L'Educateur n°10 - année 1963-1964

Février 1964

Pour un trimestre de travail

Février 1964

Vers le congrès

Après la halte de Noël et du Jour de l’An, nous entrons dans le trimestre le plus actif, pédagogiquement parlant. Le Congrès en sera, comme chaque année, le couronnement.

Nous ferons aujourd'hui un tri sévère parmi les nombreux articles et informations pour donner d'abord ceux qui sont nécessaires à la poursuite de notre travail coopératif, et à la vie dynamique de notre mouvement pédagogique.

 

Commençons par la question la plus brûlante et la plus délicate, celle à laquelle nous sommes amenés à répondre chaque année, en donnant toujours les mêmes raisons, toujours aussi justes et valables : que fait le mouvement pédagogique de l'École Moderne pour servir l'idéal laïque et la démocratie?

Effectivement si nous avons conscience de servir l’un et l’autre, nous ne les servons pas d’une façon habituelle et classique.

Nous ne faisons rien, paraît-il, au point de vue syndical ; nous ne nous associons à aucune des actions nationales engagées. On n’entend jamais notre voix, ni dans les journaux ni dans les rassemblements de défense et de lutte qui s’organisent selon les urgences.

Nous n’avons aucun parti-pris contre une telle action, mais, avec notre meilleure volonté, il nous est parfois difficile d’affirmer nos soucis de coopération aux actions engagées. Les liaisons ont été longtemps difficiles avec le SNI et Sudel. Nous espérons peut-être et nous souhaitons une amélioration de nos relations.

Nous ne nous userons plus aux protestations stériles. Aussi bien le bilan d’une action menée depuis toujours sans appui ni de l’état ni des organisations diverses reste éminemment positif : cela nous vaut même d’opérer automatiquement, au niveau des engagements et de l’action, un filtrage qui nous renforce. Ne viennent avec nous que les camarades conscients qui ont le courage de marcher avec nous à contre-courant, qui savent se sacrifier pour obéir à leur grand idéal de libération et de démocratie.

Ne nous attendons d’ailleurs pas à un changement radical de cette situation. Tant que, par notre travail et nos réalisations, nous dérangerons les gens en place, à quelque niveau qu’ils se trouvent, nous resterons en quarantaine. Mais le courant que nous avons créé va s’amplifiant. Encore faut-il que nous sachions l’animer, le coordonner, et l'orienter, en tenant partout la tête du peloton, car l’heure approche où les profiteurs s'apprêtent à exploiter à leur profit les nouveautés que nous avons révélées.

Et c’est pourquoi nous faisons tant d’efforts pour sauvegarder l’unité et la cohésion de notre mouvement pédagogique et de notre action coopérative.

Ce que nous faisons? Comme en pédagogie, nous travaillons en profondeur, nous ouvrons des yeux, nous mobilisons des bonnes volontés, nous habituons nos camarades à ne pas être de passifs suiveurs, mais à agir en hommes et en citoyens partout où ils ont l’occasion et le devoir de militer. Car nous formons des militants, c'est-à-dire des gens qui agissent de leur mieux pour réaliser leur idéal, qui ne se contentent ni des beaux discours, ni des promesses politiciennes, qui s’efforcent de faire passer dans la réalité de leur classe et de leur vie le mot de démocratie dont tant d'arrivistes se font un facile drapeau.

Et nous prétendons former de même, par notre pédagogie, les enfants qui seront les hommes et les militants de demain, ceux qui n’acceptent jamais les raisons qu'on leur donne, par des discours, par la radio et la télévision et qui sauront réfléchir et agir en hommes.

Et nous avons dans ce domaine d'éminentes conquêtes, qui expliquent d’ailleurs les critiques et les erreurs dont nous sommes l'objet.

N’a-t-on pas osé nous critiquer ces temps-ci parce que nous avons reconnu loyalement le progrès pédagogique que représentaient les récentes Instructions Ministérielles concernant les classes de transition et les classes terminales? Elles émanent, nous dit-on, d'un ministère de Gaulle. Nous devons donc être contre et refuser les avantages pédagogiques qu'elles pourraient représenter et autoriser.

Certains camarades se laissent prendre hélas ! à ces arguties. Ils trouvent normal que les travailleurs réclament de meilleurs traitements et des conditions de travail plus humaines et ils les acceptent comme une victoire. Une loi récente intéressant les travailleurs a même été votée à l’unanimité des deux Chambres.

