L’U. R. S. S. adoptera-t-elle nos techniques ?

Novembre 1933

Notre pédagogie telle que nous l’avons définie et telle que nous la pratiquons est-elle une pédagogie révolutionnaire, et dans quelle mesure ? Telle est la question que, depuis des années, on agite autour de nos efforts: les uns nous accusant de dangereux extrémisme, les autres doutant nu contraire que nos travaux aient une portée appréciable sur les efforts de libération prolétarienne.

Nous voudrions apporter ici notre point de vue, le plus objectif possible, sans autre but que de servir la vérité dont nous nous sommes toujours réclamés.

 

A LA RECHERCHE DE LA VERITE PEDAGOGIQUE

Précisons d'abord un fait : Nous sommes des pédagogues et non des politiciens. Dans nos recherches, nous ne sommes jamais partis d'un point de vue politique, ce qui à notre avis, serait une hérésie. Nous nous sommes engagés sur la voie nouvelle sans aucun apriorisme, mais aussi sans aucune considération conformiste, sans égards pour les idoles auxquelles nous refusons de sacrifier, bousculant sans pitié les conceptions centenaires d’une pédagogie traditionnelle et routinière, renversant les barrières qu'on n’a cessé de dresser entre l’école et la vie, entre l'école et le milieu social.

Par l'imprimerie à l’Ecole nous avons touché à sa source la vérité et l'ingénuité enfantines. Forts de cette puissance nouvelle nous avons travaillé à mettre sur pied une pédagogie de vérité, dégagée de tous les sophismes scolastiques qui l’étiolent. Nous ne nous soucions point à l’origine de savoir si oui ou non, cette pédagogie pourrait un jour supporter l’étiquette révolutionnaire. Nous pensions seulement, comme Barbusse, que rechercher partout la logique et la vérité c’est œuvrer pour la libération révolutionnaire ; nous savions surtout que la pédagogie, science de la culture désintéressée de l’enfant, ne pouvait mériter ce nom que si elle ne craignait aucune vérité, quelle qu’elle soit.

Il s’est trouvé alors que, parce que nous avions puisé en d’autres éléments les principes de notre pédagogie, nous avons découvert, nous avons dit ce que les éducateurs sentaient confusément mais n'osaient exprimer.

Ce faisant nous avions heurté des conceptions, lésé des intérêts, chatouillé des amours-propres, malmené la chaîne des traditions. Ne nous étonnons pas si on nous a traqués en nous stigmatisant du qualificatif, qu’on voudrait déshonorant, de révolutionnaire.

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DE LA VERITE. SOCIALE

Consciemment ou inconsciemment la pédagogie traditionnelle est au service de la classe bourgeoise ; consciemment ou inconsciemment, les éducateurs participent à une vile besogne de bourrage et d’asservissement. Inconsciemment, croyons-nous, car la plupart d’entre eux s’étonnent ensuite et s’indignent de voir la jeunesse qu’ils ont formée participer aussi tragiquement à la décadence sociale et politique d’un régime.

En face de ce mensonge, nous dressons un peu de vérité, nous dressons un maximum de vérité : nous tâchons d’ouvrir des veux, de tracer une voie, de préparer l’avenir. Nous disons le droit pour l’enfant prolétarien de rester lui-même, avec sa classe, tout en s’élevant harmonieusement, son droit de rejeter les mensonges moraux, idéologiques ou patriotiques que l’Etat s’applique à lui inculquer.

Cette vérité, nous n’allons point la chercher dans les livres menteurs au service d'une organisation sociale qu’ils s’engagent implicitement à ne pas attaquer.

C’est dans la vie même des enfants que nous la puisons el c’est là une de nos meilleures conquêtes révolutionnaires.

PEDAGOGIE REVOLUTIONNAIRE

Conquête pédagogique d'abord, s'entend. Mais révolutionnaire par surcroît. Elle nous permet d'atteindre à la fois deux buts également précieux : l’expression spontanée libérant et activant l’élan vital des enfants, tend à raffermir et à enrichir les personnalités. Toute notre technique subséquente tend au même but : préparer à travers l’enfant l’homme actif, vrai, fort, capable de se dresser devant l’erreur et l’injustice — premier but qui ne nous est nullement particulier, qui est, littéralement, le but que s’assignent tous les grandes éducateurs : former des hommes.

Deuxième but : nous replaçons automatiquement l’enfant dans son milieu, alors que toute la pédagogie capitaliste s’efforce à l’arracher à ce milieu, à le dissocier de sa classe pour l'intégrer à la classe au pouvoir. Contredire ainsi les aspirations et les besoins capitalistes est un véritable crime.

