La part du maître et les invariants pédagogiques

Juin 1967

L'un des dangers qui menacent de plus en plus la pédagogie internationale, c'est sa propension à la littérature explicative. Tout particulièrement nous sommes inondés d’ouvrages inconsistants et trop souvent gratuits, traitant, comme d’une nouveauté, des relations humaines de l'éducateur et de l’enfant, du chef et du groupe, du patron et de l’ouvrier : de l’école à la vaste entreprise moderne, la liberté est de mise sous les auspices d'une inspiration non-directive qui, pour si spectaculaire qu'elle soit, cherche encore sa formule et surtout, ses techniques.

Sous l’influence de Rogers, spécialement, la non directivité fait des adeptes partout dans le monde, sous la forme d'expériences encore sporadiques, mais dont on ne saurait sous-estimer les résultats immédiats. Cette reconsidération du climat humain dans lequel on tâche d'éliminer les conflits, les blocages entre chefs et subordonnés, éducateurs et éduqués, est une réaction salutaire contre l’autoritarisme de celui qui commande au détriment de celui qui doit obéir. Il s’agirait en somme d'un changement de formule dont la psychothérapie a depuis longtemps prouvé le bien-fondé. Mais que l'on ne se fasse pas d’illusions : le déconditionnement ne va pas jusqu’à un renversement de situation assez; effectif pour assurer la démocratisation de l'école, du groupe, de l’entreprise. Il s’agit surtout de prudentes mesures d’aménagements, sans risques de rompre fondamentalement l’équilibre pré-établi. C'est cependant un progrès évident.

II ne fait pas de doute que l’expérience particulière de Rogers, dans les données actuelles de la société américaine est digne d’intérêt et riche d'enseignements : dans un milieu où le financement d'une expérience pédagogique semble ne poser aucun problème, toute initiative qui s'appuie sur les activités fonctionnelles des enfants et sur le bon sens et l'esprit réaliste de l'éducateur a chance de réussir. On ne saurait nier que la saine et solide personnalité de Rogers, sa simplicité de conception, sa grande humanité, son intuition de praticien psychothérapeute soient des causes déterminantes de succès. Habitué aux relations de déconditionnement du psychiatre et du malade, Rogers a senti intensément le besoin d'une certaine stabilité de la personnalité dans le mouvement de la vie. Comment découvrir cette stabilité nécessaire et éviter le chaos?

Très influencé par des notions cybernétiques, Rogers tente d'intégrer les différentes situations, les divers moments de la vie à la personnalité. Il s'en va, sur le plan humain, à la recherche de structures nées des résultats de l’expérience personnelle.

Mais quel fil d'Ariane pourra le diriger dans la complexité de la vie mentale et affective, vers cette unité de la personnalité qu'il pressent sans la découvrir? Ce n'est que par intuition et explication, souvent littéraire, qu'il parvient à s’orienter vers « une certaine régulation des fins poursuivies », vers une cohérence de la personnalité pour laquelle il en est réduit à proposer des concepts et des images qui ne donnent pas de certitude. Ainsi, faute d'une théorie psychologique fondamentale, Rogers en est réduit à expliquer chaque situation, chaque cas, chaque démarche par un langage sensible et approximatif qui n'est certes pas sans valeur et qui s'en réfère souvent à la logique du bon sens, mais qui n’est pas une technique susceptible d'être mise à la portée des néophytes. Tout reste ici dépendant des aptitudes de l'éducateur, ce qui ne va pas sans risques.

Cette situation ambiguë détermine une explication ambiguë dans laquelle fleurit le paradoxe et tout spécialement dans le rôle du maître dans le processus de thérapie éducative où, pour finir, tout aboutit à une loi d'amour épuré qui serait l'aboutissement de la véritable éducation.

L'affectivité n’a pas, en apparence, de méthode. Et cependant- elle est la racine des relations de soi à soi et de soi à autrui et entre ces relations, c’est inévitable, doit exister une structure de relations sans laquelle il n'est pas de communication possible, pas de compréhension, pas d’éducation.

Rogers, dans ces domaines complexes « nage » visiblement et ses explications évasives qui, sous les auspices de la morale, sont impuissantes à s'emparer du sujet sous ses aspects réalistes, laissent le lecteur quelque peu décontenancé.

Freinet, lui, a d'un coup simplifié les choses et, qui mieux est, leur a donné structure et efficacité.

Alors que Rogers s’en va un peu à l'aveuglette, mais par réelle intuition vers « une certaine régulation des fins poursuivies », vers une cohérence hypothétique de la personnalité que nous citions plus haut, Freinet découvre une loi fondamentale de nature : le tâtonnement expérimental. Voilà le stabilisateur que Rogers pressent sans le trouver.

