4ème PARTIE * CLASSE D’ENSEIGNEMENT SPECIAL d’Yvette BOLAND à Grivegnée (Belgique)

Avril 1967


4ème PARTIE

*

CLASSE D’ENSEIGNEMENT SPECIAL

d’Yvette BOLAND

à Grivegnée (Belgique)

 
1. LES ENFANTS
2. OU EN SOMMES‑NOUS ?
3. UNE TRANCHE DE VIE DE LA CLASSE
CONCLUSION

 

 

LA JOIE DE VIVRE
C'est bon de savoir vivre
en bonne entente
avec tous ceux
qui nous entourent !
C'est si bon de voir
les oiseaux s'ébattre
dans l'air,
car ils se sentent libres, libres
Rien ne les enchaîne
à rester dans une cage
où ils se sentiraient prisonniers
Là-haut dans le ciel
ils sentent la liberté venir à eux.
Nous, humains,
aimons aussi
vivre librement !
Nous imitons les oiseaux,
toujours à la recherche
de l'amitié,
de la liberté.
Nous désirons de tout notre cœur l'amitié,
que ce soit celle d'un homme
ou celle d'une femme :
Ce n'est que l'amitié qui compte.
Arlette DANSE

 
I - LES ENFANTS
Militante du mouvement international de l'Ecole Moderne, j'ai toujours pratiqué une pédagogie basée sur la coopération scolaire et la liberté d'expression. Toutefois, la lecture des expériences d'autogestion en classe de perfectionnement réalisées par mes camarades de l'ICEM, m'a conduite à accorder une part plus grande aux enfants pour ce qui concerne le choix des activités et les décisions de travail.
Durant cette année 1968-69, les enfants ont évolué dans un climat de liberté plus développé. Sans doute la discipline était jusque-là librement consentie ; la parole était donnée aux élèves quand ils la désiraient ; les conseils de classe étaient positifs. Mais l'effort fait dans ce sens cette année a été beaucoup plus ample.
Pour mieux comprendre l'esprit dans lequel l'expérience a été menée, il est nécessaire de bien situer ma classe.
Elle se compose de 14 élèves débiles légers : 7 filles et 7 garçons. Certains accusent des troubles caractériels. Ils ont tous de 12 à 16 ans (sauf un garçon âgé de plus de 17 ans). Tous sont issus d'un milieu socio-économique particulièrement défavorisé et perturbé. D'où traumatismes et blocages affectifs se soldant par des chutes, des transferts se liquidant en classe.
Sur l'ensemble des élèves, 3 sont dans ma classe depuis 64-65, et 5 ont déjà bénéficié de la pédagogie Freinet chez deux de mes collègues. Ils ont donc déjà joué un rôle dynamique au sein de leur groupe ; ceci me paraît très important.
Nous faisons partie d'un établissement d'Enseignement spécial de l'Etat groupant 150 élèves de 3 à 16 ans accusant toute espèce de déficience, sauf le handicap physique prononcé et l'infirmité motrice due à la paralysie cérébrale.
Je vais en quelques phrases vous présenter toute mon équipe.
1. MARC
14 ans, fils de manœuvre-maçon ; tendant à vivre replié sur lui-même ; bloqué affectivement; mauvais climat relationnel familial; caractériel. Père chômeur volontaire ; Marc s'en ressent, car il se dérobe face au travail.
Intelligence pratique. Au courant de l'actualité, il répugne à tout effort. Se tracasse parfois pour son devenir. A une fois giflé un ancien qui venait lui annoncer qu'il était embauché dans une usine métallurgique.
Marc a des tendances de meneur. Mais il ne veut jouer aucun rôle dans la coopé, malgré ses possibilités.
2. HENRI
15 ans, fils d'ouvrier maçon courageux ; mère ménagère active mais de petite santé. Très jaloux de son frère de 12 ans, qui n'a jamais essuyé aucun échec en classe. A son arrivée en 64, était très agressif et se singularisait dans son village par des actes de vandalisme (28 carreaux brisés par ses soins dans une maison momentanément inhabitée !) Langage de charretier. Complexe de persécution.
Niveau scolaire assez bas. Quand je voulais le pousser aux connaissances, il me répétait sans cesse : « Pourquoi te tracasser pour moi si je n'ai pas envie de travailler ? Tu sais bien que plus tard je veux m'engager à l'armée ! »
Cependant, dès que la brèche fut découverte, il fit preuve d'une relative activité. En effet, Henri est très attaché à sa mère malade, ce qui a provoqué chez lui une propension à se surpasser dans les activités culinaires ; il invente des recettes ! A obtenu son brevet de cuisinier.
Grâce à notre organisation du travail répartissant la classe en multiples ateliers (y compris coiffure et manucure), il a pu se réaliser enfin ; il est heureux
3. MARCEL
Fils d'ouvrier ; enfant passif inhibé, quoique grand nerveux (épileptique). Agréable ; venant d'une classe traditionnelle, ne savait même pas rire ni sourire. Niveau scolaire très bas.
Poète toutefois ; aime les lapins et... sa bicyclette. Vit en isolé, Communique très peu avec ses camarades; mais maintenant ses yeux respirent la joie. Va s'engager dans un atelier essentiellement pratique. Quand il a de l'argent en poche, ne songe qu'à s'acheter des outils.
4. HENRI II
17 ans. Très faible en connaissances scolaires. Doux. Langage enfantin. Adore le football, le vélo, et les filles (qu'il n'ose approcher, mais à qui il fait les yeux doux). Ne sachant écrire, il leur fait adresser des messages, leur offre des cadeaux.
Cadet d'une famille de 7 garçons, Surprotégé par sa mère et adulé par son père, mineur retraité. A reçu une bonne éducation, A 13 ans avait un langage de bébé et n’osait s'exprimer en public.
A réussi à trouver du travail dans une robinetterie où son chef ne tarit pas d'éloges à son sujet, Bien qu'il ne sache pas lire, arrive à déchiffrer les schèmes usuels de la vie et à se débrouiller pour retrouver son chemin quand il fait des livraisons. Heureux de vivre.