Qu’a-t-on osé nous reprocher, en effet ? D’avoir laissé nos enfants dire qu’ils avaient faim, qu’ils ne voulaient plus partir à la guerre, que leurs parents étaient en chômage, que les riches boivent du vrai champagne — faits qu’on ignore systématiquement, en effet, dans les manuels officiels où s'étale le bourrage pseudo-moral, instrument de la mystique patriotique qui nous a conduits sur les champs de bataille et que notre ministère exalte aujourd’hui encore comme un devoir de notre charge.

Grâce à notre technique, l’enseignement élémentaire ne sera plus basé sur cette phraséologie plus ou moins officielle mais bien sur la pensée et la vie des enfants dans leur milieu naturel — préoccupation, nous l’avons dit, avant tout pédagogique, en concordance directe avec nos conceptions éducatives et nullement dictée par je ne sais quelle orthodoxie politique.

Toute notre action est justifiée pédagogiquement comme se justifie pédagogiquement aussi notre refus d’inculquer à nos élèves des pensées, des sentiments, des modes de vie en opposition avec leurs nécessités fonctionnelles, notre refus d’abstraire les enfants de leur milieu, même si les enseignements qu'ils en reçoivent sont en désaccord avec les théories sociales dominantes, notre refus de préparer ces enfants à la défense sanglante d’une entité, la Patrie, qui n’a de sens aujourd’hui que pour ceux qui en retirent un évident bénéfice.

Nous montrons justement, par la pratique, que les théories officielles sont en contradiction avec les principes mêmes d'une saine pédagogie scientifique. Et en éducateurs, c’est cette pédagogie que nous voulons appliquer et faire triompher, à moins que le fascisme avoué ou latent nous mette dans l’obligation tragique de choisir entre la pédagogie nouvelle ou la fonction rétribuée par un régime jaloux de ses prérogatives.

La bourgeoisie ne s’y est pas trompée : elle a épaulé sciemment les récentes attaques réactionnaires contre nos techniques, et les déclarations emphatiques du ministre semblent indiquer que le gouvernement entend agir violemment contre les instituteurs qui, au nom de leur conscience pédagogique, luttent pour la libération des enfants du peuple.

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DENONCER LA CONCEPTION CAPITALISTE DE L’EDUCATION POPULAIRE.

Aux yeux des profiteurs, gros ou petits, du régime, nous apparaissons comme révolutionnaires surtout parce que nous avons refusé de participer au grand mensonge social de l'éducation en régime capitaliste.

Si on se contente certes de considérer théoriquement les méthodes en soi, si on parle d'éducation en pédagogues soit disant scientifiques qui cherchent à étudier les faits dans leur absolu : si on compare ainsi abstraitement et exclusivement dans ses pratiques scolastiques renseignement d’aujourd'hui à l’enseignement d’il y a un demi-siècle, on constate en effet un changement matériel dont le régime est heureux de s’enorgueillir.

Mais que sont les méthodes sinon le moyen d’atteindre un but qui est d’élever les individus, de former des hommes. L’école officielle capitaliste a-t-elle élevé les individus, a-t-elle amélioré les conditions intellectuelles et morales de la grande masse populaire ?

Hélas ! Il n’est pas difficile d’être plus que sceptique, lorsqu’on a vu les efforts éducatifs de la génération qui nous a précédés aboutir au grand carnage de 1914 et à la formidable escroquerie qui l’a suivie ; lorsqu’on considère l’avilissement peut-être sans précédent non seulement de la bourgeoisie, mais aussi, hélas ! de tous ceux qu’elle a asservis et contaminés.

On a construit des écoles, perfectionné le matériel, inventé des méthodes, amélioré des techniques, et le but poursuivi semble s’éloigner d’autant vers l’abaissement moral et l'atonie d'une adolescence impuissante et désaxée.

Il y a là, pour le moraliste el le sociologue et pour le pédagogue aussi — un grave problème à résoudre et dont les savants conformistes s'obstinent à ne point chercher les vraies solutions.

Par timidité et parti-pris, on s’obstine à vouloir chercher dans la vie actuelle de l’école, les causes de cette faillite éducative. Voyant le danger, nos maîtres nous prêchent charitablement : vous avez une mission sacrée... Votre tâche n’est pas de vous mêler à la lutte politique ou sociale... votre domaine est l’école, vous devez vous y cantonner...

C’est là une des plus grandes tares de la conception capitaliste de l’éducation populaire : prétendre, par dessein égoïste, isoler l’école de tous les faits sociaux et politiques qui la conditionnent ou en annihilent la portée c’est s’associer à un des plus redoutables mensonges de notre époque.

Essayez donc de convaincre un maçon que peu lui importent la consistance du terrain sur lequel il doit bâtir, ou la qualité des matériaux employés, ou la nécessité de couvrir l’édifice pour le protéger des intempéries ?