L’Education seule ferait exception ! Mais si nous ne réclamons, si nous ne luttons pour obtenir les améliorations indispensables, face à un pouvoir que nous jugeons hostile à l’école, contre qui mènerons-nous l’action? Attendrons-nous qu'un Parlement et un pouvoir amis de l'Ecole nous octroient tout sans intervention de notre part?

Ce n’est pas ainsi que s’écrit l’histoire. Tous les travailleurs, en tous régimes, n'obtiennent que ce qu’ils sont en mesure d’arracher par leur action unie.

Un camarade nous écrit même : « Cela m’a fait mal de recevoir un supplément à l'Educateur où l’on avait patiemment recherché tous les passages des Instructions présentes ou défuntes qui donnaient raison aux Techniques Freinet ».

Nous estimons au contraire que ces Instructions sont des conquêtes de la Démocratie. A nous de lutter, et nous nous y employons pour les faire passer dans la réalité de nos classes et de notre vie.

Il n'y a absolument rien de changé dans notre action vieille de trente ans. Nous ne sommes ni un syndicat ni une organisation politique. Nous sommes un vaste mouvement d’études, de travail et de réalisations pour le succès de l’Ecole Laïque et de la démocratie. Nous tâchons d'ouvrir les voies, d’expérimenter des solutions. Nous lançons des mots d’ordre, nous préconisons des actions qui rencontrent d’abord l’opposition systématique de ceux qui devraient en être les défenseurs. Mais quand le sillon est assez profond, les opposants et les timides se l’approprient et s'y engagent. Le processus nous parait d’ailleurs naturel et inéluctable.

C'est ce qui est advenu de notre mot d'ordre : 25 enfants par classe, lancé il y a sept ans, qui est aujourd'hui repris par la loi et par le S.N.I. Il en est de même de notre campagne pour la Modernisation de l’Enseignement qui devient maintenant un leitmotiv de leur action et nous nous en félicitons.

Il est exact que notre effort resterait bien fragile si nos camarades se contentaient de le mener sur le plan strictement pédagogique. Notre campagne pour la Modernisation de l’Enseignement visait justement à faire prendre conscience aux éducateurs des nécessités d'action extrascolaires, syndicales, politiques, sociales. Nos camarades sont des militants. Cela veut dire qu'ils ne se contentent pas de la théorie, ils veulent des réalisations et ils œuvrent tous, chacun dans leur domaine, dans leurs syndicats, dans leurs partis politiques, dans les organisations laïques, dans les Associations de Parents pour l’aboutissement de nos communes revendications.

Nous n’avons pas besoin pour cela de donner des ordres. Nous faisons confiance aux camarades comme nous faisons confiance à nos enfants dans nos classes. Et c'est pour cela, parce que nous mobilisons tant de généreuses bonnes volonté que nous sommes aujourd’hui dans notre pays une force qui nous honore.

Le procès de l'école traditionnelle

Il va y avoir du bruit encore au cours du procès de l'école traditionnelle, qui constituera le thème essentiel du prochain Congrès de l’Ecole Moderne.

D’avance, nous mesurons les réactions qui vont se manifester avec plus ou moins de véhémence. C’est en prévision des accusations qu’on ne manquera pas de porter contre notre initiative que nous répétons ici ces quelques observations préalables.

1°. Nous nuisons aux instituteurs, nous dit-on, en dévoilant au public quelques tares flagrantes de l'école.

Nous n’entreprenons nullement le procès des instituteurs. Ils font ce qu’ils peuvent, souvent avec une générosité et un dévouement qui vont jusqu'au sacrifice de leurs résistances nerveuses et de leur santé. Ils tirent le maximum des conditions de travail péjoratives qui leur sont imposées. Les méthodes traditionnelles auraient depuis longtemps fait faillite s’il ne s’était trouvé, pour pallier leurs insuffisances, un corps d'éducateurs qui ne veulent pas laisser leurs enfants souffrir dans le présent, et dans leur avenir, de l’incompréhension des hommes et de la ladrerie des gouvernements.

