L'Educateur n°19 - année 1966-1967

Juillet 1967

Une étape nouvelle commence pour l'Ecole Moderne

Juillet 1967

Comme nous le disions dans le n° 20 de L'Educateur, paru fin août 1954, une période de notre histoire vient de se terminer, celle des tâtonnements laborieux avec un nombre réduit d'adhérents et de collaborateurs, avec des moyens financiers inexistants, avec l'hostilité presque générale des spécialistes de pédagogie et de psychologie et des organisations enseignantes.

Si nous avons triomphé, c’est certes que nous y avons mis les uns et les autres suffisamment d'intelligente ténacité et que nous n'avons négligé aucun sacrifice. Mais si nous avons fait ces sacrifices, c'est sans doute que la cause en valait la peine, qu’elle était par elle-même suffisamment emballante et prenante pour engager définitivement, pourrions-nous dire, nos personnalités ; qu'elle était une de ces idées-forces qui progressent et qui explosent comme se gonflent et éclatent les bourgeons au printemps, quelle que soit l’inclémence du milieu ou la menace des frimas.

Ce mouvement de l’Ecole moderne est aujourd'hui une grande réalité, non seulement en France, mais aussi dans l’Union française et à l’étranger. Il constitue désormais incontestablement, et quelles que soient les incompréhensions, les critiques et les attaques qu'il suscite encore, un des éléments actifs du progrès permanent de l'Ecole et de la pédagogie françaises.

C'est face à cette situation nouvelle, pleinement réconfortante, que nous devons envisager et organiser l’activité de l’année qui commence.

Nos techniques sont aujourd'hui connues et nous avons partout, dans tous les départements, suffisamment de camarades chevronnés pour que soient maintenus les principes sûrs et les pratiques efficientes qui fixent désormais, dans l’éventail des méthodes pédagogiques, la ligne originale, expérimentalement établie, des Techniques Freinet.

Notre base théorique est aujourd'hui fixée. La pratique l’a confirmée. Nous savons ce qu’il faudrait faire pour améliorer le fonctionnement pédagogique de notre école. Nous avons créé et mis au point le matériel nécessaire. Et, de fait, un certain nombre de nos camarades travaillent selon nos techniques dans des conditions presque idéales, avec texte libre, imprimerie à l’école et limographe, journal et correspondance, plans de travail, fichiers, BT, cinéma, disques pour exploitation rationnelle des complexes d’intérêt, méthodes naturelles d’acquisition, conférences, peintures, travail scientifique, échanges de travaux et échanges d’élèves, coopérative scolaire et relations avec les parents, théâtre libre. Une forme nouvelle d’école est née. La pédagogie moderne a désormais ses titres qui s’imposent et s’imposeront de plus en plus à l’ensemble du personnel et aux parents eux-mêmes.

Notre grande œuvre commune honore aujourd’hui la pédagogie française.

Il faut que nous viennent chaque jour de nouveaux ouvriers pour que nous réalisions l’Ecole moderne, efficiente et humaine, qui rendra, un jour, réconfortant et vivifiant le plus beau des métiers.

C. FREINET

L’Educateur, 15 sept. 54 (n° 1)

 

Projet de charte d'unité du mouvement Ecole Moderne Pédagogie FREINET

Juillet 1967

« L'élément constructif de notre mouvement, écrivait Freinet en juillet dernier, c'est le travail : le travail de loyale recherche et d'expérimentation, le travail de préparation du matériel et des techniques et notre souci commun de servir notre mouvement coopératif et non de s'en servir. »

Ce sont, en effet, ces réalités faites vôtres à l'exemple de Freinet, qui ont permis au mouvement de continuer sur sa lancée et de prendre en charge, dans le présent, les problèmes de l'actualité scolaire et pédagogique. Le Congrès de Tours a été la preuve de la maturité de l'œuvre collective, de son dynamisme et de son courage à affronter les données de l'avenir déjà incluses dans la vie de nos meilleures écoles.

