Enseigner au CET

Mars 1976

 

Après l'examen des finalités (cf. la 1re partie de l'article paru dans le 16), celui des moyens pour amener les jeunes à l'autonomie dans leur formation.
 
 
 
ENSEIGNER EN C.E.T. (2e partie*)
Comment enseigner
Je me contenterai de dégager quelles pourraient être les grandes lignes de notre organisation scolaire.
Puis d'un point de vue de pédagogie spéciale, j'essaierai de dire ce que pourrait être l'enseignement des connaissances mathématiques. Tout ce la compte tenu des différents points relevés dans la première partie.
 
1) MEILLEURE REPARTITION DES "POUVOIRS" (selon le vocabulaire de G. Mendel) À L'INTÉRIEUR DU C.E.T.
On n'apprend pas à monter à vélo sans vélo. On n'apprend pas à exercer des responsabilités sans avoir la charge de véritables responsabilités. A quoi cela sert-il de vouloir développer l'esprit critique si l'on ne permet pas la critique ? Il ne s'agit pas de donner aux élèves des responsabilitésqui ne sont pas de leur compétence mais de leur donner des responsabilités au niveau de leur propre vie scolaire, et peut être même au-delà si l'on ouvrait davantage l'école sur la vie.
 
Organisation de leur travail :
Dans ce domaine la part réservée aux élèves est pratiquement nulle. En mathématiques par exemple la somme des connaissances que je devrais normalement leur communiquer est telle qu'ils n'ont pasla possibilité de chercher à approfondir une notion ou de chercher à revenir sur quelque chose quin'a pas été compris du premier coup sans risquer de ne pas "terminer le programme". J'ai doncdécidé, de mon propre chef, de ramener à quelques « noyaux" fondamentaux (voir travaux A.P.M.) le programme qui nous est imposé. Ce la nous donne une double latitude : tout d'abord pourchaque question le temps ne nous est pas compté d'une manière stricte, ensuite on peut choisir l'ordre dans lequel on aborde les problèmes. Mais tout cela est dérisoire. C'est comme si j'avaisréparti ma confiture dans quelques pots. Tous mes efforts ont pour but d'essayer de nous donnerun peu de temps pour ne pas avoir à les avaler sans les goûter, et de choisir l'ordre de consommationdes pots. Mais ilfaut la manger cette confiture ! Et pour la plupart de nos élèves, rienqu'à la voir ça fait dix ans que leur coeur se soulève. C'est par une modification de structurefondamentale que nous pourrons espérer aller plus loin dans cette prise de pouvoir des élèves auniveau de l'organisation de leur travail. Dans la Chine de Mao, certains collèges techniques arriventà se rendre partiellement indépendants ensubvenant à une grande partie de leurs besoins matériels(jusqu'à 60%). Dans cet esprit, une prise en charge de travaux réels pour l'extérieur ou pour leur propre établissement modifierait complètement les possibilités d'action de nos élèves. Dans monétablissement, l'an dernier j'ai assisté ainsi à une sorte de prise en charge d'un travail par ungroupe d'élèves (12) et un groupe de professeurs (4, dont essentiellement 2).
Il s'agissait d'une réparation importante à effectuer sur une machine assez complexe. La nécessité de la répartition des tâches, le besoin de se communiquer l'état des recherches et des travaux oralementou par écrit (en particulier par schémas), l'appel fait à l'initiative, aux choix, à l’imagination ont provoqué chez les participants, élèves comme professeurs, un déploiement d'énergie tels que pendant trois mois personne ne s'est occupé du temps ou de la peine éprouvée. Il a fallu faire appel aux aptitudes intellectuelles et manuelles, à des connaissances de toutes sortes, à des "êtrecapable de" (voir réforme C.E.T. contrôle continu), mais le jour la machine enfin a tourné, il n'était question ni de notes, ni d'examens, ni de regret pour le temps passé. Il y avait tant de joie sur tous les visages de ceux qui y étaient pour quelque chose que tous ceux qui n'avaient été que spectateurs ne pouvaient s'empêcher d'en être un peu jaloux.
 
