Naître par l'écriture

Janvier 1979

 

NAITRE PAR L'ÉCRITURE
Comment une classe se met en mouvement en abordant ses conflits, comment elle produit son histoire collective, comment elle introduit chacun dans sa propre histoire
... Ça pourrait faire des titres prétentieux mal ajustés à un groupe d'adolescents comme il en existe partout, dans nos écoles.
 
Avant d'aboutir dans cette quatrième "aménagée" ils ont fait "leurs classes" en sixième et en cinquième. Et puis ils ont été séparés du reste du troupeau. Leur histoire scolaire s'est rompue, leurs parents vivent encore plus mal qu'eux la cassure. Sentiment d'échec, accentuation de blocages souvent latents : "Pourquoi moi ? . X n'était pas meilleur en cinquième ... C'est à cause du prof. Y : il ne pouvait pas me sentir. De toute façon j'suis· te ....Je n'ai pas envie de faire des études ... J'aime pas l'école .... " etc ...À chaque rentrée c'est le même tableau désolant : 17 à 20 adolescents nous présentent des masques confiants, pleins d'espoir. Quelques semaines plus tard on entend les réflexions ci-dessus, la "leçon" a porté : "Faites gaffe les mecs ! ". Chôcun traîne son sac de déceptions et d'angoisse bien pudiquement, derrre son dos.
Pendant le premier trimestre - et pour deux ou trois élèves, nous n'y parviendrons pas - ma tâche, et celle de quelques collègues qui auront compris la situation va consister à créer des conditions de vie favorables à l'examen de ce sac noué de culpabilité. Ouvrir le sac et jeter le cordon qui l'étrangle.
Pourquoi suis·je ici ?  cause de qui ou de quoi ? Sommes-nous en plein drame ? Des garçons s'accusent souvent "J'ai fait le con ... ". Ensemble nous grattons un peu plus loin. Réfléchir sur . " l'échec" nous mènera au fil des jours à réfléchir aussi sur ce C.E.S., sur l'École, la sélection et à dégonfler la baudruche du "mauvais élève".
Le thème de l'Éducation sera notre serpent marin toute l'année. Les deux tiers des enfants se prendront en charge : affronter les difficultés des divers apprentissages, maîtriser le plus possible son histoire de garçon ou de fille en se situant mieux à l'école, à la maison : ne plus être un radeau à la dérive, se faire une rame.
Tous hélas, ne seront pas convaincus en Juin de leur valeur particulière, unique. Le cordon était trop serré, depuis trop longtemps.
Comment raconter neuf mois de vie avec ces dix-sept jeunes ? Comment ne pas me soupçonner moi-même d'optimisme exagéré ? Et pourtant il me semble découvrir tout au long du chemin besogneux, des traces utiles, des routes certaines.
Nous avons marché, fait des détours, un peu comme des promeneurs pris dans le chaos des rochers et qui cherchent la piste balisée, un ordre vital, un aboutissement malgré le désordre, dans le désordre .
 
Je choisis de donner la parole à ces compagnons, à travers leurs textes choisis comme les plus significatifs. Je tenterai, à la suite de ces textes, de préciser quelles techniques les ont fait aboutir, quels moments ils concrétisaient dans la vie de leurs auteurs, du groupe-classe et souvent de leur rapport avec l'Extérieur.
 
