Pour l’IDEAL par la vérité La leçon de la réaction allemande

Avril 1933

Nous avions, dans un précédent article, fait appel aux partisans de l’Education rénovée en général et plus particulièrement aux membres de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle. Nous leur disions : Les événements récents prouvent que l’éducation ne saurait, sans se condamner elle-même, s'isoler artificiellement de l’évolution sociale et politique qui la conditionne et la détermine. Vous devez choisir.

Nous n’avions pas encore sous les yeux alors le navrant spectacle de la réaction allemande. Hitler et ses bandes sont venus au pouvoir, hissés et soutenus par un capitalisme aux abois prônant le pire des nationalismes, l'extermination du marxisme, la destruction de son œuvre.

Comment des éducateurs pourraient-ils parler encore à leurs enfants de libre-arbitre et de self-gouvernement, d'amour de la liberté et d’expression individuelle quand les matraques oppriment bestialement tous ceux qui ne sont pas servilement conformistes. Nos camarades n'ont d’ailleurs pas le choix pour ou contre l'éducation nouvelle : les écoles prolétariennes sont supprimées, toutes les initiatives hardies qui étaient une des gloires de l'Allemagne sont désormais dans l’impossibilité de se développer dans leur atmosphère normale, et reviennent dans les écoles, les chants guerriers insultant à l’internationalisme naturel des éducateurs par leur exaltation de l’esprit raciste, leur haine de l’étranger, préludes des futurs cataclysmes sociaux. Cet incontestable retour en arrière s’accompagne inévitablement du rétablissement des châtiments corporels sous la griffe dangereuse du cléricalisme triomphant.

Nous ne pouvions pas prévoir de justification plus éclatante, hélas ! du raisonnement que nous formulions.

Il suffit aujourd'hui de regarder les faits :

La démocratie, là où elle persiste encore, est l’état politique par excellence des déclarations hypocrites et des gestes symboliques. Nous avons montré comment, en paroles, nos maîtres sont contraints de se dire partisans de l’éducation nouvelle qu’ils combattent énergiquement en réalité: par l’inertie administrative qu’ils favorisent, par la misère des écoles, par les brimades aux maîtres capables de vouloir donner corps à leur idéal.

Mais à mesure que, dans les pays, la réaction prend force et audace, elle s'attaque ouvertement et sans détours à l’éducation nouvelle qu’elle considère comme une des puissances les plus dangereuses pour leurs desseins d’asservissement du peuple.

Que cette réaction triomphe : tous les espoirs éducatifs seront délibérément anéantis : on ne tolérera même plus vos écrits hardis. Tous les éducateurs devront ou se taire ou mettre leur dévouement et leur génie au service des puissances « d'ordre » et d’argent, s'abaisser à former des soldats et des valets là où ils voulaient parfaire les fortes personnalités qui libéreraient l’humanité.

Il n’y a plus de doute possible : l’Education Nouvelle a son sort intimement lié à celui de la démocratie - je ne dis pas de la démagogie — et de la Révolution.

Mais les pédagogues sont trop profondément déformés par la tradition intéressée qui veut que l'éducation soit jalousement soustraite aux influences déterminantes de la société et de la vie. Quelle que soit leur doctrine, ils rechignent à descendre des sommets intellectuels où les mots sont souverains ; ils ont peur de la réalité qui bouscule impitoyablement leurs théories ; ils espèrent candidement en le triomphe de l’esprit...

Ils hésitent...

***

La Ligue Internationale pour l’Education Nouvelle a fait depuis la guerre, avec l'appui j’allais dire la complicité — des gouvernements, de très grands progrès. Elle a eu une influence certaine. Mais celle influence s’est manifestée exclusivement dans le cadre des nécessités capitalistes. Sitôt qu’un régime a senti la contradiction fondamentale entre les principes nouveaux et ses propres conditions d'existence, il a, sans pudeur, mis un terme aux expériences généreuses des pionniers.

L'Italie a certes adapté à l’école fasciste quelques principes de l’école nouvelle. Mais quel démarquage ! Il ne s’agit plus là de former le citoyen du monde mais seulement le ballila, l’avant-gardiste, le fasciste qui, sous l’égide de l'Eglise, serviront le régime. Mme Montessori elle-même ne s’est- elle pas déshonorée en mettant ses idées pédagogiques an service du fascisme et en justifiant habilement l'abêtissement religieux introduit dans ses Case dei Bambini ?

Qu’a fait la ligue contre cette dangereuse déformation fasciste ? Elle s’est tue et a continué d’accueillir dans ses congrès comme une de ses représentantes éminentes la Dottoressa Montessori.

L’Allemagne !