Nos comptes rendus du Congrès, nos projets en cours, nos réalisations de commissions, notre collaboration avec les organisations pédagogiques diverses signent l'amplitude de notre action et la présence de notre force collective. Devant les impératifs multiples qui nous sont imposés, le moment vient de cimenter plus que jamais l'unité du mouvement dans le grand complexe pédagogique, social, humain et culturel. Nous nous devons, face à l'avenir, en tant que responsables du mouvement, de prendre des positions nettes d'idéologie et d'action comme le fit toujours Freinet dans les périodes historiques. C'est pour nous une nécessité et un devoir de réaffirmer nos buts et de marquer la continuité d'un mouvement qui depuis bientôt un demi-siècle a lié son sort à l'école publique, à la rénovation de l'enseignement, à la grande cause du peuple.

Quel sera le contenu de cette charte digne de cimenter notre action collective, dans une fidélité inébranlable au passé et une espérance invincible vers l'avenir ? Nous ne saurions mieux faire que de suivre les directives que Freinet analysait avec tant de lucidité et d’audace dans les projets de chartes d'unité du mouvement qu’il proposa à diverses reprises quand le besoin de resserrer nos liens, d'affirmer notre force et nos droits se faisait sentir.

Nous prendrons comme thème de discussion, à titre de document critique, le projet de charte précédant le Congrès de Nancy en 1950.

A vous d’en analyser les données essentielles, d’en susciter les raisons dignes de l'actualité, d’en adapter à cette actualité les valeurs permanentes, pour aboutir à un document historique à son tour auquel vous vous devrez de rester fidèles, que vous honorerez de votre travail et de votre foi.

Élise FREINET

PROJET DE CHARTE D'UNITÉ DU MOUVEMENT C.E.L.

Dans deux mois, le Congrès de Nancy battra son plein, nous replongeant une fois encore dans cette atmosphère réconfortante d'amitié et de collaboration CEL qui est une des grandes conquêtes de notre groupe sur la voie de l'éducation libératrice.

Nos adversaires et nos concurrents, ceux aussi de nos collègues qui ne nous ont encore ni rejoints ni compris, se demandent parfois d’où vient, dans un monde divisé à l'extrême, cette extraordinaire fraternité de travail, cet esprit CEL qui est le ciment le plus sûr et le plus efficace de notre action.

Il n’est pas mauvais qu'à la veille de nos assises annuelles, nous essayions, une fois encore, de faire le point de nos efforts, ne serait-ce que pour asseoir sur des bases solides les discussions prévues par le thème hardi que nous avons choisi.

Nous allons résumer ici, avec l'expérience que nous avons et de nos principes pédagogiques et de la vie de notre groupe, les données essentielles sur lesquelles l'accord peut et doit se faire au sein de notre mouvement, la charte pour ainsi dire d'une unité qui va s’élargissant et se resserrant depuis vingt-cinq ans, et en faveur de laquelle témoignent la fidélité inébranlable de nos adhérents et les résultats pratiques obtenus qui feront date dans l’histoire de la pédagogie populaire.

1°. L'éducation est élévation et épanouissement et non dressage ou asservissement à une autorité ou à un dogme.

En théorie, la cause est aujourd'hui entendue, dans tous les milieux. Il en est autrement, hélas ! dans la pratique. Nous cherchons loyalement et obstinément les outils et les techniques de travail, les modes d’organisation et de vie dans le cadre scolaire et social qui permettront au maximum cette élévation.

2°. Nous sommes contre tout endoctrinement.

Nous ne prétendons pas, d'avance, que l'enfant à éduquer sera matérialiste, spiritualiste, catholique ou anarchiste. Nous ne préparons pas l'enfant à servir et à continuer le monde d'aujourd'hui, mais à construire hardiment, demain, la société qui garantira au mieux son épanouissement. Nous nous refusons à plier l'esprit de l'enfant à un dogme ou à une doctrine infaillibles et préétablis quels qu'ils soient. Nous nous appliquons à faire de nos élèves des travailleurs conscients et efficients, qui sauront œuvrer intelligemment et défendre héroïquement s’il le faut leurs droits élémentaires de travailleurs et d'hommes.

Nous souhaitons que dans cette voie ils sachent et ils puissent réaliser et même dépasser les rêves que nous n'avons faits, nous, qu'entrevoir et préparer.

