L'Educateur n°19 - année 1965-1966

Juin 1966

Fantasque Isabelle

Juin 1966

 

Le point pédagogique

Juin 1966

Une année se termine et déjà il nous faut penser à la nouvelle année scolaire.

Notre entreprise est aujourd’hui complexe comme l'est la vie. Avec ses huit publications périodiques centrales, ses dix grands bulletins régionaux, ses nombreux bulletins départementaux et de commissions, avec ses cahiers de roulements, ses journées de travail et ses stages, elle se présente comme une grande activité coopérative dont les éducateurs sont les auteurs et les acteurs.

Elle est si complexe que les nouveaux venus risquent de s'égarer à tant de croisées de chemins, ne sachant par quel bout commencer ni comment établir une hiérarchie valable des travaux et des intérêts, à tel point que nous avons dû établir des guides et des mémentos pour diriger leurs premiers pas. Mais ils ne seront que des tâcherons tant qu’ils ne seront pas conscients de l’essence même de la pédagogie qui leur donnera, en toutes occasions, le fil d'Ariane pour une démarche sûre et efficiente.

Il ne nous suffit pas d’avoir mis au point texte libre, imprimerie à l’école, journal scolaire et correspondance, conférences et bandes. Ce ne sont pas là des pièces d’un puzzle dont chacun tenterait d’user à sa façon, indépendantes ou arbitrairement groupées. La supériorité de notre pédagogie c'est d’être axée autour de principes généraux qui orientent et dirigent toute notre action. Ces principes, ce sont surtout : le Tâtonnement expérimental comme technique d'apprentissage, les méthodes naturelles comme cheminement général, l'activité coopérative à tous les degrés comme initiation première à la vie sociale. Celui qui est persuadé de ces principes et qui, dépouillé de tout esprit scolastique déformant, sait y adapter son comportement scolaire et extra-scolaire, détient le secret profond d’une pédagogie simple, naturelle et, cela étant, générale et universelle, pédagogie de culture et de sagesse parce qu’elle nous permet de répondre au mieux aux situations les plus diverses qui peuvent se présenter et de les dominer.

On nous reproche parfois d’être sûrs de nous. Oui, nous sommes sûrs de nous car l'expérience nous le confirme. Ce qui ne veut pas dire que nous parvenions toujours à une pratique pédagogique irréprochable. Mais quand nous ne réussissons pas, nous nous rendons compte de nos erreurs et de nos insuffisances et nous tâchons d'y parer, loyalement, en ouvriers attentifs à leur tâche et qui veulent réussir. Ce qui ne veut pas dire non plus que nous sous-estimons les expériences faites hors de nos recherches et que le cas échéant nous n’y ayons pas recours pour un succès plus assuré.

L’effort culturel que nous faisons et que nous intensifierons vise à acquérir cette connaissance en profondeur d'une méthode qui n'est pas seulement valable pour l'Ecole, mais qui influence notre vie d’adulte. Les témoignages sont innombrables de camarades qui se félicitent d'avoir trouvé, par notre pédagogie, les chemins enthousiasmants d'un comportement humain et social, d’une sagesse, qui est peut-être notre plus belle conquête.

***

Nous faisions d'ordinaire le point nécessaire avec étude des projets à venir au cours de nos traditionnelles journées de Vence fin août. Mais cette année :

— 16 de nos meilleurs camarades s’en vont en août assurer des stages au Canada ;

— 50 autres camarades participent à un grand circuit de travail au Canada et aux USA organisé par la commission audiovisuelle, sous la direction de Guérin.

Nous examinerons cependant les divers problèmes avec les nombreux travailleurs et responsables qui se trouveront à Vence :

— au cours du stage de programmation qui se tiendra du 17 au 27 août et auquel participeront une trentaine d'instituteurs et professeurs ;

— au cours des journées culturelles ultérieures, du 29 au 31 août, et qui seront suivies d’une rencontre pour l'alphabétisation dans les pays en voie de développement du 1er au 3 septembre 1966.

Un brassage complémentaire se fera en même temp dans les quinze stages organisés à travers la France et pour lesquels nous avons donné les conseils nécessaires aux responsables.

Quelles sont les questions qui nous préoccupent et nous préoccuperont en priorité?

1°- Pédagogie de masse

Les explications que nous avons données n'ont pas encore convaincu tous les camarades. Il en est qui croient que nous recherchons cette pédagogie de masse comme revendication principale de notre action, alors que nous la subissons et que nous tâchons de l'affronter avec le moins de dommages possible.

