La connaissance de l'enfant

Juillet 1967

Un mercredi, Michel (8 ans 02) écrit :

« Moi je rêve à mon enfance, aux campagnes noyées de brume. Ah! que je voudrais y retourner avec ce soleil d'été. »

Le matin, nous étudions ce texte et l'après-midi, alors que je l'effaçais, après relecture, Francis saute sur son cahier et rédige ce qui suit:

« Moi, je rêve à la misère que j'ai faite à ma mère et à mon père et je suis gai et je pleure parfois. »

Aussitôt, fugitivement, je me souviens de la poésie qu’il avait écrite quelques jours auparavant,

« J’ai de la misère. Oh! le vent cache mes misères. Je suis délivré. Oh! je suis délivré de mes misères. »

Je rapproche ces deux faits et l'idée me vient qu’il a un drame à exprimer.

Mais, le vendredi matin, il écrit ceci ; « Je rêve à mon enfance, au beau soleil brillant, à la mer calme qui rêve. Que je voudrais retourner là-bas. »

Ce n'est pas ce à quoi je m’attendais car ce texte est visiblement copié sur celui de Michel.

Cependant, en me l’apportant à corriger, Francis me dit : « J’avais une autre idée, hier, mais je n'arrive plus à la retrouver.

— Moi je sais quelle est ton idée. Tu voulais sans doute continuer ton texte de mercredi. »

Mais j’ai la surprise de trouver sur son cahier la phrase suivante :

« Ma mère ne sait pas ; elle croit que j'ai faim. Mais moi, je le sais ce que j'ai. »

A ce moment, le garçon ajoute à mi-voix :

« Quelquefois on a des textes secrets qu'on voudrait bien dire. »

Pressentant quelque chose, je fais sortir les autres enfants : c’est l’heure de la récréation et, par chance, je ne suis pas de service. Il poursuit :

— Oui, ma sœur ne faisait que me dire, que me dire, que me dire...

— Toi, mon chéri, tu as un secret à confier. Tu sais, les enfants ont souvent des secrets. Quelquefois, ce n’est rien du tout; mais ils ne savent pas que ce n’est rien du tout, ils croient au contraire que c'est beaucoup. Alors, ça les gêne. Mais comment va-t-on faire pour t'en débarrasser ? Bon, tu le sais bien que nous avons deux moyens. Ou bien tu l'écris sur un papier et je le brûle sans le regarder, ou bien tu me le dis. Mais ça, c'est plus difficile, car il y a des choses qu'on ne peut pas dire. Tiens, voilà une feuille. »

Il se met à écrire sur le coin du bureau en relevant le coin de sa feuille pour la soustraire à mon regard.

Les autres rentrent de récréation. Nous, nous sortons pour brûler le papier.

— Tu vois comme tu peux avoir confiance en moi. J’aimerais bien savoir ce qu'il y a dessus parce que je connaîtrais ton secret et je pourrais t'aider. Mais je t'ai promis de le brûler, je vais le brûler sans le regarder. »

Et je m’apprête à le faire. Mais il me dit tout de go, à ma grande stupéfaction :

— C’est parce que j'avais fait dans mon lit. Ma sœur ne faisait que me taquiner pour ça. Elle ne faisait que me dire, que me dire, que me dire. Et puis, ça donnait du boulot à ma mère.

— Ah! ce n’était que cela, mon chéri. C’était cette petite chose de rien du tout. Mais, ce n'est pas grave du tout! Tu sais, ça arrive à tout le monde, même aux grands quand ils étaient petits. Maintenant, te voilà débarrassé. »

Il rentre en classe et saute sur son cahier pour écrire le texte suivant :

« Les oiseaux chantent. Toi, tu n’as pas envie de rigoler. Il y a quelque chose qui te gêne. Viens dans ma rue, et tu seras délivrée. Elle est délivrée, elle chante, elle est heureuse. Elle chante comme tous les autres. Je suis heureux. Tout le monde est heureux sur ma route. On chante, c'est le soir. On dort et on ne fait pas de cauchemars. On rêve bien. »

Le lendemain, il y a un prolongement. Il semble que Francis n'ait pas assez exprimé sa joie qu'il a retrouvée, intacte, à son réveil.

