XXe congrès de l'Ecole Moderne - Discours inaugural

Avril 1964

Jamais encore nous n'avions accueilli dans nos Congrès un tel flot de congressistes de toutes les régions de France évidemment, mais aussi d’Italie, de ce beau pays franco-italien d’Aoste, de Suisse, du Luxembourg, de Belgique, de Hollande, d'Allemagne fédérale, de la RDA, de Yougoslavie, d’Autriche, d’Algérie, de Tunisie, de Turquie, du Canada, de Pologne.

Nous vous souhaitons à tous la bienvenue et en votre nom nous remercions toutes les personnalités, les administrations et les organismes qui ont bien voulu faciliter l’immense tâche de nos camarades organisateurs que nous remercions tout particulièrement.

Le succès sans précédent de ce Congrès nous impose des devoirs nouveaux.

Nous saurons y faire face.

Nous avions, dans nos Congrès précédents, 500 inscrits, ce qui nous valait, avec les participants non inscrits, 1 000 congressistes.

Notre ami Bocquet nous donnait hier le chiffre de 850 inscrits, ce qui va nous amener un flot maximum de participants.

Et cela sans aucune publicité, avec plutôt une contre-publicité car nous savons la gêne que peut apporter à un Congrès que nous voulons de travail, un flot débordant de camarades.

Cela nous montre — et nous en sommes évidemment satisfaits — que les éducateurs sont de plus en plus nombreux à prendre conscience de ce drame de l’Ecole que nous nous sommes efforcés de prévoir et de dénoncer pendant tant d’années, et qu’ils cherchent des solutions aux graves problèmes qui leur sont posés, et pour lesquelles nous seuls, pour l'instant, sommes en mesure de leur apporter des solutions pédagogiques valables.

Ce regain d'actualité est partiellement aussi la conséquence de la reconnaissance officielle de notre pédagogie comme en témoignent les instructions ministérielles récentes :

— celles des Travaux Scientifiques Expérimentaux;

— des classes terminales;

— du dessin ;

— et plus récemment des classes de transition où notre pédagogie est officiellement recommandée.

Des camarades pourront se plaindre que notre nom ne soit pas cité dans ces innovations. Notre but n’est pas de promouvoir un sigle mais de servir l’Ecole. Si celle-ci peut progresser grâce à nos efforts, nous sommes payés de nos peines. Ils diront de même, avec un brin de rancœur, que l’Etat pourrait bien aider ne serait-ce qu'à retardement, les ouvriers d’avant-garde qui ont fait généreusement le travail de recherche et d’expérimentation qui lui incombait. Mais, comme le chien de la fable, nous préférons notre liberté dans l'autonomie à un engagement doré !

Il nous parait primordial que les éducateurs, les jeunes surtout, n'attendent pas d'en haut les solutions salvatrices, mais qu'ils sachent faire eux aussi, comme nous l'avons fait, les sacrifices de pensée, de temps et aussi d’argent, pour assurer l’incessante promotion de leur sacerdoce.

Il faut qu’à travers les difficultés qui ne font que croître ils sachent que l’Ecole publique sera ce que nous la ferons, comme sera ce que nous la ferons la vie sociale et politique de demain.

*

Notre but, en ce Congrès, sera davantage, chers camarades jeunes ou du moins nouveaux dans le mouvement, de vous sensibiliser à l'action que nous menons depuis trente ans, que de vous apporter des solutions toutes faites, si précieuses soient-elles.

Notre but n’est pas ici de vous apprendre à faire le Texte libre ou le calcul vivant ou de vous entraîner à la pratique des techniques nouvelles. Tout cela vous l'apprendrez mieux que par des discours, au contact de nos camarades dans leurs classes, au sein de nos groupes départementaux et nationaux auxquels nous vous inviterons à vous intégrer. Vous l'apprendrez par le travail tout au long de l’année, par nos stages, nos rencontres, nos expositions, nos revues et circulaires qui tissent sur la France et les pays voisins les mailles d’un vaste filet riche de la plus loyale des expériences.