3°. Nous combattrons l’illusion d’une éducation qui se suffirait à elle-même en dehors des grands courants sociaux et politiques qui la conditionnent.

L'éducation est un élément, mais n'est qu'un élément, de l'amélioration sociale désirée et indispensable. La santé des enfants, les conditions de travail et de vie des parents, les locaux scolaires, l'adaptation et la modernisation des outils de travail, le cinéma et la radio influencent directement, et parfois d'une façon décisive, la formation des jeunes générations,

Nous montrerons aux éducateurs, aux parents d'élèves et aux amis de l'école la nécessité de lutter socialement et politiquement pour que notre école laïque puisse remplir son éminente fonction éducatrice. Nous laisserons seulement à chacun de nos adhérents le soin d'agir comme il l'entendra pour mettre en accord ses préférences idéologiques, philosophiques, sociales ou politiques avec les exigences d'une pédagogie qui s'intègre chaque jour davantage au vaste effort des hommes à la recherche du bien-être et de la paix.

4°. L'éducation est une force de libération et de paix.

Mais nous sommes persuadés que nos efforts, même dans les conditions sociales où nous nous trouvons, ne sauraient être inutiles. Nous n’attendons pas, passivement et égoïstement, qu’une amélioration décisive des conditions sociales vienne rénover nos classes. Nous ne serons pas de ces révolutionnaires en pantoufles qui montent sur les tréteaux pour réclamer la libération des esclaves et qui restent dans leurs classes de parfaits autocrates participant au dressage inconscients des esclaves d’aujourd’hui et de demain. L’expérience est là d’ailleurs pour montrer que notre action, et celle des novateurs qui nous ont précédés, n’a été ni vaine ni inutile. Elle a contribué à ouvrir les yeux et les esprits. Elle a, du moins, ouvert les yeux et les esprits des éducateurs eux-mêmes qui réclament enfin, et à bon droit, une amélioration humainement indispensable de leurs conditions de travail et de vie.

A côté des travailleurs qui, au sein de leurs organisations, luttent pour leur pain et leur liberté, mais aussi pour leur sécurité et leur dignité ; à côté des artistes et des écrivains qui jettent inlassablement sûr le monde décadent une étincelle de vérité, les éducateurs de la CEL affirment que leur devoir d'hommes et de citoyens est de s’occuper intelligemment et efficacement de leur fonction d’éducation libératrice.

5°. La loyale recherche expérimentale est la condition première de notre effort coopératif.

Il n’y a, à la CEL, ni catéchisme, ni dogme, ni système auxquels nous demandions à quiconque de souscrire passivement. Nous organisons, au contraire, à tous les échelons actifs de notre mouvement, la confrontation permanente des idées, des recherches et des expériences.

Nous nous interdisons toute exploitation, c'est-à-dire qu'aucun d’entre nous ne doit profiter abusivement du travail de ses camarades, que nul ne peut, par ruse ou autorité, nous mener vers des voies ou des solutions que nous n’aurions d’avance acceptées.

Mais si nous nous engageons à verser sans cesse dans le creuset coopératif les meilleurs de nos travaux, nous nous défendrons toujours avec la dernière énergie contre les individus, les associations ou les organismes qui essaieraient d’exploiter à leur profit nos communes réalisations.

Nous défendrons notre bien que nous voulons mettre exclusivement au service de l’éducation populaire.

6°. Les éducateurs de la CEL restent les maîtres souverains du conditionnement, de l’orientation et de l’exploitation de leurs efforts coopératifs.

Nous bâtissons et nous animons notre mouvement pédagogique sur les bases et selon les principes qui, à l'expérience, se sont révélés efficaces dans nos classes : travail constructif ennemi de tout verbiage, libre activité dans le cadre de la communauté, liberté pour l’individu de choisir son travail au sein de l’équipe, discipline entièrement consentie avec responsables désignés mais sans chefs imposés.

Nous ne nous intéressons profondément à la vie de la CEL que parce qu'elle est notre maison, notre atelier de travail que nous devons nourrir de nos fonds, de notre travail et de notre pensée et défendre contre quiconque nuit à nos intérêts communs.