«Le lendemain matin, tout le monde se réveille et se lève. On vient chez moi, on fait la fête. C'est à ce moment qu’une dame et un bonhomme malades rentrent chez moi. On leur donne des médicaments. Ils sont guéris. La victoire! Ils sont guéris. Victoire! On fait la fête, on chante. Les oiseaux jouent du tambour. »

Et le lundi suivant ;

— Oh! les beaux oiseaux dorés ou, le beau matin de juin, la lune s'est allumée du beau rêve de mon enfance. »

J’ai tenu à relater assez longuement cet épisode de la vie de notre classe parce qu'il est saisissant. Les camarades qui étaient à Tours ont reconnu le texte de mon intervention du dimanche soir. Et, ils se souviennent de l'émotion qui m'empêcha de lire les dernières lignes.

Après la séance, le docteur Oury nous disait :

— Vous avez vu l'angoisse de votre camarade, Elle était impossible à dissimuler.

Le terme d'angoisse m'a surpris parce que je ne suis pas habitué au sens psychanalytique des mots. Mais, à la réflexion, je l'accepte volontiers. En effet, qu’est-ce qui a provoqué mon émotion? Je le sais maintenant : c'est le vertige. Si moi, pauvre instituteur primaire, je peux cela, c’est dire que les possibilités thérapeutiques de l'école sont infinies. Car cette simple chose que j'ai faite, et qui ne comporte que des aspects positifs, est à la portée de tout le monde, ou presque. Ce n'est d'ailleurs qu'une confirmation de la révélation de notre pouvoir, que j'avais eue au début de l'an dernier. Ecoutes : parce qu'il avait pu, en poésie parlée, exprimer son drame, ce même garçon avait libéré sa voix, son écriture, son dessin, son orthographe, sa mathématique. Et son visage épars s'était recomposé et son dos s'était redressé et il avait grandi de cinq centimètres.

N’est-ce pas vertigineux ! Et n'y a-t-il pas là de quoi pleurer de joie, de stupéfaction, de reconnaissance et de rage.

Oh ! les beaux oiseaux dorés qui pourraient palpiter ; les beaux matins de juin qui pourraient renaître ; les beaux rêves qui peuvent maintenant s'allumer.

Ah ! vite que l'on fasse partir des dynamites et que nous rebâtissions notre école.

Maintenant, séparons bien les choses : il y a la psychanalyse ; il y a la psychothérapie. Or — je l'ai d'ailleurs toujours pensé et écrit — nous ne pouvons jouer au psychanalyste. Et c'est pour cette raison que, d'un certain côté, j'ai tort de faire entendre la bande de Loïc. Elle ne manque pourtant pas de mérite : elle montre un certain éventail de techniques : le dessin, le commentaire de dessin, la création parlée collective — l'histoire imaginaire du corbeau qui révèle la peur angoissante des vipères — le chant libre qui exprime la pensée profonde de l'enfant — le texte libre d'imagination qui devient peu à peu objectif — l'acte symbolique, etc... Oui, elle a bien des mérites cette bande.

Mais si, moi, je ne savais pas qu'il y a eu aussi une sorte de catharsis dont il n'est pas question, je pourrais avoir des inquiétudes. En effet, je pourrais n’avoir agi qu'au niveau du symptôme et obtenu simplement un transfert de symptôme : du bégaiement à l’énurésie ou à l'onychophagie, par exemple. Je sais bien que de tels transferts sont parfois bénéfiques. Mais cela n’est pas notre affaire, il y a trop de risques à courir et, en premier lieu, celui de jouer à l'apprenti sorcier. D'ailleurs, il suffit de mettre le nez dans Lacan, Mélanie Klein, Logache, pour être convaincu de la difficulté et, pour nous, de l'impossibilité de l'entreprise. Non, nous ne pouvons pas remonter à la source de la névrose. Non, nous ne pouvons pas interpréter. Mais dans L'Ame enfantine et la Psychanalyse, Charles Baudouin précise que la pratique des méthodes actives peut, à elle seule, être très efficace. Ce disant il pense surtout à la pédagogie de Freinet avec lequel il a été en relation. Et ce n'est pas par hasard que l'on trouve dans Psychologie Sensible les termes de compensation, surcompensation, sublimation.

Notre domaine se trouve tout de suite circonscrit. On sait que le mécanisme de la sublimation n’est pas très bien connu. Que nous importe, puisque nous pouvons être des sublimateurs- sans-le-savoir. Dans son livre Vers une pédagogie institutionnelle, Fernand Oury montre comment il rééquilibre ses élèves par le journal, l'imprimerie, le conseil de classe. Et Aïda Vasquez donne les raisons profondes de cette action rééquilibrante.