Ils sont exactement dans la situation du tourneur qui n'a pour son travail qu'un tour usagé qui ne tourne plus rond et qui ne permet plus la précision qui lui est indispensable ; ou du linotypiste qui tape ses plombs sur une machine qui répond imparfaitement à ses commandes, avec des matériaux usagés qui ne permettent plus la netteté du caractère à imprimer. L'ouvrier se rend compte qu’il fait du mauvais travail, et cela le fatigue doublement, d'autant plus que l'usager à qui on livre la pièce mal tournée ou les plombs imparfaits a tendance à accuser l’ouvrier qui, selon lui, sabote son travail, et qui n’est pourtant que la victime d'un état de faits dont il est le premier à souffrir.

Il est évidemment du devoir des techniciens industriels de dénoncer la vétusté du matériel et de l’outillage, l’imperfection des techniques et les conditions de travail retardataires qui en résultent. Il y a même actuellement toute une science du rendement qui est essentiellement fonction de ces réalités à dépasser si on prétend « rester dans la course » pour le progrès.

II est de notre devoir de dire de même la monstruosité qu’est, pour une des entreprises les plus vitales — l’éducation — la persistance dans un monde à l’évolution accélérée de conditions de travail et de vie qu’on ne tolérerait plus aujourd'hui pour aucune autre entreprise.

Dans la pratique il ne nous sera certainement pas toujours possible d’isoler arbitrairement l’ouvrier de son travail et de ses outils. Lorsque techniques et méthodes sont telles que l’instituteur en est réduit à imposer d’autorité ce que les enfants ne feraient pas d'eux-mêmes, lorsque restent encore en usage pelote (1) dans la cour et bonnet d’âne, nous sommes bien obligés de considérer ces anomalies à travers l’éducateur qui les applique. Mais nous rappellerons aussi que cet éducateur ne commettrait jamais ces erreurs si les conditions de travail étaient autres, plus efficientes et plus humaines.

2°. Nous risquons, nous dit-on encore, de déconsidérer l’école laïque au moment où nous avons plus que jamais besoin de nous unir pour la défendre.

Un pays ne se défend pas industriellement en essayant de camoufler son retard pour éviter de le corriger. Il se défend en modernisant son installation, en dénonçant impitoyablement les erreurs, en installant tout ce que le progrès technique offre de plus parfait. C’est en raison de ce souci, pas toujours désintéressé que les grands moulins obligent à fermer les uns après les autres les vieux moulins de campagne qui sont jugés peu rentables et qui rendaient pourtant tant de services aux habitants.

Si l’on veut la formation de la jeunesse que nécessite la civilisation actuelle, il faudra de même moderniser les méthodes pour un meilleur rendement.

Dans l’industrie on dit d’une installation qu’elle a 4, 5 ans, 6 ans. A partir de 6-7 ans elle n’est plus valable. Il faut la remodemiser.

Que dire alors d’une éducation qui a cent ans, sinon qu’elle est une honte pour fa société qui la tolère? C'est par l’action et la modernisation que nous défendons l'Ecole laïque.

3°. On critiquera notre procès, en arguant que, même sans les Techniques Freinet, des progrès flagrants ont été faits en pédagogie et qu'il faut se garder de généraliser des situations qui deviennent de plus en plus exceptionnelles.

Nous nierions la portée de nos propres efforts si nous en jugions autrement. 11 y a évidemment dans l'ensemble de nos écoles, la gamme la plus vaiiée, depuis l'école réactionnaire jusqu'aux écoles modernes. Dans la pratique, chaque classe a sa propre ñgure selon les conceptions et l'action du maître. C’est à la proportion des réussites qu’on mesure la situation actuelle de notre éducation. La proportion actuelle, difficilement mesurable, n’en suscite p3s moins les plus expresses réserves. Elle justifie pleine-ment l'action aujourd'hui engagée.

Car il nous faudra considérer non seulement la réussite traditionnelle qui peut être assez poussée, le nombre de classes où, par les méthodes traditionnelles on apprend à lire, écrire et compter. Mais les buts changent et c'est au niveau de ces changements que nous devons mesurer le chemin qui reste à faire pour une éducation adaptée à notre siècle.

Alors nous vous demandons de participer à ce procès en nous apportant des témoignages sûrs, qui seuls seront décisifs.

Nous serions heureux de recevoir notamment :

— des exemples précis d’erreurs graves dans la pratique traditionnelle : méthodes réactionnaires, récompenses et punitions ;

— des exemples puisés dans les manuels — ces outils numéro 1 de l’école traditionnelle — et dont le moins qu’on puisse dire c'est qu'ils sont parfois incompréhensibles par les enfants.