5. FRANCIS I
Fils de commerçants, Toujours occupé ; travailleur manuel; excellent producteur pour la coopé. Aime l'argent. Epileptique ; éclats de mauvaise humeur. Très jaloux de son frère de 11 ans. Plein d'initiative, Aime que les décisions soient vite prises, Rapide et dynamique dans l'exécution, Bougon autrefois, est devenu jovial et boute-en-train. Estimé de tous.
6. FRANCIS II
14 ans. Père très travailleur ; mère active. Jaloux de son frère jumeau qui réussit parfaitement à l'athénée (école secondaire).
La présidence de la coopé lui a donné une certaine assurance. Aime le travail manuel très actif. De santé très précaire : cardiaque et troubles de la psychomotricité. Ecriture presque illisible.
Elève très coopérant vis-à-vis de tous. Malheureusement, l'expression libre ne lui a pas été souvent permise dans l'école d'où il provient.
7. TONY
15 ans. Présenté comme vagabond et truand. Ejecté d'une école professionnelle voisine. Très intéressé par les recherches, les expériences et les documentations les plus diverses. Effectue des enquêtes d'après des livres d'adultes : « Animaux du monde ». Lit les classiques (J.J. Rousseau).
Surprotégé par sa mère, seule à élever 3 enfants ; c'est une gitane superstitieuse, qui s'occupe à effrayer l'enfant et à le rendre méfiant vis-à-vis de tout, Tony est son cadet ; elle l'aime par-dessus tout. Lors du voyage de fin d'année, elle lui a offert une montre en or pour qu'il ne nous accompagne pas, par crainte d'un accident (qu'elle avait lu dans le ciel !)
8. CHANTAL
13 ans ; père en prison ; mère analphabète profitant du moindre malaise pour garder sa fille à la maison, Famille aidée par l'Assistance publique. Chantal a souffert d'hyposcolarisation.
Depuis son arrivée chez nous il y a 2 ans, l'absentéisme a disparu. L'enfant aime l'école. Niveau scolaire en hausse, Prise en mains sérieuse des responsabilités par la fillette, qui réalise le handicap de sa mère et voudrait l'atténuer, « Ma mère s'est faite rouler en signant des papiers présentés par un démarcheur ; je ne veux plus que cela lui arrive ; ça ne m'arrivera pas, car je lis et essaie de comprendre tous les écrits » (même un vieux bout de papier trouvé par hasard).
Chantal a bien bougé. On envisage, pour la prochaine rentrée scolaire, de la remettre dans le circuit « normal » en section technique, Elément super-actif dans la coopé. Orthographe améliorée. T'out son travail est axé sur la correspondance : elle a écrit à 7 camarades.
9. ARLETTE
15 ans, Père retraité mineur, cardiaque. Atmosphère très lourde clans la famille : 2 frères épileptiques, un atteint de carie des os, une sœur amblyope et mal développée physiquement, une sœur mariée. Mère très énergique et agressive.
Arlette vivait repliée sur elle-même, timide, gênée dans ses mouvements. Hésitante ; n'arrivait pas à écrire trois mots. Peu d'initiative.
A présent elle est plongée dans les écrits, elle se libère, elle ose manifester son désaccord à l'occasion !
Elle est devenue la secrétaire de la classe ; s'occupe de la rédaction de la revue de nos trois coopés. Tous les textes sur stencil sont tapés par elle, Arlette est complètement transformée ; elle se sent quelqu'un !
10.JOSETTE
16 ans, Père militaire de carrière. Enfant agressive, instable. Se mettait en position de défense dès qu'on s'approchait d'elle.
Aime toutefois qu'on s'occupe d'elle, désire être 17attée, etc. Aime les petits, les protège. Poète à ses heures.
11. MARIANNE
15 ans, de milieu socio‑économique très bas et très perturbé le concubin de sa mère ne travaille pas.
Très douce et très aimante. Avait perdu toute confiance en elle-même. Enfant très agréable, coopérante, travailleuse. Mais elle est rejetée par sa mère qui ne manque aucune occasion de l'accabler publiquement. La fillette reporte toute son affection sur les animaux. Au point de vue scolaire, manifestait peu d'intérêt. A été accrochée par la correspondance et les recherches sur les animaux, dont elle assume la responsabilité.
12. JANINE
14 ans, élevée par sa mère veuve avec 4 enfants. Etait très tapageuse et criarde ; s'est affinée au contact des garçons. Eprouve peu d'intérêt pour l'école.
Très sensible cependant. Excellente artiste peintre, s'est révélée poète lors de nos dernières sorties.
13. MARIE-ROSE
14 ans, mère couturière, père forgeron. Très jalouse de son frère de 15 ans qui « brille » à l'école technique.
Arrivée dans ma classe à 13 ans ; ne lisait pas ; maintenant elle sait. N'écrivait pas ; maintenant adore la correspondance. Correspond avec un maître Ecole Moderne qui a été muté dans un établissement voisin ; ils échangent de vrais romans.
Non seulement Marie-Rose est arrivée au stade de la lecture courante, mais son orthographe se polit. Les aspérités de son caractères Disparaissent. Elève très agréable. Toutefois, fait des crises de jalousie aiguë ; a un penchant pour Marc, qui ne prête guère attention à elle. Très coopérante.
14. ELISABETH
15 ans. Gros problème : le père a abandonné la mère. Elisabeth est placée dans un home d'accueil par le Juge des enfants ; mère déchue.

Enfant fougueuse ; fait le mur ; rentre au home à 1 ou 2 heures du matin. Sort avec un jeune homme du voisinage, débile de 22 ans possédant une voiture.
Au début, élément très perturbateur dans la coopé, giflait sans raison ses camarades et surtout les garçons (tendances hystéroïdes). Devant mon indifférence à ses sautes d'humeur, elle se trouvait désarçonnée.
