chemins latéraux. Je pense à Magellan qui a mis si longtemps pour traverser le détroit qui porte son nom. Lui, il travaillait scientifiquement, car il n’a découvert le passage qu’après avoir minutieusement exploré toutes les veines d’eau qui se présentèrent à lui ».

« Explorer toutes les veines qui se présentent à lui... », voilà ce qu’il faut permettre à l’enfant, non seulement dans l’enseignement scientifique, mais dans toutes les formes de culture !

« Nous devons laisser les enfants découvrir la réalité, ajuster leurs mesures mais nous devons aussi leur épargner les trop longs tâtonnements », écrit M... (10). A quoi Pons répond : « C’est bien notre infirmité de gens qui n'ont pas cherché ce qu'ils savent, qui ne l’ont pas gagné. En voulant leur « épargner», nous coupons toutes les racines vives et nous nous étonnons que la plante végète ».

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« Conclusions » multiples, par conséquent. Mais « conclusions » nullement divergentes car, appliquées à différents aspects des choses, elles ne font jamais qu'exprimer une même intuition centrale.

« Conclusions » fécondes. Et pourtant « conclusions » nullement originales. Car, s’agissant de pédagogie, elles procèdent de l’esprit qui anime « L’Essai de Psychologie Sensible Appliquée à l’Education ». Et, chevauchant d’autres domaines, elles recoupent d’innombrables observations d’éminents spécialistes.

Peut-être sont-elles formulées d’une manière particulière du fait qu’elles ont été dégagées au cours d'un colloque consacré plus spécialement à la pédagogie des sciences et du calcul. Mais elles n'en reflètent pas moins une conception qui trouve ses fondements et puise sa justification dans des domaines infiniment divers.

A dire vrai, elles remettent en cause, non seulement la pédagogie traditionnelle, mais toute la « philosophie » qui en constitue l’assise. Car, en constatant que le mouvement est le mode d’être de la réalité, et que ce mouvement ne laisse pas d’être évolutif, elles portent un coup sérieux à deux courants de pensée vivaces encore qu’antagonistes, à savoir le positivisme et l'idéalisme.

Ce mouvement qu’Auguste Comte croyait clos et achevé par l’avènement du dernier « état » dans le cerveau des hommes, elles l’estiment ouvert (plus que jamais ascendant et complexifiant !) Et ce même mouvement que Brunschwicg voulait bien reconnaître continu mais exclusivement dans les esprits (leur dérobant d’ailleurs le soleil intelligible !), elles le constatent partout dans les choses, sous des formes qui, précisément, soulignent l’étroite parenté de l’homme non seulement avec le reste des vivants mais avec le reste de l’univers.

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« Contrairement aux croyances habituelles qui ont contribué à accréditer les théories des psychologues et des philosophes, et les conceptions religieuses basées sur une éminente fonction de l’âme, nous n’avons découvert en l’enfant aucun processus spécial suscité par une intelligence spécifique à la nature humaine. Nous avons eu à mettre en valeur, au contraire, l’universalité des grandes lois de la vie, qu’elle soit végétale, animale ou humaine. Les réactions primaires de l’homme et de l’enfant sont en tous points comparables aux réactions des animaux et de tous les êtres animés en général. L’intelligence elle-même, que nous avons définie comme perméabilité à l’expérience, est commune aux hommes et aux animaux. Il n’y a, selon les espèces et les individus, qu’une différence de rythme et de degrés», écrit Freinet (11). Et ailleurs il précise : « N’y a-t-il pas, dans les premières réactions de l’enfant, dans ses premiers gestes, un peu de logique, une lueur de compréhension supérieure et d’intelligence, résultant de certaines aptitudes héréditaires et de son éminente destinée d’homme ? Nous ne le croyons pas. La grande loi que nous trouverons toujours au centre de tous les recours humains, c’est la loi du tâtonnement » (12).

Aussi découvre-t-il le problème sous son aspect proprement philosophique lorsqu’il ajoute : « l’expérience qui n’est, en définitive, qu'une systématisation et une utilisation du tâtonnement, commence. C’est elle qui est à l’origine du psychisme et non le psychisme, et une hypothétique pensée, à la base de cette première manifestation dynamique de la vie » (13). Et il pressent même le mode d’explication qu’ont frayé les travaux de Pavlov : « Ce processus de tâtonnement réussi, se fixant dans la répétition automatique de l'acte réflexe qui se transforme en règle de vie, est la norme de comportement de toute vie organique. Il s’agit là d’un processus d’adaptation sans lequel la vie elle-même ne serait pas possible » (14).

Le tâtonnement expérimental est un processus général, et non pas spécifiquement humain. Et si le comportement animal (globalement pris) n’en est lui-même qu’un aspect, c’est parce qu’il représente une manifestation profonde de la réalité mouvante. Il ne saurait en être autrement dans un monde en marche d’où l’homme lui-même a émergé sans cesser d'entretenir les rapports les plus étroits avec le milieu environnant. Et, au cours de son développement, l’enfant ne saurait échapper à cette exigence proprement vitale.

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S’il y a lieu de favoriser sous tous ses formes le tâtonnement expérimental, ce n’est pas seulement parce que les efforts de l’éducateur se trouvent mieux récompensés. Ni non plus parce que certains besoins de la mentalité enfantine y gagnent d’être davantage assouvis. C’est parce qu’il s’agit là d’une exigence fondamentale, conforme à la nature même des choses, que la pédagogie traditionnelle a réussi à masquer jusqu’à présent parce qu’elle s’abritait elle-même derrière une philosophie des « Idées » et non pas des « Valeurs », donnant des démarches de la connaissance et de la Vérité même l’image la plus fausse, alors que cette exigence trouve, dans les domaines les plus variés, des répondants profonds et doit, au contraire, nous guider vers une pédagogie authentique.

D’ores et déjà, le tâtonnement expérimental est réalisé pleinement dans l’enseignement du français. La mise au point progressive du texte libre, avec tous les prolongements qu’elle appelle, en constitue la démarche majeure. Mais il reste à en découvrir toutes les modalités pratiques, non pas seulement dans le calcul et les sciences, mais dans les domaines les plus variés comme la « musique naturelle » ou la « gymnastique libre ».

Forts que nous sommes de son universalité, nous devons y parvenir.

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« Le tâtonnement expérimental est à la base de notre psychologie et de notre pédagogie », écrit Freinet dans le numéro 1 de « Techniques de Vie ».

Nous pourrions ajouter qu’il « est à la base de la psychologie et de la pédagogie » tout court.

 

(1) MARIJON ET LECONTE : Rapport des Inspecteurs Généraux sur les Conférences pédagogiques de 1928.
(2) Quand ce n'est pas de sa philosophie tout entière !
(3) Certifiés authentiques.
(4) Et non dans les « centres d’intérêt » et « thèmes de vie », pauvre caricature.
(5) Lettre à Freinet du 15-III-1960.
(6) F. ENGELS : Anti-Duhring, tome 1. p. 74. Edition Costes.
(7) Complétant sur ce point Hegel.
(8) Nous en trouverions une confirmation dans « la genèse des autos », la genèse de l’homme, etc.
(9) Ibidem.
(10) ln cahier de roulement du 3-III-1960 lancé par Delbasty.
(11) Essai de psychologie sensible, p. 71 .
(12) Ibidem, p. 27.
(13) Ibidem, p. 27-28.
(14) Ibidem, p. 31.