J’attends donc vos collaborations.

***

Les bandes enseignantes

C'est notre grande entreprise de l'année en cours.

L'expérience est dès maintenant menée dans des centaines d’écoles. Elle ne peut l'être normalement que dans la mesure où nous avons une base suffisante de bandes éditées. En attendant nous en sommes réduits à préparer nos propres bandes, ce qui complique évidemment le travail. Nous dirons dans les mois à venir les résultats déjà probants obtenus à l’Ecole Freinet.

La série complète de calcul en cent bandes est en cours d’édition. Les 30 premières bandes (CP et CE) ont paru et sont en vente. Les 70 autres en cours de préparation seront toutes livrables pour la rentrée prochaine.

Mais ces bandes auto-correctives ne sont qu’un aspect de notre entreprise. Ce sont plutôt les bandes programmées dont nous commençons l'édition qui seront la grande nouveauté. Dès maintenant nous envisageons :

— un cours de français et grammaire en 40 bandes ;

— des séries de bandes programmées pour l'histoire, la géographie, les sciences, l'étude des langues etc...

Nous sommes à pied d'oeuvre. Les fonds seuls nous manquent, et c'est pourquoi nous vous adressons l'appel ci- dessous auquel vous répondrez nombreux.

Pour l’exploitation l'édition et la diffusion des bandes enseignantes

Que nous ayons découvert et mis à la disposition de la masse des élèves un matériel et une technique qui sont appelés à un grand avenir, cela ne fait aucun doute.

On parle partout de machines à enseigner et de programmation. Des expériences secrètes sont menées, parait-il, par certains éditeurs, mais rien de pratique n'a paru à ce jour, sur le plan international, pour la masse des écoles. Nous sommes les premiers à réaliser des boîtes et des bandes enseignantes qui vont rendre l’enseignement plus facile et plus efficient.

Mais le lancement nécessaire suppose une première édition des 100 bandes de calcul et de 100 bandes programmées. Le coût de cette édition sera de 7 millions d'anciens francs.

La situation actuelle de la CEL ne nous permet pas d’envisager un tel engagement de fonds, qui ne sera couvert ensuite que progressivement, au fur et à mesure des ventes. L'affaire est sûre, mais elle ne sera véritablement rentable qu’au bout d’un certain nombre de mois ou d’années. Il en est d’ailleurs ainsi de toutes productions nouvelles.

Nous pourrions certes, céder cette édition appelée à un succès rapide à un éditeur qui en assurerait le financement. Mais nous n'en aurons plus alors ni le bénéfice moral ni le bénéfice matériel.

Si vous voulez garder l’un et l’autre il faut que vous soyez nombreux à apporter à la Coopérative les fonds nécessaires.

Nous avons fait des appels semblables — et autrement angoissés — chaque fois que nous avons dû entreprendre de grandes choses : quand, dès 1946, nous avons acheté nos fondeuses ; quand, en 1949, nous avons acheté le terrain où nous avons construit ensuite la CEL ; quand, il y a sept ans, après la demi-faillite Rossignol il a fallu remonter la pente et assurer le redémarrage de nos BT.

Nos appels ont toujours été entendus. Toujours, nous avons recueilli les fonds indispensables.

C'est donc avec une grande confiance que nous faisons appel à nos milliers de camarades pour la production et la diffusion des Boîtes et Bandes enseignantes. Nous leur demandons de souscrire à notre édition en nous versant 50 F.

Pour souscrire :

— verser au C.C.P. CEL 115-03 Marseille la somme de 50 F ;

— cette somme, comme les souscriptions pour la BEM, vous donnera le droit de recevoir automatiquement, à parution, les Bandes éditées, au prix de revient, soit avec une remise de 40% ;

— Quand la provision sera épuisée, vous recevrez un relevé en vue d’une nouvelle souscription ;

— les souscripteurs recevront, gratuitement, les bulletins de préparation de bandes.

Il nous faut 1 000 souscripteurs.

Vous comprenez l’enjeu de cet effort coopératif.

Notre Coopérative de l’Enseignement Laïc a toujours été un organisme de création et de progrès qui a besoin de l’apport généreux de tous ceux qui ont conscience de la valeur et de l'ampleur de nos réalisations.

Comme aux temps héroïques de notre mouvement, nous faisons appel à vous. Nous vous demandons, à vous aussi, les jeunes, une décision généreuse et héroïque. C'est à vos réponses et à la rapidité de vos gestes que nous mesurerons les conditions de vie et de survie de notre mouvement.