Très nerveuse, elle me dit : « J'ai envie de te piquer pour voir si tu réagirais. Tu es bien la seule à ne pas me poursuivre quand je me sauve ; tu ne te tracasses pas !… » (et pourtant !…)
Elle s'est transformée. Très affective, elle sent en moi une présence non hostile. M'embrasse chaque matin et chaque soir. Si bien améliorée que le juge l'a rendue à sa mère en juin, après un an de séjour dans notre classe.
Venant de cellules traditionnelles. Elisabeth était une petite épave morale qui se laissait facilement entraîner. Elle est devenue active au sein de notre équipe. Adore écrire des textes libres ; écrit à ses correspondants, même de chez elle, leur envoie des colis. Pendant les vacances, me téléphone régulièrement.
Un 15e cas qui à lui seul mériterait un mémoire
15. ROBERT
14 ans et demi, père retraité, mère ménagère, 2 frères adultes, une sœur mariée. Enfants de deux lits. Robert est rejeté.
Fréquentait l'enseignement secondaire d'où il fut exclu parce que trop perturbateur. Me fut présenté comme un sujet peu intéressant. Foin des étiquettes !
Robert était plutôt gêneur parce que trop actif. Aide précieuse en classe ;excellent collaborateur, plein d'initiative.
Niveau intellectuel assez élevé (Que de gaspillages d'intelligences dans trop d'écoles !) Hélas ! il était, pour les professeurs, trop contestataire ! Chez nous, il a trouvé sa place et nous n'avons jamais eu de heurts.
En fin d'année, il est allé tout seul s'engager dans une usine métallurgique. Se débrouille parfaitement. Vient régulièrement à la maison, compulse mes livres, peint, discute très sainement. Est très perméable à l'expérience. Passe du travail manuel au jardinage et à la recherche, avec une égale aisance. A sa demande, nous sommes allés ensemble visiter des musées de la capitale. Agressivité disparue.
2 ‑ OU EN SOMMES-NOUS ?
La forme d'organisation de notre coopérative est spontanée. Les décisions sont prises en majeure partie par les coopérateurs eux-mêmes. Les élèves se réunissent en assemblées (peu nombreuses), puis des réunions d'ensemble sont faites pour coordonner les décisions.
Les responsables sont mandatés pour une action très précise. Les liaisons sont aussi établies sur le plan local avec les autres coopératives (ici nos correspondants) : rapport de président à président, rapport de la vie dans les coopératives.
Le plan de travail est destiné à satisfaire des besoins réels et non des profits. Le conseil de classe est organisé.
Nous pensons qu'il est très possible d'instaurer ce système et que l'autogestion doit être prévue dès l'école primaire. Vivre une vie coopérative réelle préparant les enfants à leurs responsabilités d'hommes semble bien être indiqué dans l'enseignement spécial, et a fortiori dans l'enseignement ordinaire.
Je pense que nous devons faire davantage confiance aux enfants, leur permettre d'être, de vivre et d'agir. Alors seulement nous assisterons à l'éclosion d'élèves heureux.
UN BILAN
1°. Ce sont les élèves qui ont réclamé la 1re réunion en vue de créer une coopérative, après 15 jours de classe.
2°. Ils ont désigné, et ce dans un cadre très souple, les responsables :présidente, vice-présidente, trésorière, trésorière-adjointe, secrétaire, secrétaire-adjointe, en fonction du travail mesuré durant la 1re quinzaine.
3°. La définition des responsabilités a été motivée par les nombreuses tâches à assumer et les nécessités matérielles.
4°. La cotisation minimum obligatoire a été fixée à 2 F par les élèves eux-mêmes. Ils produisent et perçoivent 10 % de la vente ; donc celui qui n'a pas versé sa cotisation ne peut s'en prendre qu'à lui-même (voir plus loin).
5°. Le tableau mural a été relancé.
6°. Des visites ont été organisées par les enfants : la foire commerciale ‑ la caserne des pompiers ‑ la foire liégeoise d'octobre ‑ l'usine des vieux métaux ‑ la laiterie ‑ la cristallerie. Une visite à la biscuiterie et une à la brasserie sont en voie de réalisation.
7°. U n vote a été organisé pour demander au professeur de pédagogie s'il accepterait la visite de ses normaliennes. Sur 13 enfants, 8 sont d'accord, 3 ne sont pas d'accord, 2 sont indifférents. Les visites sont acceptées ; les 3 élèves qui ne sont pas d'accord travailleront aux ateliers.
8°. L'organisation du travail est beaucoup plus librement consentie. Le groupe prend davantage en charge les responsabilités.
9°. Il n'y a plus d'allergie au travail. La vie est bien plus heureuse.
10°. La plus grosse lutte à mener fut personnelle : sans vouloir s'effacer complètement, il faut écarter toute forme d'autoritarisme de la maîtresse, si minime soit-elle. Il faut être complètement détendu, toujours patient, ne pas manifester d'inquiétude ; bref, être libérée de soi-même.
Les résultats sont tangibles, et je sens que la coopérative évolue de jour en jour vers une société sans contrainte. Sans doute je donne souvent mon avis, mais il ne prime pas obligatoirement.
Nous bénéficions de la richesse des échanges interscolaires. Les élèves de Pierre Seykens, à Ougrée, nous permettent de mieux organiser le travail éducatif. Nous sommes sans cesse relancés les uns les autres dans un bain de recherches.
Nous avons reçu de très intéressants travaux présentés sous forme de bandes savamment programmées, et personne n'est resté passif. Les bandes ont provoqué un rebondissement. Les réponses furent ajoutées à la bande initiale ; ou bien une nouvelle bande fut élaborée en suivant un autre intérêt.
Les lettres personnelles, les albums, les diapositives, les bandes magnétiques ne sont toutefois pas ignorées. Nous avons reçu et transmis plus de 10 envois en 5 semaines ; la correspondance n'a jamais battu ce record.
LE POINT DE VUE « ACTIVITES-PRODUCTION »
Là aussi, ce sont les élèves qui organisent. De nombreuses équipes se sont constituées librement pour réaliser l'activité choisie, sans le moindre interventionnisme :
Préparation de maïs grillé ‑ de gaufres ‑ de crêpes ‑ de poires cuites ‑ de betteraves ;
Lavage de voitures ;
Préparation de gâteaux ‑ de crème ‑ de macédoine de fruits de chips ;
Réalisation d'émaux sur cuivre ;
Préparation de petits meubles, nichoirs...
