Les problèmes nouveaux de la pédagogie de masse

Avril 1966

Nous gardons tous une certaine nostalgie du temps où nous évoluions encore dans notre groupe familier, pour ne pas dire familial. Nous nous connaissions, nous connaissions nos familles, nos classes, nos journaux scolaires. Nous colmations automatiquement les faiblesses ou les erreurs ; et nos Congrès eux-mêmes étaient comme de grandes assemblées d'entraide et d’amitié.

Nous avons fait alors du bon travail, qu'il nous sera peut-être difficile de renouveler dans le contexte actuel de notre mouvement. A tel point que nous avons été amenés à reconstituer nos groupes restreints dans les départements et que l’ICEM est en définitive, et d'abord, la conjonction des bons camarades qui ont œuvré et qui œuvrent en toute amitié sur la base d’une interconnaissance qui est une des raisons majeures de notre solidité et de notre succès.

Notre dernier Congrès a pour ainsi dire synthétisé les caractéristiques de cette situation nouvelle, avec d’une part une masse de plus en plus envahissante d’éducateurs qui, sensibilisés aux problèmes de l’Ecole Moderne et du nécessaire recyclage à intervenir, veulent voir, expérimenter, côtoyer les usagers, d’autre part le groupe constructif et dynamique des fidèles initiés qui ont su endiguer cette foule et lui faire sentir quelques-uns des aspects emballants de notre pédagogie. Malheureusement, ce groupe d’initiés, si actif et si important soit-il, ne peut pas seul, satisfaire aux demandes qui l’assaillent de toutes parts. Nous avons suscité une vague de fond qu’il nous est impossible de dominer par nos propres moyens.

L'administration elle-même a prescrit une rénovation scolaire qui, dans ses grandes lignes, est conforme, du moins en principe, à notre pédagogie. Il appartient à l'Education Nationale de donner vie aux promesses qu'elle a faites en accordant aux usagers les moyens techniques et financiers qui sont le complément naturel des Instructions Officielles. Si elle y parvient nous ne pouvons qu'aider aux réalisations effectives et le Congrès a marqué notre souci unanime d'œuvrer pour ce renouveau, sans autre préoccupation que le succès de l’Ecole dont nous avons la charge.

Parmi les problèmes que nous impose la réforme scolaire, il en est un qui nous paraît plus particulier, c'est celui du « recyclage » des éducateurs.

Le mot est aujourd'hui devenu courant car le recyclage est une nécessité dans tous les domaines de la vie sociale. Nous dirons même que, comme toujours, l’Education Nationale est lente à en sentir la nécessité, et plus lente encore à en préparer les moyens. Le commerce et l’industrie, l’agriculture même, nous ont sérieusement devancés. Si, dans le monde mouvant et complexe d'aujourd’hui, l'Education Nationale veut remplir dignement sa fonction, elle est dans l’obligation de s'attaquer sans retard à ce recyclage, dont nous avons préparé les données. Par nos efforts et nos réussites, nous avons donné aux éducateurs, aux jeunes surtout, le désir, le besoin d’un changement de formule et de méthode pédagogiques. C’est incontestablement un succès. C’était peut-être même une première étape nécessaire dont nous pouvons nous féliciter.

Mais il nous faut prendre garde que ce refus d’une pédagogie dont nous avons tant souffert, et le désir inconditionnel d’un changement ne suscitent chez les jeunes une sorte d’anarchie dans le travail dont l’Ecole risquerait de faire les frais.

Les jeunes ont entendu parler du Tâtonnement Expérimental et, sans connaître davantage notre théorie, ils se lancent tête baissée dans le changement et l’expérience, comme si l’Ecole Moderne se résumait dans ce changement, qui n’est que l'aspect négatif du processus, l’essentiel étant la construction à élever susceptible de remplacer le passé condamné.

Notre lent effort de près de quarante ans est justement l’expression parfaite de ce tâtonnement qui s’est poursuivi au rythme des changements intervenus dans les modes de vie et de travail.

Selon nos propres besoins, nous avons, sans gêner en rien le fonctionnement de nos classes, amorcé nos premiers essais, qui étaient effectivement une aventure jamais encore tentée. Et nous en atténuions les aléas possibles par le travail supplémentaire, parfois considérable, que nous consentions d’avance pour que ni les parents ni les enfants ne puissent souffrir de notre expérience.

Cette expérience réussie était laborieusement reprise par d’autres camarades qui contribuaient à en préciser le déroulement. Et c’est ainsi, par tâtonnement expérimental, sans que nos essais se présentent jamais comme une dangereuse aventure, que nous avons transformé lentement, années après années, nos expériences en techniques de vie.

Nous avons ainsi établi de solides plates-formes pour les premiers étages, d’où les nouveaux arrivants pouvaient partir en toute sécurité vers les réalisations nouvelles.

Nous avons procédé vraiment comme les alpinistes qui, après avoir longuement exploré les zones inconnues, ont creusé des sentiers, installé plates- formes et relais, où les nouveaux venus pourront désormais accéder sans risques.