Voici un texte de Brigitte (14 ans) - Novembre -
 
UN DÉBAT D'ACTUALITÉ : L'H.P.D. *(1)
Nous avons fait un débat sur l'Hôpital Psychiatrique de St-Egrève. Une infirmière et deux infirmiers (2) sont venus nous en parler. Tout d'abord nous leur avons présenté une pièce sur ce thème.
Qu'est·ce·qu'un débile ? C'est une personne dont l'intelligence semble au-dessous de son âge. Comment sont-ils devenus débiles ? De naissance ? A cause de l'hérédité, d'un accident ? Dans certains cas les psychiatres ne le savent pas. Les tics .des débiles sont leur langage. Certains débiles ne parlent pas, ils ne se séparent pas d'un objet, ont des obsessions : par exemple ils se lavent les mains, se touchent les cheveux ou le corps. Des infirmiers nous ont conté la vie sexuelle de deux débiles : une femme et un homme ont fait un enfant. Dès la naissance du bébé, le psychiatre, lui a fait des examens. L'enfant était normal, alors ils l'ont confié ri l'Assistance Publique. L'alcoolisme, un fléau .... Certaines personnes deviennent folles. La cause ? L'Alcool. Les psychiatres n'ont pas encore résolu ce problème qui est social.
Que faire des alcooliques ? Les enfermer ? Je pense que ce n'est pas une solution, mais qu'il faudrait les suivre,les aider car ils manquent peut-être de quelque chose. Les parents des débiles, la plupart viennent voir leurs enfants; je pense qu'ils ont raison car leurs enfants sont peut-être débiles mais ce sont leurs enfants et ils ont besoin d'affection. Mais par contre les parents qui ne s'occupent pas de leurs enfants sont des égoïstes ... Ce ne sont pas de vrais parents. Dans notre société les débiles sont complètement à part et je le regrette.
 
(1) Hôpital Psychiatrique Départemental.
(2) En fait il s'agissait dducateurs en milieu psychiatrique.
 
Pourquoi Roger nous livra·t·il au début de l'année un texte très long sur les " Surdoués" recopié dans le "Reader's Digest" mais présenté comme un texte personnel :
« - 'Tu as écrit ce long texte ? "
- Oui
- Où l'as·tu trouvé ?
- Dans le Reader's Digest..."
 
Pourquoi les jeux d'expression corporelle, d'improvisations ont-ils abouti en ce début d'année à un sketch sur la consultation d'enfants débiles à L'H.P.? Quels monstres a-t·on voulu exorciser ?
St-Egrève est le "CHARENTON" de l'Ire. "Tu habites St-Egrève ?" . Sourires.
Il m'a semblé que nous ne devions pas en rester à nos fantasmes concernant L'H.P. et qu' il fallait nous confronter à une réalité par le truchement de personnes capables de nous comprendre et de nous apprécier. Gilbert a invité pour nous son frère et deux copains formateurs d'éducateurs en milieu psychiatrique.
Après le sketch, le débat s'est instauré :
- Comment avez-vous inventé ces types de débiles ... On s'y croirait ?
Les gosses étaient ravis ... "On est bon en débiles !". Étonnement, admiration des trois jeunes éducateurs : tact, sincérité. Avec quel rieux ils ont reçu les graves interpellations de ces enfants. Un respect si rare ... en milieu scolaire.
 
Roger a écrit un texte, cette fois bien de lui, à la suite de cette rencontre
 
CEUX QUI NOUS FONT PEUR
Ceux qui vivent dans un monde étranger, mystérieux, irréel.
Ceux qui ont une partie d'eux-mêmes cachée dans le brouillard.
Ces êtres étranges dont la sensibilité est très développée.
Un groupe d'individus qui, pour combler le manque de liberté, de contact familial, se plongent dans les stupéfiants, ces drogues qui engourdissent leur corps et leur esprit. Mais ces hommes sont aidés par les infirmiers qui essaient de les soutenir dans leur tâche de guérison.
Ces débiles qui souvent ne s'expriment pas de notre manre et utilisent un langage poétique, mystérieux, mystique aussi.
Ces humains classés, répertoriés selon leur coefficient intellectuel, leur tige, leur comportement ...
L'homme en a peur et les enferme comme s'ils appartenaient à une autre espèce que la nôtre.
Qui un jour pourra percer leur mystère ? A ce moment-là, peuttre qu'ils seront compris, ceux que l'on nomme débiles, fous, névrosés.
Ceux que l'on enferme, ceux qui nous font peur.
 