Les enfants vendent leur production en ville au profit de la coopé et perçoivent 10 % de la vente.
Ce que nous avons voulu chercher ? De redonner aux enfants un besoin d'activité, de confrontation, de recherche, d'initiative, de surpassement.
Ce que nous avons voulu mettre sur pied dès le départ, c'est la possibilité pour chaque élément de se réaliser suivant ses propres aptitudes dans un ensemble coopératif disposant de la liberté de décision.
QU'A-T-IL FALLU CHANGER ?
En tout premier lieu, il a fallu me changer moi-même. Je ne me suis plus souciée des programmes ni des horaires. Je voulais mettre le futur citoyen en mesure d'agir selon ses responsabilités et de vivre en saine démocratie, plutôt que de lui faire acquérir des connaissances.
Je vais essayer de présenter des exemples qui montrent comment nous nous y prenons. C'est sur le principe de la non-directivité que s'est basé tout le travail de cette année. Tout se fait très naturellement. Ainsi, dès qu'on reçoit un envoi, on en prend connaissance et on répond, soit par un message sonore, soit par un album personnel, une recherche à plusieurs, une jolie poterie, des émaux, une bande ou une préparation culinaire.
MON BONHEUR
J'ai un petit lapin papillon
noir et blanc,
a de petites oreilles noires.
J'aime le regarder
quand il mange son pain.
Il est très beau, mon petit lapin.
Il saute loin,
Il remue le nez toute la journée.
Ses petites moustaches
blanches et noires
s'agitent un brin.
Je l'aime bien
mon petit lapin.
Marcel MUNAR
J'AIME
J'aime la nature et ses secrets.
J'aime tous les enfants du monde,
même ceux qui n'ont pas la même
couleur que moi.
J'aime les verts pâturages des prés
et leurs fleurs multicolores.
J'aime les hautes montagnes
vertigineuses que des alpinistes
escaladent.
J'aime TOUT.
Toni COLLINET
3 ‑ UNE TRANCHE DE VIE DE LA CLASSE
LUNDI
13 h 30 ‑ La matinée s'est passée à l'atelier et aux cours spéciaux de religion et de morale.
A la rentrée, les élèves discutent librement. Deux groupes sont constitués :
1°. Le comité exécutif de la coopé (président, secrétaire, trésorier + les 3 adjoints), qui se réunit dans le couloir ;
2°. Les autres participants, qui discutent librement en classe.
Le premier groupe rentre. Le président déclare ouverte la séance et demande si la semaine s'est bien écoulée pour tous et si chacun est content. Chacun se déclare satisfait, sauf Marie-Rose, qui s'excuse pour sa mauvaise humeur de jeudi : « Je ne sais pas ce que j'avais ce jour-là ;il faut m'excuser, mais je préfère qu'on n'en parle plus ! »
Le président ‑ Avant de commencer, nous pourrions peut-être expliquer comment nous avons passé le week-end.
FRANCIS : Oh ! moi je suis claqué ; je suis allé relever les vieux journaux pour les vendre au profit d'un sana.
ARLETTE : Moi je suis aussi fatiguée, mais ce n'était pas pour le travail : ma sœur s'est mariée et nous avons « nocé ».
Questions et réponses se succèdent à ce sujet. Arlette poursuit :
Chez Robert Cherain (élève qui nous quitte pour aller au travail), c'était aussi un mariage. Ils avaient l'air de bien s'amuser ! Robert n'a pas voulu assister au mariage de sa sœur. C'est drôle !
HENRI (15 ans ½, inhibé, qui n'a jamais rien à dire, qui vit replié sur lui-même) : Oh ! moi, au mariage, même si j'étais gêné de moi, j'y serais allé rien que pour pinter. J'aime ça, mais quand je sors avec mon père il ne fait pas le poids : après deux verres, il est cuit, il veut se bagarrer, je dois l'en empêcher !
MARIE-ROSE : Je suis plus gaie aujourd'hui : pendant le congé, j'ai dansé chez moi dans un réduit avec mes petites amies !
MARCEL : Pour moi ce qui compte c'est d'aller me promener. Je regarde la nature, les animaux, tout ce qui vit, mais pas les filles surtout !
FRANCIS I : C'était l'ouverture de la pêche ; je suis allé taquiner le poisson, J'irai encore dimanche.
MARIE-ANNE : Quatre coqs sont malades chez moi ; ils éternuent, c'est marrant ! Je me suis promenée dans la prairie ; le cheval a mangé la manche de mon pull et arraché les pages de mon livre.
MARC (qui n'a rien fichu au cours de travail manuel ni à la morale ce matin, et qui se déride peut-être cyniquement) : Moi, je me suis em… tout le week-end, mais j'ai bien ri quand on a ramené mon frère militaire en ambulance. Oh ! au fond il n'avait pas grand chose !
Dans tout cet échange, je n'interviens jamais, ou très peu. Il arrive cependant que le groupe me sollicite : « Et toi, Yvette, ça s'est passé comment, ton dimanche ? »
Il m'arrive de solliciter l'opinion des enfants passifs, mais d'une manière très souple, car si mes gars me soupçonnent de questionnite aiguë, ils pourraient bien se cabrer !
Je tiens à signaler que la conversation s'organise et tourne très naturellement. Les enfants interviennent à tour de rôle et moi aussi j'ai mon texte oral à faire. La conversation tombe d'elle-même quand elle ne présente plus d'intérêt. Mais nous sommes arrivés au stade où l'on ne se coupe plus la parole.
LE PRESIDENT : A quel point en sommes-‑nous dans nos comptes ?
LE SECRETAIRE : La trésorière est absente pour une raison valable ; elle m'a donné son cahier de comptes. Je vais vous lire la page de la semaine dernière : « Je vais toutefois vous signaler que j'avais repris 7 bagues en émail et que je croyais les vendre ce week-end ; je n'y suis pas parvenue ».