Nous voudrions que vous emportiez de ce Congrès la vision nouvelle d'un monde que vous ignorez : celui d'une vie pédagogique et sociale exhaustive qui mobilisera en vous le meilleur de vous- mêmes, cette soif de travail vivant, ce besoin de recherche et d'idéal, de générosité et de dévouement dont vous portez en vous les prémices puisque vous êtes là. Ce besoin aussi de solidarité et de fraternité qui, demain, dans vos classes, remplacera heureusement les froides pratiques scolaires autoritaires qui ont aujourd'hui signé leur faillite.

Cet esprit, ce sentiment de communion sensible à une œuvre, cette solidarité ne s'enseignent pas, et nul ne vous en parlera au cours de ce Congrès. Mais vous verrez vivre et travailler autour de vous, dans une si totale fraternité, l'équipe, toujours importante dans nos Congrès, de ceux qu’on dit nos fidèles, étant bien entendu qu'il ne s’agit pas d'une fidélité à un homme ou à un groupe, mais d’une intégration totale à une pensée, à un idéal, à des techniques de vie, sans lesquelles nous ne saurions plus vivre.

C'est cet engagement de nous tous, dans notre œuvre commune, qui est notre force et notre ciment.

Alors, vous qui pénétrez pour la première fois dans un de nos Congrès, ne vous contentez pas d’y chercher dans les stands et dans les salles une information technique comme vous le feriez dans un grand salon publicitaire. Débloquez votre sensibilité, libérez votre cœur pour sentir et apprécier le courant nouveau de vie dans lequel vous vous engagerez à votre tour. Vous deviendrez, avec nous, à côté de nous, pour la même lutte, des Educateurs Ecole Moderne capables d’apporter à une éducation dévitalisée, le souffle de spiritualité, de sensibilité et d'intelligence qui la régénérera et vous régénérera.

Pour vous permettre d'entrer davantage et de plain-pied dans l'intimité de ce grand Congrès, et pour que les milliers de camarades qui n’ont pu se rendre à ces assises sachent combien nous pensons à eux, nous voudrions qu’en cette séance inaugurale, vous ayez une pensée de reconnaissance fraternelle pour ces hommes et pour ces femmes qui ont, de leur ingéniosité, de leur générosité, de leur dévouement et de leur talent, préparé l'édifice dont vous pouvez aujourd’hui bénéficier. Ils sont nombreux encore ici, et ce m’est la plus grande joie, de pouvoir les saluer, tous ces camarades dont certains ont quitté le métier maintenant, mais qui, par attachement à l’œuvre commune, sont chaque année exacts à notre rendez-vous de travail et d’amitié.

Ils sont un peu comme le vieux paysan qui a abandonné la bêche et la fourche, mais qui s’en retourne encore, périodiquement, faire le tour de ses propriétés pour voir si les murs qu'il avait construits tiennent toujours et si sont bien taillés les arbres qu’il avait plantés. Et ils restent disponibles encore pour donner un coup de main ou un conseil avisé. Vous ferez comme eux un jour, du moins je le souhaite. Ce sera le signe que vous aurez trouvé, dans votre fonction éducative, plus qu'un gagne- pain, une raison de vivre.

Je ne saurais me risquer à vous citer des noms, de crainte que quelques-uns de nos bons camarades soient victimes d'un involontaire oubli. Il est cependant de chères figures qui s'imposent à nous à cet instant même, et c'est avec émotion et gratitude que nous les saluons ici au nom de notre grande amitié Ecole Moderne.

Il en est malheureusement de disparus.

Nos anciens se souviennent de notre cher Rigobert qui fut longtemps un des responsables les plus dévoués de notre Coopérative de l’Enseignement Laïc. Je le vois encore au cours d’un Congrès comme celui-ci où nous battions le rappel des bonnes volontés pour construire à Cannes notre maison CEL ; et nous aurons d’ailleurs à renouveler cet appel pour d’autres constructions matérielles et pédagogiques. A la sortie d’une de nos séances Rigobert était là, à la porte, assisté je crois de notre ami Faure. En toute simplicité, chapeau à la main, il assurait la quête fraternelle pour nos bonnes œuvres qui, par-delà les individus, perpétuent la mémoire de ceux qui s’y sont sacrifiés. Notre cher Rigobert nous a quittés il y a quelques mois, terrassé au volant de son auto par une crise cardiaque.