Comme toujours quand on parle d'éducation — et pas seulement en France — on aborde les problèmes par la fin. On établit de beaux projets ; on publie des circulaires qui sont parfois d’excellents morceaux de littérature pédagogique, mais ou ne prend jamais suffisamment en considération les conditions techniques de réalisation.

Une entreprise privée ne se satisferait jamais d'un tel processus qui ne saurait être rentable parce qu’irrégulier.

Pour ce qui nous concerne une réforme est en cours, des instructions ministérielles ont paru qui font aux éducateurs une obligation théorique de pratiquer une pédagogie moderne pour laquelle ils ne sont pas préparés. Un courant est créé — et nous y avons largement contribué. Mais ce courant, par suite de diverses circonstances historiques et sociales, est si fort qu'il risque aujourd'hui de nous emporter si nous ne sommes pas amarrés à de solides positions.

Si nous avions été consultés sur les modalités d'application de notre pédagogie, nous aurions posé comme principe que le rythme de progrès ne peut être que fonction des installations techniques et des modalités de recyclage. Les transformations attendues auraient peut-être demandé plusieurs années mais elles se seraient opérées sans fausse manœuvre et sans risque d'échec. Or, c'est par suite d'une de ces fausses manœuvres que nous nous trouvons assaillis par une multitude de demandes que nous ne pouvons pas satisfaire. La masse nous harcèle, exigeante. Nous répondons par les moyens du bord, mais nous ne pouvons ignorer l'ampleur et la gravité du problème qui nous est posé.

Dans quelle mesure pouvons-nous affronter les circonstances qui nous sont imposées? Tel est le problème pour lequel nous cherchons ensemble les solutions possibles.

2°- Les Etats Généraux de l'Education Nouvelle

Le 28 septembre 1945 s’était tenue à Paris la réunion constitutive d'une Union Pédagogique, dont nous attendions beaucoup pour donner à l’éducation la place qui lui revenait dans les années d’intense activité constructive d’après-guerre.

« L'Union Pédagogique n'est pas une association, précisions-nous dans L'Educateur du 15 octobre 1945, mais seulement un cartel des groupements laïques qui se proposent d'étudier en commun les problèmes d’éducation auxquels ils s’intéressent »,

Avaient donné leur adhésion : le SNI, le GFEN, la CEL, la Ligue de l'Enseignement, les Eclaireurs de France, les CEMEA et une dizaine d’autres associations.

Un bureau avait été constitué avec le Pr Wallon comme président, Freinet vice-président, Mme Chenon-Thivet, secrétaire.

Un programme d’action avait été prévu. Hélas ! cette Union Pédagogique naissante n’a pas résisté aux efforts de dissociation des individus et des organismes pour qui l'éducation des enfants est un mot d’ordre politique avant d'être une nécessité sociale et humaine.

Une telle Union Pédagogique est-elle possible aujourd’hui dans un lent renouveau dont nous nous félicitons? C’est ce qu’ont pensé quelques personnalités — professeurs, médecins, dirigeants d’association — qui ont lancé l’idée d‘Etats Généraux de l'Education Nouvelle qui se tiendraient à Paris le 13 novembre prochain.

Un comité a été constitué, auquel nous participons pour la recherche d'abord d'une base d'accord sur les principes généraux de l’Education nouvelle. La chose sera relativement facile. Les idées pédagogiques ont beaucoup progressé au cours de ces dernières années. Des principes que nous étions seuls à défendre naguère sont aujourd’hui universellement admis. Encore faudrait-il les populariser — ce qui est le premier rôle des Etats Généraux, Mais pour les populariser il faudrait montrer qu’il ne s'agit point comme on l’a fait jusqu'à ce jour de principes abstraits, thèmes d’articles de revues ou de beaux discours de réunions, mais que les réalisations sont aujourd’hui non seulement possibles, mais proposées sur une grande échelle avec des bases sûres.

Nous ne trouverons plus hélas ! la même unanimité, qui est habituelle à nos propres assises. Pour si paradoxal que cela soit il est de nombreux responsables d’organisations démocratiques qui restent des défenseurs acharnés de l’autoritarisme le plus réactionnaire à l'EcoIe. La pédagogie moderne a une bataille encore à gagner, celle des parents et des éducateurs.

Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette préparation des Etats Généraux à laquelle ils seront appelés à participer aux différentes instances.