Nous comptons sur vous.

C. FREINET
(1) Soldats ou enfants qui pour punition tournent en rond dans la cour.

 

Le manuel Ecole Moderne (Français CP-CE)

Février 1964

 

La grande peur des instituteurs

Février 1964

LA PART DU MAITRE

 
La grande peur des Instituteurs
 
par P. Le Bohec
 
Et maintenant, tous ensemble, nous allons verser une Marseillaise de pleurs.
 
Oh ! oui, pleurons sur ce que nous avons gâché jusqu’à ce jour ; pleurons sur notre ignorance, notre incompréhension, notre aveuglement, notre surdité, notre absurdité même qui nous a fait accepter l’absurde.
 
Pleurons sur les gifles que nous avons données, accordées avec le complément direct, par petitesse, par soumission aux idées reçues, par étroitesse, par avarice. Pleurons sur les miettes, les millimètres, les alignements respectés, le travail éparpillé. Pleurons sur les couvertures de cahiers toutes semblables, avec l’étiquette là où il faut près du bord, à trois centimètres soixante-quinze.
 
Pleurons sur notre idiotie, sur notre souci de paraître et notre lâcheté : nous d’abord, les enfants après... peut-être. Pleurons sur notre manque de courage en face des inquisiteurs, des traditions et des routines de l’Université. Pleurons sur la grande peur que nous avons acceptée.
 
Ah ! comme je voudrais que cette feuille de papier fût un visage pour que la torsion des lèvres, la pâleur des traits, la flamme des yeux, les larmes surgies, la voix percutante aillent porter la véhémence des mots jusqu’aux derniers retranchements des êtres et suscitent des houles, des lames, des reflux pour obliger à bouger, à accepter ce que l’on porte en soi : le désir du bien, le désir d’aider, le désir de fraternité, le désir de l’utilité qui couvaient sous le masque et que l’on avait accepté de refouler par souci des conventions, respect des apparences, pour l’avoir l’air, pour le surtout pas d’histoire.
 
Eh ! bien, si, justement, des histoires ! Tant pis ou plutôt non, tant mieux !
 
Les programmes
 
Pour commencer, il ne, faut plus admettre les programmes et rien qui aille dans leur sens et qui fasse concession. Il ne faut pas que nous adoptions une attitude semblable à celle de ce professeur d’éducation physique qui s’est tant dévoué pour le maintien.
 
« Regardez, disait-il, des enfants nus avant leur entrée au cours préparatoire. Des gros ventres, oui, mais ce n’est pas grave, cela disparaîtra rapidement. Mais les épaules sont sur la même ligne.
Regardez ces enfants un an après : ça y est, une grande quantité d’attitudes scoliotiques se sont déjà installées.
Réfléchissez à la journée d’un garçon de cet âge : assis au déjeuner, assis dans la voiture, assis en classe, à la cantine, devant la télé ; comment voulez-vous que la pesanteur n’exerce pas ses ravages ? Il faut lutter contre cela et développer les muscles redresseurs.
Ah ! si le système d’enseignement changeait, tout changerait. Mais dans le contexte actuel, il faut tout de même faire quelque chose et, par exemple, cinq minutes de maintien par jour ».
 
Non, il ne faut pas accepter ainsi les choses qui ne sont pas telles qu’elles devraient être. Il ne faut pas offrir les cinq minutes qui assurent une bonne conscience à peu de frais mais consacrer toute son énergie à lutter contre ce qui est néfaste pour amener sa disparition. Et rechercher des solutions plus humaines, plus proches de la vie.
 
Sur lé plan de l’enseignement, c’est la même chose. L’aventure des bandes enseignantes est certainement exaltante, mais il serait dangereux de laisser croire qu’elle a pour base profonde le souci de respecter les programmes, de donner bonne conscience aux maîtres.
 
Ce qu’il faut, c’est changer les programmes parce qu’ils sont devenus inacceptables.
 
- Ah ! ça, par exemple ! Des opérations au CP-CE1, quelle dérision ! Alors que l’on pourrait envisager une véritable formation mathématique ayant pour base la théorie des ensembles, la numération décimale, le développement du sens de l’opération, les systèmes non-décimaux, l’algèbre, les fonctions, que sais-je encore ? »
 
Je sais bien que l’Ecole Moderne n’a pas fait subitement volte-face. Mais il faut bien situer les expériences actuelles. Car la partie n’était pas gagnée : la majorité des enseignants et une faible partie du public étaient seulement sur le point d’atteindre le palier de la perception du domaine de notre pédagogie : la réalité des choses, la vie.
 