Pour la première fois manquera à notre Congrès notre cher Tessier, symbole émouvant de présence à notre mouvement dont il fut, avec Jeanne Tessier un des pionniers. Les habitués de nos Congrès voyaient, il y a deux ou trois ans encore, un couple original hanter nos couloirs et nos salles. Jeanne, malade, épuisée physiquement, mais suivant pourtant avec intérêt les travaux des commissions, feuilletant les albums, participant à ce qui fut sa vie d'éducatrice ; lui, grand gaillard tourangeau, mutilé de guerre, évoquant avec un inénarrable bon sens sa belle expérience d’Ecole Moderne.

La camarade Tessier est décédée il y a deux ans. Raoul Tessier était là encore, l'an dernier, inquiet et tourmenté, préoccupé de servir jusqu'au bout l'idée qui avait animé sa vie. Raoul Tessier est tombé malade et a dû être hospitalisé à Tours où nos amis tourangeaux l’aident et l'assistent comme on assiste un père.

A l’instant où je vous parle sa pensée est avec nous qui sommes sa vraie famille, celle qu’il a choisie pour la faire légataire universelle de tous ses biens.

Rien ne nous émeut plus que cette grande fidélité et c’est en votre nom à tous que nous enverrons tout à l'heure à Raoul Tessier nos souhaits de bon rétablissement, nos remerciements et notre chaude amitié.

Et il est une autre camarade que j’espérais encore trouver ici, c’est Marguerite Bouscarrut. Elle est la fondatrice de la Cinémathèque Coopérative de l’Enseignement Laïc, devenue ensuite la CEL. Seules des circonstances impérieuses ont dû l’empêcher d’être des nôtres. Nous lui adressons nos pensées affectueuses et reconnaissantes.

*

Notre mouvement de l’Ecole Moderne n’est ni une association strictement pédagogique, ni un service technique : il est un élément de vie.

Notre originalité c’est de mettre partout, à l’école, dans la rue, dans notre famille et dans nos Congrès, nos théories et nos paroles en accord avec notre comportement individuel et social. C’est même à ce signe que nous distinguons la véritable qualification Ecole Moderne.

Nous faisons peu de discours — et on nous excusera si nous y sommes peu experts — mais c'est dans l’organisation et le déroulement même de ce Congrès que vous sentirez cet esprit Ecole Moderne dont nous nous honorons.

Nous ne sommes plus, dans nos classes, les Maîtres qui prétendent tout régenter de l'extérieur et qui s'épuisent à commander ceux qui ne veulent pas obéir. Nous sommes les ouvriers dans leurs équipes, les travailleurs parmi d’autres travailleurs et chacun, grands et petits, a sa part honorable à la besogne.

Il nous suffit d’organiser le travail et, bien sûr, chose primordiale, d’avoir à assumer une œuvre, non seulement intéressante, mais très souvent emballante, qui nous enrichit, nous mobilise et nous discipline. Et c'est tout notre mouvement qui est fondé strictement sur notre conception pédagogique de l'Education du travail.

Pour si paradoxal que cela paraisse, notre organisation qui touche à ce jour 40 000 instituteurs et professeurs, qui édite 8 périodiques, qui anime 5000 journaux scolaires, qui connaît à l’étranger une audience croissante dont la large participation de tous pays à ce Congrès synthétise la mesure, cette organisation fonctionne avec un appareil à 4 à 5 personnes.

Vous serez peut-être étonnés de ne trouver ici, dans ce Congrès d’un millier de personnes, aucun dirigeant mais seulement des responsables. Ces responsables répartis dans toutes les régions de France et de l'étranger sont tous des travailleurs. Ils sont les meilleurs des travailleurs. Ce sont eux les vrais animateurs de notre mouvement de l'Ecole Moderne. Ce sont eux qui organisent les Groupes, tirent et diffusent les bulletins de liaison, préparent les réunions, les rencontres et les stages. Ce sont eux qui assurent la publicité, répondent aux journalistes, protestent le cas échéant contre les oublis, pas toujours involontaires des uns et des autres.