3°- Les instructions ministérielles du 5 avril 1966

Nous ne pouvons pas les passer sous silence, bien que ce que nous avions pu en dire ait été si mal interprété par une certaine presse.

Et pourtant n'avons-nous pas le droit de nous féliciter que des idées pour lesquelles nous avons tant lutté soient en passe d’influencer de façon décisive l’enseignement publié?

Nous savons bien — et nous le disons d’autre part — que recommander des activités qu’on ne donne pas aux éducateurs la possibilité d’appliquer est, dans bien des cas, une sorte de trahison. A nous d'œuvrer, socialement, syndicalement et politiquement pour que ces projets deviennent réalité. Je viens donc de lire les Instructions du 5 avril 1966 visant l'application du décret du 6 janvier 1959 sur les classes du cycle terminal « auxquels les maîtres auront constamment à se référer ».

Ces Instructions auraient leur place ici. Elles ont paru dans l’Ecole Libératrice n° 29 où nous conseillons à nos lecteurs d’en prendre connaissance. Elles justifient et autorisent notre pédagogie, et il va de soi que nous sommes moralement engagés à en démontrer le bien-fondé,

« Les classes terminales participent au même courant pédagogique qui tend à placer l'élève au centre de l’action éducative et qui invite à choisir le contenu de l'enseignement en fonction surtout des comportements et des aptitudes que son acquisition éveille ou fortifie chez le sujet éduqué. L'atmosphère de ta classe, le style des relations maîtres- élèves, l’importance accordée aux activités de groupe et aux coopératives scolaires sont autant de marques assurant une certaine continuité entre classe de transition et classe pratique ».

Les Instructions parlent d’approfondissement de la curiosité, d’une éducation harmonieuse et globale de la personnalité, du souci constant d'une formation culturelle, d'une ouverture sur des notions générales qui ne doit pas prendre une allure formelle de cours ou d’exposés systématiques, de sauvegarde de la personne humaine, d’une classe qui devra éclater en groupes, de l'utilisation de la composition typographique.

Et comment ne serions-nous pas d'accord quand les Instructions proposent entre autres les exemples suivants des qualités et attitudes professionnelles qui sont justement celles que nous mettons tous nos soins à développer chez nos élèves par notre pratique pédagogique?

« Etre capable suffisamment longtemps d'une attention concentrée ;

— avoir l'esprit de curiosité, éprouver le besoin de comprendre;

— pouvoir donner ou recevoir aisément l'information sous forme orale, écrite ou dessinée (plans, schémas, croquis) ;

— savoir comprendre, retenir, appliquer un ordre, une consigne, une notice ou un mode d’emploi ;

— témoigner d'un degré suffisant d'équilibre, de précision et de rapidité dans tes coordinations psychomotrices ;

— savoir apprécier convenablement les volumes, les distances, les positions relatives ;

— savoir décomposer une tâche ou en rassembler les éléments », etc.

C'est une des contradictions les plus étonnantes de notre époque de voir certains administrateurs désapprouver l’emploi dans les classes de ces techniques recommandées par les Instructions ministérielles, préférant la persistance des erreurs officiellement condamnées aux essais loyaux qui visent à parer aux insuffisances de l’administration, à faciliter l’exercice des règlements.

Un fait n’en reste pas moins. A travers les circulaires officielles nos techniques pénètrent régulièrement et légalement dans l’enseignement public.

4°- L’unité de notre mouvement pédagogique

L'élément constructif de notre mouvement, c'est le travail : le travail de loyale recherche et expérimentation, le travail de préparation du matériel et des techniques, et notre souci commun de servir notre mouvement coopératif et non de s'en servir.

Nous sommes fiers d'avoir pu grouper, à travers les péripéties de notre histoire, des milliers de camarades qui nous disent aujourd’hui encore avec émotion ce que notre pédagogie leur a apporté de satisfaction personnelle, d’occasion de culture, et de joie dans leur beau métier.

Contrairement à ce que d'aucuns peuvent supposer, nous ne faisons aucune propagande. Les éducateurs viennent aujourd’hui à nous trop nombreux. La meilleure propagande est pour nous le résultat de notre travail, l'intérêt qu'y portent les enfants et les parents, la curiosité qu'il éveille peu à peu auprès des collègues. Le temps fera le reste.

Nous répondrons cependant encore, brièvement, à deux critiques auxquelles les éducateurs sont hélas ! sensibles.