Le tâtonnement expérimental qui structure progressivement les assises de tout être vivant, construit à chacune de ses démarches la personnalité, l’enrichit, en coordonne les données pour aller toujours vers ce sentiment de puissance de l'être pressenti et affirmé par Rogers : toujours la vie se défend;

On ne tâtonne pas pour ne rien faire, dit Freinet. On tâtonne pour réussir. La réussite est le meilleur des stabilisateurs, la garantie de la plus grande amplitude de vie. Cette garantie, à laquelle s’accrochent tous les actes instinctifs, c'est la technique de vie.

Si le tâtonnement expérimental se fait mal par insuffisance de l'être ou du milieu, le stabilisateur fonctionne mal. L'être est en porte à faux, la technique de vie est défaillante et même négative : c’est l'échec. C'est entre ces deux extrêmes de la réussite et de l'échec que se joue la personnalité. Le Profil Vital que Freinet propose en fin de son livre : Essai de psychologie sensible, consigne, dans un schéma presque exhaustif, les données intrinsèques et extrinsèques, pourrait-on dire, auxquelles l'individu achoppe et qui sont déterminantes de son comportement.

Dès lors, l'éducation consistera à rendre le milieu aidant par l'introduction de techniques éducatives favorables permettant à l'enfant de se construire lui-même avec l'aide du milieu et de l’éducateur. La méthode? Elle s'impose d'elle-même par le jeu du tâtonnement expérimental et l'instauration de techniques de vie favorables, la méthode est naturelle: «Servez la vie! C’est en allant dans son courant que vous avez le plus de chance de l'orienter et de la dominer ! » (1)

Reste à délimiter le rôle de l'éducateur, Rogers, comme Freinet, lui accorde une importance déterminante.

Sans théorie psychologique et pédagogique, Rogers est dans l'obligation de donner un quotient d'efficience maximum au maître. Mais là encore, nous sommes en pleine ambiguité. Le maître, ou le chef, egt pour Rogers : « le gardien de la responsabilité » au profit de l'enfant et du groupe. Il ne doit pas, d'autre part, empiéter sur la responsabilité d'aütrui, Difficile problème ! D'une part Rogers est dans l'obligation de surclasser le chef par une qualité d'autorité moralement et intellectuellement exceptionnelle, d'autre part, il le voudrait humble, disponible, dépendant de la démocratie du groupe.

Et comment former le maître?

Visiblement, la mentalité du chrétien et du psychothérapeute, à la fois, limite et amplifie l'inspiration rogérienne par le truchement du verbe. Rogers explique sans démontrer, sans offrir une technique de formation du maître.

Freinet lui, qui par sa théorie psychologique est au cœur des besoins fonctionnels de l'enfant, du maître et du milieu, organise techniquement le problème éducatif : il prépare un milieu aidant, un matériel, les techniques susceptibles de faciliter la formation des enfants et du même coup celle du maître. Qui dit technique dit travail, et l'on sait quelles infinies richesses humaines Freinet a su tirer de cet argument décisif / le travail.

Entrant plus avant dans la pratique scolaire, Freinet n’a cessé, au long de sa vie praticienne, de procéder à des reconsidérations permanentes des techniques en vue de leur adaptation plus étroite et plus humaine aux besoins de l'enfant et du maître. Son Ecole Moderne française restera comme le chef-d'œuvre du « Guide pratique pour l'organisation matérielle, technique et pédagogique de l’Ecole populaire ». Qui se réclame de la pédagogie Freinet, qui entend en faire œuvre démonstrative doit s'y reporter pour en saisir l’ampleur humaine et culturelle en même temps que l'efficacité technique et l'organisation fonctionnelle.

Faisant un pas de plus vers une simplicité de conception d'une pédagogie de liberté fonctionnelle — et par opposition à une pédagogie d'autorité traditionnelle — Freinet propose ses Invariants pédagogiques, code pratique d'Ecole Moderne (2).

Les Invariants pédagogiques sont destinés aux maîtres débutants dans la pédagogie Freinet, mais ils sont, aussi bien, des relais de contrôle pour les maîtres qui, pratiquant les techniques Freinet n'en ont point encore soupçonné l'esprit libérateur et formateur d'efficience professionnelle et humaine. En voici la sobre présentation.

« C'est une nouvelle gamme de valeurs scolaires que nous voudrions ici nous appliquer à établir, sans autre parti pris que nos préoccupations de recherche de la vérité, à la lumière de l’expérience et du bon sens.

Sur la base de ces principes que nous tiendrons pour invariants, donc inattaquables et sûrs, nous voudrions réaliser une sorte de code pédagogique avec :

feu vert pour les pratiques conformes à ces invariants, dans lesquels les éducateurs peuvent s'engager sans appréhension parce qu'ils y sont assurés d'une réconfortante réussite,

feu rouge pour les pratiques non conformes à ces invariants et qu'il faut donc proscrire le plus tôt possible,

feu orange et clignotant pour les pratiques qui, dans certaines circonstances, peuvent être bénéfiques, mais qui risquent aussi d'être dangereuses, et vers lesquelles il ne faudra vous avancer qu'avec prudence dans l'espoir de bientôt les dépasser. C’est en fonction de ces indications méthodologiques que nous donnerons alors les conseils plus spécifiquement techniques qui vous permettront d’aboutir avec un minimum de tâtonnements et de risques. »

Comme le conducteur, responsable de la marche de son auto, est assuré des moindres risques par le respect du code de la route, l’instituteur, responsable de la conduite de sa classe, est censé éviter les erreurs de manœuvre en s'en référant fidèlement aux Invariants, code de l'Ecole Moderne.