Il ne faut pas faiblir du côté de l’instruction, des connaissances non intégrées, si l’on veut que la masse des gens ne retombent dans l’ornière avec l’impression qu’ils n’avaient pas tellement tort de penser qu’ils avaient raison. L’instruction pour quoi ? Pour quelles connaissances ? Pour quel homme ? N’est-ce pas, Delbasty, l’enseignement dont on peut rêver, et la vie, c’est autre chose !
 
Un maître libre
 
Oh ! mon Loïc, mon Rémi, mon Cyrille, c’est de toute autre chose que rêvent aussi les jeunes garçons de votre âge ! Et surtout pas d’un maître asservi, ridicule dans ses colères qui sont, toujours, nées d’une peur de ne pas remplir le plan. Vous rêvez de changer le plan, de le faire plus humain, plus intelligent, plus vrai.
 
Oui, vous avez raison, le maître ne pourra pratiquer une pédagogie libératrice que lorsqu’il deviendra un homme libre. Un maître qui n’est pas un homme libre ne saurait qu’opprimer les enfants.
 
Et pourtant, nous sommes à une époque où, bientôt, l’homme total sera possible ; et, déjà, l’enfant total l’est. Seulement, pour cela, il faut faire tomber les chaînes de l’instituteur.
 
Une de ses principales sources d’aliénation c’est l’inspection telle qu’elle est conçue actuellement, Mais, maintenant, les inspecteurs ne sauraient plus exister. En effet, tout le savoir qu’ils ont acquis est à réviser, et leur optique même des connaissances pour les connaissances. Certes, il n’est pas négligeable, mais il est incomplet. Maintenant, à tous les degrés de la hiérarchie, il ne saurait plus y avoir que des hommes. Et ils le savent bien ceux qui ont des fils ou des petit-fils, ils le savent bien que maintenant nous avons affaire à un enfant nouveau : l’enfant assis-couché, l’enfant farci, l’enfant traumatisé. Et nous devons l’intégrer à un monde nouveau qui pourrait être exaltant et qui n’est encore qu’inquiétant.
 
Aussi les solutions de la pédagogie se trouvent-elles désormais en avant et non plus en se référant au passé.
 
Et pour résoudre le nouveau problème, il faut que se constitue une puissante équipe de recherche dans laquelle se retrouveront, au coude à coude et allant dans la même direction : les instituteurs, les inspecteurs, les psychiatres, les médecins, les artistes, et, dans une société bien faite, jusqu’aux ministres.
 
Dans ce contexte, la notion de contrôle du travail de l’instituteur est périmée. Elle était bonne autrefois, quand il fallait créer le personnage et le faire accepter par le peuple. Et quand il fallait, pour ne pas qu’il aille s’imaginer des choses, l’enfermer dans un système au moyen de toute une ferblanterie de médailles, palmes et autres promotions. On le drapait dans une dignité, et on lui tendait une carotte pour le faire marcher.
 
Mais, maintenant, on sait que si l’on fait confiance aux enfants, ils vont dix fois plus loin qu’on n’aurait pu les entraîner par la contrainte, tout simplement parce qu’il est dans la nature de l’enfant de chercher à progresser, à se dépasser.
 
Mais la volonté de dépassement de soi est également dans la nature de l’homme-instituteur. Nous en avons la preuve, chaque année. Si nos congrès et nos stages débordent, est-ce pour le chimérique espoir d’un demi-point ou d’un point supplémentaire, pour une satisfaction d’amour-propre, pour un avantage pécuniaire ? Non, bien sûr, puisque les jeunes n’hésitent pas à acheter de leurs propres deniers, pourtant bien maigres, les presses et les outils qui leur semblent indispensables pour aller de l’avant.
 