On nous accuse d'être dogmatiques parce que nous n'acceptons pas n'importe quelle pédagogie, mais que nous prônons celle que nous avons longuement expérimentée et que nous croyons supérieure à ce qui se pratique couramment autour de nous. N’est-ce pas humain et nécessaire? Et comment pourrions-nous accepter et recommander ce que nous condamnons au nom de notre longue expérience? Mais du fait même que notre pédagogie, pour rester moderne, doit être sans cesse ouverte vers les autres expériences en cours, nous ne craignons jamais de puiser, dans les réalisations voisines tout ce qui peut nous servir. Notre dogme c’est l’éducation idéale telle que nous la souhaitons tous.

Mais nous n’avons jamais présenté cette pédagogie comme un dogme auquel nos adhérents devraient se conformer. Et il y a peu d’associations où les adhérents ont plus que chez nous leur libre droit de critique. Tout le contenu de Naissance d'une Pédagogie Populaire en est le témoignage.

Un professeur canadien ayant visité un certain nombre d’écoles appliquant nos techniques en France, s'étonnait qu’il n’y en ait pas deux qui se ressemblent et concluait en conséquence à l’inexistence d'une pédagogie Freinet. Nous nous félicitons d’avoir suscité une pédagogie qui s'adapte si bien aux éducateurs, aux enfants et au milieu, mais qui n’en soit pas moins vivifiée par l'esprit nouveau qui est notre plus radicale conquête.

On nous reproche volontiers aussi de médire de nos collègues non encore convaincus des bienfaits de notre pédagogie quand nous critiquons sévèrement les techniques attardées qu'ils emploient.

Nous sommes instituteurs ; nous connaissons les difficultés de nos classes et l’effort que représente la modernisation que nous préconisons. Chacun de nous s'attaque comme il peut à ces difficultés. Nous ne nous étonnons pas que, dans des complexes administratifs et humains trop défavorables, de nombreux camarades ne puissent envisager aucun aménagement de leur classe. Nous savons qu’ils en sont les premières victimes.

Mais, de grâce, que les ouvriers que sont les instituteurs ne s’identifient pas à leurs outils de travail. Que penseriez-vous d’un tourneur qui se mettrait en colère quand vous lui diriez les imperfections du vieux tour avec lequel, malgré son application et son dévouement, il ne peut rien faire de rentable. Il sera le premier à demander qu’on répare ou qu’on change son tour.

Il nous appartient, à tous, de considérer objectivement les taies de l'organisation et des outils qui nous sont imposés et tous ensemble, nous travaillerons alors pour mettre au point pour 1966 une école 1966.

C’est le vœu essentiel de l'Ecole Moderne.

C. F.

PS. Nous aurons à étudier plus particulièrement au cours de la prochaine année, et pour tous les degrés :

— l'enseignement scientifique,

— les mathématiques modernes,

— les moyens audiovisuels,

— la programmation,

— l'Art Enfantin, facteur de culture.

 

 

Nos publications pour la prochaine année scolaire

Juin 1966

 

Désirs... Mystères

Juin 1966

 

L’apprentissage de l'expression écrite et orale de la langue de six à quinze ans

Juin 1966


L’apprentissage de l'expression écrite

et orale de la langue

de six à quinze ans par C. Freinet

 

Un tournant pédagogique

Ce n’est certes pas la première fois que des instructions ministérielles nous incitent à réfléchir au problème de l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et de la rédaction. Il se peut même que, à l’occasion des prochaines conférences, on ressasse les directives et conseils dont regorgent depuis tant d’années les manuels scolaires et les revues pédagogiques, Tout n'a-t-il pas été dit dans ce domaine et les éducateurs ne disposent-ils pas aujourd’hui de méthodes et de techniques qui permettent aux enfants d'apprendre à lire et à écrire en un temps record? On dit même que, par les machines électroniques, cet enseignement serait possible dès le berceau !

Nous n'en disconvenons pas si, comme on l'a fait jusqu'à ce jour, on considère que suffit cet enseignement mécanique de la langue qui a toujours fait illusion et que sanctionnent encore les examens actuels.

Ce n'était d'ailleurs pas une simple croyance. Pendant une longue période au début du siècle, on a pensé qu’instruire le peuple, lui donner les connaissances et les techniques, c’était le préparer à la démocratie et à la culture. Et Victor Hugo pouvait dire avec emphase : « Tout enfant qu'on enseigne est un homme qu’on gagne ».