Le vocabulaire s'est élargi et affiné. Nos visiteurs, tout au long du bat, ont dû clarifier leurs paroles quand elles étaient obscures pour les enfants.
À propos de la correspondance
Voici un texte de Ginette ... en décembre :
"Le jeudi 15 décembre, nos correspondants sont venus. J'ai trouvé qu'ils étaient sympathiques. Mais une fille m'a déplu. Elle était toujours derrière sa prof : "trop faillote à mon goût". Les garçons ne semblaient pas méchants, mais ils étaient souvent seuls dans leur coin pour occuper le temps (comme moi "souvent").
Je me suis beaucoup ennuyée et j'espère que nous nous amuserons mieux quand nous irons citez eux. (C'est peut-être parce que nous ne les connaissons pas encore bien). La prochaine fois ce sera rement mieux. Ce n'est peuttre pas l'avis de tout le monde et sûrement pas celui de Nadine et de Laurence qui, elles, se sont bien amusées, mais pas moi.
On ne le dirait peut-être pas, mais, devant des personnes que je ne connais pas, je suis très timide. "
 
Voici celui d' Étienne :
 
Deux heures et quart et ils ne sont pas là. Gilbert comme un con me pique mon solex ; il est parti pendant dix minutes au moins.
- Mais qu'est-ce qu'il fout ?
On commençait à s'inquiéter quand on le vit sortir du virage en criant
- Y a plein de filles, y sont là, y z'arrivent.
Il était content car il allait enfin pouvoir manger son teau.
Corinne prit une sage décision :
- Moi, j'’vais les voir.
Gilbert l'a suivie pendant un moment puis s'arrêta. Il ne savait que faire.
D'un té je l'appelais, de l'autre il y avait les nanas.
Après ces quelques incidents, les correspondants entrèrent en classe. Quand tout le monde fut dans la classe, mes yeux firent le tour de la classe regardant chaque personne. Après avoir fait les présentations nous leur avons présenté un sketch Après ils nous ont fait écouter des enregistrements (la chanson m'a plu)... Nous sommes allés goûter... Ils avaient l'air dtre gênés, mais ils ont quand même mangé !
Ensuite nous sommes allés danser. La soirée (?) s'est bien vite passée (pour une fois ! )".
 
Et enfin Roger livre ses impressions :
"Jeudi 15 cembre la quatrième aménagée a eu le plaisir d'accueillir la quatrième aménagée du C.E.S. Vercors. A trois heures moins le quart, après quarante minutes de retard, cinq silhouettes, grandes, impressionnantes, maquillées de la tête aux pieds, apparurent ... "
 
Combien les problèmes de chacun ou plutôt leurs traits de caractères et intérêts se révèlent dans la correspondance!
Après cette première rencontre, j'avais demandé aux élèves de rédiger brièvement leurs impressions. Nous en avons fait un album que nous avons expédié aux correspondants. Ginette a très bien perçu le gros problème qu'avait ma "prof. correspondante" avec une de ses élèves. Nous avons discuté au téléphone pour décider s'il fallait ou non censurer le texte de Ginette. Heureusement on n'a rien coupé, ce qui a aidé le groupe Vercors à aborder en douceur une situation inconfortable. Et la "faillote"s'est socialisée en fin de compte. 
 
Avoir des correspondants dans un autre quartier de la ville est une expérience très positive.
Nous nous sommes rencontrés trois fois pour des séances d'échange-détente.
Une anecdote, très significative à mon avis, montre comment la vie crée la vie.
Notre dernière "rencontre de travail " avec les correspondants s'est faite à la "Maison pour tous" proche du C.E.S. Ce lieu est investi en quasi-permanence et totalité par des adolescents maghrébins. Beaucoup d'anciens élèves et élèves actuels en rupture de ban.
Nos filles vinrent se plaindre maintes fois de ces garçons qui entraient continuellement et comme par inadvertance dans la salle où elles répétaient. Il faut dire que leurs costumes étaient plutôt aguichants. Après moulte palabres,les garçons ont accepté d'assister aux Jeux Dramatiques des deux classes malgré les grimaces des filles !
Le Jeu Dramatique présenté par le C.E.S. Vercors conte les difficultés, la solitude d'un travailleur maghrébin à la recherche d'un travail et d'un logement. Quelle dérision ! De jeunes Français (aux racines de nationalités variées cependant) jouent les problèmes des maghrébins devant ces derniers.
Le débat s'instaure entre ces quarante jeunes, aidés par les deux profs qui poussent à l'élucidation des causes du racisme. Il n'est plus question d'être embêté ni d'embêter. Question des acteurs : "Est·ce que vous pensez qu'on a exagéles situations ? " .
- Oh, non c'est bien pire que ça ! Tenez-moi, mon patron ... les flics .... un prof. ...
Ils racontent, ils racontent devant nos élèves ébahis. Ils racontent les vexations, la dure discipline du silence sous la morsure du racisme. Et ce groupe de jeunes maghrébins qui annoncent :"Nous aussi, on aimerait faire du théâtre comme vous".
Un groupe s'est formé depuis à la M.J.C ...
L'échange, c'est la vie ; la vie c'est l'échange, au niveau des poumons, de la peau, du coeur et de l'intelligence.
 
