Vers une pédagogie de masse : une façon nouvelle de l'aborder

Février 1966

Dans tous les efforts que nous faisions pour diffuser notre pédagogie, nous commettions une erreur qui était sur le point de nous être fatale. Et en cela nous oubliions notre propre histoire.

Nous oubliions que, aucun d'entre nous n’est parti avec une classe bien équipée qu'on se serait évertué à mettre au pas nouveau, en contrepied absolu de tout ce que nous avions condamné jusqu’alors. Non. Nous avons démarré dans la misère de nos classes, avec des directeurs et des collègues qui nous tenaient pour fous et illuminés quand ils nous voyaient brûler ostensiblement tout ce qu’ils adoraient, avec des Inspecteurs qui se demandaient toujours — et un peu avec raison reconnaissons-le — s’ils avaient le droit de nous laisser faire nos folies dans des classes publiques, avec des parents qui n’avaient pas même idée que l’Ecole puisse être critiquée et améliorée et qui tenaient pour suspectes toutes nouveautés.

C’est dire que, par la force des choses, nous n’avons pu insérer dans l'Ecole nos nouveautés que prudemment, progressivement, en compensant les dangers possibles par un apport personnel supplémentaire qui constitue l'aspect vraiment héroïque de l’entreprise.

Et nous partions sur des idées simples, avec un matériel encore rudimentaire : texte libre, qui n’était d'abord que texte libre, correspondance qui a pris tout de suite une ouverture nouvelle parce que, dès le début, elle était approuvée par tous, fichiers autocorrectifs, que nous fabriquions nous-mêmes, dessins sur des morceaux de papier. Et ma foi nous ne craignions pas d’avoir recours aux manuels scolaires, aux leçons et aux exercices, quand nous le jugions utile, même si nous en estimions l’usage pédagogiquement regrettable.

Et c'est ainsi, par un lent tâtonnement expérimental qui n'a jamais compromis ni l’Ecole ni les succès aux examens, que nous sommes parvenus à la construction complexe d'aujourd’hui, dont nous avons tout lieu de nous féliciter. Cela a duré quarante ans ! Seulement si nous voulons maintenant présenter aux nouveaux venus cette complexité, même si nous faisons effort pour leur en enseigner les techniques, nous risquons de les décourager. La tête leur tourne comme tournait ma tête de petit paysan la première fois que je suis entré dans un bazar de la ville. Ils démarreront peut-être sur l'accessoire, ou sur plusieurs techniques qu'ils ne seront pas en mesure de raccorder. Et les enfants eux-mêmes d’ailleurs, éblouis et décontenancés devant la nouveauté, agiront à contre- courant.

Ce sera l'échec : le désordre, le bruit, la fatigue nerveuse du maître, tous éléments que nous devons absolument éviter.

C'est parce que nous avons commis cette erreur d’optique dans l'approche à notre pédagogie que l'idée s’est implantée un peu partout, et ce n’est malheureusement pas toujours faux :

— que la Pédagogie Freinet, c’est le désordre, l’indiscipline et la pagaille,

— qu’on ne sait jamais où on en est,

— qu’élèves et maîtres sont perdus,

— que nos techniques demandent aux maîtres un surcroît de travail considérable et qu’elles ne sont donc recommandables qu’à une élite d’éducateurs.

La chose est grave :

Si NOUS PRÉTENDONS A UNE PÉDAGOGIE DE MASSE, IL FAUT AU CONTRAIRE QUE NOUS PUISSIONS MONTRER PAR L’EXPÉRIENCE QUE NOTRE PEDAGOGIE EST PROGRESSIVEMENT POSSIBLE DANS TOUTES LES CLASSES, PAR TOUS LES ÉDUCATEURS.

C’est pour y parvenir que nous avons mis au point un mémento qui est joint à ce numéro et qui donne à cet effet tous conseils et informations nécessaires.

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Je veux seulement insister ici sur un aspect particulier et important de cette reconsidération : s'il est parfois difficile de réaliser le texte libre dans certaines classes, surtout lorsque le maître y est mal préparé, si le journal n'est pas toujours simple à réaliser surtout au second degré, s’il est pédagogiquement difficile de centrer certaines activités sur l’incidence vivante des problèmes — tels qu'ils nous sont révélés par nos techniques — il y a par contre un aspect de notre pédagogie qui peut être abordé partout, et immédiatement, C'est le travail individualisé et l'autocorrection.

Nous n’en parlions qu’à la sauvette comme d’une technique accessoire que nous pourrions aborder seulement après les autres que nous jugions essentielles. Ce faisant, après avoir été les promoteurs des fichiers autocorrectifs (aujourd’hui officiellement recommandés) et des cahiers autocorrectifs, nous étions en train de laisser aux autres le soin d'exploiter cette mine que nous avions creusée et déblayée.

Or, le travail individualisé constitue incontestablement1 un très gros progrès sur le travail scolaire collectif par leçons et manuels.

— Le rendement du travail individualisé est toujours très supérieur à celui du travail exigé parmi la masse (et c'est un résultat très important qui doit nous inciter à continuer dans cette voie),

— Les enfants aiment particulièrement cette forme de travail qui :

— les délivre de l’autorité du maître

— leur donne le sens de leur propre responsabilité

— leur permet d’aller à leur rythme, sans bousculade ni punition. Ce qui est aussi très important.

Alors, nous allons nous employer à bien roder, pédagogiquement et techniquement, le travail individualisé, comme première étape des techniques Freinet avec :

— les fichiers autocorrectifs aux divers degrés

— les cahiers autocorrectifs

au premier et au second degré — les fiches-guides — et surtout les bandes enseignantes qui permettent le travail individualisé en géographie, histoire, sciences, littérature, etc...

Et là, nous avançons aujourd'hui en toute sécurité : l'enseignement individualisé sera bien accueilli partout, par les parents aussi bien que par les collègues et les Inspecteurs ; il permet le passage sans heurt à une autre forme d’enseignement auquel nous tâcherons de donner vie par d’autres aspects de nos techniques.

Là, je crois que nous sommes sur une voie bien préparée, où nous devons pouvoir progresser avec succès.

C. F.

A paraître prochainement, un ouvrage qui sera le véritable Guide de l'ensei-gnement individualisé à tous les degrés par les Techniques de l’Ecole Moderne.