La voilà, la nouvelle motivation de l’effort pédagogique : nous cherchons à devenir des hommes, des chercheurs scientifiques, presque des savants et sûrement des spécialistes de haut degré de culture et d’efficacité ; peut-être par un désir naturel de vivre plus grand, plus près du vrai, mais surtout, cent fois plus dans l’intérêt des jeunes êtres que nous nous mettons à responsabilité et qui doivent pouvoir compter sur nous. L’enseignement a certainement besoin d’administrateurs. Mais les enseignants ont certainement besoin également de témoins pédagogiques, c’est-à-dire d’hommes de grande ouverture d’esprit, capables de pratiquer l’art de la sympathie pour ceux qui sont en marche. Et si besoin était, que l’on crée cette nouvelle fonction d’hommes eux-mêmes à la recherche des « voies de la sympathie ».
 
Des hommes en marche, voilà ce que nous voulons devenir. Et nous les deviendrons, n’est-ce pas la colonie Gorki ! qui va t’attaquer avec foi et courage à ce Kouriage des éducateurs abandonnés qu’est devenue aujourd’hui l’Université.
 
A propos de cette question de l’inspection, relisons La Bruyère :
« Quelle heureuse place que celle qui fournit, dans tous les instants, l’occasion de faire du bien à tant de milliers d’hommes ! Quel dangereux poste que celui qui expose à tous moments. à nuire à un million d’hommes !
Le berger, soigneux et attentif est debout auprès de ses brebis. L’aurore le trouve déjà en pleine campagne d’où il ne se retire qu’avec le soleil. Quels soins, quelle vigilance, quelle servitude ! Quelle condition vous parait la plus délicieuse et la plus libre ou du berger, ou des brebis ? Le troupeau est-il fait pour le berger ou le berger pour le troupeau ?
Si les hommes ne sont point capables sur la terre d’une joie plus naturelle et plus sensible que de connaître qu’ils sont aimés et si les rois sont hommes peuvent-ils jamais trop acheter le cœur de leurs peuples » ?
 
Et qu’ils pensent, ces rois, que la peur de soi suffit déjà bien comme ça.
 
LE BOHEC
 

 

 

Notre exposition artistique d'Annecy

Février 1964

 

Ce que nous aimerions lire dans les Journaux scolaires

Février 1964

 

Notre congrès panafricain - Le premier congrès panafricain de l’école moderne

Février 1964

Notre congrès panafricain

 
Le premier congrès panafricain de l’école moderne
 
par C. Pons
 
ORAN 23-31 Décembre 63
 
Que ce premier Congrès se soit tenu dans l’Algérie nouvelle, malgré les difficultés économiques et administratives qui marquent les premiers pas de la Révolution, mais dans le climat de reconstruction et d’enthousiasme pour l’avenir où les jeunes éducateurs algériens s’engagent avec une grande volonté, voilà qui symbolise cette première manifestation officielle de l’Ecole Moderne Africaine.
 
Il fallait l’admirable ténacité de notre ami Linarès, son dévouement intelligent et sa profonde connaissance de l’Algérie ; il fallait autour de lui cette équipe volontaire et fraternelle du Groupe Algérien de l’Ecole Moderne, pour réaliser et conduire au succès cette rencontre qui semblait encore impossible vingt jours avant l’ouverture.
 
Le secours indispensable des autorités algériennes, du Ministère de l’Orientation, des Comités de Gestion, l’aide de l’UNESCO et de la coopération franco-algérienne ont permis enfin que ce Congrès d’Oran, par ses travaux marque une date décisive dans le progrès pédagogique de l’Ecole africaine et dans le développement international de l’Ecole Moderne.
 
Les 100 stagiaires-congressistes, venus essentiellement d’Algérie, mais aussi de Tunisie, du Maroc, de Madagascar, inauguraient le nouveau CREPS d’Aïn el Turck. Une délégation de cinq camarades français de l’ICEM complétait l’équipe des responsables que notre ami Bachir Mekki, président du Groupe Algérien, Linarès l’animateur infatigable, et notre ami Chabaane à l’expérience profonde, dirigeaient avec compétence.
 
* Une riche exposition internationale de travaux d’enfants : peintures, dessins, tapisseries, poteries et de nombreux documents technologiques réalisés dans les écoles modernes algériennes et françaises, restait à la disposition des Congressistes et des visiteurs.
 
* Cinq groupes de travail étaient organisés pour l’étude spécialisée des problèmes pédagogiques, dont un groupe en langue arabe. Chaque groupe rédigeait un journal de stage tout en s’initiant aux techniques de base de l’Ecole Moderne : Expression libre par le dessin, le récit et le texte ; journal scolaire ; correspondance entre écoles ; organisation coopérative de la classe et de l’école.
 