Voici un texte de Nadia :
"ICI PARIS"
"Disparition d'un enfant de quinze ans "
"Des voisins ont vu partir ce jeune garçon vers quatre heures de l'après-midi. Il était accompagné d'un homme à l'aspect vère, grand, mince... Le jeune !tomme était habillé d'un jean bleu, d'une chemise à carreaux et de baskets ... etc ... " suivait le commentaire d’un journaliste. Des enfants partent de chez eux quand ils sont maltraités, d’autres pour se faire remarquer, se distinguer des autres ... Ils trainent dans les rues sans savoir que faire avec peu d'argent de poche.
Françoise, éducatrice, nous a raconté qu'un jour, alors qu'elle rentrait chez elle en voiture, elle a aperçut une tête qui sortait de derrière une automobile ... elle a distingué une fille, mais, ayant remarqué une voiture de police, elle s'est garée un peu plus loin pour ne pas éveiller des soupçons. Elle avait compris que cette jeune personne avait fait une fugue et que les gendarmes la recherchaient ... Il était deux heures du matin, la fille s'était blottie contre la voiture pour se réchauffer. Françoise l'a amenée à "l’A.P.A.J." qui est un centre d'accueil pour jeunes délinquants ... Elle a voulu faire sa petite enquête sur la famille de cette adolescente. Comme elle s'en doutait, son beau-père buvait et la tapait. Aussi un jour elle en a eu assez ... "
 
Le texte de Caroline (14 ans) complète celui de Nadia :
"LETTRE À UNE AMIE"
Je t'écris pour te confer mon problème, car je ne peux plus supporter l’ambiance d'enfer qui règne chez moi ; la vie est vraiment insupportable à la maison. Mes parents ne peuvent plus s'adresser la parole sans que cela n'engage une dispute entre eux. En plus, il m'est vraiment impossible de parler avec mes parents. Je ne peux pas dire ce que je pense d'un sujet quel qu'il soit.
Ma mère prétend que je suis trop jeune ... que je ne connais rien de la vie. Je n'ai jamais pu dire ou penser quelque chose sans la choquer ou rencontrer son incompréhension. Il suffit que j'aie besoin de lui dire quelque chose pour qu'elle me dise qu'elle a une ou deux choses plus urgentes à faire ou elle se plonge dans une tâche trop absorbante pour me prêter une oreille attentive.
Malgcela, elle me su/veille, m'empêche même de sortir seule, par exemple pour aller en ville : elle dit que je ne saurais pas me débrouiller... Quelquefois je me demande si je suis vraiment inférieure aux autres filles de mon âge. Je ne comprends pas ses réactions. Je sais qu'il ne peut pas y avoir une mère idéale, elles ont chacune un défaut ... plus ou moins grand bien r.
 
 
Un texte de Monique reflète d'autres aspects des cheminements de nos débats autour de l'éducation idéale.
Son texte s'adresse " aux adultes" :
 