Et vous voyez ici à l’œuvre, l'équipe de Haute-Savoie, aidée par des camarades des départements voisins qui assurent pour nous tous la tâche exceptionnelle d'organisation de ce qui sera un des plus beaux Congrès de notre mouvement.

On s’étonne parfois que, dans nos classes, nous puissions supprimer effectivement notes, classements, récompenses et tableau d'honneur, et que nos élèves n’en soient pourtant que plus ardents au travail individuel et communautaire.

C’est ce même esprit, c’est cette même discipline qui animent la masse de nos adhérents. Ils travaillent tous bénévolement, désireux de servir ; leurs plus belles œuvres, ils nous les offrent, ils vous les offrent. Le sentiment de leur efficience leur suffit pour maintenir ce courant d’enthousiasme qui peut vous étonner et vous entraînera vous aussi dans la grande entreprise coopérative de modernisation de notre Enseignement.

Un proverbe coréen dit : « Un arbre aux racines profondes ne ploie pas sous le vent ». .

Notre force à nous, elle monte d’en bas, bien enracinée dans la profondeur des êtres. On peut la combattre ouvertement ou insidieusement, en gêner la floraison, la mutiler parfois, elle reparaît au loin, mystérieusement transmise, toujours plus envahissante et plus libératrice.

Je ne sais si nos amis hors frontières pourront toujours, à cause des différences de langues, sentir cet esprit nouveau qui nous anime. Ils peuvent être persuadés en tous cas, que nous les accueillons en grande camaraderie et qu'ils sont ici chez eux, dans la grande famille internationale de l’Ecole Moderne.

Nos Congrès sont, chaque année, l’occasion pour nous de mettre l’accent sur quelques-uns des thèmes majeurs de nos revendications pédagogiques.

Il y a quelque dix ans nous définissions à Montpellier les buts de l'éducation et nous énoncions cette formule qui, depuis, est devenue classique : Former en l'enfant l'homme de demain.

Deux ans après, à Aix-en-Provence nous lancions le mot d’ordre : 25 enfants par classe, qui nous valut bien des railleries. Nous étions plus que jamais des visionnaires qui n'ont jamais les pieds sur terre. L’idée n’en a pas moins fait son petit bonhomme de chemin puisque les officiels aujourd'hui s'en réclament et qu'elle devient une des revendications majeures des organisations syndicales et des associations de parents d'élèves.

Quelques années après, nous nous efforcions à Nantes de familiariser parents et éducateurs avec la notion d'efficience de l’Ecole.

Il y a quatre ans, en Avignon, nous fondions l’Association pour la Modernisation de l’Enseignement qui visait à populariser la nécessité pour l’école de créer des conditions matérielles et techniques susceptibles de permettre les formes nouvelles d’éducation que l’évolution accélérée du milieu rend désormais inéluctable.

Nous abordons cette année le thème autrement délicat du procès de l'Ecole traditionnelle dans ce que nous avons appelé les maladies scolaires.

Scientifiquement, objectivement, la chose apparaîtrait comme très simple : il suffirait de dire loyalement ce qui est, de mener les enquêtes nécessaires pour délimiter le mal, pour chercher ensuite les remèdes efficaces à prévoir. Ce n’est pas la première fois qu’on prospecte impitoyablement un sujet aux incidences sociales, syndicales ou politiques. Mais nous semblons entrer id dans un domaine interdit. Les journalistes eux-mêmes, d’ordinaire si curieux d'événements irréguliers, respectent la grande consigne du silence.

Nous avons longtemps hésité à rechercher et à dire la vérité sur ces problèmes. Chaque fois que nous avons fait mine de les aborder, nous nous sommes heurtés h la crainte des laïques de voir leur Ecole menacée au profit de l’Ecole libre, par les éléments du procès que nous voulions entreprendre.

Outre que la vérité sert toujours les entreprises généreuses on peut être assuré que les pratiques dont nous dirons les dangers, atténuées ou nuancées à l’Ecole officielle, sont si totalement généralisées à l’Ecole libre que celle-ci ne serait jamais gagnante dans le procès.

