Lettre à mon père

Juin 1964

De L’Education Populaire belge cette belle lettre d’un père de famille.

 
Nous remercions M. Quivy pour l’article émouvant et sincère qu’il nous envoie et souhaitons que son exemple soit suivi par d’autres parents. Ils ne doivent pas hésiter à alimenter cette rubrique qui leur est consacrée, leur opinion est particulièrement intéressante pour l’ensemble des éducateurs.
 
 
R. QUIVY
 
Lettre à mon père
 
Oh ! oui tu m’avais dit en mes jeunes années, qu’un jour j’aurais un gars. oui, tu m’avais dit : « Tu dois en faire un homme ! »
 
Bien des ans ont passé !
 
Souviens-toi, je portais courtes culottes et bien souvent, je mentais et recevais de solides taloches, et déjà, tu pensais : « Il devra en faire un homme ! »
 
Oui, P’pa, notre petit gars vient juste de terminer sa première année et je sais que ton impatience de vieil instituteur est grande de savoir comment ton petit-fils a démarré. Démarrer, c’est trop dire, mais trop peu dire aussi. Ne fronce pas les sourcils, Pierre lit, Pierre compte, mais, je m’en réjouis. Pierre ne croit plus ce qu’on lui dit ex cathedra, Pierre n’admet pas les dogmes, Pierre n’accepte comme enseignement que ce qui lui est prouvé comme étant vrai.
 
Tu tiqueras, je n’en doute pas, toi, adepte et praticien de la méthode dite analytique, mais notre Petit gars se révèle souvent plus cartésien que moi. Il m’avait demandé comment se prépare le sucre. Nous avons essayé de faire du sucre avec des betteraves, La mélasse était brune, amère aussi de tous ses sels minéraux, goûtant la terre, mais n’ayant que de très loin la délicatesse de notre fameux sucre scié. Crois-tu que Pierre ait été déçu ? Nullement. je lui ai dit : « Je ne suis pas chimiste ; pour raffiner le sucre, il nous faudrait de la chaux, de la chaux comme tu en as déjà vu épandre sur les champs ; il nous faudrait disposer d’une centrifugeuse, ce que les fermiers de chez nous appellent, et combien erronément une turbine ; il nous faudrait aussi un four où cuire le sucre ».
 
Pierre m’a regardé longuement et je devinais en ses yeux une grande question, une question tragique qui faisait mal à mon cœur de père et je me sentais perdre la confiance de mon fils. Brutalement, de toute la franchise de ses six ans, il me dit : « Tu ne sais pas faire de sucre ! » Je n’ai pas hésité et comme on se jette à l’eau, ai répondu : non. Pierre a souri et d’un ton très sérieux dont il n’est pas coutumier, tu t’en doutes. « On ne peut pas dire qu’on ne sait pas quand on n’a pas essayé, nous a dit M. Auverdin ».
 
Je dois le dire, P’pa, que j’ai compris en cet instant, l’importance que prenait pour notre petit gars, l’enseignement de son maître, l’enseignement, je dirai plus, l’amitié de l’homme qui s’est voué à faire de nos petits des plus grands qui deviendront un jour des hommes, Pierre me pose des questions auxquelles je ne peux ou ne sais répondre, mais il admet mon mutisme, ne s’en étonne pas, parce qu’il sait bien que personne ne peut tout connaître. Il le sait et le comprend parce que son esprit s’ouvre à tout ce qui est vrai, pas a peu près, mais tout ce qui est vrai, et son jeune caractère formé à être critique, le prépare à devenir demain un homme libre, un homme qui n’admet que ce qui est vrai, un homme qui propage et défend ce qui est vrai, un homme dont toi, P’pa, et moi, ses pères, pourrons être fiers, un homme tel que le veulent ses maîtres.
 
Et pour ça, rien que pour ça, en ton nom, mon Père, et au mien, je leur dis : continuez, continuez et merci !
 
R. Quivy