La lutte sociale et politique y a longtemps fait fureur et il n’était guère possible aux pédagogues de rester égoïstement dans leur tour d’ivoire. Aussi bien les représentants de ce pays furent-ils les seuls, ou à peu près, à soutenir sans cesse à Nice les thèses pédagogiques qui montrent la subordination inévitable de l’école nouvelle aux conditions sociales et politiques des pays respectifs..

Que pense faire la Ligue pour défendre l’école nouvelle en Allemagne ?

L’Autriche est sur le point d’imiter l’exemple allemand.

Longtemps les réalisations pédagogiques autrichiennes furent citées en exemple dans le monde. Le livre de J. Dupertuis qui vient de paraître dans la Collection Education nous le rappelle justement. Mais on oublie toujours de marquer que l'esprit nouveau qui caractérise cette pédagogie, que les réalisations matérielles qui ont fait passer cet esprit dans la pratique sont nées de l'effort de libération , d’un peuple, sont filles de la révolution socialiste et qu'elles rétrogradent lentement à mesure que monte la réaction. Elles disparaitront inévitablement le jour peut-être prochain où le fascisme aura définitivement vaincu la Social-Démocratie. Ce jour-là, l’école nouvelle autrichienne aura terminé sa regrettable évolution. Que fera la Ligue pour la sauver ?

Un très grave problème se pose aux éducateurs d’avant-garde.

Après la guerre, dans l’élan généreux et presque universel vers la paix et la rénovation internationale, on a cru qu'une sage action progressiste était possible au sein des gouvernements capitalistes : les pédagogues ont espéré voir se réaliser leurs rêves, pensant qu’il leur suffirait de montrer la voie, de préciser les avantages individuels et sociaux d'une éducation rénovée pour que s’opère lentement mais sûrement, dans les esprits, dans les mœurs, dans les méthodes économiques, la transformation graduelle qui fait monter l’humanité vers l’idéal convoité.

Les gouvernements intéressés ont, pendant de longues années, entretenu cette illusion. Ils disent non ! maintenant avec décision et brutalité.

Devant ce fait nouveau incontestable, il est, croyons-nous, honnête, logique et urgent de réviser nos conceptions .pédagogiques dans leurs rapports avec les réalités sociales et politiques. Il est nécessaire notamment que la Ligue adapte son action internationale aux conditions nouvelles qui lui sont imposées. Pour elle aussi, le moment est venu de lutter ou de périr.

***

Cette nécessité, nous ne sommes pas les seuls à en avoir conscience, mais, hélas ! peut-être nous laissera-t-on seuls à la dévoiler.

Ad. Ferrière nous écrit :

« J’admets une partie de nos critiques sur l’attitude des membres de la Ligue ... mais je suis certain que prendre parti signifierait pour elle disparaître instantanément ou être réduite à une poignée sans influence. Or, agir (et être écouté) chez nos adversaires — et cela par la rigueur de la méthode scientifique et l’objectivité de celle-ci (rendement) c'est conserver en mains une force permanente qui entraînera les transformations nécessaires. Rien ne prévaut à la longue contre la vérité».

Rappelons d'abord, pour qu’il n'y ait pas de malentendu, qu'il ne s’agit pas, pour l’instant, de « prendre parti ». Nous n’avons jamais demandé aux éducateurs et encore, moins à la Ligue de souscrire une profession de foi socialiste on communiste. Nous leur demandons seulement de reconnaître la vérité où qu’elle se trouve et de s’incliner devant l’enseignement indubitable des faits, dût l’expansion de la Ligne en souffrir. Partisans d’une éducation intégralement humaine, donc nécessairement internationale, les pionniers de la pédagogie nouvelle doivent oser affirmer leurs convictions sociales face aux nationalismes déchaînées.

La Ligue serait alors une poignée sans influence ! Mais cette poignée existe-t-elle encore en Italie et en Allemagne ? Et où donc survivra, et comment se survivra cette Ligue le jour où le fascisme aura encore élargi sa tâche, lugubre, sur le monde ?

La rigueur de la méthode scientifique ? Il y a longtemps, hélas ! qu’elle a fait faillite devant les exigences des coffres forts. Et qu’importe le rendement à des régimes qui gaspillent leurs forces vives alors que des millions de chômeurs sont sans pain, à des industries qui calculent de détruire les machines trop perfectionnées pour retourner à l’antique économie ? Et Ferrière sait bien d’ailleurs que le rendement intellectuel que nous préconisons est totalement déprécié par le capitalisme : pis, il est suspect parce qu’il risque de dresser contre leurs exploiteurs les esclaves modernes, et que là est la tare grave qu’on ne saurait pardonner à l’éducation nouvelle.