7°. La CEL n’est pas un groupement d’affinités, mais une équipe de travail.

Ce sont chez nous les meilleurs travailleurs, les chefs d'équipe dont on a reconnu la valeur technique, coopérative et humaine qui prennent la tête du peloton. Ce sont les nécessités du travail qui les portent aux postes de commande, où ils ne sauraient se maintenir que par le travail, à l’exclusion de toute autre justification.

Il en résulte que l’appartenance à une religion, à une association ou à un parti ne saurait jouer dans la désignation ou le maintien des responsables. Il appartient aux hommes qui veulent honorer leur religion ou leur parti — et c'est très humain et très juste — d'être les meilleurs ouvriers, les plus dévoués des chefs d'équipe,

Dans la pratique de notre mouvement, cette sélection se fait automatiquement. Nous avons des délégués départementaux, des responsables de commissions, des membres du C.A. de toutes tendances ou sans parti. Ils jouissent tous au sein de la CEL de l’autorité que leur valent leur compétence et leur dévouement au service de la Coopérative.

8°. Relations du mouvement CEL avec les associations voisines.

Un syndicat peut s'affilier à une centrale syndicale, mais non à une Ligue ou à un Parti, La CEL, équipe de travail, ne peut, pour les mêmes raisons, se lier organiquement à aucune des associations voisines, quelles que soient par ailleurs ses sympathies pour ces associations.

C'est pourquoi la question ne peut pas se poser de l’affiliation de la CEL ni à un syndicat, ni à la Ligue de l'Enseignement, ni à un tel autre mouvement culturel, si intéressant soit-il, ni même au Groupe Français d'Education Nouvelle, organisme de coordination et de propagande plus que d'action pédagogique et technique au service de l’éducation nouvelle.

Nos groupes départementaux pourraient plus légitimement œuvrer au sein de la Commission pédagogique du Syndicat des Instituteurs qui est, elle, une équipe de travail, mais dont la dépendance — naturelle — vis-à-vis du Syndicat, risque de créer chez nous des situations délicates.

La question de collaboration technique permanente pourrait être éventuellement examinée avec l'Office des Coopératives Scolaires qui est, lui, un organisme d'entr’aide technique et de coopération de toutes les coopératives.

Mais, si même ne peut se poser la question de l’affiliation, il n’en reste pas moins que la CEL collabore sans réserve et à fond avec tous les organismes laïques qui poursuivent des buts identiques aux nôtres et qui luttent pour la même cause. Notre collaboration actuelle à la Commission pédagogique du SNI est une preuve encore de notre désir permanent de servir de notre mieux, par tous les moyens, l’Ecole et ses maîtres.

9°. Position de la CEL en face des officiels.

Même explication naturelle de nos relations avec les officiels. Nos groupes de travail dépérissent partout où y pénètrent les officiels en tant qu'officiels : les instituteurs ne parlent plus, ne critiquent plus librement en présence de leurs chefs ; ils ne sont plus à l'aise dans leur travail. N'étant plus à l'aise, ils se désintéressent de l'équipe et de son activité. L'expérience l'a montré bien des fois ; toute réunion de la CEL ou de ses filiales tenue en présence d'un officiel peut être, dans certains cas, une réunion de propagande, elle est toujours une séance de travail ratée.

Nous ne faisons qu’une réserve pour les cas, heureusement de plus en plus nombreux, où les Inspecteurs, comme dans nos stages, viennent en ouvriers et non en chefs. La collaboration et le travail n'excluent pas, au contraire, le respect et la considération.

C’est au titre d'équipe de travail que la Commission des Inspecteurs a sa place au sein de la CEL et de l’institut.

Cette position technique, pourrions-nous dire, n'est nullement d'ailleurs une opposition systématique à l'administration que nous gardons la liberté d'aider, de servir ou de critiquer selon les exigences de notre travail coopératif, dans le cadre de la grande lutte laïque pour l’éducation du peuple.

10°. La CEL est au service des enfants du peuple.

