En Chantier n°10 : Le jour où j'étais la plus belle

La plus belle, c’était vous

Rencontre entre les générations : un projet mené par Laurent Priou,

professeur de français et d’histoire-géographie au lycée Louis Jacques Goussier à Rézé (Loire-Atlantique)
avec une classe de BEP coiffure et esthétique

    Au lycée, Laurent Priou est convaincu que l’enseignement du français et de l’histoire-géographie doit s’ancrer dans la réalité et l’actualité. Enseignant une matière générale dans un lycée professionnel, il s’efforce de proposer des projets en rapport avec l’univers professionnel des élèves. C’est ainsi qu’il a proposé à ses élèves des classes de BEP coiffure et esthétique de recueillir les souvenirs de dames âgées de Rezé sur un thème important pour des coiffeuses et des esthéticiennes : la beauté.
    Quelle meilleure occasion de s’interroger sur la notion de «beau», dont les élèves ont une vison assez stéréotypée ? Leurs canons de la beauté sont très subjectifs et la beauté est, pour elles, uniquement plastique, étroitement définie par leur époque et les médias. Ce projet est l’occasion de les aider à réfléchir par elles-mêmes en faisant appel à leur esprit critique.

Une réciprocité générationnelle se met en place


    La méthode choisie est radicale : pour remettre en cause les idées reçues des élèves, Laurent Priou les met en relation avec des représentantes d’une autre génération, dans un échange réciproque : chacune a quelque chose à recevoir de l’autre. La relation est ici authentique et implique autant la jeune fille que la vieille dame.
    Les dames raconteront donc le jour de leur vie où chacune s’est sentie la plus belle. Les élèves feront ensuite un récit, et les différents travaux seront rassemblés dans un recueil agrémenté d’illustrations réalisées en Arts Appliqués. En remerciement, les dames volontaires viendront au lycée se faire coiffer et manucurer.

    Pour mettre en œuvre cette idée, Laurent Priou a pris contact avec l’Office des retraités et des personnes âgées de Rezé, institution communale. Un moyen de faire connaître aux élèves les institutions locales… Une première réunion a été rapidement organisée avec des vieilles dames informées par l’Office. Quelques-unes ont décliné la proposition : c’était trop difficile pour elles d’exposer à une étrangère quelque chose d’intime en sachant que ce serait publié. Mais d'autres volontaires se sont ajoutées ensuite, et finalement c’est une trentaine de personnes qui ont accepté d’être interviewées par les élèves, qui travaillaient par deux. Une autre rencontre a été organisée entre les élèves et les dames pour permettre une mise en confiance.

Il faut aussi apprendre …


    Entre-temps en classe, pour préparer l’entretien, des apprentissages techniques ont été faits : conduite d’entretien, prise de notes… Des jeux de rôle ont permis d’améliorer la maîtrise de l’expression et la maîtrise de soi.  Et Laurent Priou a aussi abordé la question de la matière romanesque. Les questionnaires ont été travaillés de manière à donner des pistes pour écrire : «Que faites-vous si le dame ne vous dit rien ? Quelles questions lui posez-vous pour avoir, au-delà des faits bruts, des indications sur l’atmosphère, les émotions, les réactions des témoins, le contexte historique…» Des récits autobiographiques ont été lus en classe, notamment Portraits de mémoire Virginie Thirion, écrivain public nantaise, qui a réalisé son livre à partir de témoignages d’anciens habitants de St Herblain. En lisant ce livre, les élèves se sont rendu compte qu’un recueil était plus agréable à lire si les différents récits avaient des accroches différentes.

… jusqu'à l’entretien

    Et la troisième rencontre a eu lieu. Beaucoup de dames étaient contentes d’aborder des choses qu’elles n’avaient pas l’habitude de dire à de jeunes personnes. Il y a eu des témoignages souvent inattendus et bouleversants et finalement assez peu de souvenirs de mariage. Et alors que tous s’attendaient à n’avoir que des récits parlant de beauté physique, il a été question de beauté intérieure, ce qui a été une découverte totale pour les élèves.

