Les loisirs

Mai 1967

La question des loisirs, que Freinet citait comme l’un des aspects essentiels du programme qu'il projetait au long de cette année scolaire, doit venir à l’ordre du jour de nos travaux communs. Dans les perspectives de la scolarité prolongée, elle mérite d’être étudiée, analysée dans toute sa complexité scolaire, humaine, sociale, culturelle, dans l'optique de la pédagogie Freinet.

« Cette idée des loisirs, écrivait Freinet (L’Educateur du 1er octobre 1966), est l'expression d’une société où le vrai travail a perdu toutes ses vertus, où il n’est qu’oppression, sans aucune participation profonde et essentielle de l’être. On s’en échappe alors par le loisir qui est le négatif du travail forcé, le « ne rien faire » qui est tout simplement une anomalie, préface à la perversion.

...Or, ce qu’on appelle aujourd'hui loisirs pourrait changer d’aspect si nous donnions la possibilité aux enfants et aux jeunes de se livrer au jeu le plus passionnant : le travail. »

Ceci revient à replacer les loisirs dans les données de l'éducation, dépendante elle-même des milieux de vie. Les problèmes gagnent toujours à être bien posés afin d'en délimiter l'ampleur, d'en inventorier les données, de prévoir les obstacles à surmonter, d'en définir surtout les buts. C'est donc, résolument, au cœur de ces milieux de vie que nous situerons le problème des loisirs pour éviter les dangers d'une politique des loisirs, imposée de l'extérieur par directives et programmes pléthoriques, dans laquelle le jeu- passe-temps, le jeu-haschich, le jeu- compétitif n'a rien à voir avec le processus fonctionnel de la satisfaction des besoins. Nous ne séparerons pas, arbitrairement, le jeu du travail, même si des programmes l'imposent. Nous resterons en l'occurrence, toujours soucieux d'aider l'enfant ou l'adolescent à découvrir le travail-jeu susceptible de devenir progressivement le vrai travail au terme d'un apprentissage naturel qui est bien-être dans l'action utile; sentiment de plénitude au sein de la communauté.

Cette notion du loisir — qui va s’imposer comme un exutoire nécessaire dans un enseignement encombré d'enfants instables, sans maîtres, et que l'on ne sait vers quelles issues diriger — n'est pas à vrai dire nouvelle.

Déjà en 1936, la réforme de l'enseignement avait proposé les loisirs dirigés devenus activités dirigées par la suite. C'était là une innovation heureuse qui avait le but méritoire de faire entrer dans l'école traditionnelle, un vent de méthodes nouvelles ouvertes vers une certaine liberté de l'enfant. Les Techniques Freinet se trouvaient alors à pied d'œuvre pour faire démarrer en prise les activités dirigées sur grande échelle. Nos « anciens » se souviennent certainement avec quel enthousiasme ils s'engagèrent dans un militantisme débordant, à seule fin d'élargir la brèche, encore timide, que des instructions ministérielles d'esprit ouvert venaient de percer dans la vieille citadelle vermoulue de l'enseignement traditionnel. Ces camarades qui furent au premier rang d’une bataille permanente de libération de l’école dans un milieu propice, furent aussi participants à ces BENP (Brochures d'Education Nouvelle Populaire), qui étaient diffusées à grande échelle, presque toujours gratuitement, dans toutes les associations périscolaires — et cela va de soi dans les écoles publiques. Les titres en sont encore significatifs de l'ampleur d'une rénovation de l'enseignement qui, par l'activité sans repos de Freinet et de ses adeptes, fut portée à son maximum de militantisme dans le peuple et l'école du peuple : l'imprimerie à l’école, le dessin libre, la linogravure, la pyrogravure, brevets et chefs-d’œuvre, les naturalisations, le théâtre libre, l’Hébertisme, les fêtes scolaires, etc. virent le jour dès la période du Front Populaire et se continuèrent après la guerre à un rythme accéléré, complétant l'action éducative dans l'école et hors de l'école.