Dans le cadre des réserves ci-dessus, nous collaborons au maximum, à tous les échelons, avec tous les organismes, populaires-et-laïques, à toutes les initiatives désintéressées qui servent directement ou indirectement notre grande cause de l'éducation libératrice de l'enfant. Nous jetons généreusement dans le circuit de la construction sociale toutes nos solides réalisations. Nous veillons seulement à ce que des individus ou des organismes intéressés ne s'en saisissent pas, jusqu'à nous en dépouiller, pour poursuivre à leur profit l’œuvre obscurantiste contre laquelle nous luttons.

11°. La CEL est, par principe, internationale.

C'est sur ces mêmes principes d'équipes coopératives de travail que nous tâchons de développer notre effort à l'échelle internationale. Notre internationalisme est, pour nous, plus qu'une profession de foi, il est une nécessité de notre travail.

Quand des filiales actives et constructives se constituent en Belgique, en Suisse, en Hollande, au Luxembourg, bientôt en Allemagne, en Italie, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, lorsque se reconstituera dans l'Espagne libérée notre héroïque filiale espagnole, nous sommes naturellement liés, organiquement, par les nécessités même de notre travail, avec les équipes de travail de ces pays. Nous constituons ainsi peu à peu, sans autre propagande que celle de nos efforts enthousiastes, une CEL internationale, qui ne remplacera pas les autres mouvements internationaux, mais qui agira sur le plan international comme elle le fait sur le pian national pour que se développent les fraternités de travail et de destin qui sauront aider profondément et efficacement toutes les œuvres de paix.

12°. La CEL est une grande fraternité dans le travail constructif au service du peuple.

Fait unique en France, si ce n'est dans le monde, des milliers d'éducateurs de toutes tendances et de toutes conditions participent depuis vingt-cinq ans à une des plus grandes entreprises coopératives de notre histoire pédagogique. Et leur unité n'est point faite de silence ou d'abandon, mais de dynamisme et de loyauté au service d'une grande cause : la lutte sur tous les terrains pour que s'améliorent et s'humanisent nos conditions de travail, les conditions de travail et de vie de nos enfants, l'action hardie pour que les forces de réaction ne sabotent pas davantage, ne pervertissent ou ne détruisent les fleurs que nous tâchons de laisser éclore et s’épanouir, parce qu'elles portent la graine de notre bien le plus précieux : l’enfant.

C. Freinet

 

Poètes

Juillet 1967

 

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La connaissance de l'enfant

Juillet 1967

Un mercredi, Michel (8 ans 02) écrit :

« Moi je rêve à mon enfance, aux campagnes noyées de brume. Ah! que je voudrais y retourner avec ce soleil d'été. »

Le matin, nous étudions ce texte et l'après-midi, alors que je l'effaçais, après relecture, Francis saute sur son cahier et rédige ce qui suit:

« Moi, je rêve à la misère que j'ai faite à ma mère et à mon père et je suis gai et je pleure parfois. »

Aussitôt, fugitivement, je me souviens de la poésie qu’il avait écrite quelques jours auparavant,

« J’ai de la misère. Oh! le vent cache mes misères. Je suis délivré. Oh! je suis délivré de mes misères. »

Je rapproche ces deux faits et l'idée me vient qu’il a un drame à exprimer.

Mais, le vendredi matin, il écrit ceci ; « Je rêve à mon enfance, au beau soleil brillant, à la mer calme qui rêve. Que je voudrais retourner là-bas. »

Ce n'est pas ce à quoi je m’attendais car ce texte est visiblement copié sur celui de Michel.

Cependant, en me l’apportant à corriger, Francis me dit : « J’avais une autre idée, hier, mais je n'arrive plus à la retrouver.

— Moi je sais quelle est ton idée. Tu voulais sans doute continuer ton texte de mercredi. »

Mais j’ai la surprise de trouver sur son cahier la phrase suivante :

« Ma mère ne sait pas ; elle croit que j'ai faim. Mais moi, je le sais ce que j'ai. »

A ce moment, le garçon ajoute à mi-voix :

« Quelquefois on a des textes secrets qu'on voudrait bien dire. »

Pressentant quelque chose, je fais sortir les autres enfants : c’est l’heure de la récréation et, par chance, je ne suis pas de service. Il poursuit :

— Oui, ma sœur ne faisait que me dire, que me dire, que me dire...