L’expérience tragique des deux dernières guerres nous a fait toucher du doigt, hélas ! la triste réalité : qu’on peut être instruit, et même savant, muni des plus hauts parchemins et se livrer pourtant à des actes qui sont la négation même de la culture et de l'humanité. Toute l'aventure hitlérienne en porte témoignage.

La preuve est faite : l'instruction ne suffit pas pour former un homme. Les dirigeants africains des pays en voie de développement en ont fait récemment la constatation et ont vigoureusement protesté contre une alphabétisation américanisée qui, à grand renfort de moyens audiovisuels, enseignait des mots et des formules au nom d'une science qui n'était bien souvent qu’un aspect de la nouvelle barbarie mécanicienne au service du seul profit.

Quiconque considère aujourd'hui avec logique et bon sens l’évolution des processus éducatifs est obligé de se rendre compte que l’instruction technique, la connaissance, l'alphabétisation, sans être négligeables, ne sont pourtant qu’un apport illusoire à la civilisation si elles ne sont pas intégrées à la vie des individus et au milieu, pour la formation des personnalités à élever et à enrichir.

C'est cette double échelle des valeurs éducatives qu’ont sans doute voulu marquer les Instructions dans l’énoncé du thème des Conférences pédagogiques 1966, qui, dépassant l’aspect technique de l’enseignement, abordent maintenant les données culturelles qui en sont, ou doivent être l’aboutissement.

Nous savons bien que les tenants des vieilles méthodes vont protester qu’ils n'ont jamais sous-estimé ces buts et que les manuels eux-mêmes les aident à faire des leçons intéressantes qui visent à la formation des individus, mais il faut bien, disent-ils, qu’on apprenne d’abord aux enfants à s'exprimer pour qu'ils puissent ensuite le faire librement.

C’est exactement comme si la maman disait : je ne peux pas laisser mon enfant s'exprimer tant qu’il ne saura pas parler. Or, la maman apprend à son enfant à parler en le laissant s'exprimer dès son premier gazouillis ; elle lui apprend à parler en parlant, et elle y réussit depuis toujours, à 100%.

Le libellé même du thème des conférences pédagogiques sous-entend implicitement que les éducateurs devront, dès à présent, s’orienter vers un changement de méthode, basé sur l’expression naturelle des enfants par la parole, et l'écriture. Il s'agit en l’occurrence d'un véritable tournant pédagogique dont nous ne pouvons que nous féliciter.

On pourrait cependant ergoter que les méthodes traditionnelles, par les rédactions méthodiques, par la lecture expliquée, par les leçons de grammaire, de vocabulaire et de syntaxe préparent cependant cette expression. Ce qui peut se produire quelquefois. Mais nous faisons chaque jour la preuve par nos méthodes que l’expression libre orale est intimement liée à l'expression écrite. Or, dans le domaine de l’expression orale qui devient aujourd'hui obligatoire, il n'y a pas de tradition puisque l'école ne voulait pas la connaître.

L’école traditionnelle est l’école du silence, des leçons, des devoirs, des livres et des cahiers. A aucun moment n'y est pris en considération le besoin naturel des enfants et des jeunes d’extérioriser leurs réactions, leurs sentiments et leurs rêves, de communiquer avec leurs semblables et avec la nature qui les entoure, et cela par le moyen le plus simple, le plus naturel et le plus efficient : la parole. La discipline scolaire et la conception du travail veulent que l’enfant se taise et ne parle que lorsqu’il est interrogé, non pas d'ailleurs pour s’exprimer le moins du monde, ce qui paraît inutile, mais pour répéter ce qu’il a appris.

Les observations elles-mêmes, qualifiées de personnelles sont, dans la pratique, tellement dirigées que le langage spontané et vrai n’y a aucune place. Les rédactions sont soigneusement préparées, paragraphe par paragraphe, car « les enfants n’ont pas d’idées », pensaient les vieux maîtres... il faut les leur apporter ou du moins les susciter par un plan ou un canevas. Quant aux adolescents, ils ne s’expriment qu’en marge de l’école, au cours des récréations, par les billets clandestins ou les cahiers intimes que le maître pourchasse comme un danger ou une perversion.

L'Ecole, par principe, laissait au milieu familial et social le soin de développer une expression parlée qui n’était pas dûment inscrite au programme.