Plus logique, plus humain que les éducateurs, ce maçon se rebellerait contre une conception et une organisation du travail qui heurtent aussi évidemment l’élémentaire bon sens et la nécessité sociale de donner à l’effort l’efficacité normale qui en est tout à la fois la raison et le but.

A son exemple, l'éducateur doit s’imprégner de cette idée que l’école telle qu’elle est comprise aujourd'hui n’est qu’un rouage mineur de la grande et complexe fonction de formation — ou de déformation — des individus. Quelques questions primordiales devraient toujours se présenter à son esprit :

L’enfant qu’il est chargé d’éduquer y est-il disposé par son état physiologique et psychique ? A-t-il dormi convenablement dans une pièce aérée Est-il nourri normalement et avec soin ? Peut-il jouer hors de l’école ? Trouve-t-il, dans sa famille, le milieu favorable à son évolution?

Sinon, et si, de ce fait, ses efforts éducatifs sont d'avance voués à un échec, à qui en incombe la responsabilité et comment pourrait-on obvier à cet état de choses pour que le milieu enfantin soit enfin favorable à l’action des éducateurs ?

Hélas ! on ne tient pas à ce que l’instituteur exerce dans ce sens sa logique car la responsabilité est évidente dans nos écoles populaires : chômage, taudis, sous-alimentation, nervosité, tuberculose, déficience, anormalité sont les fruits de notre régime d’exploitation et ne disparaîtront qu’avec l'établissement de la société socialiste.

L’action pédagogique poussée ainsi jusqu'à ses limites normales, devient donc nécessairement action sociale, voire action politique.

Les locaux scolaires, le chauffage, l'alimentation dans les cantines, l’organisation horaire des études sont de même des déterminantes directes de nos succès pédagogiques.

Si, comme on le constate notamment dans cette période critique de « redressement financier », les crédits pour construction scolaire sont supprimés, si, sous prétexte de révision de la carte scolaire, on porte à un chiffre excessif l'effectif de nos classes, dans lesquelles la discipline nécessairement autoritaire devient la préoccupation dominante des éducateurs; si, de ce fait, tout travail sérieux devient impossible, qui inculper ? Et n'est-il pas logique de placer encore une fois les responsabilités là où elles sont, c’est- à-dire dans la conception sociale et politique, de l’éducation ? Comment réagir si ce n’est en intervenant sur le plan social, syndical el politique ?

Et quand l'éducateur anormalement isolé dans sa classe considère les résultats désespérants de ses efforts, n'est-il pas naturel aussi qu’il déplore le système anti-éducatif péri et post-scolaire qui, dans notre société, contrarie sans cesse nos humbles mais honnêtes efforts pédagogiques : presse immonde, cinéma flattant exclusivement les bas instincts, sport commercialisé, perversion gagnant de degré en degré tous les éléments sains ? Et n’est-il pas de notre devoir de dénoncer ce sabotage conscient de nos efforts pédagogiques et de doubler ceux-ci de l’action sociale, syndicaliste, voire politique susceptible de changer favorablement cet état de choses ?

Nous reprochera-t-on de mêler ainsi, dangereusement, la politique ou le syndicalisme à l'éducation ? Comme si c'était nous qui procédions à ce mélange et s’il ne faudrait pas s’étonner plutôt de l’attitude antiscientifique de ceux qui tentent d’isoler anormalement un fait social aussi complexe que l'éducation de tous les considérants extrascolaires qui en déterminent les méthodes, le rythme et l’évolution.

Notre rôle est toujours d’examiner avec sincérité et loyauté les questions qui se posent à nous, d’ouvrir les yeux, de montrer la nécessité pédagogique de l’action sociale et politique, et en nous basant sur cette réalité, sur cette vérité, de donner aux éducateurs de nouvelles possibilités d’action et des raisons d’espoir.

Par cette action clarificatrice — et qui n'est jamais, à aucun moment, une action de partisan politique nous tendons à faire de tout éducateur convaincu de la nécessité de la lutte émancipatrice — et quelles que soient par ailleurs ses convictions politiques — un homme capable de considérer sainement, et dans leur synthèse vivante, les faits sociaux auxquels il se trouve mêlé, de reconnaître ainsi, avec sûreté, les véritables ennemis de l’école populaire et de la pédagogie nouvelle, de se dresser contre le régime anti éducatif que nous subissons et de devenir ainsi, dans la mesure de ses moyens, un ouvrier conscient de l’éducation prolétarienne dans la future société socialiste.

NOTRE TECHNIQUE PEUT-ELLE ET DOIT-ELLE PENETRER EN U.R.S.S. ?

Notre action révolutionnaire, on le voit, nous la menons au grand jour, parce qu’elle n’est en définitive que l’honnête et intégrale action pédagogique. Nous ne nous sommes jamais souciés de savoir si elle répondait à une ligue politique quelconque qui, elle, est d’un autre domaine que nous n’examinerons pas ici.