En empruntant ces chemins, établis expérimentalement par ceux qui les ont précédés, les jeunes pourront monter plus facilement jusqu’au point délicat où commencera l'aventure.

Or, il est des alpinistes intrépides qui, dédaignant les sentiers longuement tracés par leurs prédécesseurs, prétendent, par leurs propres moyens, accéder aux zones inexplorées qu'ils veulent vaincre. On admire parfois leur audace, Mais les guides eux-mêmes ne cessent de pester contre ces aventureux qui paient le plus lourd tribut à fa montagne, entraînant parfois dans la mort guides et sauveteurs.

Il est ainsi des éducateurs qui, lassés de leur train-train désespérant, veulent eux aussi voir du pays. Ils ont entendu parler de nos techniques et de la possibilité qu’ils auraient de s'y initier. Mais cela demande du temps et de la patience, et ils veulent aller vite, et seuls. Dédaignant nos pratiques pour lesquelles nous avons créé matériel et modes d’emploi ils partent à l'aveuglette. Ce ne serait peut-être pas grave s'ils étaient seuls, mais leurs élèves risquent de souffrir inconsidérément de leurs essais téméraires. Et, chose tout aussi grave, ils prétendront appliquer nos techniques et leurs échecs seront mis automatiquement au passif de notre pédagogie.

Nous mettons les jeunes en garde contre de tels procédés qui sont la négation même du tâtonnement expérimental,

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Cette mise en garde ne signifie point que nous fassions une obligation aux éducateurs qui veulent sortir de la scolastique de suivre passivement les chemins que nous avons laborieusement tracés.

Dans notre livre Essai de psychologie sensible (1) nous montrons qu'aucun progrès ne serait possible si les générations qui passent ne laissaient une trace de leurs longs efforts pour dominer la nature. Et c'est parce que nous suivons cette trace, le plus loin possible, que nous sommes mieux à pied d’œuvre pour des élans nouveaux.

Nos chemins sont tracés, ils ont été éprouvés, reconnus officiellement comme susceptibles de mener au but ce qui veut dire que vous pouvez vous y engager sans crainte pour vous et pour les enfants dont vous avez la responsabilité.

Quand vous montez en auto, puis à pied, vers un col, vous n'allez pas vous enquérir du nom ou de fa qualité de ceux qui ont méthodiquement tracé les voies qui y accèdent. Vous vous fiez à la signalisation. Mais vous protesterez bien sûr si vous constatez à l’usage que cette signalisation est erronée.

Si, à un moment donné, las de suivre les routes trop bien tracées, vous voulez garer votre auto et partir au hasard, libre à vous. Mais vous saurez d’avance que vous vous engagez dans une aventure. Vous laisserez vos élèves à l'ombre des arbres et vous partirez seul en avant pour voir si les sentiers sont praticables et s'ils ne débouchent pas sur des précipices ou des culs-de-sac.

Vous serez dans le domaine difficile de l’exploration.

Mais si nous devons suivre les chemins tracés, diront les jeunes, n’allons-nous pas nous engager dans une nouvelle scolastique aussi limitative et inhumaine que celle que nous voulons détruire?

Les méthodes traditionnelles mènent à la scolastique parce qu’elles sont des chemins qui ne débouchent que sur des impasses. On a suivi un chemin indécis de montagne ; il nous conduit au fond d’une vallée ou au bord d’une falaise d'où nous devons retourner, déçus, pour chercher d’autres chemins vers le monde que nous voulons connaître et affronter.

Notre pédagogie moderne, parce qu’elle est une pédagogie de vie, débouche sur la vie.

Ne craignez pas de vous amollir parce que vous aurez utilisé les chemins que nous vous avons préparés. Ils vous aideront à aller plus loin que nous.

J’ai connu un temps où, pour affronter la moindre excursion, il fallait couvrir à pied l'espace qui séparait du fond de la vallée les cimes enviées. Mais quand nous étions à mi-chemin, nous nous trouvions déjà exténués. Et il fallait penser au long retour. Seuls, en ce temps-là, quelques guides endurcis pouvaient réussir des randonnées qui sont maintenant à la portée de tout le monde.

C'est que nous avons la possibilité maintenant de partir en auto, ou même en hélicoptère, pour arriver sans fatigue au point exact où commence l’aventure. Et c’est pourquoi on va toujours plus loin et toujours plus haut.

Partez sagement par les moyens les plus rapides et les plus sûrs. Ne craignez pas de vous entraîner, de vous endurcir, de vous familiariser avec les nouveaux chemins à parcourir. Plantez votre tente toujours plus avant et un jour, tout en gardant intact votre besoin de connaître, de chercher et d’agir, vous vous trouverez à la limite de ce que nous avons découvert nous- mêmes. Mais vous resterez confiant et décidé pour tenter alors l’aventure et la découverte.

Voilà la voie sûre du progrès pédagogique. Elle est suffisamment enthousiasmante pour que, peu à peu, s’y engage la grande masse des éducateurs.

C.F.
(1) Nouvellement paru aux Editions Delachaux et Niestlé, en vente à la CEL.