MARIE-ROSE : A propos de bagues, il manque des matières premières pour réaliser les émaux. Ce serait l'occasion de nous rendre à Sprimont chez Madame Morhay (l'artiste qui veut bien nous faire une démonstration).
JANINE : En même temps nous ferions là nos achats de poudre et de matériel.
LE PRESIDENT : On retient la proposition de Marie-Rose. Qui est d'accord pour aller à Sprimont ?
Vote à mains levées : unanimité.
MARIANNE : Qui se charge des démarches ?
Toni, Francis, Chantal se proposent. Marianne demande ensuite qui veut répondre à l'universitaire qui est venue en stage en classe. Elle se présente.
La séance est levée et chacun choisit ses activités
Emaux : Arlette, Elisabeth, Janine ;
Peinture : Marcel, Marc, Henri, Francis I ;
Imprimerie : Francis II, puis Marcel ;
Album : Marie-Rose ;
Bricolage : Marie-Anne.
La journée s'est passée dans l'enthousiasme et la joie. Le soir, dans une cabine publique, Toni a téléphoné à Mme Morhay pour savoir si elle est disponible le vendredi pour nous recevoir. Elle accepte, mais demande que tout lui soit confirmé, ainsi que le nombre de participants, car la séance de démonstration dure trois heures et elle se propose d'offrir une petite collation.
MON BONHEUR
Mon bonheur est de voir
les gens heureux
et qu'il n'y ait pas de guerre,
Mon bonheur, c'est la joie de vivre,
Mon bonheur est aussi
de voir mon père, ma mère,
mes frères et mes sœurs heureux,
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L'AMITIE
L'amitié est de voir
des jeunes gens s'aimer.
L'amitié est aussi
avoir quelqu'un à aimer
et que ce quelqu'un
vous aime,
Toni COLLINET
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LE BONHEUR
Le bonheur, c'est de savoir vivre gaiement,
prendre la vie du bon côté et s'aimer chacun
mais pas aimer rien que soi-même !
Il ne faut pas vivre dans la pénombre
replié sur soi-même !
Il faut s'ouvrir comme les animaux
qui prennent la vie du bon côté
et ne se cachent pas de se montrer
à leurs confrères qui sont d'une autre espèce
et d'une forme non connue.
Ce n'est que l'amitié qu'ils recherchent
mais non la bagarre
comme le font les humains
qui se battent pour un rien,
ou pour une femme !
Quelques animaux se battent aussi pour une femme
mais c'est bien plus rare
que chez nous, Humains !
Arlette DANSE
MARDI
Même déroulement , l'entretien familier qui se prolonge dans le conseil de classe. Je n'interviens pas pour le choix des activités. Pour Arlette, lecture de l'album de géographie envoyé par P. Seykens ; Toni, Francis, Chantal vont faire part de la proposition de la coopé au directeur, qui semble d'accord ; il faudra toutefois voir le professeur de gymnastique pour lui demander de nous libérer plus tôt. La réponse définitive sera pour demain. Il faudra aussi rendre disponible le chauffeur du minibus et que les élèves demandent à un de mes collègues de me remplacer pour la surveillance de midi à 13 h. (Vous voyez que la participation des enfants est effective, tant pour les contacts inter-élèves qu'entre élèves- professeurs, élèves extérieur, élèves-directeur).
Toni, Chantal, Francis font part de leurs démarches et signalent que M. Hamende veut bien me remplacer pour la surveillance.
J'insiste sur le fait que dans notre société (qui s'appelle la Coopé Sourire), chaque enfant s'engage selon ses possibilités. Tous ne pourraient pas prendre la direction des opérations, comme les trois cités plus haut , chacun s'engage à la mesure de ses aptitudes. On n'arrive pas non plus d'emblée au stade de l'autogestion, il y faut des paliers, comme en toute chose. Cependant, dans l'ensemble autogéré que nous essayons de former, chaque individualité s'exprime et se réalise.
Donc nous avons eu ce matin l'entretien familier, le conseil de classe, avec la critique de la journée de la veille et l'élaboration du plan de travail. Arlette a lu et présenté l'album de Philippe, ce qui a provoqué des réactions : comparaisons entre le nombre d'habitants au km² en Italie et en Belgique ‑ les travailleurs immigrés ‑ le nombre de chômeurs les chômeurs en Belgique ‑ le chômage des jeunes ‑ la manifestation du 22 mai, pourquoi ?
Ensuite, présentation par Janine d'un document audiovisuel sur Venise. Le hasard a voulu que notre stagiaire fût justement une vénitienne, qui a pu nous donner des compléments sur sa ville (gondoliers, cérémonies sur les canaux, enterrements, mariages).
De retour en classe, librement 3 enfants se proposent pour faire la critique de l'album de Philippe (Henri 1, Arlette, Francis 1). Lettre à Ougrée : Chantal et Marcel. Dessins illustrant l'album (3 enfants faibles mais intéressés) : Marc, Henri 1, Marcel, et Bruna, stagiaire, qui se joint au groupe. Emaux : Francis 1, Marianne, Francis II. Nettoyage : Janine, Chantal, Henri, Marc. Album sur les chiens : Marie-Rose.
Tout turbine sec. Chacun travaille, même les deux soi-disant « fainéants » (ou considérés comme tels par les professeurs) ; chez nous, ils s'activent toujours !
MON BONHEUR
Mon bonheur est mon petit chat
J'aime bien
mon petit chat !
Il mord parfois ma mère ;
malgré cela
je l'aime bien, moi
mon petit chat !
Francis BOTTECHER
MERCREDI
Je l'ai déjà dit : dans une société, toutes les valeurs ne peuvent être identiques ni s'orienter dans le même sens. Il y a les élèves plus doués pour les travaux plus poétiques, plus sensibles, plus intellectuels ; il y a aussi les travailleurs typiquement manuels. Aucune force n'est à dédaigner. L'important est de permettre à chacun de recevoir ce dont il a besoin et de tourner à plein rendement. Et quel autre moyen que l'autogestion pour parvenir à ce but ?