— Toi, mon chéri, tu as un secret à confier. Tu sais, les enfants ont souvent des secrets. Quelquefois, ce n’est rien du tout; mais ils ne savent pas que ce n’est rien du tout, ils croient au contraire que c'est beaucoup. Alors, ça les gêne. Mais comment va-t-on faire pour t'en débarrasser ? Bon, tu le sais bien que nous avons deux moyens. Ou bien tu l'écris sur un papier et je le brûle sans le regarder, ou bien tu me le dis. Mais ça, c'est plus difficile, car il y a des choses qu'on ne peut pas dire. Tiens, voilà une feuille. »

Il se met à écrire sur le coin du bureau en relevant le coin de sa feuille pour la soustraire à mon regard.

Les autres rentrent de récréation. Nous, nous sortons pour brûler le papier.

— Tu vois comme tu peux avoir confiance en moi. J’aimerais bien savoir ce qu'il y a dessus parce que je connaîtrais ton secret et je pourrais t'aider. Mais je t'ai promis de le brûler, je vais le brûler sans le regarder. »

Et je m’apprête à le faire. Mais il me dit tout de go, à ma grande stupéfaction :

— C’est parce que j'avais fait dans mon lit. Ma sœur ne faisait que me taquiner pour ça. Elle ne faisait que me dire, que me dire, que me dire. Et puis, ça donnait du boulot à ma mère.

— Ah! ce n’était que cela, mon chéri. C’était cette petite chose de rien du tout. Mais, ce n'est pas grave du tout! Tu sais, ça arrive à tout le monde, même aux grands quand ils étaient petits. Maintenant, te voilà débarrassé. »

Il rentre en classe et saute sur son cahier pour écrire le texte suivant :

« Les oiseaux chantent. Toi, tu n’as pas envie de rigoler. Il y a quelque chose qui te gêne. Viens dans ma rue, et tu seras délivrée. Elle est délivrée, elle chante, elle est heureuse. Elle chante comme tous les autres. Je suis heureux. Tout le monde est heureux sur ma route. On chante, c'est le soir. On dort et on ne fait pas de cauchemars. On rêve bien. »

Le lendemain, il y a un prolongement. Il semble que Francis n'ait pas assez exprimé sa joie qu'il a retrouvée, intacte, à son réveil.

«Le lendemain matin, tout le monde se réveille et se lève. On vient chez moi, on fait la fête. C'est à ce moment qu’une dame et un bonhomme malades rentrent chez moi. On leur donne des médicaments. Ils sont guéris. La victoire! Ils sont guéris. Victoire! On fait la fête, on chante. Les oiseaux jouent du tambour. »

Et le lundi suivant ;

— Oh! les beaux oiseaux dorés ou, le beau matin de juin, la lune s'est allumée du beau rêve de mon enfance. »

J’ai tenu à relater assez longuement cet épisode de la vie de notre classe parce qu'il est saisissant. Les camarades qui étaient à Tours ont reconnu le texte de mon intervention du dimanche soir. Et, ils se souviennent de l'émotion qui m'empêcha de lire les dernières lignes.

Après la séance, le docteur Oury nous disait :

— Vous avez vu l'angoisse de votre camarade, Elle était impossible à dissimuler.

Le terme d'angoisse m'a surpris parce que je ne suis pas habitué au sens psychanalytique des mots. Mais, à la réflexion, je l'accepte volontiers. En effet, qu’est-ce qui a provoqué mon émotion? Je le sais maintenant : c'est le vertige. Si moi, pauvre instituteur primaire, je peux cela, c’est dire que les possibilités thérapeutiques de l'école sont infinies. Car cette simple chose que j'ai faite, et qui ne comporte que des aspects positifs, est à la portée de tout le monde, ou presque. Ce n'est d'ailleurs qu'une confirmation de la révélation de notre pouvoir, que j'avais eue au début de l'an dernier. Ecoutes : parce qu'il avait pu, en poésie parlée, exprimer son drame, ce même garçon avait libéré sa voix, son écriture, son dessin, son orthographe, sa mathématique. Et son visage épars s'était recomposé et son dos s'était redressé et il avait grandi de cinq centimètres.