Mais les temps ont évolué. L'écriture et l’imprimé perdent peu à peu le monopole de l’intercommunication. La radio, le téléphone, le disque, le magnétophone, la télévision ont déjà pris la relève. Bien parler, s'exprimer avec aisance et subtilité, être à l’aise devant un micro ou une caméra sont des privilèges qui sacrent les vedettes et donnent du prestige aux champions aimés des foules. L'ouvrier et l'employé auront demain, nécessairement, une fonction sociale, syndicale ou politique à remplir. L'Ecole doit les y préparer. Pour cet aspect nouveau de la vie, l’apprentissage de l'expression orale devient une nécessité.

Il n’y a pas encore de didactique de l’expression parlée. Il y aurait danger à voir les traditionnels s'en saisir pour la domestiquer et la scolastiser comme ils l'ont fait pour l’expression écrite. Or, il y a une méthode qui s’impose : c’est la méthode naturelle qui est assurée d'un succès total.

Et ainsi, par une porte détournée, mais qui ne manque pas de majesté ni d’efficience, l'expression libre pénétrera dans les classes primaires, d’où, nous l'espérons, elle pourra un jour prochain s'étendre à tous les enseignements.

De récentes Instructions ont recommandé aux éducateurs du 1er degré la pratique de l’entretien du matin, au cours duquel les enfants sont entraînés à parler librement de ce qui les intéresse, et de ce qui intéresse le milieu. Les avantages de cette pratique sont incontestables ; les enfants sont heureux de voir que l'Ecole se raccorde peu à peu à la vie, qu’ils peuvent y parler et y parler de l'essentiel de leurs préoccupations. Ce faisant s'abaisse et s'abaissera peu à peu la barrière que la scolastique avait dressée entre les maîtres et les élèves. Mais cette innovation pourrait valoir aux maîtres certaines désillusions décourageantes si elle devait n’être qu'un reflet de lumière dans des processus de classe inchangés.

Si cette causerie du matin ne mène à rien, si les minutes de liberté ne s'ouvrent que sur les leçons et les devoirs habituels, les enfants risquent de parler de tout et de rien sans discernement. La causerie deviendra bien vite inutile bavardage.

Tout comme notre texte libre, cette causerie doit être motivée, et elle ne peut l'être que si tout l’enseignement est axé sur cette expression libre. La causerie du matin débouche nécessairement sur les méthodes naturelles motivées par la vie scolaire, familiale et sociale. Alors le texte libre naîtra de cette causerie, qui préparera d’autre part les enquêtes, les conférences et les éléments de correspondance.

Il s’agit donc d'une véritable mutation dont nous avons jeté les bases et qui doit peu à peu imprégner tout notre enseignement. Nous en avons mis au point la didactique : il suffit que les éducateurs en comprennent la technique et l’esprit avec mise au point du texte libre, grammaire et vocabulaire s’y rapportant, exploitation - pédagogique maximum avec :

— lettres, journaux et colis aux correspondants ;

— enregistrement sur bande magnétique ;

— photos et cinéma,

qui mobilisent tout à la fois l'expression écrite et l'expression orale. 

Dans les anciennes classes, les conférences ne pouvaient être faites évidemment que par le maître. Il était impensable que les enfants puissent faire eux aussi leurs conférences.

Nous avons montré que la chose est fort possible, mais à la condition que l'Ecole permette au conférencier de se procurer la documentation écrite et graphique, les photos, les dias ou les films qu'il devra consulter, qu’il puisse solliciter par lettres ou téléphone les éléments d’information dont il a besoin, ou se rendre hors de l'école pour enquêter à même la vie. La conférence elle-même éduque au maximum l’expression motivée, habitue les jeunes conférenciers à faire le tour d’une question pour soutenir ensuite le feu des questions pertinentes qui lui seront posées.

Il n'y a pas de meilleure technique pour la culture de l’expression écrite et orale. Elle est à notre disposition et à tous les degrés, le secondaire compris.

Selon l'ancienne pédagogie le maître décidait souverainement de tout, l’organisation sociale étant: seulement sujette à études théoriques et à savantes controverses.

Par l’organisation coopérative qui peu à peu, prend en autogestion la responsabilité de la classe, les enfants sont appelés sans cesse à discuter naturellement de l'administration, des élections, de la préparation du plan de travail, de l’autocontrôlé et de toute la discipline en général, prise dans son sens large de règle de vie de la communauté, L’expression écrite ou orale ne s’enseigne pas dogmatiquement. Nous la pratiquons en permanence parce qu’elle est devenue élément de notre technique de travail.