Mais nous n’aurions certes pas voulu que nos ennemis nous rejettent délibérément dans le clan qui n'est pas le nôtre, celui des antilaïques.

Nous sommes persuadés en effet qu’ainsi que nous l’affirmions dans un récent numéro de notre revue L'Educateur, « Rendre notre Ecole laïque efficiente et humaine, c'est le meilleur moyen de la défendre ».

Une autre incidence, autrement grave et complexe de l’action que nous entreprenons, c’est le sentiment de culpabilité des maîtres, renforcé par la complicité de la plupart des parents.

Nous sommes en face d'une sorte de conjuration dont nul ne veut être responsable et dont les victimes-tampons seront en définitive les maîtres et les élèves.

L’Administration a prévu des punitions anodines autorisées, mais qui sont sans grande efficacité pratique ; l’Inspecteur les ignore ou fait semblant de les ignorer, pourvu que la discipline soit sauve. Les parents n'osent rien dire parce qu’ils sont persuadés que la discipline autoritaire assortie de sanctions même dures et inhumaines est indispensable au travail scolaire et à la réussite aux examens.

En notre siècle de démocratisation, les enfants eux, n'ont pas voix au chapitre.

Dans ce complot, les éducateurs sont les exécutants, ceux sur qui on fera volontiers retomber les responsabilités. Ils doivent assurer dans leurs classes l’ordre, la discipline, le travail. Si les sanctions prévues n’y suffisent pas, alors, clandestinement, le maître passe outre et viole les règlements à ses risques et périls. Mais tout tourne rond dans la grande administration scolaire nationale : aucun écho désobligeant ne franchit les grilles de l'école.

Nous seuls savons de quel prix maîtres et parents paient ce silence complice.

Comment serons-nous accueillis si nous faisons mine de dénoncer la conjuration ?

Question excessivement délicate pour laquelle il nous faut d’abord dissiper les malentendus. Inviterons-nous nos camarades instituteurs à supprimer les sanctions dans leurs classes au nom de la justice et de l'humanité? Et quels secrets de discipline offrirons-nous à la jeune institutrice inexpérimentée, parachutée dans une classe de 40 enfants difficiles? Et comment, avec les sanctions autorisées les jeunes maîtres pourront-ils exiger de leurs élèves l’étude des leçons et l’application des devoirs rébarbatifs?

La pédagogie traditionnelle est engluée dans une impasse d’où elle ne sortira qu’en se réformant profondément.

La vérité, et nous devons tous en prendre conscience, c’est que les sanctions sont un élément organique de l’Ecole traditionnelle comme la police est élément naturel, fonctionnel, allais-je dire, d’un régime politique et social non démocratique.

Quand on doit faire faire aux individus (enfants ou adultes) une tâche qui n’est pas dans leur nature, il faut bien les y obliger et il n’y a pas cent moyens d’y parvenir.

Bien sûr, on manie plus ou moins humainement cette obligation selon l’habileté qu’on a de persuader les sujets qui doivent obéir.

Il y a aussi des techniques de conditionnement dont nous dirons la malfaisance, qui suppléent parfois à la rigueur des sanctions, et dont on laisse le privilège à la philosophie (la fausse) à la morale (scolaire) ou à la religion.

Mais qui osera dire que ce problème de la discipline est insoluble par des moyens normaux?

Pas le maître qui risquerait d’en être déconsidéré.

Pas les inspecteurs qui trouvent le problème pratiquement résolu dans la grande majorité des classes de France, puisqu'en leur présence tout est dans l'ordre ; ils ne veulent pas savoir à quel prix les enfants sont si sages !

Pas les parents qui sont souvent incapables de résoudre eux-mêmes les cas difficiles dans leur propre famille autrement que par les moyens inhumains de la gifle, de la fessée, de la privation de dessert, et ce qui est plus moderne et plus décisif, la privation de télé.

N'y a-t-il pas eu ces dernières années une campagne pour rétablir la fessée qui, sauf erreur, reste officielle encore en Angleterre?