POÈME
Avant notre naissance, Adultes, nos parents,
Vous étiez si bons lorsque vous étiez jeunes
Vous disiez que vous nous aimeriez
Et aussi que vous vous occuperiez de notre avenir.
Notre avenir ? Eh bien, parlons-e!
Vous nous grondez, vous nous punissez,
Vous attendez impatiemment nos dix-huit ans.
Était-ce de cela que vous vouliez parler,
lorsque vous disiez que vous vous préoccupiez de notre avenir ?
Avenir que nous, les enfants, voulons gai, beau, libéré de vous.
Croyez-vous qu'en grondant et qu'en punissant
Vous nous donniez goût à la vie ? Avez-vous confiance en nous ?
Nous aimez-vous vraiment au point de
nous empêcher de faire des bêtises ?.
Pour ne pas nous voir aller en prison ?
Ou est-ce parce que vous craignez les ennuis ?
Pour avoir la paix ?
Nous savons ce qui est bien.
Non, croyez-moi, laissez-nous faire,
Vous verrez comment nous voulons notre avenir.
Je crois que nous avons plus de cervelle que vous.
Vous n'aviez pas la même enfance que nous.
Est-ce pour cette raison que vous êtes sévères avec nous ?
Tenez-vous à nous faire endurer tout ce que vous avez enduré ?
Tenez-vous à nous faire subir toutes les claques que vous avez reçues ?
Ce sont les enfants qui feront l’avenir.
Il ne sert à rien de punir ou peuttre passez·vous sur nous
La colère dont nous ne sommes pas la cause ?
Mais ne nous punissez plus, vous nous inciteriez
à faire toutes les bêtises que vous redoutez,
juste pour nous venger.
A moins que vous ne nous punissiez que pour nous faire constater
Que vous, les parents, vous êtes plus forts que nous ?
Mais alors, nous sommes idiots de vous obéir,
Car vous n'êtes pas différents des enfants,
Peuttre plus grands, mais guère plus sages.
Nous sommes idiots de vous obéir,
Comme nous le sommes aussi d'obéir
aux profs, aux flics, aux grandes personnes quoi
 
À la suite de toute une rie d'interventions, j'avais demandé aux élèves d'écrire un texte sur l'Éducation en utilisant la forme qu'ils voulaient (souvent une forme séduit et aide à accoucher du texte) : lettre, article de journal, poème, dialogue,etc ...
 
INTERVENTIONS :
Textes extraits de : ''L'Arrache-coeur" (Clémentine et ses enfants), "Vipère au poing", livre présenté par un groupe d'élèves, "Jeux Interdits" livre présenté par un autre groupe, Textes divers présentés par des stagiaires, Prévert - Vieux manuels de psychologie caractérielle :"L'enfant paresseux" etc ...
Autour de ces textes, des débats de formes diverses (ils aident à articuler le discours). Un débat à l'anglaise mémorable.
Des jeux dramatiques : Scènes de la vie familiale - relations d'autorité.
Cinéma : Diabolo-Menthe (toute la classe), Violette Nozière (avec trois élèves).
Intervenantes : Françoise, Éducatrice chargée de l'accueil de délinquants à I'A.P.A.J. de Grenoble - les deux stagiaires.
Oui, les textes ne jaillissent pas par miracle. A nous - toute la classe plus profs, plus les autres - d'apporter l'humus.
 
Dans la classe, il y avait deux groupes antagonistes : les partisans d'une éducation très libérale , ceux d'une éducation autoritaire. Fraoise, affrontée à des problèmes réels avec les adolescents qu'elle épaule, a aidé la classe à sortir de son manichéisme stérile en nous livrant son vécu. "Vous fauchez aux N.G., gare si on vous pince ... " et d'énoncer froidement les conquences légales, pénales ... Pas de morale, l'inévitable réalité.
 