Cette révolution qui suppose le remplacement des textes et leçons d’adultes imposés aux élèves, par la pensée et la vie des enfants eux-mêmes est désormais possible dans toutes les classes. Elle est particulièrement sensible au CES et au second degré, là où la pédagogie traditionnelle traite comme des écoliers mineurs des adolescents qui, dans un an, dans deux ans, dans trois au maximum se verront officiellement investis des droits de citoyen. II nous faut les préparer à cette majorité, non pas théoriquement et verbalement mais en leur donnant leur propre vie individuelle et collective à organiser et à administrer.

Il nous faut, de toute urgence, délivrer la population scolaire de, la scolastique et la préparer à la vie. Les expériences menées dans des milliers de nos classes sont aujourd’hui concluantes. Elles doivent être déterminantes pour les options pédagogiques auxquelles l’administration elle-même vous engage aujourd’hui. 

Nous ne prétendons pas, par notre pédagogie, avoir toujours fait merveille pour ce qui concerne les acquisitions scolastiques, contrôlées d'ailleurs de façon partiale selon des critères d'examen dépassés ; mais nous avons de notre mieux creusé en profondeur, à la recherche des véritables éléments de culture valables pour l’adolescent et l'homme de cette fin du XXe1 siècle. Là où les résultats de notre pédagogie sont vraiment spectaculaires, c’est pour ce qui concerne justement cette expression orale et écrite si négligée ailleurs.

En toutes occasions, et à tous les degrés, les enfants et les jeunes formés à notre pédagogie se distinguent de ceux formés par l'école traditionnelle :

— par une lecture naturelle adulte, sans ânonnement ni chantonnement, que l'on sent dépasser le mot pour saisir surtout le sens du texte, en le survolant et l’adaptant même si nécessaire pour en dégager l’expression intelligente et sensible ;

— par une façon tout à fait adulte, dépouillée de toute servilité scolaire, de s’intéresser à la vie autour d’eux, d'interroger, de questionner et de répondre à bon escient, de se mêler intelligemment à la vie ambiante ;

— par leur aisance à s'exprimer oralement : au téléphone, devant le micro, au cours d’une interview ou d’une conférence, ou en classe en présence d’un étranger ou d’un inspecteur ;

— par la hardiesse et le courage qu’ils ont à donner leur point de vue devant tous dans une réunion publique où ils savent exercer leurs droits élémentaires d'hommes et de citoyens ;

— par la possibilité qu'ils ont d'exprimer par écrit, dans des textes ou des poèmes, tout ce qui vibre en eux. Avant notre expérience, la production poétique des enfants et des adolescents était impensable. Nous avons aujourd'hui dans nos classes des poèmes qui, dépouillés de toutes formes paralysantes, sont comme d'étonnants chants de l'âme, auxquels font désormais écho les jeunes vedettes de la radio et de la télévision ;

— par le besoin qu'ils éprouvent de se scruter, de s’analyser, à tel point que nombreux sont dans nos classes les documents qui sont expression profonde non seulement du conscient, mais de l'inconscient aussi, ce qui confère à notre pédagogie des vertus de thérapie psychanalytique dont l'avenir dira la valeur.

Nous pouvons dire sans crainte d'être démentis que la pédagogie Freinet de l’Ecole Moderne est actuellement parmi les méthodes existantes, celle qui permet le mieux et avec le plus d’efficience, l’apprentissage de l'expression écrite et orale aujourd'hui à l'ordre du jour.

C. FREINET

 

 

Les conférences pédagogiques pour les maîtres des classes d'application

Juin 1966

Elles portent cette année sur « l'emploi des moyens audiovisuels et l'apprentissage de leur utilisation par les élèves- maîtres ».

Les moyens audiovisuels seront —que nous le voulions ou non — parmi les techniques d’avenir de l’EcoIe, La radio et la TV ont désormais conquis tous les publics, y compris les enfants d’âge scolaire. Demain, le magnétophone sera d’un emploi aussi courant que le transistor que les ouvriers emportent aujourd’hui sur le lieu de leur travail pour donner un peu de poésie à leur tâche quotidienne. La photographie et la caméra élargissent chaque jour le rayon de nos intérêts.

Cela hors de l’Ecole. Mais celle-ci ne pourra pas ignorer longtemps encore les courants nouveaux ainsi suscités. Elle devra ou se moderniser ou se démettre. A nous de préparer l’introduction rationnelle dans nos classes de ces techniques que nous souhaiterions intégrer à nos processus de formation, d’éducation et de vie.