De telles initiatives, outre qu'elles avaient le mérite d'une action de masse visant à déraciner l'école de son isolement et de son immobilisme, avaient encore et surtout l'avantage de mettre la pédagogie Freinet à l'épreuve des événements ; de nous faire reconsidérer nos techniques dans les données scolaires certes, mais encore dans le milieu social, humain et culturel.

C'est ce même problème de reconsidération de notre œuvre commune fondamentale que va nous poser à nouveau la question des loisirs. Mais cela dans un climat social plus brouillé, plus indécis, plus complexe et sur un plan beaucoup plus vaste, à l'échelle d'une crise sociale évidente. Nous ne devons pas sous-estimer les difficultés de l'heure, mais nous devons aussi nous rassurer sur ce que nous apportons de positif pour la solution des vastes problèmes éducatifs.

Nous sommes bien placés, n’en doutons pas, pour démêler au mieux les difficultés scolaires. Cela en raison de l'efficience de nos techniques, en raison de notre connaissance de l'enfant : nos techniques de libre expression nous ont donné et nous donnent en permanence, une vision psychologique et humaine de l'enfant susceptible de nous conduire (sans grands risques d'erreurs chez les nouveaux venus encore en rodage dans nos écoles Freinet en voie de modernisation) vers ces techniques de vie salutaires dont Freinet a fait la base de l'éducation.

Quelles seront ces techniques de vie? Le problème est actuellement trop divers et complexe pour qu’on puisse d'avance en décider. Il aurait été, ce problème, plus simple au début du siècle où la conjonction des richesses des générations passées et présentes se faisait dans le même climat social et humain. Le travail en était le facteur décisif, quels que fussent d'ailleurs ses duretés ou ses horizons.

La société actuelle, et plus encore celle à venir, modifie dramatiquement la conception de travail comme le prouvent les revendications permanentes des syndicats de travailleurs face à un patronat borné et hésitant, placé lui-même devant les incertitudes des lendemains : le machinisme fulgurant, mis en place par une science inconséquente et indifférente au destin de l'homme, risque de rendre inutile et la force des bras et les pouvoirs de la matière grise.

C'est toute la notion de travail humain qui est à reconsidérer et dès à présent, dès l'enfance et dès la jeunesse. La société rejette l'homme : quels seront ses recours?

Nous saurons, quant à nous, dans quelles directions il nous faudra aller. La vaste philosophie de Freinet nous a placés au centre des grands problèmes de la vie, toujours intégrés à la Nature. Non pas à une nature bucolique de retour à la terre, seule valable pour celui qui se replonge anormalement dans une expérience archaïque, mais une Nature qui a l'ampleur de la Création, sa permanence, son devenir, qui est « cette maille de la 'vie » dit Teilhard, éternel phylum qui s'en va de lignée en lignée vers des perspectives insondables. Cette maille de vie, elle tisse jour après jour l'être physique et l'étonnante personnalité de l'homme ne donnant sa mesure que par le travail qui s'intègre à elle et l'amplifie.

Le travail ne doit donc pas être considéré de l'extérieur: «Le travail n'est pas une chose qu'on explique et qu'on comprend, c'est une nécessité qui s'inscrit dans le corps, une jonction qui tend à se satisfaire, des muscles qui jouent, des trajets qui se réveillent et se renforcent... C'est en pleine marche, c'est dans l'exercice même des fonctions naturelles qu'il nous est possible d'influer sur ce rythme, sur l'équilibre, sur la puissance des forces mises en branle par les tendances vitales des individus. » (1)

Je pense que dans un avenir très prochain ces vérités profondes que Freinet nous prodigue dans l'Education du Travail avec une simplicité biblique, seront d’une actualité nécessaire pour la compréhension du problème humain.

En attendant, nous sommes à même de tirer profit de cette éducation du travail qui oriente toute notre pédagogie. Nous sommes à même de comprendre ces différences initiales du jeu et du travail, de la volonté et de l'effort, de la discipline et de l'autorité que Freinet a mises si souvent en évidence pour nous préserver des erreurs d'une éducation imposée de l’extérieur et qui ruine la polyvalence des intérêts profonds de l'être.