Deux souvenirs ont marqué plus particulièrement la classe

    Tout d’abord celui de cette dame qui ne s’est jamais trouvée très belle. Elle ne pouvait pas avoir d’enfant et son mari et elle ont adopté une fratrie de trois enfants malgaches. Le jour où elle est allée les chercher à l’aéroport est inoubliable pour elle : elle s’est sentie belle dans les yeux de ses  enfants.
    Et celui qui a questionné une des élèves le jour de l’entretien. Elle est venue demander à Laurent Priou si le souvenir raconté n’était pas hors sujet. La dame parlait du soir du 17 octobre 1961, où, jeune infirmière tout juste nommée dans un hôpital parisien, elle a vu arriver des dizaines d'Algériens dans un état pitoyable et des CRS qui venaient les chercher. Tout le monde avait peur. La jeune fille, âgée de vingt ans à ce moment-là ne comprenait pas ce qui se passait, mais sentait qu’ «ils voulaient leur faire du mal». Elle n’a pas réfléchi et a mis les CRS à la porte. «Ce jour-là, dit-elle, je me suis trouvée belle intérieurement.» A cette époque de l’année, Laurent Priou n'avait pas encore abordé la guerre d'Algérie en cours d’histoire et aucune élève ne savait ce que représentait cette date. Mais elles ont compris que la beauté intérieure, c’est aussi être en accord avec ses convictions.


Un jour inoubliable : le 17 juillet 1989


Le matin du 17 juillet 1989, Angèle se sent décomposée.
Elle prend le train direction Paris. L’angoisse la gagne, dans ce train elle n’a qu’un soutien, sa nièce qui l’accompagne. Car un rendez-vous très important les attend. Depuis des jours son mari est parti à Madagascar pour ramener trois petits Malgaches. Depuis des années, Angèle et Jean attendent ces enfants.
Angèle et sa nièce sont parties pour les rejoindre à l’aéroport.
Devant elle se dresse une grande porte qui la sépare de son époux et de ses trois enfants adoptifs.
Le moment venu, la grande porte s’ouvre sur une nouvelle vie. Angèle se sent épanouie et joyeuse, devant les visages de ces trois êtres magnifiques et leur père.
Elle accourt pour les embrasser. Devant ce geste affectif, ses deux fils de neuf et huit ans et sa fille de cinq ans la regardent avec de grands yeux pétillants et de grands sourires aux lèvres.
Aux yeux de ses enfants elle se sent la plus belle et métamorphosée. Les gestes et les regards comptent beaucoup  car à ce moment-là ils ne savent pas parler français.

Une beauté pas comme les autres !


La beauté dont nous a parlé Jeanine n’est pas celle que l’on voit dans les magazines.
Jusqu’à ce jour-là, la vie de Jeanine était sans histoire. De 1958 à 1959, après l’obtention d’un CAP Couture, Jeanine se lance dans des études d’auxiliaire de puériculture, et suite à cela, elle rentre en septembre 1959 à l’école d’infirmière à l’hôpital Saint-Jacques où elle est diplômée et reçue quatrième sur sept cents. En septembre 1961, Jeanine étant diplômée, elle commence à chercher du travail. Grâce aux relations de son père sur Paris, elle trouve un emploi à Paris, à l’hôpital Laennec, mi-octobre, au service des urgences. Jeannine était logée à l’hôpital même. Elle se souvient de chaque détail de ce vieux bâtiment, l’allée de tilleuls, les rosiers d e l’entrée mais surtout l’entrée des malades sur la droite. Mais elle ne garde aucun souvenir des soins car ce jour d’octobre 1961 raconte une toute autre histoire. Elle revoit es fourgonnettes de police arriver et repense aux policiers qui poussaient et tapaient les Algériens déjà en sang dans l’attente des soins sur les brancards. elle a demandé aux personnels (internes, externes médecins) comment réagir face à cette situation, mais elle n’a eu aucune réponse. Donc elle a dû intervenir. Elle s’est approchée des policiers et elle a dit : «Arrêtez de taper. Nous sommes dans un hôpital, ce n’est pas un lieu pour la violence ! Sortez du service.»

Tous ces souvenirs à écrire !