* Deux Assemblées générales journalières regroupaient le Congrès :
- soit pour l’étude des rapports sur la situation scolaire dans les pays du Maghreb ;
- soit pour la synthèse des travaux du jour et les débats.
 
* Une journée fut consacrée à la visite de l’école pilote que dirige Linarès à Bou Sfer. Les camarades de Bou Sfer ont constitué une équipe de maîtres qui collaborent dans le même esprit - leur expérience sera relatée dans L’Educateur Africain. Pour la réunion de la coopérative ce sont les 4 classes qui étaient réunies sous le préau, avec le bureau dirigé par les élèves et qui préfigure le Comité de gestion.
 
* Une séance solennelle émouvante, présidée par M. l’Inspecteur d’Académie d’Oran, connut les nombreuses interventions et les messages fraternels et chaleureux des 26 pays africains où vit l’Ecole Moderne et qui attendent beaucoup de ce Congrès, et des décisions qui y furent prises.
 
* La presse et la radio algériennes ont donné des comptes rendus copieux et éloquents sur le Congrès et sur le stage.
 
* Pendant la durée du Congrès, les responsables ont fait régulièrement le point des travaux et préparé l’organisation de l’Ecole Moderne Africaine.
 
* Lecture a été donnée d’un rapport de Freinet sur le problème de l’Education dans les pays en voie de développement. Des motions ont été présentées. Des projets précis sont proposés aux pays africains, dont nous donnons l’essentiel ci-après :
- Création d’un Bureau permanent de l’Ecole Moderne Africaine, adhérent à la FIMEM, à l’OUA (Organisation de l’Union Africaine : Addis-Abeba) et à l’UNESCO. Chaque pays est représenté à ce bureau par un délégué. Le secrétariat est provisoirement assuré par la FIMEM.
 
Buts de ce bureau permanent :
1°. Etablir et exprimer la liaison         entre les pays africains où sont pratiquées les Techniques Pédagogiques de l’Ecole Moderne.
2°. Rassembler la documentation sur les réalisations de l’Ecole Moderne en Afrique.
3°. Recueillir les journaux scolaires africains et constituer ainsi la Bibliothèque permanente de la littérature enfantine africaine.
4°. Etudier les outils de travail adaptés à l’Ecole Moderne Africaine.
5°. Organiser des rencontres d’études et de travail.
6°. Fonder et alimenter un musée d’Art Enfantin Africain.
 
- La Gerbe Africaine. Elle est née aussi à ce Congrès. Elle rassemblera (comme le fait la Gerbe Internationale pour tous les pays), des textes et dessins d’enfants fournis par les Ecoles.
 
Pour le démarrage, la Tunisie assure la centralisation. Les dispositions pratiques sont portées à la connaissance des pays intéressés.
 
- Organisation plus systématique et plus ordonnée de la Correspondance interscolaire, pour les pays d’Afrique.
 
- L’Educateur Africain. Les membres des délégations africaines présentes au Congrès ont constaté le besoin d’un organe de liaison. Les nombreuses communications adressées au Congrès par 15 pays africains confirment ce besoin. Un comité de rédaction réunit les responsables de chaque pays intéressé. Le premier numéro de L’Educateur Africain publiera le compte rendu des travaux du Congrès d’Oran.
 
- Préparation d’un stage franco-africain cet été en France.
Nous avons rencontré des éducateurs, des administrateurs, des responsables politiques et syndicaux placés, dans un continent en plein développement, devant le problème tout neuf de l’éducation dégagée du joug colonialiste. Et, tout naturellement, ils se tournent vers les expériences libératrices de l’Ecole Moderne. Devant le problème urgent de l’alphabétisation le danger est grand de faire fond sur une pédagogie d’instruction accélérée, où risque d’être délaissée, sous prétexte de « résultats » immédiats, l’indispensable et cruciale préparation profonde des Africains qui doivent bâtir demain un continent nouveau. C’est à nous, c’est surtout à nos amis placés au sein de leur pays en gestation, qu’il appartient de faire triompher une pédagogie d’Ecole Moderne, d’adapter à leurs problèmes l’expérience et les outils préparés par 30 ans de recherches et de réussites ; de peser de toutes leurs forces sur l’avenir et l’éducation dans leur pays. La FIMEM les y aidera.
 
C. PONS
 

 

 

La vie de l'ICEM

Février 1964