Partant toujours des méthodes naturelles garantes d'apprentissages personnels, usant des techniques libératrices qui laissent à l'enfant initiative et choix d'agir, nous ne tomberons pas dans les erreurs du travail forcé, ou des loisirs forcés. Nous aurons à repenser, après notre expérience mûrie de pratique pédagogique démonstrative, une véritable pédagogie des loisirs. Nous éviterons de nous jeter sur les jeux passe-temps des colonies de vacances « classiques », sur les travaux manuels scolaires, sur les sports à compétition plus ou moins militaires, sur les séances explicatives de TV où le maître reste le meneur de jeu pédagogue, sur les fêtes enfantines à programmes préétablis par les adultes, sur les quitte- ou-double — et nous en passons — qui sont à l'opposé de la vraie culture. Nous aurons à repenser surtout l'importante question de la technique d'apprentissage. «Une bonne initiation ne doit pas forcément débuter par l'initiation technique. C’est la nouvelle technique de vie qu’il faut faire sentir et comprendre. » (2)

Nos camarades qui ont une expérience valable dans la création d'associations et œuvres extra-scolaires peuvent dans ce domaine être nos guides. Pour l'éducation physique par exemple, ils nous mettront en garde contre l'acquisition d’une technique impeccable obtenue par exercices répétés et fastidieux. Ils mettront en valeur, au contraire, le geste naturel, spontané qui témoigne de l'extériorisation d'élans profonds, d'espérance de libération. Ce retour aux enseignements de l'Hébertisme d'hier et de l'œuvre de Le Boulch aujourd’hui est à l'origine d'un renouveau artistique et humain de la gymnastique. Il en sera de même des jeux dramatiques libres, de la musique libre, de la poésie libre, du dessin libre qui si timidement prirent leur essor dans nos premières écoles Freinet nationales et internationales. L'équipe si dynamique de Guérin peut nous faciliter, par l'entremise des techniques audiovisuelles, ce renouveau des loisirs, proposé dans un climat de compréhension simple, naturelle, humaine.

Cette expérience de plein vent, pourrait-on dire, aura l'inestimable avantage de libérer nos consciences des contraintes du rendement scolaire, de nous rendre libres et neufs en face de la vie où l’enfant va au-devant du bonheur, sans appréhension ni arrière- pensée : les loisirs seront pour nous, toujours, une occasion de bonheur. Et pour ce but si humain, nous serons en mesure d’accepter virilement sacrifices et souffrances qui sont l’aiguillon de la réussite.

Mais « il faut bâtir avec la vie et dans la vie ». C’est dans la chaleur du milieu social que les loisirs auront leur véritable résonance. Il nous faut faire de l’école le lieu de rencontre humaine et culturelle des parents d'élèves, des amis de l'école publique, des spécialistes de tous ordres de qui nous avons à gagner. Il nous faut dès à présent donner vie à nos Associations pour la Modernisation de l’Enseignement. Nos camarades qui sont, dans ce domaine, entrés dans l'action se mettront à la disposition de tous. Des comptes rendus d'expériences post-scolaires doivent aboutir à une édition permanente de BEM donnant la réplique à nos anciennes BENP mentionnées plus haut : Clubs divers, Maisons de la Jeunesse, Foyers culturels, Sociétés sportives, Bibliothèques municipales... etc, doivent intégrer sans cesse l'école au milieu social qui la conditionne par tant de potentialités : « Pas d'avenir évolutif à attendre pour l'homme en dehors de son association avec tous les hommes. » (3)

Il faut éveiller plus que jamais chez nos enfants cette « expansion psychique » en marche vers « l'esprit de la Terre» (4) auquel tout éducateur doit croire.

ELISE FREINET

(1) C. Freinet : L'Education du Travail, Ed. Delachaux et Niestlé.
(2) C. Freinet : Techniques de Vie.
(3-4) Teilhard de Chardin: Le Phénomène Humain, p. 273, Ed. du Seuil.