Nous ne savons donc pas dans quelle mesure le Parti dirigeant de l’U.R. S.S. approuve notre effort. Mais nous sommes tellement sûrs des fondements psychologiques, pédagogiques et sociaux de notre technique, nous sommes tellement persuadés d’avoir raison que nous ne saurions nous émouvoir quand des camarades nous disent charitablement :

- Mais vos méthodes ne sont pas possibles actuellement en Russie Soviétique. Là-bas, il ne s’agit pas du tout de liberté scolaire, mais d'une dictature dominée pour l’instant par la nécessité de défendre la patrie prolétarienne contre les attaques de la bourgeoisie internationale... L’enseignement est là-bas aussi dogmatique et formatif...

Je connais passablement la pédagogie soviétique. J’en ai vu sur place, en 1925, ce qui pouvait en être considéré comme l’éclosion. C’était l'époque encore des expériences et des tâtonnements : depuis Lénine, qui avait génialement commenté Marx, la voie était magistralement tracée pour la future école prolétarienne du travail. Mais la technique qui permettrait de marcher sur cette voie manquait totalement : la pratique pédagogique allait alors de l’école anarchisante réactionnaire Plan Dalton. C’était comme un bouillonnement : la cristallisation était bien loin encore.

Un puissant effort de redressement a plus tard fait faire un grand pas à l’école prolétarienne en l’intégrant au maximum au milieu social, en liant effectivement l’école à la construction socialiste.

Le plan quinquennal a été décisif pour cette orientation. L'Ecole a peu à peu fixé ses techniques. Mais la grande fièvre de production, l'enthousiasme sans précédent pour l'émulation socialiste ont parfois, à notre avis, ramené dangereusement certaines formes dogmatiques de l'ancienne école. Production s’est traduit parfois, en pédagogie par acquisition : d’où la préparation de manuels pour toutes les écoles, le rétablissement de certains examens, une tendance regrettable à exagérer la réaction disciplinaire contre la pédagogie libérale.

Nous ne nous exagérons cependant pas ces dangers, car nous avons malgré tout confiance en la logique prolétarienne d'une masse aujourd’hui sortie de l’ornière et qui n’acceptera pas les vieilles formes de préparation de la jeunesse révolutionnaire.

Malgré la situation passagère que les nécessités mondiales font à l’U.R. S.S., l'imprimerie à l'école, telle que nous l'avons définie, et nos techniques en général, pourraient-elles être introduites dans les écoles soviétiques ? C’est la question que nous allons examiner avec la plus grande objectivité, dans le seul but de servir la pédagogie et le prolétariat.

Il n’est peut-être pas inutile de redire ici qu’aucun de nous n'attend de cette introduction le moindre avantage personnel ; nous ne demandons jamais aucun droit d'auteur sur nos inventions ni même sur nos éditions, lorsque l’exploitation doit en être faite selon des principes coopératifs. Mieux : comme nous l’avons fait pour l’Espagne, comme nous sommes en train de le faire pour la Belgique, nous mettrons avec joie notre expérience et nos réalisations au service de nos camarades soviétiques pour qu’ils arrivent le plus tôt possible à organiser, dans leur pays même, et sans notre intervention commerciale ou technique, la fabrication du matériel et la marche des services.

Nous n’avons jamais fait aucun sacrifice, qu’il soit financier ou idéologique — à la propagande en France : nous n’en ferons pas davantage à l’étranger. Nous disons ce qui est, nous montrons ce que nous avons réalisé, nous donnons à l’occasion notre avis sur les possibilités éducatives résultant des circonstances diverses : nous rétablissons la réalité toutes les fois que nous constatons l’incompréhension et le doute, persuadés que nous sommes de l’avenir qui attend une technique inébranlablement fondée socialement, psychologiquement el pédagogiquement.

Nous ne cachons point cependant que si nous voyons avec joie notre technique nationalement organisée en Espagne avec la création aujourd’hui effective d’une coopérative sœur de la nôtre : si nous répondons avec empressement à l’appel de nos camarades belges qui désirent suivre sous peu l’exemple espagnol, nous serions particulièrement heureux que notre expérience puisse être répétée dans les milliers d’écoles expérimentales de l’U.R.S.S. d’abord avant d’être adoptée comme une des techniques fondamentales de l’école soviétique. Et cela est normal : nous avons toujours visé, dans nos réalisations, l’épanouissement de l’école populaire. Il y a un pays où cet épanouissement est puissamment déclenché. C’est là, et la seulement, que notre innovation peut donner son plein rendement et acquérir son vrai sens et sa réelle portée. C. FREINET. (A suivre).