Je vous le disais : nous sommes en pleine clandestinité. Le milieu scolaire traditionnel nécessite obligations et sanctions ; les moyens autorisés sont insuffisants, alors chacun s’arrange comme il peut sans rien dire.

Ce serait prendre le problème par le mauvais bout que de dire : supprimons les punitions. Ce sont les conditions scolaires de travail et de vie qu’il faut changer pour aboutir à une nouvelle vie.

Ce changement est désormais possible.

Nous avons constaté (et la preuve s’en fait journellement dans toutes nos classes) que les enfants qui travaillent à une activité qui mobilise tout leur être sont naturellement calmes et disciplinés.

L'éducation du travail nous ouvre la voie de la libre discipline coopérative.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les sanctions, les punitions plus particulièrement, ne sont pas par elles- mêmes les plus graves dangers de l’Ecole traditionnelle. Elles sont, pourrait-on dire, les manifestations extérieures d’un état d’esprit, d’un climat, de pratiques qui sont les vraies causes de ce que nous avons appelé les maladies scolaires.

Nous placerons au premier plan de ces maladies la crainte et la peur qui suscitent une infinité de complexes dont la psychanalyse a fait le procès.

C’est ce que nous signale un de nos correspondants, non instituteur, qui, à distance, repense, dit-il, sa vie d'écolier.

« Je me souviens en effet avoir éprouvé beaucoup de craintes durant ma vie scolaire : crainte des punitions, crainte des notes de classement, crainte des compositions, crainte des examens, crainte des récriminations paternelles, crainte des mathématiques, crainte du Directeur, crainte des maîtres, sans oublier la crainte de certains condisciples. Etant nerveux et très émotif, ces craintes ont trop souvent dégénéré en de véritables obsessions phobiques qui ont joué un rôle très nocif au cours de ma scolarité et ont contribué à mes échecs puis à mes insuccès professionnels».

Mais n’anticipons pas puisque nous étudierons ce soir et demain quelques- unes de ces maladies scolaires et les possibilités thérapeutiques que nous valent nos techniques.

Nous verrons tout particulièrement ces tares qui ont nom : dyslexie, scolastisme, anorexie, phobies et névroses, domestication sans oublier les maladies scolaires des maîtres qui en sont les conséquences.

C’est au diagnostic de ces maladies, à leur évolution, aux complications vitales qu'elles entraînent, au traitement éventuel qui en découle, que nous procéderons sans parti-pris, scientifiquement, expérimentalement, en portant hardiment le bistouri sur les abcès qu’il nous faudra prévenir ou guérir.

Ne vous inquiétez point des conséquences de notre loyal et consciencieux effort ; les instituteurs seront les premiers bénéficiaires de cette campagne de vérité, à condition qu’ils osent voir les choses en face, se défendre si besoin est, au lieu d'accepter passivement les situations impossibles où les placent les tares de l’Ecole traditionnelle.

Nous vous avons dit que les techniques de l'Ecole Moderne, en changeant le climat de la classe, susciteront une nouvelle vie. Mais encore faut-il que vous puissiez et que vous sachiez employer efficacement ces techniques. C’est là que le combat pédagogique que nous menons suppose le combat social, syndical et politique pour :

— des classes spacieuses où les enfants seront à l'aise pour se déplacer et pour travailler ;

— des outils permettant les activités nouvelles ;

— 25 enfants par classe ;

— la disparition progressive des écoles-casernes et, en attendant, l’éclatement des grands ensembles en unités pédagogiques de 4 ou 5 classes ;

— des méthodes axées non sur la mémoire et les acquisitions mécaniques mais sur l'aptitude des enfants à travailler et à créer ;

— la suppression des examens encyclopédiques qui supposent le bachotage ;

— dans un climat humain de liberté et de travail.

Non, chers camarades, vous n'êtes pas condamnés éternellement à travailler dans les conditions inhumaines qui vous sont aujourd'hui imposées. Votre sort, votre fonction ne sont pas de vous défendre et de vous battre pour dominer des enfants qui, comme vous, défendent leur droit.