Vue de loin, une telle schématisation semble simpliste et abusive. Et cependant, analysant les perspectives pédagogiques, intellectuelles, humaines et culturelles (3) qui se profilent dans le schéma des Invariants, nous avons la certitude d'être mis en présence d'une somme de l’éducation. Toute l'œuvre pédagogique et psychologique de Freinet est ici présente en perspectives immédiates, dans les pistes symboliques que chaque Invariant ouvre dans le monument d'une pédagogie unitaire éminemment naturelle et noble.

Si, dans votre comportement, l'invariant vous donne le feu vert, vous ne pourrez résister à l'invitation, sobre et directe, d’aller plus loin, à la rencontre d’une plus grande compréhension, d’une technique plus affinée, d’un engagement plus total dans l'action éducative.

C’est en raison de tant de perspectives sous-entendues dans les Invariants par des signalisations élémentaires que nos camarades secondaires ont accueilli avec enthousiasme ce code de la pédagogie Freinet. Habitués qu'ils sont à exploiter en rhéteurs, pourrait-on dire, les situations de pensées et d'idées incluses dans la philosophie, ils deviennent plus aisément meneurs de jeu pour de bon : ces structures symbolisées par des signaux, sont à leurs yeux comme une entrée dans une cybernétique vivante qui ne cesse d'être prometteuse d'infinies situations culturelles.

 

***

Il est à craindre, par contre, qu'à l'exception de nos camarades rompus à la dialectique de Freinet et à l'unité de ses conceptions, nos instituteurs n'aient pas su apprécier dans leur esprit et leur raccourci dynamique, les données fondamentales des Invariants pédagogiques. Et pourtant, ils ont là, à leur portée, un contrôle et une mise à l'épreuve immédiate de cette part du maître, dont, par ailleurs, ils se recommandent. Le graphique général qui, en fin de la brochure, fait le point de « la situation de l’enseignant » est pourtant un test de grande sûreté pour juger le comportement de l'éducateur et l’inciter à dépouiller le maître traditionnel qui encore sommeille et souvent revit en lui, avec ses prérogatives encore affirmées.

Camarades des cadres qui vous employez avec tant de dévouement à aider les jeunes et les débutants ; qui ne cessez de leur prodiguer exemples et conseils pour hâter la formation de ces classes-témoins si nécessaires à une loyale propagande ; camarades responsables qui nous dites votre indécision quant à l'appréciation de certains maîtres, vous avez dans les Invariants un guide et un aide précieux. Dans le climat d'entraide et d'amitié qui est de mise dans nos groupes départementaux, l'analyse et l'application des Invariants dans le profil de comportement des maîtres, sont une occasion unique d’entrer au cœur des problèmes pédagogiques. Tout y est en place pour ce qui regarde la part du maître, l'organisation de la classe, l'esprit des techniques, la discipline, la coopération et s’y ajoute cet optimisme de rigueur dans une classe Freinet.

Il faut considérer imprudente et hasardeuse, l'idée approximative de la liberté que des camarades débutants intègrent à leur conception, non moins approximative de la pédagogie Freinet. Il est impensable que bénéficiant de directives si précises incluses dans tant et tant d’écrits de Freinet, des praticiens puissent encore courir le risque de dégrader une pédagogie spécialement étudiée, adaptée à l'actualité et inlassablement proposée à la grande masse des instituteurs. Cela d'autant plus que leur sont offerts les exemples vivants et démonstratifs de camarades généreux si totalement dévoués à une œuvre dont moralement ils sont désormais responsables.

Plus que jamais, il nous faut préserver les valeurs d'une pédagogie qui a pris l’avance du temps et la maturité de son expérience. Plus que jamais, il nous faut préserver la dignité de notre vocation, en sentir la noblesse et s'en pénétrer dans tous les actes de notre vie. II n'y aura jamais assez de bonnes volontés, unies au coude à coude pour travailler à la réalisation d’une éducation naturelle, harmonieuse, efficiente, digne du destin de l'enfant,

ELISE FREINET
(1) C. Freinet : Essai de Psychologie Sensible, p. 169 (Ed. Delachaux et Niestlé).
(2) C. Freinet : Les Invariants pédagogiques, BEM n° 25 (Ed. de l'Ecole Moderne,)
(3) Que l'on excuse ces répétitions nécessaires de termes inclus toujours dans l’expression d'une pédagogie de totalité.