Voilà notre domaine, l'action thérapeutique. Agissons d'abord et des psychologues hautement qualifiés pourront nous instruire utilement sur ce que nous faisons. Personnellement, les problèmes psychologiques se sont tout de suite imposés à moi. En effet, j'étais dans un pays de marins et je ne pouvais pas ne pas voir les perturbations profondes que provoquaient les longues absences et les longues présences des pères.

Mais, maintenant, presque tous les enfants ont des problèmes affectifs. Et si vous ne les voyez pas, c'est que vous chaussez volontairement des lunettes en bois.

Et vous aurez beau vous agiter ridiculement sur le front de l'écriture, de l'orthographe, du calcul, vous travaillerez en pure perte parce qu'il ne faut pas travailler au niveau de le superstructure, mais au niveau de l’infrastructure.

Mais pour ce combat qu'il faut absolument mener, nous sommes bien armés.

D'abord, vous savez tous, que les cures psychothérapiques sont très longues. On lit souvent « à raison de deux séances d'une heure par semaine, pendant six mois, » Mais nous, nous avons les enfants beaucoup plus longtemps. C'est ainsi, par exemple, qu'à la fin de leur CE2, les enfants auront vécu 3 500 heures avec moi. N'est-ce pas un chiffre énorme? Comment, dans ces conditions, malgré notre incompétence et notre ignorance, ne verrions-nous et ne saurions-nous beaucoup de choses ?

N'oublions pas non plus que nous pratiquons la Pédagogie Freinet qui nous permet d'avoir en face de nous l'enfant vrai et non l'enfant qui prend le masque de l'écolier.

Si vous saviez combien les enfants ont besoin de dire la moindre de leur misère ! Tenez, vous savez ce qui nous est arrivé, cette marée noire qui a envahi nos côtes. Elle a suscité, dans le pays, une formidable agitation (hélicoptères, militaires, va-et-vient incessant de camions, etc...) Eh 1 bien, c'est à peine si un garçon sur vingt en parle dans ses textes libres écrits. Naturellement, pour les correspondants, nous réalisons des lettres et des albums. Et puis nous en parlons partout en classe et dans la cour. Mais le texte libre écrit en est préservé. Savez-vous que le texte libre écrit, c'est pour autre chose : pour le grand nettoyage de l’âme.

Mais, dites-moi, un instituteur, est-ce que ça ne doit pas avant toute chose apprendre à lire, écrire, compter? Eh ! bien, justement, grâce à Freinet, on peut enseigner la lecture, l'écriture, le calcul et bien d'autres choses encore qu’on ne nous demande pas, en partant de ce que l'enfant exprime. Et comme le maître réussit mieux ces enseignements — quand il a un minimum de bonnes conditions — il se trouve immédiatement beaucoup plus disponible. Et l’enfant s'en libère d'autant parce qu'il n'a pas contre lui, en plus, l’angoisse de son maître.

Et merveille ! Grâce au théâtre libre, au texte libre, aux techniques parlées libres, au chant libre, au dessin libre, à la gymnastique libre, à la mathématique libre... chaque enfant dispose d'une gamme infinie de possibilités d'expression.

Comment ne s’en servirait-il pas pour exprimer, soit directement, soit indi-rectement par le symbolisme de ses écrits de ses paroles, de ses actes, tout ce qui peut l’agiter? Avec une telle permissivité, comment des miracles ne s'accompliraient-ils pas? Des miracles? Bah! des choses simples de tous les jours qui ne paraissent des miracles que parce que l'école a, jusqu'ici, toujours marché sur la tête.
Attendez, ne méditez pas encore. Il faut s’arrêter aussi à d'autres aspects de la Pédagogie Freinet : elle favorise également l'action du groupe, l'échange, la communication ; elle installe des recours-barrière qui rassurent et fortifient.

Oui, il serait peut-être bon que cela fût analysé psychanalytiquement. Mais déjà, nous, les praticiens, nous pouvons offrir toutes ces possibilités de transferts, de compensations, de sublimations qui sont incluses dans la Pédagogie Freinet.

Et même sans se préoccuper de psychanalyse, ne suffit-il, comme Freinet le disait, d'adopter une attitude de bon sens, d'offrir un peu d'eau de notre fontaine à ceux qui ont tant soif et qui ont été tant sevrés. Inspecteurs qui angoissez vos maîtres, quelle responsabilité est la vôtre ! Et si vous êtes vous-mêmes angoissés, venez dans nos classes, cela vous fera du bien.

Et vous, autorités sur qui repose la responsabilité des mauvaises conditions actuelles de l'enseignement, quel fardeau de misère humaine vous portez sur vos épaules !

P. LE BOHEC

22 - Trégastel