Les mathématiques modernes dans l’enseignement primaire

Octobre 1965

La question des mathématiques modernes nous intéresse et nous intrigue depuis plusieurs années. Nous sentions d'instinct que nous étions là en présence d'une tentative qui risquait de « dégeler » enfin un enseignement qui était plus que les autres encore, paralysé par la scolastique.

Nous avons lu les publications se recommandant de ces mathématiques modernes. Nous avons constaté que, sous le couvert de symboles nouveaux, certains exercices n'étaient bien souvent que du pur traditionnel, et que, avec le calcul vivant, nous avons dépassé ce stade, Nous avons, à diverses reprises, notamment dans nos Congrès de Caen et de Niort, interrogé des professeurs qui avaient étudié la question, mais ils n'avaient pu donner des explications satisfaisantes.

Nous avons alors, intuitivement, lancé une idée : Et si les mathématiques modernes étaient tout simplement un aspect scolaire, et apparemment plus évolué de notre calcul vivant, une réaction naturelle contre une tendance exagérée à partir du nombre, comme on part abusivement des mots dans l’apprentissage du français ? Et si notre méthode naturelle nous apportait en somme la clef de la nouvelle technique ?

J’en étais là de mes idées quand a paru dans l‘Education Nationale (n° du 10 juin 1965) l'article de J.M. Lerner : Enseignement moderne et mathématique du primaire, avec notamment cette observation qui justifie nos méthodes naturelles : « L'analyse montre que les structures d'un langage sont bien plus complexes que celles d'une mathématique élémentaire. Cependant, dès les premières années de sa vie, l'enfant surmonte les difficultés que représente l'apprentissage de sa langue maternelle. On peut donc maîtriser les structures mathématiques ».

A condition que nous découvrions les méthodes et techniques qui permettront cette maîtrise.

J'ai lu alors deux livres récents de Dienes, professeur australien dont parle l'auteur de l’article : la Mathématique moderne dans l’enseignement primaire et Comprendre la mathématique, Ed. O.C.D.L., Paris.

L'auteur de l'article ajoute: «Les méthodes abstractives de Dienes sont supérieures à la fois aux méthodes traditionnelles et aux méthodes se fondant sur le principe de l’analogie (Cuisenaire) ou sur une motivation naturelle (calcul naturel de Freinet) ».

Voyons donc de plus près cette théorie de Dienes, celle qui semble la plus près de nos propres conceptions.

***

Les Mathématiques modernes nous sont dès l'abord sympathiques parce qu'elles condamnent « l’introduction prématurée des symboles, qui semblent paralyser les processus d'abstraction... On peut affirmer à coup sûr que, dans nos classes, nous abusons grossièrement des symboles ».

Les Mathématiques modernes, d'après Dienes, sont une condamnation totale de l’enseignement traditionnel, et nous nous rejoignons déjà dans cette condamnation : « La plupart des jeunes, tout au long de leurs études mathématiques, n'y voient qu'un laborieux processus de conditionnement, dont la seule raison d’être est la préparation aux examens qui ouvrent les diverses carrières. C'est pourquoi, en de nombreux points du globe, on commence à repenser par la base, le rôle de l'enseignement mathématique, en même temps qu’on entreprend dans certains centres une véritable recherche expérimentale à l'intérieur de la classe ; on espère, par cette méthode, démontrer que certaines réformes sont à la fois réalisables et souhaitables. C’est ainsi qu'à l'acquisition traditionnelle des règles acquises par cœur, on a cherché « substituer l’exploration des structures mathématiques fondamentales ».

Nous faisons ces citations, et celles qui suivent, qui ne sont pas une nouveauté pour nous, afin de marquer notre accord total avec Dienes sur les critiques et la condamnation d'un enseignement mathématique dépassé.

« En tous cas, l'apprentissage artificiel de la mathématique tel qu'il est pratiqué actuellement dans notre enseignement comporte un taux d'échecs très important : il y a un manque de compréhension des structures mathématiques. Dans la grande majorité des cas, quand les étudiants écrivent ou prononcent des signes mathématiques, ils ne veulent exprimer rien d'autre que les signes eux-mêmes, et non pas les structures dont ces signes devraient servir de symboles. C'est comme si on apprenait la prononciation et l'orthographe d'une langue et si on était capable de lire ri haute voix n’importe quel texte écrit dans cette langue, mais sans en comprendre la signification ».