Ce mercredi donc, comme chaque jour, entretien familier, toujours très riche. Puis conseil de classe :
MOI : Que va-t-on faire aujourd'hui ?
Certains voudraient travailler aux albums ; d'autres préfèrent la lecture. Je signale que j'ai reçu d'un camarade français un cahier de roulement sur le BONHEUR (Le Gal) où se trouvent des poésies. Je vois alors Marc et Henri grimacer ! Ai-je le droit de leur en imposer la lecture ? Posons autrement le problème. « Cux qui veulent écouter les poésies se groupent avec les stagiaires ; es autres s'activent librement ».
Ils savent que le syndicat de chômage n'existe pas en classe. 9 élèves se groupent donc autour de la stagiaire, mais Robert m'interpelle : « Yvette, on aimerait que tu viennes écouter les poésies avec nous, et que tu laisses Marc, Henri et Francis qui sont capables de travailler tout seuls. » Jamais je n'ai connu pareille ambiance autour de textes lus et provoquant l'intérêt général.
Pendant la lecture, Marianne écrivit même une poésie (qu'elle a malheureusement égarée) : l'Oiseau Blanc. A la suite de l'audition de tous ces textes sur le Bonheur, quelques poésies sur le même sujet furent réalisées le même jour. Elles sont insérées dans les pages du présent article.
Pendant ce temps, les « concrets » réalisent des émaux sur cuivre et des travaux en mosaïque ; Marc s'affaire à la construction d'un avion en bois léger, et Henri d'une moto d'après plan.
Ensuite - trop tôt, hélas ! - les filles furent appelées à leur cours de cuisine. Je déplore que ces cours spéciaux viennent parfois briser et perturber le travail : l'organisation dans ce domaine est à revoir. Pendant ce temps, les garçons discutèrent ferme avec Robert, venu nous annoncer qu'il avait cherché du travail et était embauché à l'usine de la Vieille Montagne ; d'où questions et réponses nombreuses.
De 12 à 13 heures, je suis préposée à la surveillance ; j'ai rejeté toute forme de surveillante-pion au profit des ateliers de travail. J'assume la surveillance de 45 enfants, et les groupes suivants fonctionnent librement : peinture, imprimerie, bricolage, football, couture, chant, musique.
Je vais d'un atelier à l'autre. Il y a encore parfois des heurts dans les groupes où la coopération n'a pas eu le temps de mûrir, chez les gars sortant d'écoles ordinaires ou de classes à système plus rigide. On ne passe pas d'un seul coup et sans problèmes du système rigide à l'autogestion ; mais le fait, pour des enfants jusque là téléguidés, de se frotter à des élèves autogérés, peut accélérer bien des étapes. Nous avons vu en début d'année des enfants révoltés, agressifs, opposants, fugueurs, se transformer au contact de camarades libérés, ne s'emportant plus, devenus si peu agressifs qu'ils en imposaient par leur calme ou leur façon pacifique de réagir.
Dans notre équipe (trois collègues pratiquant la pédagogie Freinet), nous ne nous mettons pas en rang pour les déplacements. Et pourtant ce n'est pas la débandade ; nous calquons notre manière d'agir sur celle des usines.
Cette année, j'ai envoyé trois garçons à l'enseignement secondaire ordinaire. Elèves débiles légers, mais agressifs à leur arrivée, opposants, et de plus hyposcolarisés, ils suivent convenablement et se cantonnent tous les trois dans le premier tiers de leur classe sans échec. Oh ! ils n'ont pas totalement récupéré au point de vue du programme, car nous ne faisons pas de miracles, mais nous leur avons permis de se réaliser un peu plus et d'être perméables aux contacts humains et sociaux.
L'après-midi de ce même jour, pour les filles : cours spéciaux de couture ; pour les garçons, cours spécial de travail manuel.
LE PRINTEMPS
Les papillons vont revenir:
c'est le printemps.
Le Printemps fait tout revivre
les fleurs, les arbres, les herbes
et les petits oiseaux.
T'out cela va devenir très beau.
Il y aura du soleil, de l'eau : mille merveilles !
Les papillons vont bien s'amuser,
Les jolies fleurs
et même les bourdons
vont danser,
Tout va devenir gai,
nous allons chanter,
nous allons danser,
Marie-Anne BAJOT
 
 
JEUDI
Entretien familier, puis élaboration du plan de travail après le conseil de classe. Les filles proposent, soit la lecture des feuillets des correspondants, soit la présentation d'un album de nos correspondants d'Ougrée : Le Cirque. Cet album contient la fiche signalétique de nombreux animaux tels que : le gorille, le lion, le phoque, l'éléphant. Les enfants sont particulièrement intéressés par la période de gestation, la manière de vivre du mâle et la manière de s'abriter du couple, etc.
Les textes étant imprimés en caractères très petits, ils me demandent de lire avec expression, ce que j'essaie de faire. Tout le monde réagît, même Marc et Henri : ces deux enfants posent des problèmes à différents professeurs ; il s'agit de trouver avec eux une manière de procéder où chacun puisse trouver son compte. Ne sommes-nous pas là pour être un peu des techniciens de l'organisation ?
Après la présentation de l'album, réclamée par tous, c'est la récréation, puis le cours de religion ou de morale donné par des professeurs spéciaux. Puis pose de midi avec atelier d'expression libre.
L'après-midi, chacun travaille librement :
Janine et Rose-Marie : album sur les chiens Robert : album sur la R.T.B.
Marc : bricolage avion ;
Henri : fabrication de cadres ;
Francis II : impression de sa poésie (Mon Bonheur) ;
Francis 1 et Toni : jardinage ;
Elisabeth et Arlette : fabrication de gaufres à vendre pour la coopé
Marcel : lettre à Michel ;
Marianne : mise en ordre des ateliers.
Le président propose que le dernier quart d'heure soit réservé à la répartition des responsabilités pour le lendemain. Il s'agit de la visite, proposée par les enfants, chez Mme Morhay, où nous assisterons a une démonstration d'émaux sur cuivre.
L'après-midi se passe. A 3 heures, le président propose d'interrompre le travail puis de mettre en ordre les ateliers. Chaque équipe s'active, puis la réunion s'amorce.