Organisation de leur vie collective :
La vie des élèves dans le C.E.T. est toute organisée dans le cadre du "règlement intérieur". Plus il aura été établi en dehors d'eux et plus son application devra faire appel à des procédés autoritaires.
Chaque élève qui entre dans un C.E.T. pour deux ou trois ans doit avoir un double sentiment: celui de se sentir tenu de prendre en charge l'essentiel du règlement établi par ses aînés (on ne recommence pas à zéro tous les ans) et celui d'avoir le pouvoir d'y apporter les retouches,ou les bouleversements que l'exercice de la vie collective qu'il va avoir risque de rendre nécessaires (rien n'est définitif, on doit avoir toujours le souci de la remise en question).
 
2) MEILLEURE COORDINATION DES ENSEIGNANTS
Je n'insisterai pas sur ce point car sauf quelques exceptions la plupart des professeurs en reconnaissent aujourd'hui l'importance. Je dirai seulement que cette coordination est indispensable à  l'éducateur dans sa prise de conscience de ses responsabilités (parallélisme avec le problème desélèves). Pour que cette coordination ait lieu autrement qu'en théorie ou à la sauvette entre deuxportes, il faut lui réserver un temps dans la semaine. Si tous les professeurs d'un même C.E. T.étaient obligés de se retrouver une matinée par semaine pour faire le point sur la semaine passée,préparer la semaine suivante, étudier tous les problèmes de la vie du C.E. T. qui les concernentdirectement etc. on verrait sans doute naître dans le corps enseignant une conscience et une responsabilitéindividuelle qui tendent aujourd'hui à s'éparpiller dans un fonctionnariat étriqué. Il yaurait pour tous une cohérence dont seraient grandement bénéficiaires les élèves. Il en est de l'espritcoopératif comme du reste, il ne sert à rien d'en parler, il faut le vivre.
 
( *) 1ere partie : Pour qui ? Pour quoi ? parue dans le no 16
 
3) MEILLEURES LIAISONS ENTRE LE C.E.T. ET LA SOCIETE QUI L'ENTOURE
Nous sommes de ce point de vue dans une meilleure situation que les lycées ou les universités dont les élèves sont coupés de la vie professionnelle,· du monde concret du travail. On ne peut prendre "certitude du pouvoir, relatif mais efficace, du Moi et du corps sur les choses de cemonde que par un apprentissage progressif des fonctions motrices et sensorielles, apprentissage aucours duquel on apprend dans sa chair au travers d'essais et de tâtonnements et d'échecs, leslimites à l'intérieur desquelles la liberté peut s'exercer". Les lycéens et les étudiants sont souvent de purs esprits entourés de tous les soins et de toutes les prévenances de la société et ils n'ont évidemment rien de plus pressé que de miner les fondements même de cette société, par le simple fait qu'elle représente le support le plus commode sur lequel projeter leur agressivité. Pour nos élèves au contraire ils sont confrontés aux problèmes matériels. Le C.E. T. devrait les aider.
Malheureusement, trop souvent, les méthodes d'enseignement, le contenu même de cet enseignement, sont inadaptées au monde du travail. Les relations avec le monde professionnel sont insuffisantes.Les travaux effectués sont peuou pas motivés, souvent inutilisés. Les élèves et même les professeurs qui osent l'avouer ont l'impression parfois de perdre leur temps, de faire des choses qui ne servent et ne serviront à rien.
Par ailleurs, il faut que les problèmes d'actualité dont les élèves parlent quotidiennement entre eux, puissent être abordés avec les adultes au cours de la vie scolaire. En mettant en place des structures à cet effet on permettrait un échange fructueux entre adultes et adolescents. Les adultes comprendraient mieux ces jeunes qu'ils se doivent par ailleurs de connaître puisqu'ils doivent lesjuger. Et les adolescents auraient sans doute ainsi un point de vue parfois autre que le leur sur desinformations qu'ils reçoivent de toutes parts et qu'ils ne peuvent actuellement que se contenter de commenter entre eux. De tels échanges sont ils dangereux ? Beaucoup le pensent. Ils pensent surtout, dans le cas où il serait question d'informations strictement politiques, que l'on ne pourrait éviter un endoctrinement des élèves et cela irait à l'encontre du deuxième but que j'ai fixé à notre éducation. Mais dans l'optique où je me place nous nous adressons à des élèves capables de "penser, réfléchir, critiquer etc." et surtout capables de construire. Aujourd'hui l'information en général et l'information politique en particulier, ils la reçoivent et ils la subissent de gré ou deforce. Et il y a endoctrinement parce qu'effectivement, les adolescents ne sont pas armés pourfaire la part de leur propre expérience par rapport à cette information. Et nous, nous n'avons en principe ni le droit, ni le temps, ni les moyens, d'échanger avec eux des idées sur leurs préoccupationsquotidiennes, alors que nous sommes pratiquement les seuls adultes avec lesquels ils sont en contact et alors que l'on nous demande de leur ouvrir l'esprit, de former leur responsabilité etleur sens critique. Tout autour de nous le monde de la publicité, de la presse, de la radio, de latélévision hurle ses slogans et nous ne pourrions que faire ceux qui n'entendent rien ! nous devrions être des sourds bienheureux, accrochés à des connaissances si souvent vaines !
 