***

Les Mathématiques modernes amènent au premier plan de notre pédagogie le problème de l'abstraction et des symboles.

Comment parvenir à l’abstraction, selon quelles techniques? Comment acquérir la connaissance des symboles et faire étudier le symbole d'abord, ou bien les situations qu'il exprime — ce qui pose la question toujours délicate de l'apprentissage?

C’est tout le problème des processus d’apprentissage qui est ainsi posé. Le Prof. Dienes condamne les principes traditionnels, mais il ne présente, en échange, aucune théorie sûre et définitive. Cette théorie, c’est notre tâtonnement expérimental qui l’apporte.

« Apprendre, cela consiste en quelque sorte à plonger, la tête la première, dans une masse de phénomènes apparemment incohérents, à réagir sur ces phénomènes, à découvrir, par l'expérience comment il faut s'y prendre pour provoquer l’apparition de certains phénomènes désirés, à exprimer les différentes données du monde extérieur en formulant certaines règles...

C’est le principe de «jeter au grand bain » de la piscine. Si on jette les enfants au « petit bain », ils n'apprennent rien... Bien entendu, si vraiment l'eau est trop profonde, ils s'y noient, mais il est actuellement certain que si on les met face à des situations trop simplifiées, ils font bien moins de progrès que si on les met face à des situations plus complexes ».

Tout cela, nous l’expliquons d’une façon sure et logique par le Tâtonnement Expérimental.

« Il est certain dit l’auteur, que notre aptitude à voir les choses sous forme de répétitions régulières des mêmes schémas, a joué un grand rôle dans la survivance de notre espèce. Certains types de rugissements ou d'odeurs indiquaient à nos ancêtres la présence d'un animal dangereux et les poussaient en conséquence à grimper immédiatement sur l'arbre le plus proche. Si chaque rugissement avait été considéré comme un événement isolé, et non comme un représentant d'une classe de rugissements dangereux, nos chances de survie auraient, de toute évidence, été très petites, dans une jungle infestée de carnivores ».

L'observation est juste, mais elle n'est qu’observation non intégrée à un processus d'apprentissage. Or, nous expliquons cette répétition et ce comportement par notre théorie du Tâtonnement Expérimental : l'expérience réussie, en l'occurrence le danger de l’animal qui rugit, s'inscrit dans le comportement des individus. Deux, trois, dix expériences semblables marqueront d’une façon indélébile ce comportement, de sorte que lorsque l'homme entendra le rugissement, il fera automatiquement les gestes de défense par l'expérience.

Et il est exact que c'est une condition de survie de la race : les actes réussis laissent donc une trace. L’importance et la profondeur de la trace varient selon les individus. Il en est qui sont plus sensibles à l’expérience : ils sont plus intelligents. Ce sont ceux-là qui sauront le mieux et le plus efficacement réagir en face des événements. Mais il est des individus peu sensibles à l'expérience, donc moins intelligents chez qui l’expérience ne laisse qu'un semblant de trace. Ceux-là reparlent toujours à zéro, ou presque.

Seuls les individus sensibles à l'expérience, donc intelligents, font avancer le progrès.

C’est cette notion de sensibilité à l'expérience dans les processus de Tâtonnement expérimental qui apportent les bases scientifiques à cette nouvelle théorie de l'apprentissage.

« Tant que l'on n’a pas effectué ce classement, on se trouve comme devant un puzzle. Que peut-on faire avec un puzzle ? Généralement on commence par tâtonner, « tripoter » au hasard ; on essaie par exemple d'adapter ce morceau-ci dans celui-là et on regarde ce que cela donne. Si on peut opérer en toute liberté, les essais se multiplient, s'organisent et on commence à y voir clair ».

Comment aller du puzzle à l’organisation? Nous l’expliquons par le Tâtonnement expérimental qui donne logique et certitude au processus. C’est cette explication qui manque au professeur Dienes, dont nous approuvons sans réserve des démonstrations que nous avons faites bien souvent et que nous développons encore longuement dans notre livre : Le Tâtonnement expérimental.