Le fantastique nous tient à la peau
Voici un texte de José (dont je reparlerai car il a été un "analysant" important du groupe) Le texte très long a subi des coupures :
LE MONSTRE
.... Derrière moi une photographie, pas plus grande que 20 cm, représentait un homme, poilu des pieds à la tête, dont les mains et les pieds avaient des ongles gigantesques qui lui venaient jusqu'au menton..
(Cette photographie est au mur de la classe. José, puni, reste seul dans la classe).
.... Pris de ·colère, je balançais mon encrier à encre rouge sur cette photo ... la photo du monstre était entièrement enduite de rouge. La photo se mit à bouger et on entendit :
- "Sortez-moi de là !
- Qui es-tu ?
- Je suis le monstre qui est dans cette photo".
Je pris la photo et je la posai sur la table.
Je vis sortir - de la photo - des doigts, puis la main droite, la main gauche, les épaules, les pieds, les jambes, les cuisses, le buste, le bassin et enfin la têt e. Puis le monstre s'écria :
- "Oh ! que ça fait du bien !
- Eh, oui ! Mais comment se fait-il que tu sois sorti d'une photo ?
- Eh bien, comme je disais, pendant les temps préhistoriques je vivais dans des conditions défavorables.
Il y a eu le froid, la cheresse. Et un jour, j'ai troude l'eau, et quand je suis arrivé à proximité je me suis englouti dans les sables mouvants.
- Mais, dis-moi, comment as-tu appris à parler ?
- Comme vous. Je vous ai écouté au fond de la classe, dans ma photo, pendant cinq ans, et, comme vous dites, il y a eu le C.E.1, le C.E.2, deux ans de C.M.1 et un an de C.M..2 ... Eh ! Voiquelqu'un ! Cache-moi !".
Trop tard, les enfants étaient jà entrés ...
- "Qu 'est-ce que c'est ? D'où vient-il ? "
Et ce fut la panique, les élèves allaient dans tous les sens (le directeur intervient etc .. .)
Alors, voyant ce remue-ménage, je le pris et je partis chez moi : je le nourris, je le loge et je m'en occupe. Au bout d'une quinzaine de jours, il fut aussi grand que moi. Les ongles coupés, ses dents limées, ses poils et ses cheveux rasés, il était beau ...
Un jour ... il me dit :"Tu sais, José, je ne m’arrêterai pas de grandir".
Sur ces paroles, je pris le téléphone et je téléphonai aux autorités. Le temps passa et au bout d'un mois il était aussi grand que la Tour Eiffel. Les autorités décidèrent de l'éliminer ...
Alors, sans lui dire un mot, les gendarmes l'entraînèrent hors de la ville et on le tua.
Pendant un certain temps, on ne parla plus jamais de lui, mais certains, comme moi, ne purent l'oublier".
 
Ce grand Jo, 14 ans, le premier de la classe à quitter la préhistoire (C.E.1.. .. C.M.2) pour entrer dans son histoire et qui accepte peu à peu d'être un garçon, de grandir avec des poils .... de sortir des cadres où on l'avait capturé :"Vous verrez, ce petit n'est pas très malin, il ne faut pas trop lui en demander" m'avait géreusement avertie ma collègue. Le monstre est accepté, aimé, nourri.. . Cependant la peur de grandir, de l'avenir,demeure bien légitimement.
L'incitation à l'écriture fantastique - il s'agissait ici de raconter la métamorphose d'un objet ou d'une personne pendant la classe - permet aux enfants d'explorer, dans une quiétude relative, des zones d'angoisse assez proches, d'apprivoiser en eux-mêmes le monstre des pulsions sexuelles et agressives, de l'examiner, et, en quelque sorte, de l'aimer : il n'est pas dangereux. sauf pour les "autorités" .
 
Voici un autre texte de José sur le registre ptique, écrit trois mois plus tard :
"Libre, comme vent
Libre, le coeur ballant
Sur son tapis volant.
Libre, le marcassin
Hurlant dans mes pensées
De sa voix étranglée
Un petit cri
Sans courage
Libre, le pic-vert
Dur comme le fer.
Libre, l'aigle blanc
Dans mes rêves en noir et blanc
Libre, cet oiseau bleu
Dans mon coeur tout bleu
Libre le gros serpent
Qui fit trahir la femme
Libre, le vieux hibou
Qui dort à la lumière
Emprisonnée cette colombe
Aux plumes blanches qui me fait rêver
enfermée dans cette cage
enfermée au fond de ma mémoire
enfermée dans cette cage
En souvenir de ma souffrance"
 