Par quels artifices, par quelles concessions dangereuses les pédagogues conserveront-ils les bonnes grâces d'un régime aux abois ? Tant qu’il aura besoin de vous pour duper les masses et les faire croire, aux vertus d'une caricature d’éducation, le capitalisme vous tolérera. Mais le jour où vos prônes se révéleront impuissants, il vous jettera sans façon par-dessus bord et appellera, à votre place, l’armée et les prêtres.

Et ce jour-là, si vous avez failli à la vérité, si, pour de mesquines raisons temporelles, vous avez participé, au grand mensonge social, l’éducation nouvelle que vous préconisiez sera honnie de toutes parts parce, qu’elle aura révélé son impuissance et sa duplicité.

Rien ne privant à la longue contre la vérité ! Et c’est pourquoi nous vous demandons de rester face à face avec la vérité.

Ne considérez pas si la Ligue disparaîtrait ou serait réduite à une poignée. Vous savez bien, Ferrière, l’importance sociale de ces personnalités impitoyablement sincères, voyant loin et parlant haut, comme vous l’avez fait en pédagogie, comme le fait encore chaque jour notre grand Romain Rolland. Il n’y a rien de plus dangereux qu'une masse trompée par de mauvais bergers, timides et lâches, dévouée d’avance à ses corrupteurs.

Non pas que nous ignorions certaines nécessités pour le combat qui est engagé avec nos « adversaires », comme le dit Ferrière lui-même. Nous ne pensons pas qu’on doive inconsidérément afficher en toutes occasions des idées « avancées ». Mais il est nécessaire que les grandes associations internationales aient une ligne de conduite irréprochable, basée sur des principes absolument justes — revisibles au besoin comme il est indispensable que militent dans ces associations des personnalités puissantes pour qui ne comptent que la recherche et le triomphe de la vérité. L’adaptation aux conditions sociales n’est que trop la tendance naturelle du commun des adhérents.

Nous disons donc : La Ligue Internationale pour l’Education Nouvelle, vit aujourd’hui sur des principes manifestement erronés. Ces principes doivent être révisés à la lumière des récents événements si l’on veut que se continue l'action généreuse de tous ceux qu'anime notre idéal éducatif.

Que la Ligue dise ce qu'elle croit être la vérité, quelles qu'en soient les conséquences sociales ou politiques. Si par crainte, de desservir un régime ou une classe elle s’y refuse, elle est vouée à la dégénérescence ou à la disparition sous la réprobation des éducateurs trompés dans leur idéalisme.

Ah ! nous savons : la vérité est une des grandes et dangereuses forces révolutionnaires et quiconque ne se plie pas au conformisme mensonger est bientôt rejeté par une société qu’ébranlent les forces jeunes et saines. Qu'y pouvons-nous ?

Nous taire alors ?

Educateurs, faiseurs de lumière, allez-vous vous taire et faillir tragiquement à votre mission.

* * *

Un spectacle pourtant nous réconforte et nous guide : la rénovation scolaire en Russie soviétique. Là-bas un peuple libéré s’éduque et s’instruit avec une hardiesse et un libéralisme sans précédent.

Ils sont là-bas les vrais réalisateurs de l’école nouvelle, les authentiques continuateurs des théoriciens qui au cours du dernier quart de siècle, ont préparé, et montré la voie. Là-bas, une génération se sacrifie et s’efface généreusement devant la jeunesse dont on attend raffermissement du pouvoir prolétarien. On fait pour l’enfant, pour sa santé physique et son évolution intellectuelle ce qui n’existait jusqu’à ce jour que dans les rêves les plus hardis des pédagogues. Nous nous étonnons seulement que les pionniers d’occident hésitent à reconnaître à quel point cet admirable effort s’intègre dans le mouvement international d’éducation nouvelle auquel il fait faire un prodigieux bond en avant.

Nous connaissons l’objection de ceux qui rechignent à louer l'œuvre scolaire soviétique de crainte de paraître approuver le régime politique qui l’a suscitée. Ils nous disent : Mais en Russie aussi les pédagogues visent à inculquer le communisme comme les Italiens enseignent le fascisme, les Nazis le nationalisme et les Français la pseudo-démocratie... Toutes les régimes tentent, par tous moyens, de se survivre...

Cela est indiscutable. Il faut aux Etats, comme aux individus, un but, une ligne directrice, une idéologie éducative. Mais qu’est cette idéologie en U.R.S.S. et dans les vieux pays capitalistes ?

Le triomphe du socialisme, l’avènement de la société communiste, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, l’asservissement de la nature pour le bien-être et le développement maximum des individus quels qu’ils soient, à quelque nation qu’ils appartiennent, n’est-ce pas là l'idéal que les pédagogues poursuivent depuis toujours? Qui oserait critiquer un programme aussi humainement généreux ?