LE PRESIDENT : Avez-vous des propositions à faire pour la visite de demain ?
ARLETTE : Je demande à Chantal si nos finances nous permettent de faire des frais.
LA TRESORIERE : En caisse il nous reste 340 F.
ROBERT : Je propose qu'on fasse un montage avec des diapositives.
FRANCIS : Moi je m'en charge !
LA TRESORIERE (à Marianne) : Donne-lui 140 F pour le film, plus 175 pour des diapositives.
TONI : A ce tarif-là il ne te restera rien pour acheter des émaux !
LA TRESORIERE : Je propose qu'on paie à la réception de la facture ; ainsi nos émaux nous auront déjà beaucoup rapporté, surtout qu'il y aura la fancy-fair.
MOI : Qui est d'accord ? (10 voix pour, 2 contre).
La sonnerie retentit ; on se prépare.
VENDREDI
Après le bain, nous nous rendons en minibus à Sprimont pour la visite de l'atelier. Après un accueil des plus sympathiques, on se met au travail. L'artiste me demande si elle doit faire des poses toutes les 20 ou 50 minutes, afin de ne pas lasser les enfants. Mais le groupe se met à rire. Et Robert s'exclame : « Vous nous prenez pour des bébés ! Nous, quand on travaille, on travaille ! »
Chacun se montre très intéressé par la démonstration. Les questions se succèdent. Le responsable prend des dias. On n'arrête qu'après une heure et demie. On sert la collation. L'ambiance chaude d'une maison très accueillante ravit les enfants, qui sont groupés devant le feu, sans aucune présence adulte. Le service se déroule dans la joie et la liberté. Là encore, aucune intervention de ma part ; personne n'était guindé, et toutefois les lois de la correction ont été respectées, ce qui nous valut des félicitations.
Extrait de la lettre reçue le lendemain matin
Chère Madame Boland,
Nous avons conservé un très agréable souvenir de votre visite en compagnie de vos protégés. Ce fut pour nous une très agréable journée qui nous a prouvé votre merveilleux sens pédagogique. Veuillez être notre interprète auprès de vos enfants pour les remercier de leur splendide comportement et accepter de notre part nos félicitations quant à leur éducation.
Nous vous prions de bien vouloir, etc,
                                                                                              M. MORHAY
Ce fut une journée vraiment enrichissante ; et 3 responsables (Arlette, Chantal et Francis) s'engagèrent pour étudier l'achat de matériel pour réalisation d'émaux sur cuivre en fonction de notre clientèle.
Voilà donc une bonne semaine, et nous en comptons beaucoup de semblables. Je ne puis vous les raconter toutes, et je ne veux pas non plus affirmer que notre système de travail est parfait ; mais nous avons senti, tout au long des jours, que les enfants vivaient dans la sérénité et la joie, et qu'ils s'engageaient plus à fond dans la prise de leurs responsabilités.
Le climat démocratique de la classe montre aux enfants que je ne désire pas imposer mes vues. Ils sentent bien que je ne suis pas avec eux uniquement pour commander, et qu'il ne leur reste qu'à obéir. J'ai simplement une voix, et je l'exprime, comme aux élections.
Exemple : Nous recevons de nombreuses visites de classe. Jusque là, ces visites nous étaient annoncées par la direction sans nous demander notre avis. Maintenant je signale la visite probable aux enfants, et l'on vote. Par exemple : Visite du professeur de pédagogie et de 25 normaliennes, 8 oui, 5 non ; c'est le oui qui l'emporte. Seulement, le jour de cette visite, je signale aux visiteurs qu'ils ne seront pas accueillis à bras ouverts, et je permets aux 5 qui ne sont pas d'accord de choisir une activité hors-circuit. Ainsi rien n'est forcé.
Le groupe a été ainsi conduit à une saine sécurité qui n'exclut pas la contestation. J'admets très bien qu'un enfant fortement traumatisé puisse s'opposer à toute visite. (J'ai entendu des gars dire : « Sommes-nous des bêtes fauves qu'on vient nous voir comme au zoo ? »).
Le plan de travail ‑ qui est en somme un contrat de travail n'a plus guère de raison d'être quand les activités intéressent profondément l'enfant. Quand il a choisi une activité, il s'y consacre corps et âme.
Les responsables ont leur rôle à jouer :
- Y a-t-il encore suffisamment d'émaux à réaliser ? (Francis)
- Les feuilles diminuent ; il faudra en commander pour la prochaine revue (Arlette) :
- Il n'y a plus de couleur pour la peinture (Janine).
Le maître intervient suivant les individus et les circonstances, avec un profond respect pour les tempéraments de chacun.
La constitution de ma classe cette année (7 garçons, 7 filles) fait un ensemble bien plus équilibré que l'année dernière avec mes 3 filles et mes 10 garçons. Là vraiment je devais intervenir avec plus de fermeté pour que les filles ne soient pas exploitées.
Maintenant on respire à tout moment des bouquets de joie. Quand ce n'est pas Francis qui siffle en préparant ses émaux, c'est Marie-Rose qui chante en s'activant à son album, ‑ et cela aussi a son importance.
Si mon attitude a changé, si je me suis davantage effacée, je le dois en majeure partie à Yvin, qui a lancé de fameuses et excellentes idées sur l'autogestion.
Et je terminerai par la copie de lettres adressées par des stagiaires ou des étudiants universitaires.
Liège, le 2 mai 1969
Chers amis et amies,
C'est avec tristesse que je vous ai quittés aujourd'hui, de reviendrai, c'est certain, mais je ne sais pas quand exactement, J'avais les larmes aux yeux quand je suis partie cet après-midi, vous avez été tous et toutes tellement gentils, affectueux même avec moi, que c'est avec beaucoup de regrets que je vous quitte pour quelque temps.
Je dois vous dire que c'est avec plaisir, avec joie, que je suis revenue une seconde fois aujourd'hui, car je vous aime beaucoup, autant les uns que les autres, et je n'oublie pas Mme Boland.
Vous faites tous et toutes du très bon travail, et je vous souhaite de continuer dans cette bonne voie.