 
Voici le texte, à la manière de Prévert, d'un adolescent qui a été une des forces de cette classe. Son moteur principal. José le bouc émissaire.
Il y évoque le plaisir de se sentir plus libre.
Il n'est plus ce garçon pusillanime, ce jeune animal à la voix bloquée. Il a assumé un passé noir et blanc et son coeur s'est peint en bleu. Son sexe est vivant. Malgré ses grosses lunettes (de hibou) José capte la lumière. Cette mère qui l'a abandonné bébé, le laissant désemparé (il en parle longuement dans ses mémoires) est peut·être cette colombe qu'il tient dans la cage de sa mémoire "en souvenir de sa souffrance".
José, le rejeté, · "Caliméro" comme l'appelaient ses camarades avec cruauté mais aussi perspicacité.
José, le "Caliméro" consentant, mal barbouillé, dégingandé, jouant l'idiot à la perfection. Il a d'abord fallu lutter contre sa résignation et la complicité du groupe, puis maîtriser la panique de la classe quand il est sorti de la photo où on l'avait figé :"Et ce fut la panique, les élèves allaient dans tous les sens". Toute une dynamique vieille de plusieurs années (cinq années) s'est grippée. Plus d'idiot du village ? Il faut un idiot du village. Si ce n'est plus lui, ça pourrait être moi ? Pourquoi faut-il qu'il y ait, dans beaucoup de classes, un élève souvent complice - qui porte la terreur des autres, leur mal de vivre. Un échec vivant ? La preuve que rie n ne peut changer ? Alors pourquoi se creuser le ciboulot ?
Ce n'est pas l'autorité du maître qui peut faire qu'une classe accède à une vision plus réelle de son vécu : ça n'aboutirait qu'à faire de Caliméro, un Caliméro faillot ... Mais toutes les techniques que l'on utilise dans une classe Freinet, le long cheminement de chacun vers sa propre estime à travers le travail coopératif, l'échange, le souci d'honnêteté, peuvent aider à dépasser la sclérose.
Les plus cruels envers Jofurent aussi ceux qui avaient en sixième ou en cinquième, été investis du rôle de boucmissaire. Il s'agissait, eux aussi, de les comprendre, de les aider à déjouer le piège.
En juin, Joël soigne son corps, invite les filles à danser; Monique ne se trouve plus un laideron :"Chacun a son charme" affirme·t·elle. Ginette, la très ronde, par l'expression corporelle, a découvert que son corps généreux était recherché comme protection par les autres.
Peut·être qu'il suffit de changer notre regard pour que l'autre en face se construise au lieu de se décomposer.
 
En attendant : "Vous n'enseignez pas la littérature", me dira en juin une stagiaire. Sans doute voulait-elle signifier que nous ne pratiquions pas le rite de la lecture expliquée. Aider les gosses à grandir, leur apprendre à devenir plus lucides, à se reconnaître par le dialogue, l'écriture, la lecture, la rencontre de l'inconnu (par les textes y compris !) ça me semble, ça nous semble, je crois, l'essentiel. Le reste c'est de la mauvaise littérature.
Je disais au début de cet article que des élèves de cette classe (une douzaine) s'étaient introduits dans leur propre histoire J'avais suggéré pour ceux qui le désiraient d'écrire leurs mémoires. Il y avait plusieurs raisons à cette proposition :
- entrner les enfants à une écriture de plus longue haleine,
- favoriser la reprise d'un dialogue avec les parents. Parler avec ces derniers du bébé et du petit enfant que l'on a été, c'est d'une certaine manière affirmer que l'on a grandi, que l'on se dégage du nid, mais c'est aussi reconnaître à ses parents la part énorme qu' ils ont eue dans notre vie. Une complicité nouvelle est née entre quelques mères(j'en ai eu des échos) et leurs rejetons ! Plu sieurs albums de famille ont épillés aussi et les photos ont trouvé leur place dans les cahiers de mémoires ...
Les filles surtout ont scruleur passé, longuement et certaines - des gaons aussi d'ailleurs - veulent continuer la rédaction de leurs mémoires en troisième. "Et puis on pourra les faire lire à nos enfants ! ".
Peut·être l'an prochain accepteront- ils de livrer, dans une "Gerbe", leurs mémoires; pour l'instant, ils ne me les confient que pour corriger l'orthographe.
La vie des enfants n'est pas si drôle : ces textes vrais, sans artifice, m'ont bouleversée.
Chacun a balisé sa trace dans la pierraille de l'école, mais pas seul. Tant mieux si quelques-uns ont atteint une crête après une si dure course. Tant mieux s'ils dansent, une touffe de fleurs inconnues à la main.
Août 1978
Marie· Thérèse MACHE