    La dernière phase, qui n’est pas la plus facile, est le travail d’écriture en classe. On se heurte à la difficile maîtrise des procédés d’écriture. Mais on peut voir la réutilisation de tout le matériau récolté dans les entretiens et c’est à ce titre très intéressant. Et la perspective de la publication est stimulante.

Le jour où vous vous êtes sentie la plus belle


Nicole avait entre 30 et 40 ans, elle travaillait dans un salon de coiffure à Auduren à Nantes.
Elle débuta sa profession de coiffeuse à l’âge de 16 ans. A l’époque existait le CAP coiffure Homme et Femme, ceux-ci étant bien distingués l’un de l’autre.
Elle commença tout d’abord par effectuer un apprentissage dans un salon de Nantes, où elle devint par la suite employée. Dans celui-ci, des miroirs étaient disposés de part et d’autre dans la pièce. De ce fait, en se retrouvant face aux miroirs à longueur de journée, il faut bien se rendre à l’évidence que l’on est «belle».
Chaque année, Nicole se sentait jolie face à l’objectif des photographes car ils venaient aux moments des fêtes pour prendre des coiffures des clients ainsi que des employées de ce salon pour illustrer leurs articles de magazines. Ces moments étaient pour elle très importants, c’est à ces instants qu’elle se sentait vraiment la plus belle…
Dans sa carrière, il lui est arrivé de coiffer d’importantes personnes comme le jour même des 100 ans d’une comtesse, ce qui fut pour elle très émouvant.
A ses 50 ans, Nicole décida de créer sa propre entreprise de coiffure, à domicile, ce fut pour elle une véritable expérience. A 60 ans, elle préfère arrêter sa carrière.

Ce jour-là, la plus belle c’était vous !


Monique Corbin est assise en face de nous, prête à nous raconter son souvenir encore bien intact dans sa mémoire. En  cette belle journée de 1946 elle avait 10 ans et était très heureuse d’assister au mariage de son oncle. Aujourd’hui il est très facile de trouver une tenue spéciale pour un mariage alors qu’à cette époque d’après-guerre, Monique avait dû recourir à un trésor d’imagination pour trouver de quoi créer sa garde-robe. Le tissu était très difficile était très difficile à trouver à cause des restrictions, car elle bénéficiait d’une carte qui limitait les achats, elle devait donc choisir entre les chaussures et le tissu. Monique avait passé toute la cérémonie avec des chaussures trop petites qui appartenaient à sa soeur : il faut souffrir pour être belle.
La mariée a aussi dû faire preuve d’une grande imagination pour trouver une tenue correcte au point qu’elle n’a pas pu se procurer de chaussures. Elle a donc recouvert de vieilles mules avec un tissu assorti à sa robe. Elle a dû se déplacer jusqu’à Nantes pour trouver ce dont elle avait besoin alors qu’elle habitait dans les Deux-sèvres.
C’est sa mère qui lui a confectionné sa première robe longue, c’était une robe blanche, le tissu était imprimé de bouquets pompadour, à ses yeux de petite fille rêveuse elle représentait une robe de princesse. Pourtant cette robe qui lui paraissait digne d’un conte de fée, aujourd’hui, nous n’en ferions pas de la doublure. Elle était maquillée d’un rouge à lèvre et coiffée avec une raie au milieu et des anglaises accompagnées d’asparagus et d’oeillets blancs. A l’arrivée à l’église au bras de son cavalier tous les regards étaient tournés vers elle, elle recevait beaucoup de compliments et était très fière d’être aussi jolie ce jour-là.

Le projet du professeur devient celui de toutes

    Les élèves de la classe, se sont  impliquées progressivement dans le projet.  Leur intérêt était variable au début. Le projet les intéressait surtout parce qu’il leur permettait de sortir de la classe. Mais elles ont compris tout de suite qu'on était dans une démarche qui aboutissait à une réalisation concrète. Et la médiatisation du projet par les médias locaux – pages régionales de Presse-Océan et Ouest France, télévision associative TV-Rezé – a contribué à donner de l’importance à cette réalisation et donc du prix à leur travail.
 
Interview de Catherine Mazurie

 

Articles parus dans la presse régionale

 

Ce travail a été réalisé par le groupe Doc2d (Recherche documentaire au second degré)
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