J'ai mis le poème de Toni au mur de ma chambre. Mes amis et moi-même avons mangé vos gaufres qui étaient excellentes, selon l'avis de tout le monde, Je reviendrai en manger, car je suis gourmande, comme vous le savez déjà, Et si vous voulez bien m'envoyer vos poèmes, me donner de vos nouvelles, cela me fera toujours plaisir.
Je tiens également à vous remercier de votre accueil si chaleureux, de toute votre affection, de votre gentillesse, et aussi de ce que vous m'avez appris.
Je m'adresse à présent à votre institutrice qui m'a reçue si aimablement, qui m'a aidée à établir mes premiers contacts avec vous, qui m'a fait connaître la pédagogie de Freinet, que je trouve formidable,
Je vous remercie beaucoup, Madame Boland, et je puis vous assurer que je suis enchantée d'avoir fait votre connaissance. Je vous prie de croire en ma profonde reconnaissance, et si un jour je peux vous rendre un service quelconque, c'est avec plaisir que je le ferai. Mes chers amis et amies, je dois vous quitter ici car j'ai encore beaucoup de travail, étant donné que mes examens approchent à grands pas.
J'espère que je vous reverrai très bientôt. En attendant, je vous envoie toutes mes amitiés et je vous embrasse tous et toutes.
De tout cœur avec vous.
FRANÇOISE
Liège, le 29 mai 1969
Chère Madame,
Je vous remercie pour votre lettre et je suis heureuse de recevoir de vos nouvelles et de vos élèves.
Je pense souvent à vous et regrette beaucoup de ne pas avoir le temps de venir vous rendre visite, les examens approchant à grands pas. En effet, je commence lundi 2 juin et je termine le jeudi 19 juin. Mais je ne pourrai pas venir vous retrouver le vendredi car je dois me rendre à Theux. Je viendrai probablement le lundi après-midi. Je ne peux venir le matin car mes stages recommencent à partir du 21 jusqu'au 30 juin. La délibération a lieu le mardi 24 juin et j'espère que tout aura bien marché.
J'espère recevoir très vite des nouvelles de vos élèves, car cela me fera un très grand plaisir et me donnera aussi du courage pour mes examens, car je vous assure que par moments le moral n'est pas très bon, J'envisage malgré tout l'avenir avec plus ou moins d'optimisme, étant donné que j'avais réussi mes partiels avec distinction ; si je pouvais en faire autant à la session !
Je dois vous quitter ici car j'ai encore beaucoup de travail. Je vous envoie à vous ainsi qu'à vos élèves mon meilleur souvenir et de grosses bises. A bientôt.
FRANÇOISE
CONCLUSION
Je pense pouvoir affirmer que l'expérience menée tout au long de l'année s'est révélée rentable à tous points de vue.
A la fancy-fair organisée comme chaque année par le Comité des Parents avec l'aide de la direction et du personnel enseignant, j'en ai acquis la certitude, et l'attitude de mes élèves a montré qu'ils étaient capables de travailler dans l'esprit d'une pédagogie de l'autogestion.
C'est librement qu'ils avaient invité leurs correspondants d'Ougrée, qui ont très bien répondu. Ensemble ils avaient décidé de monter un stand de vente de maïs gonflé à l'huile et enrobé de sucre. Robert avait même décidé de préparer des beignets selon une recette polonaise jamais expérimentée jusque là, tandis que d'autres s'activaient à la réalisation d'émaux sur cuivre et de céramiques.
Pierre Seykens, l'instituteur de nos correspondants, était présent avec ses deux enfants. Il discuta avec mes élèves. Il affirma s'être rendu compte des effets pratiques d'une conception résolument moderne de la pédagogie :
« Il est vraiment réconfortant de voir ces enfants discuter avec sérieux comme des adultes, se trouver à l'aise en société, faire la preuve d'une affectivité bien équilibrée. Ils osent s'exprimer et prennent des initiatives. Ils sont fiers de leur classe. Ils deviennent de véritables instituteurs pour les visiteurs.
« Ce qui m'a le plus frappé, c'est le plaisir, la joie manifestée pour la visite de leurs correspondants, et surtout leur générosité. »
Effectivement, mes élèves ont le sens des contacts humains. Spontanément ils ont fleuri l'assistante sociale venue en visiteuse. Et au départ, le président de la coopé a tenu à fixer lui-même l'événement sur la pellicule.
En classe, les enfants ne sont pas abandonnés à eux-mêmes sous prétexte de liberté ; niais cette liberté leur est rendue possible. Je veux en faire des êtres autonomes et agissants, des témoins vivants de la libération.
Le milieu est organisé pour permettre à chacun de trouver ce dont il a besoin pour mener à bien un travail qu'il a choisi.
Détail caractéristique : tous les anciens restent en contact avec la classe ou avec moi. Ma maison est comme un moulin qui voit défiler :
-          un ouvrier en cordonnerie (Jules, parti l'année dernière) ;
-          un militaire (Gustave, engagé cette année) ;
-          un élève de technique ;
-         un ouvrier de robinetterie ;
-         un ouvrier de cristallerie, etc.
Les filles, moins libres de leurs mouvements, écrivent ou téléphonent.
Tous ces enfants, agressifs au départ, ou bien amorphes et lymphatiques, ont acquis un esprit d'initiative et un sens critique qui étonne les parents, les stagiaires et les visiteurs.
Je crois pouvoir affirmer que ces résultats sont dus à l'organisation de la classe par le groupe, au libre choix des activités, et, en définitive, à la prise en mains par chacun de sa propre destinée.
Une expérience si évidemment efficace sera naturellement poursuivie.
Yvette BOLAND
LE BONHEUR
Mon bonheur, pour moi
est de partir,
me sentir libre,
partir par un jour de soleil,
flâner dans l'air.
Le bonheur, pour moi aussi
serait d'être un vagabond
et libre dans le vent.
Coucher à la belle étoile,
un jour sous les ponts,
un jour sur le banc.
Pour moi, tout ça, c'est le bonheur.
Robert CHERAIN