4) L'ENSEIGNEMENT DES MATHÉMATIQUES AU C.E.T.
Nous sommes constamment pris entre le caractère utilitaire du calcul et la nécessité de "former l'esprit au raisonnement". Or actuellement, quelle que soit notre bonne volonté nous ne pouvons sortir de ce dilemme et nous échouons souvent d'un côté comme de l'autre.
Tout d'abord la globalisation de l'enseignement, la coordination des enseignants n'étant pas réalisés, les besoins des élèves en mécanismes opératoires utilisables dans leur apprentissage du métier ne sont pas satisfaits. Quand ils le sont ce n'est ni au bon moment ni dans le bon contexte.
Par ailleurs, pour apprendre à raisonner il faut exercer son raisonnement. Or les connaissances jugées indispensables par les programmes ne laissent pas le temps nécessaires à cet effet. Les inspecteurs certes disent avec raison que nous pouvons dans le programme donner plus d'importance à certaines questions, mais nos leçons devant être construites dans le but d'acquisitions de connaissances, il n'est pas concevable que l'on puisse s'offrirle luxe d'une heure de "perdue" en tâtonnementsapparemment improductifs et pourtant indispensables.
 
Que peut-on faire alors au C.E.T. ?
Dans le livret présentant la collection des livrets programmés misau point par la commission math. second degré de I'I.C.E.M. et édités par la CEL, on trouve une ,analyse de ce qui est l'essentiel des types d'activités humaines de tous les jours et de tous les temps :
1 - Création, invention.
2 - Décision, choix, organisation.
3 Description, expression, communication.
4 - Simulation, répétition.
Apporter une science élaborée, structurée, affinée, qu'elle soit illustrée d'exemples, voire même active, c'est limiter les activités de l'individu à celles du 3e ou 4e type et par conséquent entraver la construction de la personnalité".
Nous pouvons faire en sorte que nos adolescents "apprennent à s'interroger, à raisonner, à s'informer, à se contrôler d'une manière naturelle c'est-à-dire en exerçant au maximum leurs facultés créatrices, leur imagination, leur logique, leurs connaissances, leur esprit critique, avec l'aide de l'adulte certes, mais encore celle du groupe, qui sont les recours permettant l'approfondissement de chaque initiative de chaque réussite".
Se limiter même à l'apprentissage de connaissances nécessite de faire appel à d'autres méthodes que celles de la répétition, de la programmation (dans le style des fiches etc.) Par exemple l'enseignement des mathématiques se résume souvent à : fais ceci, fais cela, que constates-tu ?conclus.
J'avais écrit déjà l'an dernier un article (voir Brèche n° 5) dans lequel je disais en particulier :
"La simple constatation n'est pas suffisante pour permettre un véritable apprentissage. Elle n'est pas formatrice d'un concept. Pour que le concept soit intégré il faut avoir réalisé un conflit cognitif.
Tous les psychologues aujourd'hui sont d'accord pour affirmer que tout essai de compréhension est une confrontation avec une structure probablement intégrée. S'il n'y a pas ajustement parfait il y a naissance d'une situation conflictuelle et réajustement par essais et erreurs d'où un renforcement de la structure ou une acquisition d'une nouvelle structure. S'il n'y a pas ajustement et construction de la notion il n'y a pas connaissance assimilée. Il ne peut y avoir alors que savoir emmagasiné c'est-à-dire fragile. C'est un savoir qui flotte à la surface de l'esprit et qui ne peut être utilisé pour la compréhension de situations nouvelles. La plupart des exercices utilisés en mathématiques sont des exercices de renforcement de l'unité d'information mais pas des exercices permettant de créer la situation conflictuelle. Dans le sens opposé il faut se méfier des situations trop complexes ou très nouvelles qui ne peuvent être considérées comme des situations conflictuelles car ne se raccrochant à aucune structure antérieure, elles ne conduisent à aucun réajustement".
Pour pouvoir tenir compte de toutes ces données et de celles qui ont été relevées dans les chapitres précédents il faudrait donc :