Des solutions de vie sont désormais à votre portée, il faut que vous le sachiez, que vous vous en persuadiez pour en persuader les parents et les amis de l’Ecole. Il faut que vous ayez l’audace et le courage de dénoncer les pratiques dont vous êtes victimes. Il faut que vous affirmiez partout cette chose simple et de bon sens que tout le monde comprendra un jour prochain :

— que le bourrage et le gavage ne sauraient nourrir et former des individus actifs et dynamiques ;

— que ce n'est pas par l'obéissance et la crainte qu’on habitue les enfants à remplir plus tard leurs devoirs d’hommes et de citoyens ;

— qu’en aucun cas l’autorité formelle et l’oppression ne peuvent préparer les enfants à la liberté et à la démocratie de demain ;

— que par contre des méthodes aujourd’hui éprouvées vous permettront de vivre en classe, avec vos enfants, dans le climat de coopération qu’on s’efforce d’instaurer entre les peuples.

« Le crime de notre époque, écrivait Morvan Lebesque dans le Canard Enchaîné, est d'avoir inventé des métiers qu’on ne peut pas aimer ». Le crime de la pédagogie traditionnelle c’est d’avoir inventé une forme d’études et de devoirs qu’on ne peut pas aimer.

« C’est un crime, dit encore Lebesque, plus grand que la guerre, qui n’est qu’un accident tragique. La guerre vous prend la vie brutalement en une seconde. Le travail qu'on ne peut aimer vous la prend jour par jour, heure par heure, et sans autre espoir de paix que la vieillesse et la mort».

Vous tous, camarades instituteurs, institutrices et professeurs, qui êtes au départ dans la vie possédés par tant de rêves généreux, animés d’un tel enthousiasme, vous qui voudriez élever et sauver les enfants qui vous sont confiés et que vous aimez, qui êtes capables d’aller, pour défendre votre idéal, jusqu’à l’extrême limite de vos forces, vous laisserez-vous anéantir bêtement par un spectre de pédagogie auquel nul n’ose livrer bataille, et qui vous prend peu à peu, inexorablement, votre force nerveuse et votre joie de vivre?

Ou bien, avec nous, vous considérant en état de légitime défense, accepterez- vous de crier votre espoir en la Vie, pour une forme nouvelle d’Ecole humaine et libératrice ?

L’Ecole traditionnelle est hélas ! en retard. Si ce Congrès a plus de succès que les précédents, c’est que tout le monde sent que l’école publique est dans une impasse.

J’ai noté ici un article écrit par l'ingénieur général P. Nicolau, Directeur honoraire de l’ISMCM, Directeur des Cycles d’Etudes Supérieures de Mécanique Industrielle pour la revue Hydrauliques et pneumatiques.

« De toute évidence il y faut à ces changements d'abord des hommes et des meilleurs : des professeurs, que dis-je, des maîtres!

Il faut aussi des méthodes rénovées tant il importe, au temps où le problème est de faire flèche de tout bois, de nous libérer au plus tôt des routines qui, sous le manteau de la sélection des élites, couvrent des pratiques malthusiennes héritées d'un ordre social périmé.

Je pense ici avant tout au massacre de jeunes valeurs que, sur une piste scolaire hérissée d'obstacles, nous valent, avec notre diplomanie invétérée et le bachotage inhumain, stérile, qu’il suppose, les méthodes de facilité par quoi, partout encore, sont conduites et sanctionnées les études de nos enfants.

Je pense aussi en particulier au mal — immense en vérité — que nous valent les quelques cuistres, apprentis normalisateurs qui, en un monde encore hanté de talons rouges et jabots de dentelle, ont fait de l'orthographe — cette peinture de la voix que bien après Ronsard, réclamait toujours en vain Voltaire — la caricature que l'on sait, critère souverain du bon usage, sur lequel butent et s'attardent tant de jeunes cerveaux.

On conçoit l’ampleur des tâches qui dans les remous de tant d’intérêts particuliers, de tendances politiques et de doctrines surannées, incombent à nos éducateurs pour établir enfin, assez simples pour être vrais et sincères, les systèmes qui conduiront, au mieux et au plus vite, aux portes des métiers, une jeunesse intégralement cultivée ».