N’est-ce pas vertigineux ! Et n'y a-t-il pas là de quoi pleurer de joie, de stupéfaction, de reconnaissance et de rage.

Oh ! les beaux oiseaux dorés qui pourraient palpiter ; les beaux matins de juin qui pourraient renaître ; les beaux rêves qui peuvent maintenant s'allumer.

Ah ! vite que l'on fasse partir des dynamites et que nous rebâtissions notre école.

Maintenant, séparons bien les choses : il y a la psychanalyse ; il y a la psychothérapie. Or — je l'ai d'ailleurs toujours pensé et écrit — nous ne pouvons jouer au psychanalyste. Et c'est pour cette raison que, d'un certain côté, j'ai tort de faire entendre la bande de Loïc. Elle ne manque pourtant pas de mérite : elle montre un certain éventail de techniques : le dessin, le commentaire de dessin, la création parlée collective — l'histoire imaginaire du corbeau qui révèle la peur angoissante des vipères — le chant libre qui exprime la pensée profonde de l'enfant — le texte libre d'imagination qui devient peu à peu objectif — l'acte symbolique, etc... Oui, elle a bien des mérites cette bande.

Mais si, moi, je ne savais pas qu'il y a eu aussi une sorte de catharsis dont il n'est pas question, je pourrais avoir des inquiétudes. En effet, je pourrais n’avoir agi qu'au niveau du symptôme et obtenu simplement un transfert de symptôme : du bégaiement à l’énurésie ou à l'onychophagie, par exemple. Je sais bien que de tels transferts sont parfois bénéfiques. Mais cela n’est pas notre affaire, il y a trop de risques à courir et, en premier lieu, celui de jouer à l'apprenti sorcier. D'ailleurs, il suffit de mettre le nez dans Lacan, Mélanie Klein, Logache, pour être convaincu de la difficulté et, pour nous, de l'impossibilité de l'entreprise. Non, nous ne pouvons pas remonter à la source de la névrose. Non, nous ne pouvons pas interpréter. Mais dans L'Ame enfantine et la Psychanalyse, Charles Baudouin précise que la pratique des méthodes actives peut, à elle seule, être très efficace. Ce disant il pense surtout à la pédagogie de Freinet avec lequel il a été en relation. Et ce n'est pas par hasard que l'on trouve dans Psychologie Sensible les termes de compensation, surcompensation, sublimation.

Notre domaine se trouve tout de suite circonscrit. On sait que le mécanisme de la sublimation n’est pas très bien connu. Que nous importe, puisque nous pouvons être des sublimateurs- sans-le-savoir. Dans son livre Vers une pédagogie institutionnelle, Fernand Oury montre comment il rééquilibre ses élèves par le journal, l'imprimerie, le conseil de classe. Et Aïda Vasquez donne les raisons profondes de cette action rééquilibrante.

Voilà notre domaine, l'action thérapeutique. Agissons d'abord et des psychologues hautement qualifiés pourront nous instruire utilement sur ce que nous faisons. Personnellement, les problèmes psychologiques se sont tout de suite imposés à moi. En effet, j'étais dans un pays de marins et je ne pouvais pas ne pas voir les perturbations profondes que provoquaient les longues absences et les longues présences des pères.

Mais, maintenant, presque tous les enfants ont des problèmes affectifs. Et si vous ne les voyez pas, c'est que vous chaussez volontairement des lunettes en bois.

Et vous aurez beau vous agiter ridiculement sur le front de l'écriture, de l'orthographe, du calcul, vous travaillerez en pure perte parce qu'il ne faut pas travailler au niveau de le superstructure, mais au niveau de l’infrastructure.

Mais pour ce combat qu'il faut absolument mener, nous sommes bien armés.