a) coordonner avec les autres professeurs notre travail afin de pouvoir apporter au bon moment les outils mathématiques dont les élèves peuvent avoir besoin. Si on en faisait l'inventaire, on verraitque finalement il y en a peu. Mais leur nécessité étant ressentie par les élèves eux-mêmes dans l'organisation de leur travail, il ne nous resterait qu'à parfaire l'apprentissage en trouvant les moyens de leur faire faire quelques exercices de répétition : exercices auto-correctifs, mécanismes etc.
b) avoir au début de l'année trois ou quatre grands thèmes mathématiques à explorer. Ces thèmes seraient surtout choisis par rapport aux possibilités intellectuelles de nos élèves sans qu'il y ait forcément souci d'utilisation dans le métier. Nous fournirions aux élèves des pistes de travail très simples, et individuellement ou par petits groupes ils seraient chargés de les explorer eux-mêmes. Ils pourraient fréquemment faire part au groupe classe de leurs conclusions, de leurs échecs, deleurs réussites, de leurs questions. Le travail dans son intégralité depuis son organisation jusqu'à sa mise en forme serait finalement leur affaire. L'idéal serait même qu'entraînés à cette forme deprise en charge ils apportent eux-mêmes leurs propres problèmes. Le maître retrouverait alors sa véritable fonction : aider l'élève selon ses besoins, c'est-à-dire : procurer tout simplement du matériel,mais aussi apporter des suggestions à un moment favorable, fournir l'information quand elle devient nécessaire, prolonger une recherche entreprise, confronter une situation avec d'autres déjàvécues, apporter la bibliographie, provoquer les regroupements, les échanges, valoriser les réussites, etc.
Voilà comment on pourrait répondre à la fois aux deux exigences de notre enseignement mathématique : les mécanismes indispensables d'une part et la formation de l'esprit d'autre part. (Le poisson d'une part et la science de la pêche d'autre part).
C'est en tout cas dans cet esprit que j'essaie de travailler actuellement dans ma classe. Pour cela j'essaie en premier lieu d'avoir les conditions matérielles les plus favorables possibles. Après avoir passé quatorze ans dans le même établissement, avec le même directeur, j'ai aujourd'hui réuni certainesde ces conditions. Je donne à mes élèves (B.E.P. industriels première année) au début del'année, du matériel et nous consacrons au début tout notre temps à des manipulations pargroupes, à des comptes rendus d'expériences, à l'établissement de relations (tout cela en mécanique et en électricité). La mathématique devient le langage indispensable à la traduction, la généralisation etc. de ce qui est ainsi abordé au fur et à mesure. Il me manque cruellement descorrespondants (si cet article pouvait m'en procurer un, je serais ravi. Je viens de commander àla CEL un limographe complet et je compte beaucoup sur lui pour provoquer la nécessité d'uneorganisation au niveau de la transcription, au profit de tous, des différents travaux. Chaque foisque l'occasion se présente, (en particulier grâce à un collègue P.E.T.T. dessin industriel) nousessayons d'examiner une situation concrète vécue à l'atelier sous l'éclairage particulier des lois dulangage mathématique.
J'ai terriblement conscience du gouffre qui existe entre ce que je voudrais qu'il soit et ce que je fais réellement. Mais j'ai tout de même l'impression chaque année d'avancer d'un pas. Si nous étions nombreux, professeurs de C.E.T., à mettre en commun nos idées et nos réalisations, nos réussites et nos échecs, je suis sûr que nous pourrions faire une "brèche" dans ce qui constitue aujourd'hui la politique scolaire des C.E. T. au sujet desquels on peut se poser "des questions graves sur les intentions qui sous-tendent l'application d'une telle politique scolaire" (voir article J. BLION bulletin A.P.M. n° 301).
Pour me résumer je dirai que pour moi une chose est certaine : les élèves de C.E.T. sont pleins de ressources et leurs professeurs en général pleins de bonne volonté, mais l'organisation scolaire est telle qu'ils ne peuvent exprimer les uns comme les autres tout ce dont ils sont capables, ni même ce que les instructions officielles leur font croire qu'ils peuvent faire. Et c'est en définitive toute la société qui en souffre.
 
Jean-Louis BROUCARET
10 rue Gabriel Fauré
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