... Parce que ceux qui dirigent les entreprises savent bien qu'il leur faut des ouvriers habiles, capables, consciencieux et non pas des robots, non pas des hommes bêtes, mais des hommes intelligents. Et nous, nous ne formons pas des cadres intelligents : nous formons des cadres bêtes. Il y a deux ans j’avais déclaré lors d’une interview à la télévision que les méthodes traditionnelles étaient à mon avis condamnables parce qu’elles abêtissent les individus. Et mieux, nous affirmons qu’elles abêtissent les enfants et qu’elles abêtissent les maîtres, vous le savez bien tous !

Les hommes n’ont d’ailleurs plus le choix. C’est maintenant l’ultime échéance.

Ou bien on se résigne à ce qu’une Ecole aujourd’hui dépassée fabrique des désadaptés;

ou bien on va résolument vers l’avenir et vers la Vie.

Nous avons ouvert des chemins par-delà lesquels brille déjà la lumière de l’intelligence et du progrès. Il vous faut prendre en mains votre destin. Votre avenir sera ce que vous le ferez.

Au moment

— où l'on lutte aux Etats-Unis contre la ségrégation raciale,

— quand tous les peuples opprimés se lèvent un à un pour conquérir leur indépendance,

— alors qu’on entend partout prononcer les mots prometteurs de liberté, de socialisme, de démocratie, d’indépendance et d’égalité,

accepterons-nous longtemps encore que l’Ecole du Peuple reste autoritaire et serve, et que, dans les geôles de jeunesse captive, on ne profère que les mots fatidiques de devoirs, d’obéissance, de sanctions et de punitions, et qu’y soient ignorés les droits élémentaires de tout être à la sécurité et au bonheur?

A l’expression libre dont nous avons fait notre drapeau pédagogique doit correspondre, sur le plan social et humain, l’éducation dans la liberté, la dignité et la fraternité.

Il y a là aussi une bataille à gagner. Nous la gagnerons.

Bien sûr, cela n’ira pas sans remous. Mais avec M. Walter, fondateur de l'Association Défense de la Jeunesse Scolaire, nous disons :

« Ce qu'il faut, c'est déranger davantage l'immobilisme ; c'est élargir cette brèche faite dans le mur du fatalisme et de la routine, parce que nous sommes persuadés que, par cette brèche, beaucoup de choses, ensuite, passeront.

Il y a une dynamique de l'action. Il n'y a pas de préalable à l'élimination du démentiel ; il n'y a pas de préalable à un retour au bon sens ».

Peut-être, au lieu de vous imposer ce trop long discours, aurais-je mieux fait de vous lire un choix facile effectué parmi les nombreuses lettres de camarades qui portent témoignage, avec une sincérité et une émotion dont vous sentiriez la portée.

Je me contenterai de citer ici cette conclusion du beau rapport d’un de nos responsables :

« Je n'ai pu m’empêcher de vous remercier en pensée (nous, c'est la grande équipe des initiateurs de notre mouvement ) ; je me demande si, en plus de tout ce que vous apportez à l'école, vous n’allez pas réussir à établir la véritable laïcité; hier, nous avions comme visiteurs à notre exposition des camarades de toutes tendances, philosophiques et politiques. J'étais heureux de les trouver ainsi réunis, tous, ceux de droite et ceux de gauche avec le même enthousiasme pour leur classe et leurs gosses, la même recherche pour un idéal humain. Demain, disaient-ils en partant, notre classe va être formidable ! »

En 1902, après une visite à Rodin, Rilke écrivait au Maître :

« Ce n'est pas seulement pour faire une étude que je suis venu chez vous, c'était pour vous demander : Comment faut-il vivre? Et vous avez répondu : en travaillant !

Et je le comprends bien, je sens que travailler c'est vivre sans mourir ».

Je terminerai cet appel au travail en citant cette pensée de Jaurès qui résume notre pédagogie :

« Dans la société socialiste on n’enseignera pas la doctrine : aucun formulaire, pas d’opinion toute faite, pas de « matérialisme superficiel ».

Ce qu’il faut former, ce sont de libres esprits, qui ne s'inclineront devant aucun dogmatisme, la raison seule restant souveraine ».

Au travail mes chers camarades !