D'abord, vous savez tous, que les cures psychothérapiques sont très longues. On lit souvent « à raison de deux séances d'une heure par semaine, pendant six mois, » Mais nous, nous avons les enfants beaucoup plus longtemps. C'est ainsi, par exemple, qu'à la fin de leur CE2, les enfants auront vécu 3 500 heures avec moi. N'est-ce pas un chiffre énorme? Comment, dans ces conditions, malgré notre incompétence et notre ignorance, ne verrions-nous et ne saurions-nous beaucoup de choses ?

N'oublions pas non plus que nous pratiquons la Pédagogie Freinet qui nous permet d'avoir en face de nous l'enfant vrai et non l'enfant qui prend le masque de l'écolier.

Si vous saviez combien les enfants ont besoin de dire la moindre de leur misère ! Tenez, vous savez ce qui nous est arrivé, cette marée noire qui a envahi nos côtes. Elle a suscité, dans le pays, une formidable agitation (hélicoptères, militaires, va-et-vient incessant de camions, etc...) Eh 1 bien, c'est à peine si un garçon sur vingt en parle dans ses textes libres écrits. Naturellement, pour les correspondants, nous réalisons des lettres et des albums. Et puis nous en parlons partout en classe et dans la cour. Mais le texte libre écrit en est préservé. Savez-vous que le texte libre écrit, c'est pour autre chose : pour le grand nettoyage de l’âme.

Mais, dites-moi, un instituteur, est-ce que ça ne doit pas avant toute chose apprendre à lire, écrire, compter? Eh ! bien, justement, grâce à Freinet, on peut enseigner la lecture, l'écriture, le calcul et bien d'autres choses encore qu’on ne nous demande pas, en partant de ce que l'enfant exprime. Et comme le maître réussit mieux ces enseignements — quand il a un minimum de bonnes conditions — il se trouve immédiatement beaucoup plus disponible. Et l’enfant s'en libère d'autant parce qu'il n'a pas contre lui, en plus, l’angoisse de son maître.

Et merveille ! Grâce au théâtre libre, au texte libre, aux techniques parlées libres, au chant libre, au dessin libre, à la gymnastique libre, à la mathématique libre... chaque enfant dispose d'une gamme infinie de possibilités d'expression.

Comment ne s’en servirait-il pas pour exprimer, soit directement, soit indi-rectement par le symbolisme de ses écrits de ses paroles, de ses actes, tout ce qui peut l’agiter? Avec une telle permissivité, comment des miracles ne s'accompliraient-ils pas? Des miracles? Bah! des choses simples de tous les jours qui ne paraissent des miracles que parce que l'école a, jusqu'ici, toujours marché sur la tête.
Attendez, ne méditez pas encore. Il faut s’arrêter aussi à d'autres aspects de la Pédagogie Freinet : elle favorise également l'action du groupe, l'échange, la communication ; elle installe des recours-barrière qui rassurent et fortifient.

Oui, il serait peut-être bon que cela fût analysé psychanalytiquement. Mais déjà, nous, les praticiens, nous pouvons offrir toutes ces possibilités de transferts, de compensations, de sublimations qui sont incluses dans la Pédagogie Freinet.

Et même sans se préoccuper de psychanalyse, ne suffit-il, comme Freinet le disait, d'adopter une attitude de bon sens, d'offrir un peu d'eau de notre fontaine à ceux qui ont tant soif et qui ont été tant sevrés. Inspecteurs qui angoissez vos maîtres, quelle responsabilité est la vôtre ! Et si vous êtes vous-mêmes angoissés, venez dans nos classes, cela vous fera du bien.

Et vous, autorités sur qui repose la responsabilité des mauvaises conditions actuelles de l'enseignement, quel fardeau de misère humaine vous portez sur vos épaules !

P. LE BOHEC

22 - Trégastel

CONFÉRENCES PÉDAGOGIQUES 1967 Bibliographie de l'Ecole Moderne

Juillet 1967

 

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Information mathématique

Juillet 1967

 

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La découverte du siècle?

Juillet 1967

 

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Problèmes actuels de la pédagogie soviétique

Juillet 1967

 

U.R.S.S., URSS

Patricio Moreno Redondo

Juillet 1967

 

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Communiqués

Juillet 1967

 

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