« Examinons un instant la différence qu’il y a entre l'apprentissage naturel et l'apprentissage artificiel : nous pourrons alors comprendre les difficultés éprouvées par les enfants au cours de l’apprentissage artificiel. Si un enfant est emmené dans un pays étranger où l'on ne parle pas sa langue maternelle, au bout de quelques mois il saura parler la nouvelle langue aussi bien que ses nouveaux amis parce qu'il l'a apprise naturellement ; tandis que ses parents vont se débattre avec la grammaire pendant des années, essayant d'apprendre la langue « correctement ». Fort heureusement, il est impossible d'apprendre le patinage ou la bicyclette dans les livres, car sinon on verrait bien des gens s’y essayer. «Tripoter » tes données, tâtonner, telle est la seule méthode si on veut éviter de faire une culbute sur la glace, ou de tomber à bicyclette ».

Non, la seule méthode n’est pas de « tripoter » les données, mais d’être attentif aux résultats de l’expérience pour ordonner les tâtonnements qui suivront. Voilà, en tous cas la reconnaissance formelle de la valeur des méthodes naturelles que nous expliquons, nous, logiquement et scientifiquement.

« II nous faut maintenant, écrit Dienes, faire un pas de plus dans l'analyse du processus d’apprentissage ». Mais on verra que ce n'est pas suffisant et que nous pouvons par contre lui donner efficience. « Supposons que, dans des manipulations faites au hasard, nous ayons abouti à la construction d'une ou de plusieurs classes. Naturellement, la manipulation ne se fait pas uniformément au hasard, pendant toute la durée du processus d'apprentissage. La part de travail devient de plus en plus faible — c’est-à-dire que la part de choix volontaire augmente — à mesure qu'on voit apparaître des classifications éventuellement intéressantes. Ces classifications sont mises à l’essai consciemment ou instinctivement, et elles se trouvent ainsi confirmées ou rejetées, jusqu'à ce qu'une structure utilisable finisse par émerger ».

Oui, mais pourquoi la part du travail devient-elle de plus en plus faible, comment procède le choix volontaire, et d’où vient cette volonté, comment les classifications sont-elles confirmées ou rejetées? C'est à ces questions que nous apportons une réponse qui donne une sorte de légitimité au processus.

Il en résulte toutefois — et nous sommes encore là totalement d'accord avec Dienes — que :

— Dorénavant, c'est l’expérimentation qui doit être à la base de la connaissance mathématique.

— « L’ancien point de vue consiste à regarder l’enseignement mathématique comme l'apprentissage de processus mécanisés. Le nouveau point de vue consiste « considérer ces processus comme formant un entrelacement de structures de plus en plus complexes ; il s’agit de mettre les enfants à même de découvrir quelles sont ces structures, comment elles sont constituées et comment elles sont reliées les unes aux autres, et cela en les plaçant dans des situations qui illustrent concrètement ces structures. Pour arriver à ce mode d’enseignement, le maître doit complètement changer d’attitude. La « réponse » correcte passe au second plan ; l’aptitude essentielle consiste à savoir trouver son chemin à travers des situations de plus en plus complexes ; il faut mettre l’accent sur l’activité dynamique de recherche plutôt que sur l'aspect statique de la « réponse ». La vision de la structure des événements est plus importante que le symbolisme formel qui les exprime. L'activité de recherche des enfants, isolés ou par petits groupes, prend le pas désormais sur la leçon magistrale donnée par le maître en face de sa classe ; la discussion collective aboutit à des conclusions dûment enregistrées, à condition que le maître sache respecter le dynamisme constructif de la pensée de l'enfant ».

« Un grand nombre d'instituteurs d’école primaire, dans différentes parties du monde, ont découvert par l'expérience, que, pendant les premières années d’études, les enfants pouvaient acquérir beaucoup de connaissances mathématiques valables, à condition que ces connaissances reposent sur des expériences appropriées ».

Et notre conclusion commune pourrait bien être :

« C'est par sa propre pratique et par sa propre exploration que l'enfant comprend une situation nouvelle et non par des références à l'expérience d'autrui. Les explications n’aident donc pas la compréhension, elles la gênent plutôt en ce qu'elles obligent l'enfant à intégrer deux fois : par rapport à sa propre expérience et par rapport à l'expérience d'autrui. Il faut donc que l'enfant manipule lui-même des situations concrètes : rien ne se substitue à la pratique personnelle pour ce qui est de la compréhension ». C. F.

(à suivre).