Il nous faut y préparer les jeunes instituteurs. Malheureusement, tout reste à faire, car il n’existe encore, à aucun degré, de pédagogie des moyens audiovisuels qui n’ont encore trouvé aucune place normale dans le déroulement des classes, hors la diffusion — heureuse d’ailleurs et appréciée — des chansons scolaires.

Comment pourrons-nous utiliser un jour prochain le magnétophone, le disque, la photo, le cinéma, la télévision? Un certain nombre d’expérimentateurs en sont réduits, dans ce domaine, à un usage clandestin d’appareils acquis souvent à leurs frais ou à ceux de la coopérative scolaire, et dont le fonctionnement dépend de l'aptitude technique particulière de chacun d’eux.

L’Ecole Moderne a, depuis sa fondation il y a 40 ans, fait un certain nombre d’essais et d’expériences qui ont été, depuis, plus ou moins intégrés aux pratiques courantes :

— En 1935 déjà nous lancions, les premiers en France, les disques d’enseignement avec lesquels les éducateurs pouvaient enseigner le chant, la diction, puis les représentations folkloriques.

Nos productions ont, depuis, été dépassées par la formidable production industrielle, ce qui ne veut pas dire que les disques qu'on nous offre répondent toujours à nos besoins. Nos disques pour danses folkloriques connaissent toujours d'ailleurs un grand succès parce qu’ils permettent aux éducateurs peu experts en la matière de réussir de belles représentations qui peuvent affronter les plus imposantes fêtes scolaires.

Le disque d’enseignement reste encore à réaliser, mais il ne le sera qu’avec la collaboration des éducateurs eux- mêmes.

— Nous avions fait avant 1939 une expérience que nous pourrions considérer comme décisive avec le film Pathé Baby 9 mm d'un prix très abordable, et si simple qu'il pouvait être manœuvré par des enfants, avec une caméra simple aussi qui permettait des prises de vue d’un rendement scolaire étonnant.

Il serait souhaitable que l’expérience puisse être reprise d’un vrai cinéma scolaire au service des enfants, intégré à notre matériel scolaire, adapté à une pédagogie vivante.

-— Nous avons été les premiers surtout ii expérimenter le magnétophone à l'Ecole, avec des appareils rudimentaires d’abord, avec ensuite notre beau magnétophone CEL qui a permis une production et un échange de bandes qui peuvent être des prototypes de l'usage souhaitable des appareils simples et manœuvrables que la technique mettra prochainement à la portée de toutes les écoles.

— Nous avons enfin entrepris la réalisation d'une collection de BT Sonores qui est le pendant audiovisuel de nos BT. Ces BT Sonores (28 numéros parus à ce jour) comportent douze diapositives un disque d'enseignement et un livret programmant le travail des enfants. Elles sont idéales comme supports des conférences.

Ces diverses techniques sont pleines d’avenir. Les jeunes instituteurs doivent s'appliquer à les expérimenter dans leurs classes.

Quand on parle de techniques audio-visuelles, on pense surtout au cinéma, à la télévision et à la radio qui pourraient être d’une utilisation décisive pour le renouveau de l’Ecole.

La production cinéma, surtout en format réduit, pourrait être menée de façon artisanale, par des éducateurs ou des groupes d’éducateurs. Il n’en est pas de même pour la radio et la télévision pour lesquelles nous sommes obligés d’avoir recours aux postes existants, officiels ou périphériques. Mais ces postes ont tendance à satisfaire la masse des téléspectateurs, aux dépens de ceux qui, à contre-courant, essaient des initiatives nouvelles. Les expériences tentées à ce jour sont, de ce fait, à peu près exclusivement scolastiques, avec les défauts et les tares scolaires portés sur les ondes.

Il faudra que les jeunes éducateurs prennent conscience du rôle éducatif que pourraient jouer cinéma et radio et qu’ils agissent en conséquence pour qu’un jour prochain les techniques audiovisuelles puissent se substituer dans nos classes aux procédés vieux de cent ans et qui, peut-être bénéfiques autrefois, ne sont aujourd'hui qu’une anachronique entrave au progrès.

C. F.

 

Tout renaît au soleil / flocons

Juin 1966

 

Les classes de transition

Juin 1966

 

Défense de la jeunesse scolaire

Juin 1966

 

L'activité internationale de l'Ecole Moderne (FIMEM)

Juin 1966