Pour la première fois dans l’Histoire des Peuples, un régime s’instaure qui se donne comme but social celui- là même que les pédagogues nous offraient dans leurs constructions théoriques. Par timidité, par conformisme, allez-vous maintenant désavouer votre idéal, rapetisser vos aspirations parce que ce régime est violemment attaqué par toutes les forces obscurantistes, les mêmes d’ailleurs qui s'acharnent contre vous, vous trompent et vous usent ?

***

Mais, objecte-t-on encore, ce n'est pas tout à fait cet idéal qui anime les écoles de l'U.R.S.S. On y enseigne aussi le communisme militant, le bolchevisme ; on bourre le crâne pour créer une sympathie qui s'apparente à celles que vous dénoncez.

Cela est possible. Tout régime a ses faiblesses et nous savons combien il est difficile de réaliser pratiquement un idéal.

Nous n’ignorons pas qu’il existe en U.R.S.S. des éducateurs qui auraient tendance à mécaniser un endoctrinement communiste des jeunes générations, à donner une éducation de mots, à « bourrer les crânes ». Ces éducateurs sont toujours désavoués par les responsables de l’éducation soviétique qui connaissent la fragilité de tout ce qui est construit sur le mensonge, en dehors des réalités prolétariennes, en dehors de la vie. Aussi s'opposent-ils toujours hardiment à tout enseignement dogmatique susceptible de former des citoyens diminués, inaptes à la puissante vie constructive qui les attend.

Ils veulent qu'on prépare les enfants de 1'Ù.R.S.S. à la construction socialiste ; mais cela non pas par des démonstrations théoriques ou des prêches scolastiques. C’est en vivant au milieu des ouvriers, c'est en participant à leur travail, en faisant pratiquement l’expérience des réalités sociales, que les enfants doivent apprendre le communisme ; c’est dans les usines, dans les kolkhozes qu’ils s’initient au travail communautaire, dans les manifestations diverses auxquelles ils participent qu’ils prennent conscience de leurs tâches à venir.

L’éducation anti-religieuse elle-même ne doit jamais affecter cette forme superficielle et verbale qui caractérise notre anti-cléricalisme. C'est en examinant les réalités naturelles, en pénétrant de bonne heure le sens humain des mystères, en se familiarisant avec les créations nouvelles que l’enfant doit s’imprégner de la caducité de l’enseignement religieux.

Le verbalisme scolastique est toujours un travail de surface dont les conséquences sont parfois décevantes; les dirigeants soviétiques veulent, partout, des constructions profondes, qui s’incorporent à l’être et assureront l’avenir.

Mais ne nous faisons cependant pas d’illusion exagérée. Ce travail est aussi le plus difficile et le plus délicat, celui qui bouleverse le plus les habitudes des éducateurs. Ceux-ci, en Russie comme ailleurs — moins qu’ailleurs pourtant — préféreraient souvent le retour clandestin aux pratiques scolastiques, à l'enseignement verbal et livresque, qui se donne doctoralement, dans un cadre restreint et défini, favorisant la routine et la paresse, alors que la vie est si riche certes, mais aussi si mobile et si capricieuse souvent.

Cela étant, et sans nous arrêter aux faiblesses humaines de l'édifice, ne devons-nous pas nous enthousiasmer au spectacle d’un pouvoir qui, pour la première fois au monde, répudiant les pratiques scolastiques qui « forment » les serviteurs d’un régime, vise la préparation loyale et intégrale, l’élévation maximum des citoyens de la libre République des Soviets ?

Comparer l’école russe à l’école dogmatique des régimes fascistes ou même démocratiques, c’est faire preuve d'un regrettable parti-pris, c’est prendre l’accident pour la norme afin de masquer la grandeur de l’œuvre entreprise.

***

Lorsque, loyalement, on voit la situation qui est faite à l’école nouvelle dans les pays démocratiques, lorsqu’on assiste, au spectacle décevant des dictatures fascistes qui s’acharnent sur l’école libérale ; lorsqu’on examine d’autre part l’essor méthodique et incessant de l’école soviétique, on doit loyalement conclure comme nous le faisions déjà dans notre précédent numéro :

La réaction, où qu’elle soit, est la mort de l’école nouvelle ; la révolution en est l’épanouissement et le triomphe.

Tous les éducateurs, quelles que soient d’autre part leurs idées politiques, doivent naturellement et loyalement s’unir contre les forces de réaction, pour le progrès des forces de révolution qui sont les forces de vie et d’avenir.

C. FREINET.

Dernière heure. — Au moment de mettre sous presse, de graves événements viennent de se produire à St-Paul au moment de la rentrée des classes.

De ce fait le numéro paraît avec quelque retard, mais il a l’avantage de contenir une relation fidèle de la journée du 24 avril.

À nos camarades d’agir !